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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

lorsqu’il n’a fait l’objet que de témoignages par des personnes qui ne sont pas des<br />

scientifiques. Jusqu’à quels degrés de vérité accepter leurs dires ?<br />

Le fait singulier et solitaire, qui a été rapporté par une seule personne et qui n’a pas été<br />

revu par une autre, doit susciter la défiance et ne peut être légitimement considéré comme un<br />

fait. L’observation seule ne suffit donc pas à élever une chose au statut de fait, c’est-à-dire au<br />

statut d’une chose réelle et assurée. « Plus les faits sont singuliers, plus ils demandent à être<br />

attestés », écrit Réaumur 1 . Les témoignages sur un même événement ou une même découverte<br />

demandent ainsi à être multipliés et prennent un tour collectif. Si une certitude est possible,<br />

elle ne peut émaner que de ce caractère collectif du témoignage. Or où trouver cette<br />

collectivité des témoignages, sinon dans les Académies, dont un de leurs travaux principaux<br />

est de collecter faits et témoignages ? Elles ont ainsi encouragé et suscité par leurs incessants<br />

efforts de vérifications 2 les travaux collectifs. Aussi l’objectivité du témoignage n’émane-t-il<br />

de l’autorité de celui qui le rapporte qu’à la seule condition qu’il appartienne d’une façon ou<br />

d’une autre à la société des savants – société institutionnalisée dans des académies. Que ce<br />

soit ainsi un soldat, un gouverneur, un amateur, un aventurier ne change rien à l’affaire, s’ils<br />

jouent le jeu d’envoyer un mémoire à l’Académie des sciences. En effet, ils acceptent dès lors<br />

de rentrer dans le processus de vérification collective, donc dans le travail propre de la<br />

science, qui conférera autorité à leur écrit, et classera l’observation dans les faits rapportés. En<br />

outre, la perspective même de dresser un mémoire de ce que l’on observe, où l’on sait que son<br />

travail sera examiné, influe très certainement sur la manière d’observer, plus minutieuse, plus<br />

précise, bref plus attentive à la chose même. L’observateur intègre la dimension collective de<br />

son travail en variant de lui-même les points de vue sur la chose, les expériences s’il y a lieu,<br />

et en vérifiant avec soin ses découvertes avant de les rendre publiques et pour les rendre<br />

publiques.<br />

Or les mémoires sur les monstres à l’Académie se sont multipliés au cours de la<br />

première moitié du XVIII ème siècle ; et la question du monstre a trouvé un écho<br />

particulièrement fort durant la querelle qui opposa Winslow et Lémery sur leur origine 3 . Les<br />

monstres sont devenus des faits authentiques, et non plus merveilleux, dès l’instant où les<br />

savants se sont penchés sur eux avec leur souci d’exactitude et de minutie dans l’observation,<br />

aussi bien que le souci de la rationalité dans leurs hypothèses sur leur origine. L’autorité du<br />

fait monstrueux ne provient plus de son merveilleux, mais bien, comme pour n’importe quel<br />

1 Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, op. cit., I, p. 25, cité dans D. Mornet, Les sciences de la nature<br />

en France au XVIII e siècle, op. cit., p. 139.<br />

2 Sur ce point, cf. Thierry Hoquet, Buffon : histoire naturelle et philosophie, Paris, Honoré Champion, 2005, p.<br />

109.<br />

3 Nous reviendrons sur cette controverse célèbre et majeure dans le contexte de la constitution de la tératologie<br />

dans le premier tiers du XIX ème siècle : cf. chapitre III infra p. 149 sq. Disons simplement pour le moment qu’elle<br />

se déroula dans un contexte préformationniste, que Winslow, Danois qui fit sa carrière scientifique en France,<br />

défendait la thèse selon laquelle il y avait des germes en soi monstrueux, tandis que Lémery avançait que tous les<br />

germes étaient correctement constitués et que seuls des accidents au cours de leur développement devaient<br />

expliquer que certains donnassent lieu à des formes monstrueuses.

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