LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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22 familiarité et du sentiment de certitude qui les accompagne. Cette mise entre parenthèses a un nom : l’étonnement. 3. Le discours rationnel face aux monstres tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013 Le phénomène du monstre ne peut se laisser voir que par un discours qui ne cherche pas d’abord à le montrer, mais à s’en étonner. L’ébranlement provoqué par sa présence nous renvoie peut-être à un étonnement premier que nous aurions oublié ; et s’il nous effraie et nous fascine à la fois, c’est peut-être parce qu’il nous déracine de nos certitudes. Le monstre est l’intéressant précisément parce qu’il vient rompre la tranquillité de l’homme pour qui la nature n’est plus source d’étonnement, mais de certitudes. Or un seul discours prend au sérieux l’étonnement au point d’en faire sa condition de possibilité : le discours philosophique. Notre hypothèse est de postuler que le monstre ne peut se laisser voir que dans et à travers le discours philosophique. Car si le discours philosophique est d’abord la « narration » d’un étonnement, le monstre apparaît comme un objet philosophique par excellence. Toutefois, il ne s’agit pas pour la philosophie de seulement s’étonner : « apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance » 1 . L’étonnement philosophique découvre l’ignorance ; il en est la prise de conscience, de sorte qu’il appelle bel et bien au désir de connaissance. Dans cette mesure, voir le monstre, c’est prendre connaissance de son ignorance et l’accueillir comme la promesse d’une connaissance possible. Voir le monstre, c’est donc l’offrir au désir de la connaissance, l’inscrire dans l’espace d’une « théoria ». D’ailleurs, Aristote ajoute une intéressante parenthèse : « et c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux » 2 . Aristote ne veut pas dire que le mythe est en soi un discours philosophique, puisqu’il n’atteint pas le concept, mais il met dans de bonnes dispositions philosophiques dans la mesure où il dévoile le merveilleux. Or, si pour Saint Augustin, le merveilleux est le témoignage le plus clair des merveilles dont le monde est composé par l’action de Dieu 3 , il n’est pour Aristote rien d’autre que la manifestation d’une ignorance essentielle qui appelle à être comblée. Si le mythe comble cette ignorance par des images qui sont impropres à mettre à jour la nature des principes et des causes véritables, il est indéniable qu’il fait sens vers ces principes et ces causes, et c’est la raison pour laquelle celui qui aime les mythes est en quelque manière philosophe. Dans cette perspective, comme les mythes pour la pensée, les monstres sont, pour la nature, des merveilles aux yeux des philosophes parce qu’ils répondent, voire même devancent, leur propre étonnement. Voilà un être de nature devant qui s’étonner n’est plus une folie de philosophe ; en revanche la réponse que celui-ci apporte à cet 1 Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, A, 2, p. 9. 2 Ibid. 3 Cf. Cité de Dieu, Paris, Seuil, 1994, XXI, 4-7, pp. 229-239.

23 tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013 étonnement premier, à savoir la recherche des causes et des principes, peut passer pour folie alors que l’effroi et la fascination submergent les sens. L’étonnement du philosophe ne signifie donc en rien l’abandon de l’exercice de la raison, mais, au contraire, en manifeste sa pleine mesure. Le monstre n’apparaît en lui-même que s’il est considéré comme un objet philosophique. Dès lors, il échappe à toute lecture scientiste de l’histoire de sa connaissance, qui ferait de la constitution de la tératologie dans le premier tiers du XIX ème siècle son couronnement, s’il est vrai que la philosophie déploie le sens de problèmes qui sont nécessaires, c’est-à-dire qui « se posent inéluctablement toujours » 1 . C’est pourquoi s’arrêter un court instant à la Renaissance n’est pas céder à un quelconque exotisme de la raison, mais l’un des moyens les plus sûrs qui s’offre à nous pour cerner avec précision les problèmes que le monstre pose à la philosophie. De la remarquable étude que Jean Céard a consacrée aux écrits de la Renaissance portant sur les monstres et les prodiges 2 , nous aimerions nous arrêter un instant à l’œuvre de Tesserant qui, malgré « la minceur de [son] œuvre et le rôle, toujours obscur, de continuateur qui a été le sien » 3 , a, mieux que d’autres, mis en lumière la nécessité avec laquelle les problèmes se sont posés aux penseurs de la Renaissance, et donc à la philosophie. Avec Tesserant, la diversité de la nature ne fait plus seulement l’objet d’un constat émerveillé, comme chez Boaistuau ou encore chez Paré, mais celui d’une question : comment rendre raison de cette diversité, quelle est « la loi selon laquelle la nature diversifie son ouvrage » 4 ? Cette loi résulte du produit de deux tendances propres à la nature. La première tendance est celle de faire du semblable avec le semblable, qui permet d’instruire et de maintenir un ordre dans la nature. Par ce fait, les êtres sont pris dans un réseau de ressemblances, qu’il revient à la raison de découvrir et de parcourir en déchiffrant les signes portées par les êtres qui les assignent à une place au sein de ce réseau mondain. Toutefois, cet ordre naturel serait bien monotone si ne jouait pas également une autre tendance, celle de singulariser par des différences propres, qui conduit chaque être et chaque espèce à s’enfermer « dans sa différence obstinée et sa propension à persévérer en ce qu’[il] est » 5 . Aux yeux de Tesserant, la présence des monstres ne fait que mettre en pleine lumière la tendance de la nature à singulariser chacune de ses productions. Elle est seulement dans ce cas poussée à l’extrême, puisque le monstre ne paraît plus pouvoir être rattaché au réseau de ressemblances formé par ailleurs par les étants. Aussi faire appel aux causes naturelles pour en rendre compte relève d’une première insuffisance : en effet, si on peut les faire intervenir, elles ne pourront pas rendre raison de l’absolue singularité des monstres. Car elles ne peuvent 1 Marcel Conche, Présence de la nature, Paris, PUF, 2001, p. 35. 2 Jean Céard, La nature et les prodiges, Genève, Droz, 1996. 3 Ibid., p. 326. 4 Ibid., p. 320. 5 Ibid., p. 39.

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familiarité et du sentiment de certitude qui les accompagne. Cette mise entre parenthèses a un<br />

nom : l’étonnement.<br />

3. Le discours rationnel face aux monstres<br />

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Le phénomène du monstre ne peut se laisser voir que par un discours qui ne cherche<br />

pas d’abord à le montrer, mais à s’en étonner. L’ébranlement provoqué par sa présence nous<br />

renvoie peut-être à un étonnement premier que nous aurions oublié ; et s’il nous effraie et<br />

nous fascine à la fois, c’est peut-être parce qu’il nous déracine de nos certitudes. Le monstre<br />

est l’intéressant précisément parce qu’il vient rompre la tranquillité de l’homme pour qui la<br />

nature n’est plus source d’étonnement, mais de certitudes. Or un seul discours prend au<br />

sérieux l’étonnement au point d’en faire sa condition de possibilité : le discours<br />

philosophique. Notre hypothèse est de postuler que le monstre ne peut se laisser voir que dans<br />

et à travers le discours philosophique. Car si le discours philosophique est d’abord la<br />

« narration » d’un étonnement, le monstre apparaît comme un objet philosophique par<br />

excellence. Toutefois, il ne s’agit pas pour la philosophie de seulement<br />

s’étonner : « apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance » 1 .<br />

L’étonnement philosophique découvre l’ignorance ; il en est la prise de conscience, de sorte<br />

qu’il appelle bel et bien au désir de connaissance. Dans cette mesure, voir le monstre, c’est<br />

prendre connaissance de son ignorance et l’accueillir comme la promesse d’une connaissance<br />

possible. Voir le monstre, c’est donc l’offrir au désir de la connaissance, l’inscrire dans<br />

l’espace d’une « théoria ».<br />

D’ailleurs, Aristote ajoute une intéressante parenthèse : « et c’est pourquoi aimer les<br />

mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de<br />

merveilleux » 2 . Aristote ne veut pas dire que le mythe est en soi un discours philosophique,<br />

puisqu’il n’atteint pas le concept, mais il met dans de bonnes dispositions philosophiques dans<br />

la mesure où il dévoile le merveilleux. Or, si pour Saint Augustin, le merveilleux est le<br />

témoignage le plus clair des merveilles dont le monde est composé par l’action de Dieu 3 , il<br />

n’est pour Aristote rien d’autre que la manifestation d’une ignorance essentielle qui appelle à<br />

être comblée. Si le mythe comble cette ignorance par des images qui sont impropres à mettre<br />

à jour la nature des principes et des causes véritables, il est indéniable qu’il fait sens vers ces<br />

principes et ces causes, et c’est la raison pour laquelle celui qui aime les mythes est en<br />

quelque manière philosophe. Dans cette perspective, comme les mythes pour la pensée, les<br />

monstres sont, pour la nature, des merveilles aux yeux des philosophes parce qu’ils répondent,<br />

voire même devancent, leur propre étonnement. Voilà un être de nature devant qui s’étonner<br />

n’est plus une folie de philosophe ; en revanche la réponse que celui-ci apporte à cet<br />

1 Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, A, 2, p. 9.<br />

2 Ibid.<br />

3 Cf. Cité de Dieu, Paris, Seuil, 1994, XXI, 4-7, pp. 229-239.

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