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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

le pousser hors de toute possibilité de connaissance ? Comment continuer à prétendre<br />

raisonner sur l’insolite quand raisonner revient à déceler en toute chose ce qui la rattache à<br />

l’ensemble du monde ? Aussi le propre de l’étonnement suscité par les monstres est-il de<br />

conduire l’exercice de la raison dans des questionnements qui interrogent autant la nature de<br />

la nature que celle de la raison elle-même. Car si l’étonnement premier est la vertu du<br />

philosophe, c’est qu’il appelle le savoir ; or, avec le monstre, il n’est pas sûr que cet<br />

étonnement ne renvoie pas irrémédiablement la raison à une ignorance foncière et<br />

indépassable. Le monstre dit ainsi moins ce que peut la raison que ce qu’elle ne peut pas et ce<br />

qu’elle ignore. Montaigne se fait alors une joie de noter avec beaucoup d’ironie mordante :<br />

La raison m’a instruit que, de condamner ainsi résolument une chose pour fausse et<br />

impossible, c’est se donner l’avantage d’avoir dans la tête les bornes et limites de la volonté de<br />

Dieu et de la puissance de notre mère nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au<br />

monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance. Si nous appelons<br />

monstres ou miracles ce où notre raison ne peut aller, combien s’en présente-t-il<br />

continuellement à notre vue ?<br />

Combien de choses appelons-nous miraculeuses et contre nature ? Cela se fait par chaque<br />

homme et par chaque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de<br />

propriétés occultes et de quintessences ? Car, aller selon nature, pour nous, ce n’est qu’aller<br />

selon notre intelligence, autant qu’elle peut suivre et autant que nous y voyons : ce qui est audelà<br />

est monstrueux et désordonné. Or, à ce compte, aux plus avisés et aux plus habiles tout<br />

sera donc monstrueux. 1<br />

Il semble qu’il faille mettre au crédit de la Renaissance le fait de mettre en pleine<br />

lumière la nécessaire relation entre le problème « ontologique » du monstre et le problème<br />

gnoséologique. S’intéresser au statut ontologique du monstre conduit à s’interroger au statut<br />

de la raison et à sa possibilité de connaître le monstre. Le raisonnement de la plupart des<br />

penseurs de la Renaissance, devant cette difficulté, est le suivant. Si le monstre – abstraction<br />

faite de ce que peut en dire un Belleforest – est un fait rare, il n’en reste pas moins un fait,<br />

c’est-à-dire, dans une nature sillonnée de signes, un être portant la marque ou la signature de<br />

son sens caché. Or comme celle-ci ne peut renvoyer à aucun réseau de ressemblances, elle<br />

désigne le monstre comme un prodige. Ici, l’idée de prodige n’a rien à voir avec une<br />

quelconque résurgence d’un esprit passé qui fait reposer son « savoir » sur la divination et la<br />

tératomancie ; au contraire, sinon une réponse, elle est le lieu d’un problème très précis et<br />

rationnel : celui de la connaissance des monstres et du statut de cette connaissance.<br />

Bref, face aux monstres, il s’agit bel et bien d’éprouver la raison dans sa prétention à<br />

saisir le sens du réel. Cela revient à l’idée que le discours tératologique s’éprouve comme<br />

discours rationnel et surtout éprouve le discours rationnel dans sa prétention à la rationalité.<br />

Qu’en est-il du statut rationnel du monstre ? Quelle est la nature de cet objet – si tant est qu’il<br />

puisse être un objet – pour la raison ? Une des réponses que la Renaissance apporte est qu’il<br />

est de nature paradoxale, car il ne cesse pas d’interroger et de pousser à la limite les<br />

élaborations rationnelles pour le penser du fait de sa singularité au sein des productions de la<br />

nature. En effet, si on insiste sur sa singularité, on risque d’en faire un être contre nature, ou<br />

1 Les Essais, Paris, Arléa, 2002, respectivement I, 27, p. 139 et II, 12, p. 385.

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