03.03.2014 Views

"Lejour 00 mon père m'a demandé de renier mon baplOme"

"Lejour 00 mon père m'a demandé de renier mon baplOme"

"Lejour 00 mon père m'a demandé de renier mon baplOme"

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LA SCENEIIPLUS.BOULEVERSANTEDE<br />

SA-BIOGRAPHIE<br />

"Le jour <strong>00</strong><br />

Dans la vie <strong>de</strong> Mgr Lustiger,l'un <strong>de</strong>s moments les<br />

plus pathétiques fut peut-être celui où son père,<br />

resté <strong>de</strong> confession juive, lui <strong>de</strong>manda, après la<br />

guerre, <strong>de</strong> renoncer au sacrement qu'on lui avait<br />

administré sous l'Occupation, e:n partie pour le<br />

soustraire à la Gestapo. Mais lé jeiJne hommè<br />

l'avait reçu (et <strong>de</strong>mandé) avec la vraie foi chrétienne...<br />

Deux ans après son baptême, sa mère fut<br />

arrêtée par lesAllemands et déportée à Auschwitz,<br />

d'où elle ne revintpas. Dans sa biographie <strong>de</strong> Mgr<br />

Lustiger(éd. Perrin), Robert Serrou raconte l'étonnant<br />

itinéraire religieux -<strong>de</strong>ce juif, filsd'immigré,<br />

qui allait <strong>de</strong>venir cardinal-archevêque <strong>de</strong>-p.aris.<br />

<strong>mon</strong> père <strong>m'a</strong><br />

<strong>de</strong>mandé<br />

<strong>de</strong> <strong>renier</strong> <strong>mon</strong><br />

baplOme"<br />

---<br />

Fin août 1939. La guerre est à la<br />

veille d'éclater. Encore bouleversées par<br />

le souvenir <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Guerre et<br />

craignant <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments sur Paris, <strong>de</strong><br />

nombreuses familles fuient la capitale<br />

et se réfugient en province. Les Lustiger<br />

cherchent eux aussi, à mettre leurs enfants à<br />

l'aqri et ayant fait part <strong>de</strong> leurs intentions<br />

à leur fils Aaron à peine âgé <strong>de</strong> 13 ans (le futur<br />

cardinal-archevêque <strong>de</strong> Paris), s'attirent<br />

cette réponse au ton décidé: «Nous partons<br />

pour Orléans.» Pourquoi Orléans? Paree que<br />

Jean Bathellier. le professeur du lycée Montaigne<br />

qu'Aâron aimait beaucoup, en est originaire.<br />

A Orléans, justement <strong>de</strong> nombreux habitants<br />

viennent en ai<strong>de</strong> aux Parisiens qui débarquent<br />

en nombre, n'hésitant pas à leur offrir l'hospitalité.<br />

Suzanne Combes est l'un <strong>de</strong> ceux-là. C'est une<br />

jeune femme <strong>de</strong> 30 ans, célibataire, qui s'apprête<br />

à enseigner les lettres classiques. En cette fin<br />

d'aoùt 1939, elle se rend en pleine nuit à la gare,<br />

afin <strong>de</strong> confectionner <strong>de</strong>s biberons pour<br />

les petits Parisiens. Elle y rencontre une famille <strong>de</strong><br />

Montreuil avec un bébé <strong>de</strong> 6 mois qu'elle •<br />

héberge. Le len<strong>de</strong>main, alors qu'elle accompagne<br />

ses hôtes d'un soir à la préfecture afin qu'ils<br />

remplissent <strong>de</strong>s formalités administratives. une<br />

employée lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si elle accepterait <strong>de</strong><br />

prendre à <strong>de</strong>meure <strong>de</strong>ux enfants d'une famille <strong>de</strong><br />

Paris. Leur nom: Lustiger. Affaire conclue. Le jour<br />

même, elle fait leur connaissance en présence <strong>de</strong><br />

leurs parents, Charles et Gisèle. A quoi tient le<br />

<strong>de</strong>stin? Comment Suzanne Combes se douteraitelle<br />

que l'adolescent qu'elle s'apprête à<br />

recueillir avec sa sœur <strong>de</strong>viendra, quarante ans<br />

après, évêque d'Orléans, puis cardinal-archevêque<br />

<strong>de</strong> Paris, et qu'elle en sera bientôt la marraine?<br />

Laissant leur progéniture à la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Suzanne Combes, Charles et Gisèle repartent<br />

vers la capitale. Lui est mobilisé dans les services<br />

du chiffre (la censure). Elle continue à tenir<br />

le magasin et chaque dimanche, l'un et l'autre<br />

reviennent à Orléans voir leurs enfants.<br />

Aaron et Arlette Lustiger restent trois années<br />

à Orléans. L:existence quotidienne s'organise<br />

autour du f~r <strong>de</strong> Suzanne Combes, véritable<br />

point d'ancrage. Aaron suit les cours du lycée<br />

~e 3 novembre 1939, il y entre en<br />

DOC-PRESSE 1995/1996 nbU


Dès l'âge <strong>de</strong><br />

14 ans, il se passionne<br />

pour les "Pensées"<br />

<strong>de</strong> Pascal<br />

classe <strong>de</strong> troisième. Une institution catholique,<br />

l'école du Bourdon-Blanc, accueille sa sœur en<br />

septième. Les <strong>de</strong>ux enfants prennent tous leurs<br />

repas chez Suzanne Combes, qu'ils vouvoient<br />

et appellent «Ma<strong>de</strong>moiselle».<br />

A Orléans, le goût prononcé d'Aaron<br />

pour la littérature et bientôt pour la philosophie<br />

s'affirme. A l'âge <strong>de</strong> 14 ans, encouragé par<br />

M"e Combes, il se passionne pour les<br />

«Pensées», <strong>de</strong> Pascal. La profon<strong>de</strong> impression<br />

que lui avait laissée dans son enfance la<br />

lecture <strong>de</strong> la Bible ne s'est pas dissipée, bien au<br />

contraire. Le Parisien qu'il est découvre dans<br />

l'Orléanais <strong>de</strong>s lieux chargés d'histoire religieuse<br />

ou <strong>de</strong>s <strong>mon</strong>uments prestigieux comme Notre-<br />

Dame-<strong>de</strong>-Cléry, la fameuse basilique <strong>de</strong> style<br />

gothique flamboyant qui contient le tombeau <strong>de</strong><br />

Louis XI. «Tout cela faisait partie du paysage, se<br />

souvient-il bien <strong>de</strong>s années après, et, en même<br />

temps, un certain contenu du christianisme<br />

me <strong>de</strong>venait accessible <strong>de</strong> l'intérieur par les<br />

moyens <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong> la vie,»<br />

«je constatais sa curiosité<br />

en matière religieuse, a expliqué<br />

Mlle Combes. L:évolution<br />

<strong>de</strong> sa foi était préparée <strong>de</strong>puis<br />

longtemps. Quand il est<br />

arrivé ici, il était avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> tout ce<br />

qui touchait à la religion juive<br />

ainsi qu'au christianisme, Il était<br />

déjà extrêmement informé.»<br />

En fait, <strong>de</strong>ux personnes<br />

exerceront sur lui une<br />

influence déterminante, sans<br />

pour autant verser dans le<br />

prosélytisme: Suzanne Combes, bien sûr. qui<br />

répond à ses nombreuses questions, lui-même<br />

n'hésitant pas à consulter régulièrement les<br />

Evangiles, et jean Bathellier. le fameux<br />

professeur <strong>de</strong> sciences naturelles qu'il voit<br />

souvent à Orléans. Selon Suzanne<br />

Combes, c'est lui qui a mis Aaron sur la voie.<br />

«Ce professeur ne cachait pas sa foi<br />

chrétienne, explique-t-elle, parlant <strong>de</strong> révélation<br />

primitive, concept assez vague, mais attractif<br />

pour un enfant <strong>de</strong> l'âge d'Aaron,<br />

Les réflexions <strong>de</strong> jean Bathellier avaient amené<br />

ce <strong>de</strong>mier à la conclusion que l'humanité, à<br />

son origine, avait reçu la connaissance <strong>de</strong> Dieu.»<br />

«Pour lui, explique Mgr Lustiger. l'homme<br />

n'était pas un animal qui avait commencé<br />

à gratter le sol pour finir par manger avec une<br />

fourchette. Il tenait l'idée que l'humanité<br />

avait été créée dans sa relation pleine avec Dieu<br />

et trouvait dans toutes les religions une trace<br />

<strong>de</strong> cette révélation primitive. Cela n'était pas une<br />

invention <strong>de</strong> sa part C'est une idée classique<br />

dans la théologie <strong>de</strong>s Pères <strong>de</strong> l'Eglise: en créant<br />

l'homme, Dieu lui donne la connaissance <strong>de</strong><br />

son amour et <strong>de</strong> son mystère. En dépit du péché<br />

originel, l'homme gar<strong>de</strong> quelque chose <strong>de</strong><br />

cette connaissance fondamentale du mystère <strong>de</strong><br />

Dieu, qui lui est donnée par la Révélation.»<br />

La définition que jean Bathellier donne<br />

<strong>de</strong> l'homme, «cet animal hors série parce que<br />

capable <strong>de</strong> Dieu, cet animal mystique», ne<br />

laisse pas insensible le jeune Aaron.<br />

Devenu archevêque <strong>de</strong> Paris, jean-Marie<br />

Lustiger n'évoque certains épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa vieceux<br />

qui touchent à son intimité avec Dieu -<br />

qu'avec une très gran<strong>de</strong> réserve.<br />

Le jeudi saint <strong>de</strong> cette année 1940 marque<br />

un toumant dans 1existence <strong>de</strong> l'adolescent. Ce<br />

·Jour-Ià.il pénètre dans la cathédrale d'Orléans,<br />

«un énorme édifice à la beauté austère et<br />

dépouillée». Re<strong>mon</strong>tant la nef, il s'arrête au<br />

transept sud. Un grand moment il reste comme<br />

saisi. Il revient le len<strong>de</strong>main.<br />

«je voulais revoir ce heu, dit-il. l.église était<br />

vi<strong>de</strong>. Spirituellement vi<strong>de</strong> aussi. j'ai subi l'épreuve<br />

<strong>de</strong> ce vi<strong>de</strong> sans savoir que c'était le vendredi<br />

saint et à ce moment-là. j'ai pensé: "je veux être<br />

baptisé." Du coup, je me suis adressé à la<br />

personne chez qui je logeais.»<br />

Suzanne Combes a confirmé: «Petit à<br />

petit les questions d'Aaron sur la foi se sont faites<br />

<strong>de</strong> plus en plus précises, Un jour. il me déclara<br />

ainsi qu'à M, Bathellier qu'il voulait <strong>de</strong>venir<br />

chrétien. Celui-ci répondit que, pour les adultes,<br />

il fallait en référer à l'évêque,»<br />

Le prélat <strong>de</strong> l'époque s'appelle jules-Marie<br />

Courco~ C'est un oratorien très cultivé qui, au<br />

dire <strong>de</strong> témoins, était d'une extrême bonté, se<br />

mettant toujours au service <strong>de</strong> ceux qui<br />

avaient besoin <strong>de</strong> lui. Il reçoit Aaron et. finalement<br />

accepte <strong>de</strong> lui enseigner personnellement le<br />

catéchisme ainsi qu'à sa sœur.<br />

Pendant plusieurs semaines, accompagnés<br />

<strong>de</strong> Suzanne Combes, les <strong>de</strong>ux enfants se ren<strong>de</strong>nt<br />

à bicyclette au c10?treSaint-Aignan, siège<br />

<strong>de</strong> l'évêché, Survient alors une grave difficulté:<br />

Aaron et sa sœur sont mineurs et Mgr<br />

Courcoux refuse <strong>de</strong> leur donner le baptême<br />

sans l'assentiment <strong>de</strong> leurs parents.<br />

«Quitter le judaïsme, c'est la pire <strong>de</strong>s<br />

ruptures pour une famille juive, c'est comme<br />

si la personne qui se convertit était un<br />

renégat un traitre.»<br />

Ces propos d'Arlette, la sœur d'Aaron,<br />

donnent une idée <strong>de</strong> la violence <strong>de</strong> la réaction <strong>de</strong><br />

Charles et Gisèle Lustiger. quand leur fils leur<br />

annonce tout <strong>de</strong> go: «je veux être baptisé.»<br />

L:intéressé, errpersonne. se souvient que la scène<br />

fut «extrêmement douloureuse, parfaitement<br />

insupportable». Mlle Combes a raconté: «Ses<br />

parents étaient indignés, ~urtout sa mère.»<br />

Est-ce pour les soustraire à l'influence<br />

orléanaise que les Lustig.er déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

rapatrier leurs enfants à Paris?Sans<br />

doute, mais ce retour dans la capitale sera<br />

<strong>de</strong> courte durée en raison <strong>de</strong><br />

la toumure que prend la guerre. Le<br />

10 mai 1940, les Allemands lancent leur offensive<br />

éclair. Un mois après, ils défilent dans<br />

Paris proclamé ville ouverte et peu après,<br />

occupent les trois cinquièmes du territoire. Le<br />

pays s'est littéralement écroulé comme.<br />

un château <strong>de</strong> cartes.<br />

Ces événements meurtrissent Aaron<br />

Lustiger et lui laissent encore aUJourd'hui un goût<br />

<strong>de</strong> cendre: «Voir qu'un pays s'effondre,<br />

que tout craque, que ceux chargés <strong>de</strong> la vérité<br />

mentent ceux chargés du courage sont <strong>de</strong>s<br />

lâches, ceux chargés <strong>de</strong> la justice trahissent ceux<br />

chargés du bien public l'abandonnent, rai vu<br />

tout cela <strong>de</strong> mes yeux et c'est peut-être rune<br />

<strong>de</strong>s choses qui m'ont le plus frappé.»<br />

Cette débâcle, il la ressent d'autant plus<br />

douloureusement qu'il la vit<br />

DOC-PRESSE '995/ .'" n" 26


dans sa chair. à travers<br />

l'un <strong>de</strong> ses amis. Quelques mois auparavaJ'lt un<br />

détachement <strong>de</strong> tirailleurs sénégalais s'était<br />

fixé à Orléans. Les hommes étaient logés chez<br />

l'habitant. «L'un d'entre eux, se rappelle<br />

Mgr Lustiger. était hébergé à la maison. je l'aimais<br />

bien, un Noir immense. qui pariait le français à sa<br />

façon. A rentrée du faubourg <strong>de</strong> Bourgogne.<br />

dans un square. il y avait un petit pont <strong>de</strong> chemin<br />

<strong>de</strong> fer. 1/y avait aussi un buste en bronze <strong>de</strong><br />

Péguy. Sur le socle <strong>de</strong> pierre, on avait gravé ces<br />

vers: "Heureux ceux qui sont morts pour<br />

une luste cause. Heureux les épis mûrs et les blés<br />

moissonnés," Ils sont inscrits dans ma mémoire<br />

<strong>de</strong>puis ma quatorzième année. Je passais <strong>de</strong>vant<br />

chaque jour sur le chemin du lycée Pothier. quand<br />

les Allemands entrèrent à Orléans. Le Péguy <strong>de</strong><br />

bronze reçut une balle en plein front Pour moi. le<br />

Péguy mort en 1914. c'était le même que celui<br />

qui avait reçu une balle dans la tête. là. à, Orléans,<br />

non loin <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong> sa mère. Quand tout a<br />

foutu le camp, <strong>mon</strong> tirailleur sénégalais. <strong>mon</strong><br />

lami. a été retrouvé à l'entrée du petit pont<br />

<strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer. Il était là. Abandonné. Mort Le<br />

seul à défendre le pont. Tous les autres avaient<br />

fichu le camp, soldats et officiers.»<br />

On <strong>de</strong>vine l'amitié mêlée d'admiration<br />

qui unit ce fils d'immigré au soldat venu d'Afrique.<br />

Peut-être ce <strong>de</strong>rnier avait-il pressenti l'enjeu<br />

<strong>de</strong> son combat défendre le sol français. bien sûr.<br />

mais. au-<strong>de</strong>là. les idéaux <strong>de</strong> justice et <strong>de</strong><br />

liberté portés par la France. Sans doute ce que<br />

Péguy appelait la «juste guerre» ...<br />

Sous la pression <strong>de</strong>s événements, Cb,arles et<br />

Gisèle Lustiger renvOient leurs enfants à Orléans .••.<br />

Même SI,fa-bas. la guerre a fait <strong>de</strong>s ravagescertains<br />

quartiers, notamment la célèbre place<br />

du Martroi, fierté <strong>de</strong>s Orléanais, sont en ruine-,<br />

Arlette et Aaron sont au moins à l'abri chez -'<br />

Mlle Combes. Surtout et bien que cette décision<br />

leur en coûte, ils se ren<strong>de</strong>nt à j'idée du baptême<br />

qui représente à leurs yeux une protection<br />

SUR l'<br />

les nazis.<br />

Le 25 août 19 s la chapelle <strong>de</strong> l'évêché,<br />

jUleS- ane ourcoux. évêque d'Orléans,<br />

baptise Arlette el Aaron. Ce <strong>de</strong>rnier choisit alors<br />

(<br />

le prénom <strong>de</strong> jean-Marie.<br />

«C'est en partie Jean Bathellier qui<br />

me l'a suggéré, explique-t-il, mais <strong>mon</strong> premier<br />

prénom <strong>de</strong> baptême est Aaron.»<br />

La céré<strong>mon</strong>ie a lieu en présence <strong>de</strong>s parents,<br />

<strong>de</strong> la marraine <strong>de</strong>s enfants. Suzanne Combes, et<br />

<strong>de</strong> leur parrain, Jean Bathellier. La confirmation<br />

suivra <strong>de</strong> peu, elle àUSsià l'évêché.<br />

Après la Libération, en 1945, Charles Lustiger<br />

cherchera à obtenir la nullité du baptême<br />

<strong>de</strong> son fils, à l'instar <strong>de</strong> ce que Rome fait pour les<br />

mariages. Il en parla à Jacob Kaplan, alors<br />

auxiliaire du grand rabbin <strong>de</strong> France. qui organisa<br />

une réunion à laquélle participèrent. outre<br />

jean-Marie et son père, un jésuite, le père Braun,<br />

qui exerçait. à cette époque, <strong>de</strong>s activités en<br />

faveur <strong>de</strong>s juifs. JaCObKaplan et Charles Lustiger<br />

estimaient en effet que les conditions<br />

d'obtention dlIbaptême n'avaient pas été<br />

réunies. La discussion fut âpre. Devant le rabbin,<br />

qui lui faisait observer que son baptême avait été<br />

forcé par les circonstances, le jeune homme<br />

fit front et répondit fermement par la négative. Il<br />

était acquis profondément à la foi chrétienne.<br />

Pour bien comprendre le contexte dans<br />

lequel s'inscrit cette réunion. il faut se rappeler<br />

que, pendant la guerre. en pleine persécution<br />

religieuse. les baptêmes forcés <strong>de</strong> juifs avaient été<br />

nombreux. L'Eglise avait réagi et. le 29 juin 1943.<br />

Pie XII avait publié l'encyclique «Mystici<br />

Corporis», dans laquelle il condamnait cette<br />

pratique, visant. sans la nommer. la Croatie<br />

d'Ante Pavelic, inféodée à l'Allemagne nazie. Dès<br />

lors. il n'étart pas rare qu'un juif baptisé pendant<br />

la guerre fût suspecté par sa communauté<br />

d'avoir cédé à la peur.<br />

De retour à Paris. après la défaite. Charles<br />

et Gisele Lustiger. persuadés que les temmes sont<br />

moins exposées que les hommes. prennent une<br />

décision importante: lui partira en zone libre<br />

préparer un refuge pour sa famillE:;elle <strong>de</strong>meurera<br />

à Paris pour tenir le magasin et chaque<br />

semaine, ira voir ses enfants restés à Orléans.<br />

Et la vie suit son cours ...Tous les lundis.<br />

à bicyclette. accompagné <strong>de</strong><br />

sa marraine et <strong>de</strong> sa sœur. Aaron <strong>de</strong>venu<br />

Jean-Marie se rend dans une<br />

ferme située à Vennecy,<br />

près d'Orléans, chez M. et Mme<br />

Robert Là, ils se ravitaillent<br />

en produits frais (beurre, œufs,<br />

fromage) que l'on trouve <strong>de</strong><br />

plus en pluiidifficilement en<br />

ville. Pendant toute l'occupation,<br />

la ferme <strong>de</strong>s Robert servira<br />

d'abri à <strong>de</strong> nombreux juifs.<br />

Outre le lycée Pothier. Jean-<br />

Marie Lustiger fréquente<br />

assidûment la Maison <strong>de</strong>s œuvres<br />

au 14 <strong>de</strong> la rue Sainte-Annlt, «une vague<br />

baraque, un peu biscornue, vieillotte, avec toutes<br />

sortes <strong>de</strong> recoins», se rappelle-t-il avant<br />

d'ajouter: «C'était le truc vivant du diocèse.<br />

Il y avait tout les mouvements <strong>de</strong> jeunes. ceux<br />

d'Action catholique. toute la presse. etc.»<br />

La Maison <strong>de</strong> la rue Sainte-Anne est<br />

dirigée par le chanoine Feuillâtre, directeur<br />

<strong>de</strong>s œuvres diocésaines, aumônier du lycée<br />

Pothier et <strong>de</strong> la Jeunesse étudiante<br />

chrétienne (lee). Surnommé le «Père Feu»<br />

par les enfants. il a profondément marqué le<br />

futur cardinal: «C'était un type superbe,<br />

un peu brouillon, plein d'enthousiasme, fervent<br />

un homme <strong>de</strong> prière. En plus, il composait <strong>de</strong>s<br />

chansons. C'était vraiment un homme<br />

merveilleux.»<br />

Il y avait aussi l'abbé Cribier. qui. à l'époque,<br />

était professeur au collège Sainte-Croix, situé<br />

presque en face du lycée Pothier. I:archevêque<br />

<strong>de</strong> Paris en gar<strong>de</strong> également un souvenir<br />

enthousiaste: «Ses cours sur les religions non<br />

chrétiennes étaient remarquables. Ce que j'ai<br />

entendu en troisième ou en secon<strong>de</strong> soutenait la<br />

comparaison avec les cours médiocres du<br />

séminaire, quinze ans après. On n'imagine pas la<br />

richesse <strong>de</strong> l'enseignement que les prêtres<br />

<strong>de</strong> cette époque ont été capables <strong>de</strong><br />

transmettre aux gens <strong>de</strong> notre génération.» Des<br />

jeunes gens pour qui leS Psichari, Péguy. Clau<strong>de</strong>l<br />

et ceeserts font figure <strong>de</strong> phares.<br />

«Déjà un chef. Jean-Marie, se rappelle<br />

Yves Beccaria. le fils du professeur. <strong>de</strong>venu <strong>de</strong>puis<br />

un grand patron <strong>de</strong> presse. Il avait constamment<br />

DOC·PRESSE 1995/1996 nOU


Il ne dira<br />

jamais le nom <strong>de</strong> celle<br />

qui dénonca sa mère<br />

aux nazis<br />

- l'air tendu, comme apeuré, regardant<br />

sans cesse <strong>de</strong> tO\JScôtés comme quelqu'un,<br />

qui n'est pas tranquille,»<br />

Ille revoit encore. «ce petit bonhomme<br />

aux yeux noirs», <strong>de</strong>scendant un escalier <strong>de</strong> bois,<br />

«C'était l'orphelin qui ne compte que sur<br />

lui pour tout résoudre», conclut-il.<br />

Et pour cause, serait-on tenté d'ajouter, En<br />

septembre 194~Jean-Marie et sa sœur<br />

apprennent l'arrestation <strong>de</strong> leur mère, survenue<br />

quelques jours plus tôt, et sa déportation<br />

au camp <strong>de</strong> Drancy,<br />

Mme Lustiger est envoyée à Drancy.<br />

un camp mis en service <strong>de</strong>puis 194 l ,<br />

Max jacob, le grand arm <strong>de</strong> Cocteau, y<br />

mourra. Elle reste là plusieurs mo.!!<br />

avant d'être déportée à Auschwitz,<br />

Mlle Combes et M, Bathellier tentent<br />

<strong>de</strong> la voir. Chaque fois, ils sont refoulés par<br />

la police française. Gisèle Lustiger n'ignorait rien<br />

du sort qui l'attendait comme l'attestent les<br />

. lettres qu'elle envoie<br />

clan<strong>de</strong>stinement à ses enfants.<br />

Elle les faisait passer par <strong>de</strong>s<br />

gardiens <strong>de</strong> Drancy, moyennant<br />

finances. Des lettres<br />

que jean-Marie Lustiger avoue<br />

n'avoir jamais eu le courage<br />

<strong>de</strong> relire. «Mes enfants.<br />

dit l'une d'elles. c'est une maladie<br />

mortelle: surtout garc1ezvous-en.»<br />

Elle meurt en<br />

déportation à Auschwitz. Dans<br />

le Mémorial <strong>de</strong>s juifs<br />

<strong>de</strong> France, son nom figure sous le numéro<br />

48 en date du J 3 février 1943,<br />

De celle qUI l'a dénoncée, jean-Marie Lustigerl<br />

connait l'i<strong>de</strong>ntité, mais il se refuse à en parler. J<br />

Il s'agit selon son cousin Arno, <strong>de</strong> l'employée<br />

<strong>de</strong> maison <strong>de</strong> la famille. Elle était fiancée ci un<br />

membre <strong>de</strong> la Milice et voulait récupérer<br />

l'appartement pour elle. Après la Libération, elle<br />

sera arrêtée, Elle se pendra dans sa prison. [...]<br />

On est condamné â ne nen comprendre<br />

ci la pensée, ci la spiritualité. au comportement<br />

<strong>de</strong> l'homme d'Eglise qu'est <strong>de</strong>venu jean-Marie<br />

Lustiger si l'on perd <strong>de</strong> vue l'enfant juif<br />

qu'il a été. pris dans la tourmente <strong>de</strong> la guerre,<br />

orphelin, et pourchassé par <strong>de</strong>s hommes<br />

qui en voulaient à sa vie, parce que juif. De<br />

ces événements. il sera longtemps incapable <strong>de</strong><br />

earler~un peu ci la manlere <strong>de</strong> ces soldats<br />

qUI 0 vu trop d'horreurs sur les champs <strong>de</strong><br />

bataille et ne peuvent que les taire,<br />

laissant le silence ensevelir leurs souffrances,<br />

Il ne se confie à personne, pas même<br />

à <strong>de</strong>s amis proches. Michel Coloni, aujourd'hui<br />

év!que <strong>de</strong> Dijon et ami très proche du<br />

cardinal Lustiger <strong>de</strong>puis le temps du séminaire,<br />

n'aura connaissance <strong>de</strong>s circonstances <strong>de</strong><br />

la mort <strong>de</strong> e Lustiger que bien <strong>de</strong>s années<br />

es. e 9, lors que son ami est<br />

nommé év ue d'Orleans,<br />

est onc un homme blessé qui exerce la<br />

plus haute fonction <strong>de</strong> l'Eglise <strong>de</strong> France. Blessure<br />

assumée? Peut-être. Lui seul le sait Mais blessure<br />

dont. ci coup sûr. la cicatrice <strong>de</strong>meure, _<br />

DOC-PRESSE 1995/lii6 n"26

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!