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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

mesure qu’ils se présenteront plus familièrement, et il les rangera dans sa tête relativement à<br />

cet ordre de ses connaissances, parce que c’est en effet l’ordre selon lequel il les a acquises, et<br />

selon lequel il lui importe de les conserver. 1<br />

Cet anthropocentrisme a ceci de remarquable qu’il met au centre, non pas l’homme en<br />

général, mais l’homme concret et situé. C’est le noble, le campagnard, qui a devant lui ses<br />

chevaux et ses chiens, ses vaches et ses moutons qu’il élève ; les cerfs, les renards, les<br />

sangliers, les lapins qu’il chasse dans ses forêts ; et les loups qu’il extermine. Si l’ordre de la<br />

nature est celui qui va du plus familier au plus sauvage, du plus utile au plus inutile, du plus<br />

proche au plus lointain, s’il s’agit de « ne suivre dans nos distributions que l’ordre des<br />

rapports que les choses nous ont paru avoir avec nous-mêmes » 2 , alors ne peut-on pas<br />

retourner le reproche que Buffon adresse aux simples observateurs en faisant remarquer que<br />

lui aussi semble avoir une vision étriquée de la nature, puisqu’il la ramène à ce que peut saisir<br />

l’homme dans ses rapports avec elle ? Tout ce à quoi nous pouvons aboutir par cet<br />

anthropocentrisme méthodologique, c’est à un ordre de la nature « qui ne pourra jamais être<br />

que l’ordre que l’homme voit dans le monde, et qui sera pourtant un ordre vrai, par rapport à<br />

l’homme » 3 – et seulement par rapport à lui.<br />

Il y a donc deux points de vue : celui que l’homme a de la nature et celui de la nature<br />

elle-même. Or ces deux points de vue paraissent bel et bien irréductibles :<br />

Les premières causes nous seront à jamais cachées, les résultats généraux de ces causes nous<br />

seront aussi difficiles à connaître que les causes mêmes ; tout ce qui nous est possible, c’est<br />

d’apercevoir quelques effets particuliers, de les combiner, et enfin, d’y reconnaître plutôt un<br />

ordre relatif à notre propre nature, que convenable à l’existence des choses que nous<br />

considérons. (…)<br />

Mais lorsque après avoir bien constaté les faits par des observations réitérées, lorsque après<br />

avoir établi de nouvelles vérités par des expériences exactes, nous voulons chercher les raisons<br />

de ces mêmes faits, les causes de ces effets, nous nous trouvons arrêtés tout à coup, réduits à<br />

tâcher de déduire les effets, d’effets plus généraux, et obligés d’avouer que les causes nous<br />

sont et nous seront perpétuellement inconnues. 4<br />

Nous existons donc sans savoir comment, et nous pensons sans savoir pourquoi. 5<br />

Il y a un hiatus entre la nature et celle qu’ordonne l’homme par les sensations qu’il en<br />

éprouve. Certes, si le naturaliste atteint bien la nature, c’est qu’à la différence des<br />

nomenclateurs, la nature qu’il dévoile suit l’ordre naturel de sa découverte. Mais il s’agit bien<br />

encore d’une nature en relation avec l’homme. Ce double point de vue se manifeste plus<br />

particulièrement lors de la discussion sur le simple et le composé. Buffon note que le simple<br />

pour nous est le résultat d’un processus d’abstraction et d’opérations de la raison, grâce<br />

auquel nous dégageons, à partir du composé, des définitions, des lois et des éléments. Le<br />

simple est donc le résultat d’une construction de l’esprit, qui ne se retrouve pas<br />

nécessairement tel dans la nature. Car le simple pour nous n’est pas le simple pour la nature.<br />

1 HN, Premier Discours : De la manière, pp. 47-48, nous soulignons.<br />

2 Ibid., p. 50.<br />

3 Jacques Roger, Les sciences de la vie, op. cit., p. 542.<br />

4 HN, Premier discours : De la manière, respectivement p. 34 et p. 62.<br />

5 HN, Histoire des animaux, chap. 1 : Comparaison des animaux et des végétaux, p. 135.

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