JML 1995 06 Sens Le destin d'Israël, singulier et universel

47' année
Nouvelle Série n° 199
ISSN: 0337.6222
JUIFS ET CHRÉTIENS DANS LE MONDE
AUJOURD'HUI
LA BIBLE
DES COMMUNAUTÉS CHRÉTIENNES
6 - 1995 25F
Revue publiée par" l'Amitié judéo-chrétienne de France"
10, rue de Rocroy -75010 Paris (Tél. 42.80.30.29)
A F
Je

LE DESTIN D'ISRAEL,
SINGULIER ET UNIVERSEL
par Jean-Marie
LUSTIGER (')
Au cours des échanges de ces deux jours sur le «silence de Dieu » nous
avons touché bien des sujets douloureux, et vous en aurez sûrement des
échos. En outre, j'ai déjà pu en parler dans une interview au journal
Ha'aretz. Aussi je pense qu'il est inutile d'y revenir; et je préfère pour
conclure regarder l'avenir avec espoir et conclure par une note positive.
J'ai accepté avec une grande émotion l'invitation de l'université de Tel-
Aviv pour ce colloque. Je peux ainsi prendre part, demain, à Yad Vashem
en terre d'Israël, au jour de la Shoah, alors que nous commémorerons le
50· anniversaire de la libération des camps de concentration.
Je ne m'étais plus rendu à Yad Vashem depuis l'été 1973. J'avais alors décidé
de passer une journée de jeûne, de méditation et de prière dans le
lieu du Mémorial.
Je m'étais assis en retrait. Au bout de quelques heures, le gardien s'est inquiété
pour moi. Il s'est approché et m'a dit: "Ne te désole pas, dis un
kaddish et rentre chez toi. -Et il m'a tendu le texte. J'ai fait ce qu'il m'a dit,
remerciant Dieu en moi-même pour ce gardien qui m'avait réconforté, de
même que l'ange avait réconforté Élie dans le désert (1 Rois 19,1-8).
Je vous fais publiquement cette confidence aujourd'hui pour expliquer
dans quel état d'esprit je m'adresse à vous.
Je voudrais vous faire part de quelques pensées au sujet du destin de
Tout Israël, c'est-à-dire du peuple juif en diaspora en même temps que de
cette nation rassemblée dans l'État d'Israël.
Je ne peux qu'explorer quelques-unes des innombrables richesses contenues
dans cette parole dite à Abraham: a Par ta descendance se béniront
toutes les nations de la terre. » (Genèse 22,18).
1. Laperte de toutes les nations
Mais, d'abord, en ce 50 c anniversaire, nous nous demandons à nouveau
pourquoi Dieu n'a pas agi comme il le fit jadis, en éloignant de Sodome
CO)Conférence du Cardinal Lustiger au Colloque de Tel Aviv, le 25 avril 1995 (La Croix -
L'Événement, 28 avril 1995)
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et Gomorrhe Loth et sa famille avant que le soufre et le feu ne tombent
sur ces villes (Genèse 19,1-29).
Dieu aurait-il oublié sa promesse, renié cette parole que nous transmet
Osée (11,8-9) :
a Comment t'abandonnerais-je, Epbraïm ? Te livrerais-je, Israël? Comment
te rendrais-je comme Adma ? Te traiterais-je comme Seboïm ? Mon cœur
est bouleversé en moi, toutes mes compassions s'émeuvent. Je ne donnerai
pas cours à l'ardeur de ma colère, je ne détruirai pas de nouveau
Bpbraïm ; car je suis Dieu et non pas homme, le Saint au milieu de toi, et
je ne viendrai pas pour détruire. »
Terribles questions auxquelles nous avons réfléchi depuis le début de ce
colloque, Chrétiens et Iuifs, croyants et non-croyants.
C'est qu'en notre siècle s'est manifestée une horreur sans précédent historique.
Dans ce dessein d'anéantissement du peuple juif, des hommes de
toutes les nations ont été impliqués et donc sont responsables, directement
ou indirectement, comme initiateurs ou comme complices, par cynisme
ou par mutisme. C'est du moins ce que l'on peut découvrir lorsque
l'on examine les événements à un demi-siècle de distance.
Et la seule réponse divine à la mesure de ce projet d'anéantissement eût
été la destruction de l'humanité, un nouveau déluge.
Mais, Dieu l'a juré à Noé: -famais plus je ne frapperai tous les vivants
comme j'ai fait. «(Genèse 8,21). Cette alliance noachique avec l'humanité
entière laisse le champ libre à la liberté des hommes capables du meilleur
comme du pire. Dieu a laissé entre les mains des hommes le pouvoir
d'anéantir l'humanité, pouvoir que l'actuelle Conférence de New York sur
les armements atomiques essaie de limiter.
Ainsi donc, pour répondre à notre question: a Pourquoi Dieu s'est-il tu?,
la Torah nous invite à nous demander: a Pourquoi Dieu a-t-il été fidèle à
l'alliance conclue avec Noé jusqu'à en faire payer le prix, insupportable, à
son peuple? •
Je ne crois pas que nous ayons d'autre réponse que celle-ci :
Ensemble, Juifs, nous nous découvrons survivants de la Shoah, vivants.
Ensemble, toutes les nations, en dépit du pouvoir suicidaire de l'humanité
dont Hiroshima fut l'un des symptômes, se.découvrent vivantes.
Ensemble, pour faire face à la question sans réponse de notre avenir,
nous devons scruter de nouveau la Promesse faite à Abraham: « Par ta
descendance se béniront toutes les nations de la terre. (Genèse 22,18).
Car il est clair que l'on ne peut pas s'interroger sur l'avenir du peuple juif
sans s'interroger en même. temps sur le destin de toutes les nations du
monde.
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Le peuple juif ne peut pas faire u chambre à part» ni se retirer de l'humanité.
Il se détruirait lui-même. C'est cela précisément que voulait accomplir
Hitler et ce à quoi consentirent • les rois des nations» (Psaume 2,2).
Et, réciproquement, les nations savent que vouloir détruire les Juifs, c'est
conduire l'humanité au suicide.
II. Le salut de toutes les nations
Au sujet de la bénédiction donnée à Abraham et du lien qu'elle établit
entre sa descendance et les nations de la terre, nous devons tirer une
leçon des deux derniers millénaires de notre histoire (1).
Si quelque chose appartient en propre au peuple juif, c'est la Bible. Et
pourtant, depuis deux mille ans, transmise par la prédication chrétienne,
traduite dans toutes les langues, elle a été vénérée comme Parole de Dieu
par une multitude de nations. Tous les hommes la connaissent ou la découvrent;
tous peuvent la recevoir comme une parole divine qui leur est
destinée à eux aussi.
Les hommes reçoivent de la Bible la conscience d'appartenir à une
unique histoire, l'histoire de l'humanité. Car, à la différence de toutes les
mythologies, le récit de la création du monde révèle le mystère de Dieu à
l'homme et il permet aux hommes de se découvrir eux-mêmes dans leur
dignité et dans leur destinée en recevant l'histoire du Peuple par qui Dieu
se rend témoignage.
Et l'on doit bien constater que les formes contemporaines de l'universalisme
- celui de la rationalité scientifique et de la technologie, celui bien
fragile des droits de l'homme, celui combien démenti de la solidarité
entre tous les hommes pour le bien de chacun et de tous - n'auraient pu
naître ni s'imposer avec tant de force si elles n'avaient été nourries par la
révélation biblique.'
Ce constat historique soulève deux questions:
- Comment les Juifs peuvent-ils et doivent-ils considérer les nations qui
reçoivent et font leur la Révélation?
- Comment les nations peuvent-elles et doivent-elles considérer les Juifs
dont elles reçoivent cette Parole?
Dans le passé, il y a eu dans la Chrétienté la volonté de déposséder le dépositaire
légitime, voire de l'exterminer, pour lui voler ce trésor.
Aujourd'hui, ceux qui, bien que n'étant pas juifs, croient à la Parole de
(1) Cf. J.-M. Lustiger, Let my people go, conférence à l'universitê de Yale, Sens, 1994, n° 2,
pp. 47-61.
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Dieu, sont-ils eux aussi des usurpateurs? Ne peuvent-ils donc prétendre
le recevoir sans pour autant demander à devenir juifs? Peuvent-ils encore
être considérés comme des ignorants, des adorateurs d'idoles?
A travers le texte de la Bible reçu dans la foi, les nations, y compris celles
parmi lesquelles ne résident pas de Juifs, ont une représentation du
peuple juif. Ces croyants ne peuvent pas ne pas s'identifier de quelque
façon à ce peuple et à son histoire. L'un des exemples les plus saisissants
est celui des Noirs déportés en esclavage dans le Nouveau Monde.
Quel regard portent-ils, alors, sur le peuple juif, dans son passé mais aussi
dans son présent et pour son avenir?
m. Singulier et universel, destin d'Israël
Pour le péché et dans la mort, comme pour la délivrance et pour la vie, le
sort du peuple juif et celui des nations sont indissolublement liés. En raison
de l'Élection et de la Loi, porteur de la promesse messianique, -se
dresse comme un signe pour les nations. (Isaïe 11,10); mais en raison de
cette même promesse de salut messianique, les nations sont appelées par
Dieu à entrer dans son alliance avec Israël et à «s'unir au Peuple de Dieu
d'Abraham» CPs47,10 ; cf. Ex 12,38 ; Nb 11,4; Esd 6,21 ; 1s 2,2-4 ;
66,18-22).
A la traditionnnelle plaisanterie: • Est-ce bon pour les juifs P», il nous faudrait
ajouter: • Est-ce bon pour l'humanité? • : les deux questions sont inséparables.
Seule la révélation biblique formule en ces termes la relation du singulier
et de l'universel. Car si le peuple juif n'est pas un peuple • comme les
autres», c'est d'abord parce qu'il est créé comme Peuple de Dieu. C'est
cela qui le constitue en son unicité.
Dieu qui a choisi Israël pour se révéler est Dieu de l'univers, Celui que
toutes les nations reconnaîtront. Dieu a choisi son élu pour en faire son
• instrument-, telle • une flèche dans son carquois. (Isaïe 49), son serviteur
• mis à part. pour accomplir le dessein du Créateur de tous les
hommes: l'universel salut.
Ainsi, l'histoire particulière de ce peuple est ordonnée au salut de tous les
peuples. Mais non pas selon l'ambition des empires des nations qui rêvent
d'établir la domination d'un peuple sur tous les autres. C'est Dieu,
l'Unique qui règne sur tous les peuples et qui donne, dès à présent, à
tous les peuples de découvrir leur égale dignité.
Nous savons quelles terribles dérives peut entraîner le messianisme
lorsqu'il est paganisé! C'est-à-dire lorsqu'il est privé de l'onction de
l'Esprit et réduit à un impérialisme politique, social ou ethnique.
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Conclusion
Ainsi donc éclate le paradoxe du destin de Tout Israël.
Des fils d'Israël se sont rassemblés en un État comme les autres - ni plus
ni moins - et cela est légitime et nécessaire. Cet État a été fondé par des
fils du Peuple que Dieu a appelés à être un peuple «pas comme les
autres. mais " pour les autres. en raison de son dessein de salut universel.
Et ce qui est vrai de cette nation dans cet État à nouveau créé pour les
Juifs, est vrai des membres du peuple juif dispersé parmi les nations dont
ils sont les citoyens. Mais cette vocation au témoignage est à la mesure de
Dieu et non du pouvoir des hommes.
Le destin de Tout Israël est d'être sans cesse dépassé par son destin.
Jean-Marie
LUSTIGER
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