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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

incohérence organique 1 . La forme naturelle est cohérente lorsqu’elle fait unité, à savoir<br />

lorsque les molécules et les organes tissent un lien de sympathie par lequel l’organisme se<br />

maintient dans sa propre continuité – continuité qui rend possible alors l’émergence d’une<br />

conscience. La forme monstrueuse choque le sens esthétique en ce qu’elle contrevient à la<br />

continuité en se présentant comme une forme désunie, ou en voie de l’être immédiatement 2 .<br />

Elle introduit la discontinuité au sein de la nature et c’est en cela qu’elle est précisément<br />

monstrueuse : elle figure le discontinu, elle est la figure de la multiplicité qui ne fait pas unité,<br />

bref d’une multiplicité chaotique. Elle dénonce l’illusion de la fixité et constitue la vérité de la<br />

nature : tout passe, les monstres plus vite que les espèces, mais les dernières pas moins que les<br />

premiers.<br />

Il ne faut pas croire que les animaux ont toujours été et qu’ils resteront toujours tels que nous<br />

les voyons.<br />

C’est l’effet d’un laps éternel de temps, après lequel leur couleur, leur forme semble garder<br />

un état stationnaire ; mais cet état n’est qu’apparent.<br />

L’ordre général de la nature change sans cesse : au milieu de cette vicissitude la durée de<br />

l’espèce peut-elle rester la même ? non : il n’y a que la molécule qui demeure éternelle, et<br />

inaltérable.<br />

Le monstre naît et meurt ; l’individu est exterminé en moins de cent ans. Pourquoi la nature<br />

n’exterminerait-elle pas l’espèce dans une plus longue suite de temps ? 3<br />

Du point de vue du tout sans cesse changeant 4 , le monstre n’est plus la figure du<br />

discontinu et de la contradiction, mais témoigne des métamorphoses de la vie, du jeu des<br />

possibles. Aussi, qui peut nous assurer qu’il n’est pas le précurseur d’un ordre futur non<br />

encore advenu ? Le monstre, du point de vue de la vie, n’est en rien du désordre 5 , il serait<br />

plutôt l’anachronique, mais pas l’anachronique que décèlent les Geoffroy Saint-Hilaire. En<br />

effet, plutôt qu’un passé qui se maintiendrait indûment au présent au lieu justement de passer,<br />

l’anachronique ici concerne le futur qui s’invite dans le présent. En effet, s’il y a, au cœur de<br />

la puissance de la vie, la possibilité d’une impuissance de sa part, c’est sans doute parce<br />

qu’elle anticipe ce qu’elle pourrait être dans un ordre naturel différent. La vie étant dans un<br />

devenir permanent ne connaît paradoxalement pas le temps. Il n’y a ni passé ni futur. Si, dans<br />

la Lettre sur les aveugles, le monstre est le témoin d’un temps chaotique, d’un passé qui se<br />

rend à nouveau présent dans l’ordre actuel 6 , il devient, à la fin du Rêve de d’Alembert,<br />

1 Cette incohérence organique est à fortement relativisée aux regards de ce que dira ensuite la tératologie : il n’y<br />

a dans les monstruosités aucune incohérence, mais simplement un autre ordre. Mais si Diderot met l’accent sur<br />

l’incohérence des monstres, c’est parce qu’il se place au niveau de l’ordre existant, où comptent les capacités à<br />

tisser des relations avec le monde extérieur.<br />

2 Cf. Colas Duflo, « Forme artistique et forme naturelle chez Diderot » dans Diderot et la question de la forme,<br />

Annie Ibrahim (dir.), Paris, PUF « débats philosophiques », 1999, p. 74.<br />

3 Eléments de physiologie, op. cit., p. 42.<br />

4 Rappelons la Lettre sur les aveugles, p. 169 : « Qu’est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? Un composé sujet<br />

à des révolutions qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction ; une succession rapide d’êtres<br />

qui s’entre-suivent, se poussent et disparaissent ; une symétrie passagère, un ordre momentané ».<br />

5 Rappelons qu’il n’y a de « désordre » que pour nous ; que le désordre recouvre en fait toujours un ordre, mais<br />

qui n’est pas celui que l’on attend.<br />

6 « Si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le<br />

chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d’êtres informes, pour quelques êtres bien organisés.

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