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Untitled - Instytut Książki

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19<br />

Je<br />

suis le commis voyageur de l’inutile, mon travail consiste à parcourir<br />

la Pologne pour rencontrer des inconnus que je n’ai pas envie de<br />

connaître, à passer avec eux un temps qui a son prix mais n’apporte<br />

aucun bénéfice, puis à revenir à Varsovie ou bien à m’en éloigner ou m’en<br />

rapprocher. Je suis un pèlerin professionnel payé à la pièce pour ses pèlerinages,<br />

et qui reçoit de l’argent pour les centaines de kilomètres couverts presque<br />

chaque jour. Je sillonne la Pologne et c’est la pénitence la pire qui puisse être<br />

donnée, mais qui s’explique quand on prend en compte le fait que celui qui la<br />

fixa, avait au préalable écouté ma confession (...)<br />

Je pense qu’au cours de ce que j’appellerai avec une certaine exaltation<br />

ma carrière professionnelle, j’ai visité une centaine de villes, pour la plupart<br />

moyennes ; cette année, j’ai été dans trente-six villes, ce qui fait trois villes par<br />

mois en moyenne ; mais, comme toujours, les statistiques rendent les choses<br />

plus obscures qu’elles ne les éclairent ; certes, il y a quelques villes où je séjourne<br />

plusieurs fois par an et il n’est pas surprenant que ce soit les plus grandes de<br />

Pologne, des métropoles, à l’échelle de mon pays, évidemment.<br />

Je sais exactement où j’ai été et combien de fois car tout cela je l’ai inscrit<br />

dans un carnet spécial à couverture rigide que je remplis avec soin : la date de<br />

départ et de retour, la ville, l’hôtel. Je tiens ce registre non pas pour des raisons<br />

sentimentales, bien sûr, mais pour faire mes comptes, établir les factures de<br />

mes voyages, et donc me faire rembourser les billets de train – uniquement en<br />

seconde classe malheureusement, mais en trains rapides, ce qui, par ailleurs,<br />

ne change pas grand-chose car ils sont toujours en retard –, et l’hôtel jamais<br />

plus de trois étoiles, bien sûr. L’histoire de ma vie, c’est ce calepin avec ses dates<br />

et ses colonnes de chiffres (...)<br />

Dans mon carnet, je ne note pas mes dépenses de bouche car je paie ma<br />

nourriture de ma poche, j’achète donc des aliments de qualité moyenne à prix<br />

moyen ; je n’inscris pas non plus les frais de représentation, et donc en général<br />

un café pris dans une succursale de chaîne comme Coffee Heaven, Starbucks<br />

ou autre ; mes interlocuteurs préfèrent car il leur semble que cela leur vaut un<br />

plus grand prestige et, en outre, ils savent que c’est moi qui vais payer et c’est<br />

toujours mieux quand quelqu’un vous offre un café dans un Starbucks que<br />

« Chez Marinette » par exemple.<br />

Ils se sentent plus professionnels dans un café de chaîne, ce n’est même pas<br />

que la dose de café est plus grande, dans un gobelet plus grand, ou qu’au lieu<br />

d’une femme usée aux cheveux à la teinture passée qui apporte les tasses sans<br />

enthousiasme, une jeunesse les appelle au comptoir avec vivacité, mais c’est<br />

que le client s’y sent plus professionnel, ce raté avec son gobelet de café latte<br />

qui fait semblant d’être pressé donne l’impression d’être plus professionnel.<br />

Tous les gens que je rencontre me donnent rendez-vous dans ces endroits où le<br />

gobelet de carton avec du café latte les promeut de nullité en nullité au carré ;<br />

ils ont également l’espoir d’être vus par quelqu’un qu’ils connaissent, qui sera<br />

en rendez-vous au même moment avec un autre représentant comme moi. Que<br />

n’en ai-je vu dans mes pérégrinations de ces types imbus d’eux-mêmes et de ces<br />

minettes qui couraient dans la rue, leur gobelet en carton à la main, comme<br />

pressés d’arriver quelque part, à un rendez-vous d’une importance cruciale<br />

tout en faisant passer le message qu’ils étaient des professionnels, n’avaient<br />

de temps que pour leur travail, ne rencontraient des gens que de leur statut<br />

social, ne s’intéressaient pas à ceux qui n’étaient pas pressés, ne buvaient pas<br />

de café au lait en émulsion là où eux achetaient toujours leur café (même s’ils<br />

avaient presque toujours envie de pleurer au moment de payer) ! Les minettes<br />

se consolent uniquement du fait qu’elles ne dépensent que pour l’eau et le<br />

café, pour ce que j’appellerai avec une certaine exagération leur alimentation,<br />

d’autres y ajoutent des cigarettes mentholées, de plus en plus rarement, à vrai<br />

dire ; toutes, sans exception, sont minces, à la limite de l’anorexie ; leur<br />

combat constant contre leur corps blême fait qu’elles compensent en étant<br />

peu sympathiques ; au cours de mes innombrables rencontres, je n’ai jamais<br />

rencontré d’interlocutrice aimable, toutes sont cassantes et ne cachent même<br />

pas un certain dégoût d’avoir à rencontrer, serait-ce juste pour le travail, un<br />

quinquagénaire avec du surpoids et une calvitie qui gagne.<br />

Dans les chaînes de bistrots, il y a la wifi ; mes correspondants viennent<br />

toujours avec un ordinateur portable qu’ils branchent en cours d’entretien<br />

alors qu’ils n’ont aucune raison de le faire, mais leur portable est toujours en<br />

veille, il suffit d’un clic et, sur le visage de mes partenaires, je vois apparaître<br />

une satisfaction qui se transforme vite en une sorte d’attention simulée.<br />

Je leur remets de la documentation, ils me remettent de la documentation,<br />

j’examine la leur, ils regardent la mienne ; parfois il faut apposer des signatures,<br />

mais pas toujours ; il n’y a pas la moindre raison de venir avec un ordinateur, les<br />

détails ont été réglés au préalable, par voie électronique justement ; moi, je ne<br />

me sers pas d’ordinateur portable aux réunions, j’en ai besoin pour vérifier mes<br />

courriels et envoyer à la centrale le compte rendu des nouveaux merveilleux<br />

succès de notre entreprise, le soir, dans l’intimité de ma chambre d’hôtel, tout<br />

en écoutant les bruits de la rue et les chuintement de l’ascenseur.<br />

Ainsi donc, nous restons assis avec nos café latte pour examiner un moment<br />

en silence ces papiers et les signer, mais là aussi, pas toujours, parfois il s’agit<br />

seulement d’échanger des propositions ; je fais une offre à mes interlocuteurs, ils<br />

la réceptionnent comme une lettre recommandée à la poste et la portent à leur<br />

hiérarchie et donc aux personnes qui ont un véritable pouvoir décisionnel ;<br />

en fait, je suis un simple pigeon voyageur, mais pas une blanche colombe, un<br />

pigeon gris des pavés. Les gens que je rencontre n’ont en général aucun pouvoir,<br />

ce sont de simples émissaires, des estafettes, des coursiers qui parcourent les<br />

cafés des chaînes pour rencontrer, au nom de leurs employeurs, des personnes<br />

comme moi, même si, évidemment ils cherchent à donner l’impression que<br />

quelque chose dépend d’eux, ils bombent le torse, font la roue comme des pans<br />

mais il leur manque toutes les plumes que leurs supérieurs ont déjà arrachées.<br />

Rien ne dépend d’eux, de moi non plus ; nos gestes ne sont que des poses, à ceci<br />

près que mes interlocuteurs sont toujours plus jeunes que moi, ils ont dans les<br />

vingt et quelques années, trente au plus, ils pourraient être mes enfants, ils ne<br />

font que commencer à grimper péniblement au sommet, il leur semble qu’ils<br />

y parviendront un jour ; je sais, moi, que non, qu’ils seront coincés pour des<br />

années sur une corniche rocheuse étroite à laquelle ils se cramponneront pour<br />

survivre.<br />

Traduit par Maryla Laurent<br />

CZARNE, WOŁOWIEC 2012<br />

125 × 205, 368 PAGES<br />

ISBN : 978-83-7536-366-1<br />

DROITS DE TRADUCTION : POLISHRIGHTS.COM<br />

DROITS VENDUS EN SERBIE (PLATO) ET EN RÉPUBLIQUE TCHÈQUE (PROTIMLUV)

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