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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

qui s’oppose de prime abord, à faire des extravagances 1 . L’analogie offre cette incomparable<br />

souplesse à l’esprit afin de suivre la nature dans ses bifurcations, ses écarts, ses singularités<br />

tout en les incluant dans l’unité d’un tout. Ce que pourrait reprocher Diderot aux chaînes<br />

déductives des raisons, c’est d’abusivement simplifier : l’abstraction à laquelle elles<br />

aboutissent est une abstraction qui paie sa prétention à l’universel par la pauvreté même de ses<br />

vues, alors que l’abstraction à laquelle aboutit le raisonnement analogique est universelel dans<br />

la mesure même où elle épouse le trajet labyrinthique de la nature. Elle ne simplifie pas, elle<br />

va du complexe au complexe 2 . Ces extravagances analogiques s’extraient de l’« ortho-logie » 3<br />

pour concilier le souci de la singularité avec la sensibilité d’une homogénéité et d’une<br />

continuité. L’extravagance est ainsi la figure rationnelle au sein de laquelle coexistent pour<br />

ainsi dire l’exigence d’un sens et l’idée qu’il naît du fortuit des rencontres 4 .<br />

Il faut alors comprendre que l’appel à la métaphore et aux extravagances repose en<br />

dernier lieu sur le fait que le monstre au sens propre du terme – l’individu biologique<br />

présentant une monstruosité – est lui-même objet de métaphores. Si finalement le terme<br />

« monstre » est si propice à un usage métaphorique, s’il offre une telle facilité d’emprunt,<br />

c’est que la réalité du monstre appelle pour son propre compte la métaphore. Et au premier<br />

chef parce que cette réalité est un écart – un écart qui apparaît comme celui de l’ordre de la<br />

nature et qui entraîne alors, sur le postulat transcendantal que l’ordre de la nature est rationnel,<br />

pour sa saisie, un écart vis-à-vis des catégories de la raison. Cette dernière serait face au<br />

dilemme suivant : pour rester fidèle à sa visée conceptuelle, elle est conduite avec le monstre<br />

à sortir précisément du champ qui lui assurait la légitimité de sa prétention conceptuelle. Avec<br />

le monstre, la raison est donc comme contrainte à sortir d’elle-même, et c’est cet en dehors de<br />

la raison, cet en dehors des catégories et de l’ordre logiques constitués, qui la pousse à<br />

qualifier de monstre et monstrueux l’objet qui la contraint ainsi 5 .<br />

Devant ce qui paraît être une extravagance de la vie – la figure d’un vivant<br />

monstrueux –, la pensée produit des images extravagantes, qui ne la renvoient cependant pas<br />

dans le champ poétique, mais la maintient dans le champ spéculatif, parce qu’elles visent à<br />

décrire ce qu’il en est de l’être de la vie. L’errance vitale par laquelle nous avons cru bon<br />

pouvoir caractériser la vie s’apparenterait de prime abord à une image, c’est-à-dire à ce qui<br />

1 « Je dis extravagances : car quel autre nom donner à cet enchaînement de conjectures fondées sur des<br />

oppositions ou des ressemblances si éloignées, si imperceptibles, que les rêves d’un malade ne paraissent ni plus<br />

bizarres, ni plus décousus ? Il n’y a quelquefois pas une proposition qui ne puisse être contredite, soit en ellemême,<br />

soit dans sa liaison avec celle qui la précède ou qui la suit. C’est un tout si précaire et dans les<br />

suppositions et dans les conséquences, qu’on a souvent dédaigné de faire ou les observations ou les expériences<br />

qu’on en concluait », Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit., § 31, p. 571.<br />

2 Cf. Pierre Saint-Amand, Diderot, Le labyrinthe de la relation, Paris, Vrin, 1984, p. 59.<br />

3 Pierre Saint-Amand, ibid., p. 60.<br />

4 « Car il est évident que la nature n’a pu conserver tant de ressemblance dans les parties et affecter tant de<br />

variétés dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé, ce qu’elle a dérobé dans un<br />

autre. C’est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements laissant échapper tantôt une<br />

partie tantôt une autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité, de connaître un jour toute<br />

sa personne », Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit., § 12, p. 565.<br />

5 Sur la différence qui sera affirmée entre le monstre et le monstrueux, cf. infra pp. 440-441.

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