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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

l’accident s’accompagne de celle de ce que l’accident n’est pas – le monstre traîne par devers<br />

lui l’ombre de ce qu’il aurait pu, et donc dû, être. L’accident a le sens d’un échec. Mais<br />

s’effectue un retournement : l’anomalie monstrueuse, dans la mesure où elle est attribuée à un<br />

être, n’est plus pour celui-ci un accident, mais ce qui constitue son essence de monstre. Le<br />

monstre est cet individu qui porte à l’essence l’accident, qui fait de l’accident son attribut<br />

essentiel. Puisqu’il appartient à son essence d’être un monstre, puisque l’accident entre dans<br />

son individualité, alors il devient cela même qui conteste toute individualité, ou plutôt il est<br />

cette individualité à qui il appartient essentiellement de n’en être pas une ; bref il est une<br />

individualité qui contredit l’idée même d’une individualité essentielle.<br />

Si l’accident appartient à l’essence du monstre, c’est donc que la forme a échoué à<br />

découper, au sein d’une matière indifférente, les conditions matérielles lui permettant d’être<br />

ce qu’elle avait à être : elle est alors une forme monstrueuse. Le monstre n’est rien d’autre que<br />

la monstration de cette indifférence matérielle à la vie, qui se traduit par le concept d’accident.<br />

La question essentielle est de savoir si cette indifférence matérielle est le préindividuel sur<br />

lequel repose l’individuation vitale, ou bien s’il ne faut pas envisager que le préindividuel soit<br />

autre chose que la matière, disons-le : quelque chose comme LA vie qui se manifeste dans les<br />

formes vivantes ? Mais alors, comment qualifier la vie si elle est le préindividuel, et comment<br />

ne pas voir la conséquence de réévaluer les monstres du point de vue de la vie ? 1<br />

Néanmoins, notre seconde précision portera sur l’idée que cette indifférence de la<br />

matière ne conduit pas les vivants à être, eux, indifférents aux conditions matérielles. La<br />

pertinence d’un penseur comme Lucrèce sur ce point réside dans le fait que le refus des<br />

causes finales n’induit pas l’absence de tout sens. La rencontre des atomes se fait sans<br />

intention, « en tous sens », et « c’est à force d’errer dans la grande éternité, d’essayer toutes<br />

sortes d’union et de mouvements [qu’] ils en viennent soudain à des rassemblements qui<br />

forment l’origine de ces grandes choses, la terre, la mer, le ciel et le genre des vivants » 2 . Si la<br />

terre présente déjà une première stabilisation en ce que des atomes semblables s’unissent pour<br />

la former, elle conserve de l’errance originelle le pouvoir de créer de multiples êtres vivants,<br />

de même que celui de transformer et d’altérer toute chose, puisque la création soumet les<br />

choses au flux du devenir. Il convient toutefois de noter que cette indifférence n’équivaut pas<br />

à ce que tout soit possible 3 . Lucrèce rejette la possibilité des êtres hybrides. La ligne générale<br />

de l’argument est la suivante : pour que des êtres hybrides se forment, il est nécessaire<br />

préalablement que les êtres dont ils sont le mélange existent. C’est pourquoi les êtres hybrides<br />

n’appartiennent en rien à ces premiers temps où la terre produisaient aveuglément des<br />

combinaisons d’atomes, mais aux suivants où les formes vivantes se sont stabilisées, où<br />

1 Ces questions, que nous faisons ici que pointer, seront abordées frontalement aux chapitres VII et VIII.<br />

2 De la nature, trad. J. Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993, livre V, v. 427-431, p. 339.<br />

3 Comme l’a bien mis en évidence B. Cuny-Le Callet, l’analyse de la monstruosité chez Lucrèce a, entre autres<br />

fonctions, celle « de déterminer la limite entre l’ordre du possible et celui de l’impossible » (Rome et ses<br />

monstres. Naissance d’un concept philosophique et rhétorique, vol. 1, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 2005,<br />

p. 174), en se basant sur les foedera naturae, c’est-à-dire sur les règles constantes à l’œuvre dans l’univers tirées<br />

des propriétés des atomes.

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