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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

équilibre constamment fragile. La nature tend à l’ordre par sa puissance active et par le fonds<br />

inépuisable avec lequel sa puissance agit. Le monstre rend visible le fait que la répétition de la<br />

forme n’est pas un pur automatisme, que, dans cette répétition, il peut y avoir des accidents,<br />

que l’ordre, pour les êtres individuels, est à chaque fois gagné plutôt que donné précisément<br />

parce qu’il a à découler d’un prototype 1 , et que, parfois, cela échoue. L’échec consiste plus<br />

spécialement ici dans la rupture de la continuité au sein de l’ordre des espèces : l’individu<br />

monstrueux sort de la lignée et ne fait pas souche. La différence difforme est toujours<br />

qualifiée de monstrueuse par Buffon dès le moment où elle ne se répète pas, ne se transmet<br />

pas et s’apparente à un hapax dans la nature. Le monstre met en crise la filiation en ce qu’il<br />

déjoue totalement la projection de ce qu’il aurait dû être d’après ses parents. N’étant ni<br />

anticipé, ni appelé, ni répété, le monstre s’élève à une singularité unique, et les vocables<br />

« monstre » et « monstruosité » avant de désigner une forme spécifique, désigne ce type de<br />

singularité solitaire. Cela ressort de l’usage systématique que Buffon fait de ces termes pour<br />

souligner l’impossibilité de faire souche. Par exemple, il relève que certains auteurs qualifient<br />

le bois du renne d’une « espèce de singularité admirable et monstrueuse » 2 . Ou encore,<br />

lorsqu’il s’intéresse au statut des chiens sans queue, il les prend « d’abord pour des monstres<br />

individuels dans l’espèce », « [des] individu[s] vicié[s], [des] monstre[s] » 3 jusqu’à ce qu’il se<br />

persuade que cette différence se transmet formant ainsi une variété de chien. De même, il<br />

distingue la grandeur disproportionnée du bec du toucan d’une simple monstruosité<br />

individuelle en ce qu’elle se perpétue de génération en génération 4 .<br />

Comment donc le monstre apparaît-il ? Ou plutôt, comment la théorie buffonienne de<br />

la génération, dans laquelle intervient la notion de moule intérieur, peut-elle, si l’on peut dire,<br />

laisser une place au monstre ? Reformulée de façon plus technique, la question devient de<br />

savoir comment un assemblage de molécules organiques peut ne pas se conformer au moule<br />

intérieur. La théorie de la génération, avons-nous vu, est composée d’une critique, de faits et<br />

surtout d’une hypothèse – le moule intérieur qui est son principe fondamental. Pour que la<br />

raison puisse s’assurer de la véracité du système qu’elle a constitué, il faut donc qu’elle le<br />

confronte aux faits de la nature qui y semblent réfractaires. Les monstres instituent une<br />

épreuve décisive quant à la prétention d’un système rationnel d’être le système de la nature.<br />

Qu’une théorie de la génération ne puisse pas rendre compte du phénomène monstrueux, et<br />

elle se retrouve reléguer au rang de plaisante fiction de l’imagination. Elle ne pourra pas<br />

prétendre livrer les effets généraux de la nature, qui, rappelons-le, ont le statut de causes pour<br />

nous, car un fait particulier lui échappera. Le monstre a donc valeur de contre-exemple, qui<br />

1 Cf. supra p. 59 sq.<br />

2 IR, XII, art. Elan, Renne, p. 97, nous soulignons.<br />

3 Respectivement HN, De la dégénération des animaux, p. 1023 et HN, Histoire naturelle des oiseaux art. Le<br />

Coq, p. 1137.<br />

4 Il est vrai toutefois qu’il se risque alors à l’expression « monstruosité d’espèce » qui ne laisse pas de faire<br />

question : « Mais il y a plus, ces grosses têtes et becs énormes (…) sont des parties si disproportionnées (…)<br />

qu’on peut les regarder comme des monstruosités d’espèce qui ne diffère des monstruosités individuelles qu’en<br />

ce qu’elles se perpétuent sans altération », HN, Histoire naturelle des oiseaux, art. Le Toucan, p. 1167.

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