28.02.2014 Views

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

344<br />

tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

portant une appréciation de valeur sur ce qui peut ou pas venir le combler. C’est au final dans<br />

le besoin et le désir, autrement dit dans le fait même pour un organisme vivant d’être ouvert<br />

sur un monde avec qui il échange, que Canguilhem enracine la capacité du vivant à être<br />

normatif. Car un besoin, « c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référence<br />

irréductible et par là absolu » 1 . Le sens négatif du monstre est celui que lui donne un vivant à<br />

partir de ce que lui-même instaure : des besoins et des désirs. Le monstre apparaît alors<br />

comme n’étant pas un objet de désir. Il porte au cœur même des désirs du vivant l’ombre du<br />

raté. Il vit ainsi d’une autre vie qui menace et fragilise la vie du vivant le percevant. Cette<br />

fragilité appelle le travail des normes vitales qui vont dévaloriser cela même qui était de<br />

l’ordre du possible pour chaque vivant. L’expérience de la monstruosité, de même que celle<br />

de la maladie, exile hors de toute innocence vitale. C’est parce que l’échec, le manquement,<br />

l’inachèvement, le négatif sont toujours possibles et parfois réalisés, que le vivant est conduit<br />

à ce travail normatif consistant à veiller à la valeur des normes qu’il affirme. De ce point de<br />

vue, il appartient à la nature de la norme d’affirmer dans la dévalorisation ; dévaloriser un<br />

vivant en le qualifiant de monstre n’est que la manière pour une norme de s’imposer comme<br />

normalisatrice. Et elle dévalorise dans la mesure même où sa valeur provient de la possibilité<br />

toujours présente qu’elle puisse être transgressée : la norme n’est norme que parce qu’elle<br />

qualifie son infraction comme raté, négatif, repoussoir, mauvais. Le vivant se sent normatif<br />

parce qu’il sent obscurément qu’il peut échouer ou qu’il aurait pu échouer – tomber malade,<br />

devenir ou engendrer un monstre par exemple. « Dans l’ordre du normatif, le commencement<br />

c’est l’infraction » 2 . C’est pourquoi « une norme tire son sens, sa fonction et sa valeur du fait<br />

de l’existence en dehors d’elle de ce qui ne répond pas à l’exigence qu’elle sert » 3 .<br />

Si la norme exprime son pouvoir normatif à la faveur de la possibilité d’être contredite<br />

et prise en défaut, c’est qu’elle est fondamentalement précaire. Mais nous assistons alors à un<br />

renversement de valeur pour ainsi dire complet. En effet, c’est de cette précarité première de<br />

la norme qu’émane pour le vivant la nécessité de conduire sa vie tout en souplesse et en<br />

agilité 4 . La précarité conduit le vivant, non à se recroqueviller sur lui-même et à adopter une<br />

attitude conservatrice où la vie est objet de préservation, mais à se risquer, à s’ouvrir, à<br />

s’inventer de telle manière que la fragilité de l’existence soit sans cesse devancée par une<br />

réponse, autrement dit de telle manière qu’à devancer les problèmes il n’y ait précisément<br />

1 Ibid., p. 154.<br />

2 Ibid., p. 179. Un peu plus loin, Canguilhem précise et conclut : « L’anormal, en tant qu’a-normal, est postérieur<br />

à la définition du normal, il en est la négation logique. C’est pourtant l’antériorité historique du futur anormal qui<br />

suscite une intention normative. Le normal c’est l’effet obtenu par l’exécution du projet normatif, c’est la norme<br />

exhibée dans le fait. Sous le rapport du fait, il y a donc entre le normal et l’anormal un rapport d’exclusion. Mais<br />

cette négation est subordonnée à l’opération de négation, à la correction appelée par l’anormalité. Il n’y a donc<br />

aucun paradoxe à dire que l’anormal, logiquement second, est existentiellement premier », p. 180.<br />

3 Ibid., p. 176.<br />

4 « En parlant d’un ordre de propriétés, nous voulons désigner une organisation de puissances et une hiérarchie<br />

de fonctions dont la stabilité est nécessairement précaire, étant la solution d’un problème d’équilibre, de<br />

compensation, de compromis entre pouvoirs différents et donc concurrents. Dans une telle perspective,<br />

l’irrégularité, l’anomalie ne sont pas conçues comme des accidents affectant l’individu mais comme son<br />

existence même », La connaissance de la vie, op. cit., p. 159.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!