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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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424<br />

tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

la femme le monstre de l’homme » 1 . L’audace spéculative de Diderot est d’élever l’idée de<br />

monstre à une catégorie pour ainsi dire logique permettant de saisir le singulier en lui-même.<br />

Le monstrueux dit la singularité, c’est-à-dire le fait pour le singulier d’être singulier, la<br />

singularité en tant que telle. Parce qu’elle saisit au plus près une vérité des êtres vivants – et,<br />

au-delà, de l’être –, la notion de monstre peut être généralisée :<br />

Il y a autant de monstres qu’il y a d’organes dans l’homme, et de fonctions : des monstres<br />

d’yeux, d’oreilles, de nez qui vivent, tandis que les autres ne vivent pas ; des monstres de<br />

position des parties, des monstres par superfétation, des monstres par défaut. 2<br />

Cette généralisation n’aboutit-elle pas finalement à une disqualification de l’idée<br />

même du monstrueux ? Si tout est monstrueux en tant que tout est singulier, alors plus rien ne<br />

l’est. L’écart monstrueux n’est en fait pas un écart, car il n’y a dans la nature aucune norme de<br />

laquelle on puisse s’écarter ; ou plutôt chaque être représente un écart par rapport à tous les<br />

autres. La question est alors de savoir pourquoi certains êtres continuent à être appelés des<br />

monstres. Parce que tout l’effort de Diderot a été de sortir le monstre de l’anormalité et de<br />

l’élever au rang de modèle, il peut alors reprendre une certaine tradition qui départage le<br />

monstre selon un critère esthétique et donc en partie subjectif. Dans l’ordre de l’existant, est<br />

monstre ce qui choque, ce qui surprend et sidère par son immédiate différence. Le monstrueux<br />

nous apprend moins sur celui qui est désigné ainsi que sur celui qui désigne ainsi. Il qualifie<br />

moins un être qu’une réaction face à cet être 3 . Ainsi ne faut-il pas se tromper : Diderot<br />

emploie le terme de monstre d’abord par pure convention pour décrire certains écarts<br />

esthétiques rencontrés dans le monde. Mais il étend la convention aux écarts esthétiques euxmêmes<br />

: si le terme « monstre » est une pure convention, c’est parce que les écarts qu’il veut<br />

décrire sont des conventions, à savoir des effets de discours qui reposent eux-mêmes sur les<br />

idées de norme et d’ordre. C’est pourquoi Diderot qualifie Jean-Baptiste Macé 4 de monstre,<br />

alors même que sa différence n’est en rien disharmonieuse, puisque ses organes sont dans une<br />

harmonie réciproque. L’idée de monstre est utilisée pour souligner ou relever un écart que<br />

l’observateur a sélectionné et qu’il juge digne d’être remarqué. Mais ce qui est en réalité, c’est<br />

une absence de norme et d’ordre immuables. Dès lors, ce qui est conventionnel est l’élection<br />

de tel écart comme monstrueux, mais non les écarts en eux-mêmes. Car tout est écart et<br />

différence. Autrement dit, ce qui est de l’ordre de la convention est qu’une différence<br />

particulière soit appelée monstrueuse, mais non la différence en tant que telle. Or Diderot note<br />

que ce dire conventionnel révèle bien quelque chose de la nature. Le monstre révèle la<br />

1 Le rêve de d’Alembert, p. 645.<br />

2 Eléments de physiologie, op. cit., p. 209.<br />

3<br />

Cf. Andrew Curran, Sublime disorder : physical monstrosity in Diderot’s universe, Oxford, Voltaire<br />

Foundations, 2001, p. 20.<br />

4 « Il vient de mourir à la Charité de Paris, à l’âge de vingt-cinq ans, des suites d’une fluxion de poitrine, un<br />

charpentier né à Troyes, appelé Jean-Baptiste Macé, qui avait les viscères intérieurs de la poitrine et de<br />

l’abdomen dans une situation renversée, le cœur à droite précisément comme vous l’avez à gauche ; le foie à<br />

gauche ; l’estomac, la rate, le pancréas à l’hypocondre droit ; la veine porte au foie du côté gauche ce qu’elle est<br />

au foie du côté droit ; même transposition au long canal des intestins ; les reins, adossés l’un à l’autre sur les<br />

vertèbres des lombes, imitaient la figure d’un fer à cheval », Le rêve de d’Alembert, p. 644.

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