LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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34 tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013 fondé sur le merveilleux 1 . Aussi « le point le plus délicat et le plus important de l’étude des sciences » est de « savoir bien distinguer ce qu’il y a de réel dans un sujet, de ce que nous y mettons d’arbitraire en le considérant, [de] reconnaître clairement les propriétés qui lui appartiennent et celles que nous lui prêtons » 2 . Pour éviter ainsi tout apport du fantasme et toute projection de la culture dans la nature, il convient donc de savoir observer. Observer est d’abord, aux yeux même de Buffon, un mot d’ordre critique autant qu’un principe de méthode : il s’agit d’élaborer une certaine catharsis de nos idées toutes faites qui nous masquent plus qu’elles ne nous découvrent la nature en elle-même 3 . Or comment le monstre peut-il laisser se déployer une observation qui a tous les réquisits d’une observation scientifique, à savoir qui a la naïveté nécessaire vis-à-vis des présupposés et préjugés culturels pour qu’elle soit nette, précise et fine 4 ? D’autant plus que, pour arriver à un tel degré de scientificité, il est nécessaire de « voir beaucoup et revoir souvent » 5 . Comment donc voir et revoir souvent des monstres, qui sont précisément des faits rares et exceptionnels ? Les monstres semblent donc éminemment se montrer sans que pour autant ils puissent être observés. Il faut néanmoins s’entendre sur le sens de ce principe fondamental de Buffon : voir beaucoup et revoir souvent. En effet, qu’est-ce qui, au juste, a à être répété dans l’observation ? Il est évident que la totalité de la nature ne peut être un objet d’observation, tant la variété et la multiplicité des êtres qu’elle présente dépassent de loin la puissance de l’entendement humain : il y aura toujours de l’inconnu 6 . C’est pourquoi ce qui peut être observable n’est pas toujours observé dans les faits ; il est donc cruciale de multiplier les observations, de voir souvent et diversement pour ne pas enfermer la nature dans l’étroitesse de la puissance de notre esprit et ne pas croire que ce que nous n’arrivons pas à penser est, de 1 « Le préjugé, surtout celui qui est fondé sur le merveilleux, triomphera toujours de la raison, et l’on serait bien peu philosophe si l’on s’en étonnait », IR, II, Histoire des animaux, chap. 5 : Du développement et de l’accroissement du fœtus, de l’accouchement, etc., p. 404. 2 HN, Premier discours : De la manière, p. 65. 3 « Ce qu’il y a de plus difficile dans les sciences n’est donc pas de connaître les choses qui en sont l’objet direct, mais c’est qu’il faut auparavant les dépouiller d’une infinité d’enveloppes dont on les a couvertes, leur ôter toutes les fausses couleurs dont on les a masquées, examiner le fondement et le produit de la méthode par laquelle on les recherche, en séparer ce que l’on y a mis d’arbitraire, et enfin tâcher de reconnaître les préjugés et les erreurs adoptées que ce mélange de l’arbitraire au réel a fait naître ; il faut tout cela pour retrouver la Nature », HN, Les Animaux carnassiers, p. 758, nous soulignons. 4 « Représenter naïvement et nettement les choses, sans les charger ni les diminuer, et sans y rien ajouter de son imagination, est un talent d’autant plus louable qu’il est moins brillant, et qu’il ne peut être senti que d’un petit nombre de personnes capables d’une certaine attention nécessaire pour suivre les choses jusque dans les petits détails : rien n’est plus commun que des ouvrages embarrassés d’une nombreuse et sèche nomenclature, de méthodes ennuyeuses et peu naturelles dont les auteurs croient se faire un mérite ; rien de si rare que de trouver de l’exactitude dans les descriptions, de la nouveauté dans les faits, de la finesse dans les observations », HN, Premier discours : De la manière, p. 43, nous soulignons. 5 Ibid., p. 30. 6 « Cette multitude prodigieuse de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de plantes, de minéraux, etc. offre à la curiosité de l’esprit humain un vaste spectacle, dont l’ensemble est si grand, qu’il paraît et qu’il est en effet inépuisable dans les détails. Une seule partie de l’Histoire naturelle, comme l’Histoire des insectes, ou l’Histoire des plantes, suffit pour occuper plusieurs hommes ; et les plus habiles observateurs n’ont donné après un travail de plusieurs années, que des ébauches assez imparfaites des objets trop multipliés que présentent ces branches particulières de l’Histoire naturelle, auxquelles ils s’étaient uniquement attachés », ibid., p. 29.

35 tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013 fait, impossible pour la nature. Les monstres, à cette occasion, nous avertissent de ne pas juger la puissance de la nature à l’aune de la puissance de notre propre entendement. Mais s’il convient bien de multiplier les objets d’observation, il importe peut-être davantage de réitérer les observations elles-mêmes sur le même objet. Buffon insiste sur la vertu de la répétition pour atteindre une certaine objectivité : Aussi doit-on dire que dans les choses naturelles il n’y a rien de bien défini que ce qui est exactement décrit : or pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la chose qu’on veut décrire, et tout cela sans préjugé, sans idée de système, sans quoi la description n’a plus le caractère de la vérité, qui est le seul qu’elle puisse comporter. 1 Il n’y a d’exactitude en histoire naturelle que par la répétition des observations ; ce qu’il s’agit de multiplier n’est pas tant d’abord les objets, que les observations elles-mêmes ; embrasser la nature ne revient pas à tenter de l’étreindre dans toute sa multiplicité foisonnante, mais à rester le plus fidèle possible aux leçons qu’elle veut bien nous livrer, à être le plus attentif possible aux faits qu’elle nous découvre. Celui qui sait voir n’est pas celui qui voit beaucoup de choses, mais celui qui voit bien les choses qu’il a sous les yeux. Bien voir, c’est laisser la nature advenir elle-même à la phénoménalité. Trop prompt à ajouter des choses à la nature, l’homme n’est sûr de ses observations 2 que lorsqu’il les a répétées. L’exactitude est le résultat de ce processus de réitération, et non à proprement parler une qualité propre de l’observation elle-même. De ce point de vue, le monstre ne constitue en rien un obstacle à la réitération de l’observation ; plutôt même, il encourage le regard à y revenir, puisqu’il est un fait frappant. Le caractère rare et exceptionnel du monstre n’est donc pas l’obstacle dirimant à son observation objective. Cependant, que le regard revienne sans cesse sur le monstre ne signifie pas pour autant qu’il est observé. Car, le regard qui y revient n’est pas un regard neutre et détaché, mais un regard sidéré. Qu’on ne parvienne pas à se déprendre de lui et qu’on ne cesse pas d’y revenir est moins le signe d’un observateur notant un fait naturel qu’un individu rencontrant la réalisation d’un imaginaire. La notation de ses caractéristiques sera-t-elle, dans cette mesure, fiable ? Le monstre peut être certes revu, aussi souvent que nous le voulons dès lors qu’il reste devant nos yeux, mais n’allons-nous pas, chaque fois, le revoir de la même façon : sous le mode de la sidération ? On peut certes répondre que la sidération s’émousse au fur et à mesure des répétitions et qu’une certaine familiarité avec le monstre peut atténuer son caractère exceptionnel. A trop voir des monstres, nous en perdrions le sentiment de sa rareté. Mais nous ne serions toujours pas sûr de ne pas mêler à nos observations toute une part de fantasmes et d’y accoler, sans même que nous le voulions, tout un imaginaire. La question est celle-ci : le monstre peut-il être vu pour ainsi dire directement ? La difficulté s’accroît même, 1 Ibid., p. 43. Cf. aussi p. 62 : « après avoir bien constaté les faits par des observations réitérées ». 2 Ou expériences : au milieu du XIII ème siècle, on commence à bien distinguer observation, expérience et expérimentation. Sur ce point, cf. Stéphane Schmitt et sa note 134 au Premier discours : De la manière, La Pléiade, p. 1403 et Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIII E siècle, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 465-466.

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fondé sur le merveilleux 1 . Aussi « le point le plus délicat et le plus important de l’étude des<br />

sciences » est de « savoir bien distinguer ce qu’il y a de réel dans un sujet, de ce que nous y<br />

mettons d’arbitraire en le considérant, [de] reconnaître clairement les propriétés qui lui<br />

appartiennent et celles que nous lui prêtons » 2 .<br />

Pour éviter ainsi tout apport du fantasme et toute projection de la culture dans la<br />

nature, il convient donc de savoir observer. Observer est d’abord, aux yeux même de Buffon,<br />

un mot d’ordre critique autant qu’un principe de méthode : il s’agit d’élaborer une certaine<br />

catharsis de nos idées toutes faites qui nous masquent plus qu’elles ne nous découvrent la<br />

nature en elle-même 3 . Or comment le monstre peut-il laisser se déployer une observation qui<br />

a tous les réquisits d’une observation scientifique, à savoir qui a la naïveté nécessaire vis-à-vis<br />

des présupposés et préjugés culturels pour qu’elle soit nette, précise et fine 4 ? D’autant plus<br />

que, pour arriver à un tel degré de scientificité, il est nécessaire de « voir beaucoup et revoir<br />

souvent » 5 . Comment donc voir et revoir souvent des monstres, qui sont précisément des faits<br />

rares et exceptionnels ? Les monstres semblent donc éminemment se montrer sans que pour<br />

autant ils puissent être observés. Il faut néanmoins s’entendre sur le sens de ce principe<br />

fondamental de Buffon : voir beaucoup et revoir souvent. En effet, qu’est-ce qui, au juste, a à<br />

être répété dans l’observation ?<br />

Il est évident que la totalité de la nature ne peut être un objet d’observation, tant la<br />

variété et la multiplicité des êtres qu’elle présente dépassent de loin la puissance de<br />

l’entendement humain : il y aura toujours de l’inconnu 6 . C’est pourquoi ce qui peut être<br />

observable n’est pas toujours observé dans les faits ; il est donc cruciale de multiplier les<br />

observations, de voir souvent et diversement pour ne pas enfermer la nature dans l’étroitesse<br />

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1 « Le préjugé, surtout celui qui est fondé sur le merveilleux, triomphera toujours de la raison, et l’on serait bien<br />

peu philosophe si l’on s’en étonnait », IR, II, Histoire des animaux, chap. 5 : Du développement et de<br />

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2 HN, Premier discours : De la manière, p. 65.<br />

3 « Ce qu’il y a de plus difficile dans les sciences n’est donc pas de connaître les choses qui en sont l’objet direct,<br />

mais c’est qu’il faut auparavant les dépouiller d’une infinité d’enveloppes dont on les a couvertes, leur ôter<br />

toutes les fausses couleurs dont on les a masquées, examiner le fondement et le produit de la méthode par<br />

laquelle on les recherche, en séparer ce que l’on y a mis d’arbitraire, et enfin tâcher de reconnaître les préjugés et<br />

les erreurs adoptées que ce mélange de l’arbitraire au réel a fait naître ; il faut tout cela pour retrouver la<br />

Nature », HN, Les Animaux carnassiers, p. 758, nous soulignons.<br />

4 « Représenter naïvement et nettement les choses, sans les charger ni les diminuer, et sans y rien ajouter de son<br />

imagination, est un talent d’autant plus louable qu’il est moins brillant, et qu’il ne peut être senti que d’un petit<br />

nombre de personnes capables d’une certaine attention nécessaire pour suivre les choses jusque dans les petits<br />

détails : rien n’est plus commun que des ouvrages embarrassés d’une nombreuse et sèche nomenclature, de<br />

méthodes ennuyeuses et peu naturelles dont les auteurs croient se faire un mérite ; rien de si rare que de trouver<br />

de l’exactitude dans les descriptions, de la nouveauté dans les faits, de la finesse dans les observations », HN,<br />

Premier discours : De la manière, p. 43, nous soulignons.<br />

5 Ibid., p. 30.<br />

6 « Cette multitude prodigieuse de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de plantes, de minéraux, etc.<br />

offre à la curiosité de l’esprit humain un vaste spectacle, dont l’ensemble est si grand, qu’il paraît et qu’il est en<br />

effet inépuisable dans les détails. Une seule partie de l’Histoire naturelle, comme l’Histoire des insectes, ou<br />

l’Histoire des plantes, suffit pour occuper plusieurs hommes ; et les plus habiles observateurs n’ont donné après<br />

un travail de plusieurs années, que des ébauches assez imparfaites des objets trop multipliés que présentent ces<br />

branches particulières de l’Histoire naturelle, auxquelles ils s’étaient uniquement attachés », ibid., p. 29.

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