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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

Ce sont en fait de vieilles questions que le pouvoir théologique, notamment, s’était<br />

déjà posées à lui-même 1 – et la tératologie ne fait que confirmer, sur un mode plus objectif, ce<br />

que l’intuition populaire avait décidé et entériné :<br />

Toutes les données présentement acquises à la science ne font que confirmer la règle admise<br />

depuis plusieurs siècles par les prêtres chrétiens, c’est-à-dire la dualité morale et légale des<br />

monstres à deux têtes, l’unité de ceux qui n’ont qu’une tête. 2<br />

Parce que les monstres brouillent souvent les normes sociales, la tératologie a pour<br />

fonction « politique » de rassurer la société quant au bien-fondé de ses normes. Cette fonction<br />

est centrale et déterminante, même si elle n’est notée, par Geoffroy Saint-Hilaire, qu’en<br />

passant, à l’occasion de la sexualité des monstres doubles :<br />

Rappelons seulement que les conditions de la monstruosité composée ne se transmettent pas<br />

de génération en génération ; résultat important que j’ai établi par plusieurs faits relatifs soit<br />

aux animaux, soit à l’homme même, et qui pourrait au moins rassurer la société sur une des<br />

conséquences fâcheuses de l’union d’un monstre double avec un autre individu, soit<br />

monstrueux comme lui, soit normal. 3<br />

La distinction anormal / anomal est, sans aucun doute, le geste fondamental rendant<br />

possible une approche objective des monstres. Mais cette objectivité ne signifie en rien que le<br />

point de vue de la norme est évacué ; elle permet seulement aux monstres de devenir un objet<br />

légitime pour un certain type de discours, le discours scientifique. En effet, ce que Geoffroy<br />

Saint-Hilaire croit mettre de côté travaille en profondeur son discours tératologique : d’une<br />

part, il se donne préalablement des monstres qu’il reconnaît de manière spontanée comme tels<br />

par une perception normative, au statut scientifique jamais interrogé, d’autre part l’application<br />

de la tératologie dans d’autres domaines, soit scientifiques comme la médecine, soit<br />

institutionnels comme le pouvoir judiciaire, montre qu’elle est de part en part normative,<br />

comme nous venons de le voir il y a un instant. On pourrait avancer l’idée que la distinction<br />

1 On trouvera dans A. de Libera, Archéologie du sujet. La quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008, une mise au<br />

point des questions que le monstre double a pu susciter, notamment la question de l’identité dès lors qu’il semble<br />

que deux personnes partagent simultanément un même corps (pp. 159-184), et la question sacramentaire du<br />

baptême (pp. 185-254), dont Libera note qu’elle déborde le simple cadre pratique de la manière de s’y prendre<br />

pour baptiser un monstre double : « Le baptême des monstres à deux têtes présente l’intérêt archéologique de<br />

n’être pas fondé simplement sur un lieu commun argumentatif ; celui aussi de s’inscrire dans un espace, la<br />

théorie médiévale des actes de langage, dont l’univers de problèmes, de concepts et de thèses peut être presque<br />

intégralement reconstruit grâce aux travaux d’Irène Rosier-Catach [La Parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris,<br />

Seuil, 2004] ; celui enfin d’affronter directement le problème que nous essayons de tracer sous le titre de<br />

“personnification du sujet”, i.e. sachant que c’est l’unicité de la Personne qui, dans le Christ, assure l’union des<br />

deux natures divine et humaine, qu’est-ce qui dans l’homme, constitué d’une âme et d’un corps fait l’unité de la<br />

personne ? Une seule substance ? Une seule forme substantielle ? Une seule âme rationnelle ? Un seul cerveau ?<br />

un seul cœur ? Un seul organe génital, comme dans les Memoirs ? Une même conscience, comme chez Locke.<br />

Qu’est-ce qui fait, pour reprendre la belle expression d’Alain Boureau, “la signature de la personne plénière” »<br />

(pp. 192-193).<br />

2 Traité de tératologie, III, p. 585. Ce n’est pas tout à fait exact du point de vue strict de l’histoire de la pensée.<br />

Ce n’est pas le nombre des têtes, ou des cerveaux, qui est important aux yeux des penseurs médiévaux qui se<br />

préoccupent de ce problème, mais le nombre des cœurs : « Je réponds […] que, si l’on peut percevoir l’existence<br />

de deux cœurs dans le monstre, on a réellement affaire à deux personnes et qu’il faut leur imposer deux noms ; si<br />

en revanche quelque indice laisse supposer qu’il n’y a pas plus d’un cœur, alors sans aucun doute, c’est qu’il n’y<br />

a là qu’une seule âme et qu’une seule personne, à laquelle il n’y a qu’à donner qu’un seul nom », Henri de Gand,<br />

cité par A. de Libera, Archéologie du sujet. La quête d’identité, op. cit., p. 204.<br />

3 Ibid., p. 585, nous soulignons.

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