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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

point trop bien réussi qu’il en arrive à ne plus pouvoir expliquer ce pour quoi il a été construit,<br />

à savoir le monde tel qu’il se présente avec certes ses irrégularités et ses difformités, mais<br />

aussi ses régularités et ses permanences ? Ainsi, nous aurions d’un côté les monstres qui<br />

entreraient en contradiction avec l’ordre général du monde mais manifesteraient la nature en<br />

tant que telle – la vie – et de l’autre côté les êtres non monstrueux qui s’intègrent d’autant plus<br />

à l’ordre général qu’ils y contribuent, mais qui paraissent en contradiction avec la nature<br />

même. En demandant au monstre comme fait de nous donner le sens même de la nature,<br />

Diderot ne risque-t-il pas d’introduire un hiatus insurmontable entre le monde tel qu’il se<br />

présente et la nature en son concept ? Son problème est alors le suivant : expliquer pourquoi la<br />

nature comme dynamisme combinatoire et aléatoire donne la forme d’un monde globalement<br />

ordonné.<br />

A ce point, il convient de rappeler que Diderot n’abandonne jamais l’idée selon<br />

laquelle le monde est un tout continu :<br />

L’univers est une seule et unique machine, où tout est lié, et où les êtres s’élèvent au-dessus<br />

et s’abaissent au-dessous les uns des autres par des degrés imperceptibles, en sorte qu’il n’y ait<br />

aucun vide dans la chaîne. 1<br />

Exister, c’est entrer en relation, de telle sorte que le tissage des relations confère aux<br />

productions de la nature la forme d’un tout ordonné. L’ordre est une qualité du tout en tant<br />

qu’il émerge aléatoirement des relations entre les êtres vivants. Non voulu, non recherché, il<br />

n’est qu’un résultat de fait, c’est-à-dire ne résulte que du passage à l’existence. Tout n’est<br />

donc pas possible dans l’ordre de l’existant. « Qu’est-ce qu’un monstre ? Un être, dont la<br />

durée est incompatible avec l’ordre subsistant » 2 . A contrario, une espèce ne serait qu’un<br />

ensemble d’êtres qui ont réussi à coexister avec l’ordre subsistant, c’est-à-dire qui<br />

momentanément s’en accommodent. Momentanément seulement, car l’ordre n’est pas<br />

immuable : se faisant et se défaisant, se faisant en se défaisant, il ne cesse pas d’être autre, de<br />

telle sorte que l’existence exige d’être toujours dans un équilibre instable. L’immutabilité des<br />

espèces n’est qu’apparente ; on se laisse aisément tromper par le sophisme de l’éphémère : si<br />

nous sommes si enclins à croire en la permanence des espèces, c’est parce que nous ne les<br />

avons jamais vues se modifier. Nous jugeons ainsi de leur devenir par le constat présent du<br />

maintien de leur forme à travers la répétition des générations. Cette répétition ne témoigne<br />

cependant que de la réussite d’une forme qui pourra être mise en échec dès l’instant où le<br />

monde sera autrement configuré. L’espèce à ce titre n’est qu’un effet commun de la nature<br />

dans l’ordre de l’existence, le monstre un effet rare 3 .<br />

Diderot efface toute différence ontologique entre le monstre et l’être normal ; le vivant<br />

ne peut supporter qu’un certain degré de difformité, car il est destiné, en tant que vivant, à<br />

s’inclure dans l’ordre existant. Sa réussite même le conduit à se reproduire. C’est par ce<br />

1 Encyclopédie, art. « Animal », dans Diderot, Œuvres, op. cit., p. 250.<br />

2 Eléments de physiologie, Paris, Librairie Marcel Didier, 1964, p. 209.<br />

3 « L’homme n’est qu’un effet commun ; le monstre un effet rare ; tous les deux également naturels, également<br />

nécessaires ; également dans l’ordre universel et général… », Le rêve de d’Alembert, p. 636.

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