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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

Accident et individualité<br />

Aussi l’étrangeté du monstre double provient-elle de ce qu’une forme possède, à<br />

même elle-même, une autre forme. Altérité paradoxale s’il en est, puisqu’elle est portée à<br />

même l’organisme, de sorte qu’elle ne lui permet pas de se parachever en une individualité.<br />

Nous retrouvons ce même mécanisme dans les monstres unitaires. Canguilhem se demandait<br />

si, « en présence d’un oiseau à trois pattes, [il] faut être plus sensible à ceci que c’est une de<br />

trop ou à cela que ce n’est guère qu’une de plus » 1 . Il est en tout cas certain que c’en est une<br />

étrangère, une qui n’aurait pas dû être, bref une patte accidentelle. Les monstruosités unitaires<br />

portent autant que les monstruosités doubles le trouble dans la perception de l’individualité.<br />

Que l’individualité réclame un acte d’individuation, qu’elle ne soit accessible que par<br />

cet acte même signifie que l’individu n’est pas premier. S’il se constitue par un tel acte, c’est<br />

que lui précède du préindividuel, c’est donc que l’être se donne aussi comme du<br />

préindividuel 2 . Ou plutôt, le « il y a » de l’être est de l’ordre du préindividuel, mais dès que<br />

l’être se donne, il s’individue. L’oiseau à trois pattes, avant d’être plus riche d’une patte<br />

supplémentaire, est surtout un vivant dont l’opération d’individuation met au jour un<br />

préindividuel sur lequel elle s’appuie. Il y a ainsi comme un débordement de l’indéterminé au<br />

regard de la perception, dans lequel peut-être s’origine son propre effroi. Car, en tant qu’elle<br />

est elle-même un acte d’individuation, la perception repose aussi sur l’indéterminé qu’elle<br />

découvre dans les monstres – et doublement en ce qui concerne tous les monstres non viables,<br />

car ils sont bordés par deux indéterminés qui, en eux, se rejoignent et se condensent plutôt<br />

qu’ils ne se succèdent comme dans les autres êtres vivants. En effet, « de l’άπειρον d’avant<br />

l’individuation à l’άπειρον d’après la vie, de l’indéterminé d’avant à l’indéterminé d’après, de<br />

la poussière première à la poussière dernière, une opération s’est accomplie » 3 qui,<br />

malheureusement pour eux, se résorbe en poussière. Il se peut qu’un peu de poussière atteigne<br />

la perception qui s’effraie de ce qu’elle aurait pu échouer comme acte d’individuation. Or,<br />

dans la mesure où un sujet perçoit bien un monstre, c’est que l’acte perceptif réussit dans sa<br />

visée de percevoir. Mais cette réussite s’appuie sur le préindividuel comme ce qui permet<br />

l’acte d’individuation, de sorte que le parallélisme d’opération que nous avons noté plus haut<br />

entre l’acte de percevoir – et au-delà l’acte d’individuation du sujet percevant – et l’acte<br />

d’individuation de la forme monstrueuse conduit la perception à considérer l’échec du<br />

monstre comme un accident. L’idée d’accident appelle alors deux précisions essentielles.<br />

La première est que l’accident est d’abord une catégorie perceptive avant d’être un<br />

concept. Le monstre est exemplairement un accident au sens où son anomalie monstrueuse<br />

aurait pu ne pas être. Mais de ce que l’accident est perçu s’opère un glissement du descriptif<br />

au normatif : ce qui aurait pu ne pas être devient ce qui aurait dû ne pas être. La perception de<br />

1 La connaissance de la vie, op. cit., p. 173.<br />

2 C’est ce que remarque de façon très claire J.-Y. Chateau : « La place première accordée à l’individuation<br />

implique que, l’individu n’étant plus premier, ce qui est premier soit non-individué, préindividuel, indéterminé,<br />

indéfini (apeiron) », Le vocabulaire de Simondon, Paris, Ellipses, 2008, p. 48.<br />

3 Simondon, L’individuation à la lumière de forme et d’information, op. cit., pp. 214-215.

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