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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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Le pouvoir enregistrait le fait qu’ils étaient en dehors de tout pouvoir humain en les<br />

renvoyant, soit au monde de la mort, soit au monde des dieux. Paradoxale position du monstre<br />

devant lequel le pouvoir humain n’a eu d’autre pouvoir que de reconnaître sa limite, n’a eu<br />

d’autre moyen de manifester sa puissance que de l’abandonner en la remettant à d’autres, qui<br />

n’appartiennent pas à l’ordre de l’humain. En replaçant les monstres au sein de la nature, la<br />

tératologie les désenchante et les intègre définitivement dans le rayon d’action d’un pouvoir<br />

proprement humain. Il faut alors préciser de quelle nature est la relation que prétend tisser le<br />

pouvoir avec le corps en général, et avec le corps monstrueux en particulier.<br />

tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

Corps monstrueux et pouvoir<br />

Tout corps – celui des individus comme le corps social - surgit en tant que corps dès<br />

lors qu’il est traversé et malaxé par des relations de pouvoir. 1 Ce dernier n’apparaît donc pas<br />

seulement sur le registre de la répression et de la punition, comme un obstacle qui<br />

s’opposerait à un pouvoir du corps par ailleurs indépendant. « Il ne se limite pas à réprimer, à<br />

borner l’accès à la réalité, à empêcher la formulation d’un discours : le pouvoir travaille le<br />

corps, pénètre le comportement, s’entremêle avec le désir et le plaisir. » 2 Le corps et le<br />

1 Nous savons que, chez Foucault, la notion de pouvoir est arrachée à sa détermination classique d’une relation<br />

entre une puissance souveraine et des sujets. Elle recouvre une multiplicité de relations de force qui circulent<br />

entre les individus, les classes, les institutions, déployant des intensités de forces différenciées (cf. par<br />

exemple « Les mailles du pouvoir », Dits et écrits, t. II, n° 297, pp. 1005-1006).<br />

Toutefois, Foucault distingue deux grandes modalités de déploiement des relations de pouvoir. La<br />

discipline est « le mécanisme de pouvoir par lequel nous arrivons à contrôler dans le corps social jusqu’aux<br />

éléments les plus ténus, par lesquels nous arrivons à atteindre les atomes sociaux eux-mêmes, c’est-à-dire les<br />

individus » (ibid., p. 1010). Elle vise à incorporer les règles dans les corps mêmes des individus de telle manière<br />

que ceux-là même qui les exécutent aient le sentiment qu’elles ne leur sont en rien extérieures et imposées, mais<br />

qu’elles émanent de leur propre volonté. Néanmoins, il ne faut pas croire que l’image de l’atome conduise à<br />

penser les individus isolés les uns des autres. L’idée d’atome social est une idée abstraite, détachée d’une réalité<br />

qui est que les individus, en tant qu’êtres vivants, composent entre eux ce que Foucault nomme une<br />

« population ». La population est l’objet d’une autre technologie de pouvoir : le bio-pouvoir, ou le biopolitique,<br />

qui consiste à gérer les processus biologiques afin que la population considérée en tant que telle, comme un tout,<br />

produise davantage de richesses et de biens. L’hygiène, l’urbanisme, les statistiques sur la natalité et la mortalité,<br />

les aides pécuniaires pour favoriser le taux de natalité par exemple sont autant de mesures visant à réguler la<br />

population, c’est-à-dire à capter et orienter ses forces vitales en vue de produire. « Le corps humain, en effet, a<br />

été, depuis le XVII e et le XVIII e siècles, à la fois utilisé, quadrillé, enserré, encorseté, comme force de travail. »<br />

(« Sexualité et politique », Dits et écrits, t. I, n° 138, p. 1405)<br />

L’activité de connaissance n’échappe pas aux pouvoirs et à leurs mailles plus ou moins fines selon leur<br />

nature. Elle en est un produit comme un autre ; mais elle a aussi ceci de particulier qu’en tant que produit elle fait<br />

retour sur ce qui l’a produite ; elle a un effet de retour sur le pouvoir dans la mesure où elle l’«informe », c’est-àdire<br />

dans la mesure où elle lui livre les connaissances essentielles pour qu’il puisse adopter les formes et les<br />

stratégies les plus efficaces. C’est pourquoi il serait particulièrement naïf de penser que les sciences construisent<br />

en toute innocence leurs objets, commandées par le seul et noble impératif de la recherche désintéressée : car ces<br />

objets sont appelés à l’attention de l’esprit scientifique lorsqu’ils intéressent un quelconque pouvoir. Et par<br />

l’effet de retour, le savoir peu à peu constitué assure et justifie le pouvoir. Foucault remarque ainsi que si le<br />

crime intéresse les psychiatres, et non plus seulement les juges et la police, « c’est qu’il s’agissait moins d’un<br />

domaine de connaissance à conquérir que d’une modalité de pouvoir à garantir et justifier » (« L’évolution de la<br />

notion d’«individu dangereux » dans la psychiatrie légale du XIX e siècle », Dits et écrits, t. II, n° 220, p. 449) –<br />

modalité qui est celle, ici, de l’hygiène publique. Il en ira bien de même pour les monstres qui n’intéressent la<br />

science que parce qu’ils intéressent les pouvoirs, et qui ne peuvent intéresser les pouvoirs que par ce que la<br />

science en dit.<br />

2 « Asiles. Sexualité. Prisons », Dits et écrits, t. I, op. cit., n° 160, p. 1640, nous soulignons.

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