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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

particuliers pour elles. Ainsi les cas particuliers de chaque femme que Geoffroy Saint-Hilaire<br />

expose dès qu’il aborde la causalité efficiente ne sont que le récit d’expériences singulières<br />

d’existence. C’est le déploiement du vivre par chaque vivant qui introduit de la variation et de<br />

la nouveauté ; c’est l’histoire de l’existence qui est susceptible d’orienter le cours impassible<br />

des lois dans un autre sens que la simple et pure répétition du même. La présence des<br />

anomalies ne représente rien d’autre que l’aventure du vivre.<br />

Prenons garde cependant à un contresens : il s’agit bien de l’aventure du vivre, mais<br />

non de la vie. Ce ne sont pas les lois de la nature qui portent en elles la possibilité de<br />

l’imprévisible et de la nouveauté : l’ordre est nécessaire et stable, aussi bien chez les êtres<br />

vivants normaux que chez les anomaux. C’est la raison pour laquelle Geoffroy Saint-Hilaire<br />

est contraint d’introduire des causes accidentelles pour expliquer la présence des anomalies,<br />

c’est-à-dire « les circonstances variables selon l’espace et le temps, qui [ont], en quelque<br />

sorte, obligé la nature à diversifier ses productions » 1 . La tératologie est ainsi le lieu d’une<br />

mise en rapport complexe du général sous la forme de lois et du singulier sous la forme de la<br />

causalité efficiente. En tant que science, ou cherchant à se constituer en tant que telle, elle vise<br />

le général – mais les lois qu’elle met au jour ne sont pas des lois générales parce qu’elles<br />

s’appliqueraient à l’ensemble des cas tératologiques, elles sont générales parce qu’elles<br />

légifèrent sur l’ensemble des phénomènes vivants. C’est ainsi que les lois régissant la<br />

production des anomalies sont générales parce qu’elles sont les lois mêmes de production de<br />

tous les êtres vivants. Cependant, si les monstres obéissent aux lois de la nature, ils n’en sont<br />

pas moins des êtres singuliers, et la tératologie doit tout autant être sensible à cette singularité.<br />

C’est pourquoi le problème que rencontre Geoffroy Saint-Hilaire lorsqu’il se penche sur la<br />

causalité des monstres est de savoir comment des lois générales peuvent produire du singulier.<br />

Il doit alors faire droit à l’accident et lui donner un statut scientifique.<br />

Soit : l’accident est cause des anomalies sans qu’il contrevienne aux lois de la<br />

nature. Mais alors, qu’est-ce qu’une anomalie ? En portant notre réflexion sur la tératologie,<br />

nous avons interrogé la possibilité que les anomalies puissent être des objets de science,<br />

autrement dit puissent être accessibles à la raison. Définir l’anomalie comme un écart qui<br />

donne lieu à une singularité non irrégulière, c’est ouvrir, dans la compréhension rationnelle de<br />

la nature, un champ théorique pour déterminer l’anomalie dans sa nature même. L’écart n’est<br />

pas une notion qui la définit en tant que telle, c’est une notion grâce à laquelle la raison peut<br />

se mettre face à son objet et avoir une chance de le saisir objectivement en posant la question<br />

« qu’est-ce que… ? ». La question sonne cependant étrangement, car les monstruosités<br />

peuvent-elles reconduire à quelque chose comme une essence du monstre ? L’écart provoqué<br />

par un accident fait advenir une pure singularité qui ne semble pas pouvoir être subsumée<br />

sous une catégorie plus générale. Un monstre n’est pas le monstre. Y a-t-il des monstruosités<br />

qui n’échappent pas en tout ou en partie aux déterminations de l’espèce ? L’inquiétude<br />

1 Georges Canguilhem, « Les concepts de “lutte pour l’existence” et de “sélection naturelle” en 1858 : Charles<br />

Darwin et Alfred Russel Wallace » dans Etudes, op. cit., p. 103.

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