28.02.2014 Views

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

84<br />

tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

des espèces intermédiaires, faisant la nuance entre deux classes, interdisant tout vide au sein<br />

de la série des êtres vivants :<br />

Ainsi entre chacune de ses grandes familles, entre les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons,<br />

la Nature a ménagé des points d’union, des lignes de prolongement, par lesquelles tout<br />

s’approche, tout se lie, tout se tient ; elle envoie la chauve-souris voleter parmi les oiseaux,<br />

tandis qu’elle emprisonne le tatou sous le têt d’un crustacé. Elle a construit le moule du<br />

cétacée sur le modèle du quadrupède, dont elle a seulement tronqué la forme dans le morse, le<br />

phoque, qui de la terre où ils naissent, se plongeant dans l’onde, vont se rejoindre à ces mêmes<br />

cétacées, comme pour démontrer la parenté universelle de toutes les générations sorties du<br />

sein de la mère commune ; enfin elle a produit des oiseaux, qui moins oiseaux par le vol que le<br />

poisson volant, sont aussi poissons que lui par l’instinct et par la manière de vivre. Telles sont<br />

les deux familles des pingouins et des manchots, qu’on doit néanmoins séparer l’une de<br />

l’autre, comme elles le sont en effet dans la Nature, non seulement par la conformation, mais<br />

par la différence des climats. 1<br />

Ce qui est remarquable ici n’est pas évidemment l’affirmation que la nature avance par<br />

degrés et par nuances – thèse que Leibniz avait par exemple soutenue avec force et qui a été<br />

développée tout au long du XVIII ème siècle –, mais le fait que Buffon l’assoit en mettant en<br />

avant toutes ces espèces étranges, bizarres, ambiguës, que les classifications ont dû mal à<br />

appréhender. Toutes ces espèces, qui, pour la raison qu’elles échappent aux catégories<br />

classificatoires, sont comprises comme monstrueuses, servent à Buffon à systématiser une vue<br />

générale de la nature. Affirmer une forme de continuité de la nature n’est plus ici une pétition<br />

de principe, mais une réalité qui se vérifie par et dans les faits. Il y a, par delà les grandes<br />

divisions, une continuité maintenue de la nature qui n’effectue pas de saut, mais relie toutes<br />

les divisions naturelles par des espèces intermédiaires. L’ordre naturel n’est ainsi pas un ordre<br />

classificatoire, qui suppose la discontinuité là où il n’y en a pas (exception faite pour<br />

l’homme). Pourquoi alors Buffon maintient-il ce vocabulaire de la monstruosité pour ces<br />

espèces intermédiaires ? Elles existent en faisant souche, donc elles sont sans commune<br />

mesure avec les êtres proprement monstrueux. La question se pose en ces termes : pourquoi<br />

maintenir et user de ce vocabulaire qui ne convient pas pour la nature ? Avec cette question,<br />

nous sommes au cœur de l’entremêlement du point de vue de l’homme et de celui de la<br />

nature, entremêlement que se garde bien de trancher Buffon pour mieux le parcourir. En effet,<br />

il accède à la nature par un regard irréductiblement humain, puisque la nature est avant tout un<br />

objet d’observation. Or c’est ce regard-là qui discerne dans la nature des monstres :<br />

Quoique tout soit également parfait en soi, puisque tout est sorti des mains du Créateur, il est<br />

cependant, relativement à nous, des êtres accomplis, et d’autres qui semblent être imparfaits<br />

ou difformes. 2<br />

Mais c’est parce qu’il reconnaît la relativité de ce regard porté sur la nature que<br />

Buffon pénètre dans la nature en personne. S’il n’y a de monstres que relativement à nous,<br />

ceux-ci, bien compris, nous permettent de saisir la réalité des nuances de la nature :<br />

Il semble donc qu’en ôtant les ailes à l’oiseau c’est en faire une espèce de monstre produit<br />

par une erreur ou un oubli de la Nature ; mais ce qui nous paraît être un dérangement dans ses<br />

1 IR, Histoire naturelle des oiseaux, IX, art. cit., pp. 371-372.<br />

2 HN, art. La Chauve-souris, p. 817, nous soulignons.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!