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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

anarchique. Or, traiter les phénomènes monstrueux comme des déviances, c’est admettre<br />

qu’ils ne suivent pas la logique du réel alors même qu’ils n’en demeurent pas moins existants<br />

dans le réel. De quoi relève alors cette existence, si elle n’appartient pas à l’ordre logique et<br />

rationnel de la nature ? Poser la question en ces termes, c’est reconnaître de manière explicite<br />

que le réel, en lui-même et de lui-même, ne peut pas le monstre – et si cet impossible logique<br />

passe tout de même à l’existence, si le réel au final peut le monstre, c’est qu’il s’y abaisse par<br />

affaiblissement, c’est, en un mot, qu’il dégénère. Le monstre « symptomatise » la<br />

dégénérescence 1 , c’est-à-dire fait corps, donne corps, bref rend réel ce qui n’est pas de l’ordre<br />

du réel, ce que ne « veut » pas la vie. Le déviant compris comme dégénéré n’est pas un échec,<br />

il n’est même pas, en son essence, un écart (écart il l’est seulement à titre de conséquence), il<br />

est une réalisation déformée de la vie. Il reste alors à comprendre la cause de cette<br />

déformation, c’est-à-dire la possibilité que la vie puisse dégénérer dans un individu, ou qu’un<br />

individu puisse faire dégénérer la vie même qu’il reçoit. L’hérédité va alors faire son entrée<br />

en scène : le déviant est à la fois celui qui a reçu une vie déjà affaiblie et tarée et celui qui va<br />

ajouter un degré supplémentaire de dégénérescence, de sorte qu’il est en même temps<br />

irresponsable et responsable, innocent et coupable. Résumant une histoire qui s’est faite sans<br />

lui, il ne la continue pas moins. L’hérédité va ainsi être cette causalité autre, cette arrièrescène<br />

où s’affrontent d’autres forces – une mythologie dans laquelle puiser les raisons même<br />

de la déviance, ce qui rend ces raisons à leur tour mythologiques et « romanesques ».<br />

I. Geoffroy Saint-Hilaire, par le glissement explicitement proposé de l’anormal vers<br />

l’anomal, cherche à couper court à toute velléité de réduire les cas de monstruosités à des cas<br />

de dégénérescence, d’identifier tout écart à une déviance et ainsi tente de tenir éloigné et<br />

étranger à son propos toute évaluation normative. La question est de savoir s’il peut<br />

revendiquer une totale réussite : le regard qu’il pose sur les monstres est-il le regard froid de<br />

l’objectivité écartant d’une main ferme tout jugement de valeur ? Par ailleurs, ne peut-on pas<br />

reprocher à Geoffroy Saint-Hilaire de manquer justement à l’objectivité en refusant<br />

1 Le terme « dégénérescence » s’impose peu à peu au détriment de celui de « dégénération » au cours du XIX ème<br />

siècle, du moins en France. Dégénérer relève du travail du temps, qui abâtardit, qui affaiblit, qui fait perdre. La<br />

question est de savoir si la dégénérescence trouve une réalité au regard des sciences naturelles. Dans la mesure<br />

où l’organisation des êtres vivants est fixée par l’unité de composition organique, tout écart continue à répondre<br />

de ce principe, de sorte qu’aux yeux des Geoffroy Saint-Hilaire, aucune monstruosité ne peut être dite dégénérée,<br />

quand bien même elle s’écarte du type commun. Mais il y a des êtres « dégénérés » par des maladies, qui<br />

remettent en question la poursuite de leur existence : la dégénérescence trouve un écho tout particulier en<br />

médecine. C’est B.-A. Morel qui théorisa et fixa la catégorie du « dégénéré » dans son Traité de dégénérescence<br />

dans l’espèce humaine (1857). A côté de races ou variétés naturellement transformés, il y a des races ou des<br />

variétés maladivement transformés, qui aboutissent à des dégénérescences physiques, morales, intellectuelles par<br />

la voie de l’hérédité. La greffe avec les sciences naturelles va s’effectuer après la parution de L’origine des<br />

espèces – d’abord au corps défendant de Darwin –, lorsque les modifications pourront être comprises comme des<br />

dégénérescences possibles, que la sélection naturelle commande d’éliminer. C’est là la lecture désastreuse, entre<br />

autres, de la première traductrice de Darwin en France, Clémence Royer. Pour une première approche de l’idée<br />

de dégénérescence, cf. Cl. Bénichou, « Dégénération, dégénérescence », Dictionnaire du darwinisme et de<br />

l’évolution, I, P. Tort (dir.), Paris, PUF, 1996, pp. 1151-1157 et H.-J. Stiker, « Nouvelle perception du corps<br />

infirme », Histoire du corps. 2. De la Révolution à la Grande Guerre, A. Corbin (dir.), Paris, Seuil, 2005, pp.<br />

291-294.

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