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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

des écarts, c’est-à-dire l’inévitable et irréductible part d’aventure de l’existence dès lors que<br />

celle-ci se confronte à la contingence induite par sa relation avec les conditions extérieures.<br />

Nommer le monstre « anomal » reviendrait finalement à l’arracher à la sphère de la<br />

déviance, à lui faire faire un pas de côté, un écart par rapport à tout un monde de valeurs et de<br />

normes – valeurs et normes qui sont, prises dans leur généralité, ce qui vient régler ce que la<br />

vie (humaine) doit être. Le tératologue neutralise en somme l’écart monstrueux en<br />

introduisant un autre écart : la notion de monstruosité instruit un écart par rapport à l’écart<br />

monstrueux du monstre populaire 1 . Il tient les monstres hors du giron des valeurs et des<br />

normes qui prétendent dire ce que la vie devrait être pour se tenir à la hauteur de sa perfection<br />

relative. Au contraire, qualifier un être de déviant, c’est tout à la fois le rendre responsable de<br />

sa déviance, comme si, en sa déviance même, il avait conduit la vie à se trahir elle-même, et<br />

lui retirer tout pouvoir de se corriger, comme si la déviance rendait sa vie trop faible et trop<br />

débile pour vouloir sa propre plénitude. Cette impuissance de la vie vis-à-vis d’elle-même<br />

autorise et justifie l’intervention d’une puissance extérieure, médicale et technique pour<br />

l’essentiel, mais s’appuyant sur tout un savoir clinique et psychiatrique 2 qui pensent posséder<br />

la connaissance de ce que la vie doit être pour discriminer celle des êtres vivants. C’est<br />

comme si, justement, le « vivant » de l’être vivant ajoutait au fait nu de vivre le fait d’une<br />

certaine idée de vivre qui induit une certaine idée du corps. Il semblerait que vouloir étudier<br />

les monstres en eux-mêmes, c’est-à-dire dans leur anomalité, c’est-à-dire encore en se gardant<br />

d’importer toute idée « méta-physique », revienne à considérer la vie comme un fait positif,<br />

1 Etienne Rabaud, au début du XX ème siècle, critiquera cette prétention de la tératologie telle qu’elle est<br />

développée par Geoffroy Saint-Hilaire, à s’arracher à la conception populaire, parce que la tératologie met en<br />

avant l’idée de déviation du type spécifique. A ses yeux, c’est répéter, dans un langage plus savant, la conception<br />

populaire. En effet, c’est finalement faire fond sur la croyance en des espèces parfaitement distinctes et<br />

méconnaître que les différences se jugent seulement selon des rapports de descendance. Souvent, on croit avoir<br />

tout dit en appelant anomalie toute “déviation du type spécifique”. Cela revient à prétendre que les êtres vivants<br />

se répartissent en espèces parfaitement distinctes, possédant, chacune diverses particularités qui la séparent des<br />

voisines. Ces particularités essentielles se retrouvent chez tous les membres de la même espèce, dominant les<br />

différences qu’ils présentent entre eux et qui distinguent les individus. Chaque fois que chez un individu l’une<br />

des particularités essentielles de l’espèce serait modifiée, cet individu serait anormal. Sans vouloir discuter ici de<br />

la valeur du concept d’espèce, je dois cependant faire remarquer l’extrême imprécision d’une définition reposant<br />

sur lui, puisque cette définition ne permet pas souvent de dire où commence et où finit la “déviation”. Variété,<br />

Anomalie, ou Déviation, l’une quelconque de ces désignations s’appliquera-t-elle arbitrairement au gré de<br />

l’observateur ? Evidemment oui, si, nous en tenant à la “déviation du type spécifique”, nous comparons entre<br />

eux des êtres dont nous ignorons les liens de la descendance et les rapports de fréquence. Cependant, en dehors<br />

de la définition classique, n’existe-t-il pas un critère qui permette d’attribuer à chacun de ces termes un sens<br />

précis et, par suite, de donner aux faits une valeur déterminée, bien que toujours relative ? Ce critère existe et<br />

réside dans la valeur de la différence que nous constatons. (…) Pour apprécier, en effet, la valeur des différences<br />

constatées, il ne suffit pas d’opposer deux êtres quelconques, en attribuant à l’un la valeur de type spécifique et à<br />

l’autre celle de la déviation de ce type, il faut précisément opposer deux individus déterminés, progéniteur et<br />

engendré, celui-ci pouvant être modifié par rapport à celui-là. Tel est le seul fondement possible de la notion<br />

d’anomal ou de monstre. Mais, par une généralisation en quelque sorte spontanée, la logique populaire,<br />

attribuant la même forme à tous les progéniteurs d’une certaine catégorie, désigne, a priori, comme anormal,<br />

tout être qui diffère d’un progéniteur normal supposé. La notion, purement arbitraire, de type spécifique n’est<br />

que l’introduction dans le domaine scientifique de la conception irraisonnée des foules », La tératogenèse. Etude<br />

des variations de l’organisme, Paris, Octave Doin et fils Editeurs, 1914, pp. 7-10.<br />

2 Sur le rôle de la psychiatrie comprise en ce sens, voir M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France.<br />

1974-1975, Paris, Seuil/Gallimard, 1999.

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