LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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14 tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013 conscience – mais sur un autre mode que la conscience thétique – de l’identité du même et de l’autre, du positif et du négatif. Mais cette jouissance est à moindre frais dans le spectacle des monstres, où la mise en scène aussi bien que la mise à distance affirment dans le même temps la négation de cette identité : nous ne sommes pas les monstres que nous contemplons, et nous jouissons aussi de cette négation-là qui ressemble fortement à une catharsis. Mais pour dire que nous ne sommes pas ces monstres que nous contemplons dans l’effroi et la fascination, encore a-t-il fallu que nous supposions que nous aurions pu l’être. Si catharsis il peut y avoir, c’est que travaille en nous l’identité de l’identité et de la différence, et que ce travail « au noir », parfois, émerge en plein jour dans la jouissance. Quels sont au juste ce même et cet autre identique dans la jouissance ? Qu’abouche la transgression de l’interdit qui, lui, sépare, identifie les choses à elles-mêmes et leur assigne une place déterminée ? Il faut remarquer qu’une grande majorité des cas de monstruosité meurt à la naissance, et les monstres viables donnent l’impression d’une grande fragilité d’existence. Ces derniers sont doublement l’exception : exceptions par rapport à l’ensemble des organismes sains et bien formés, exceptions par rapport à la grande masse des monstres non viables. Mais l’ombre de ceux-ci n’est jamais très loin, il y a peu entre un monstre viable et un monstre non viable, comme il y a peu entre ce dernier et un corps sain. La fragilité de ces chairs monstrueuses, souvent sur le point de se défaire, lie la reproduction et la mort. Voilà la grande transgression : celle qui ose établir une continuité entre la reproduction et la mort, voire qui ose y lire la même logique et le même geste. Si, dès lors, le monstre peut, aux premiers abords, entraîner un mouvement d’horreur, c’est parce qu’il rappelle à notre conscience « l’identité de l’aspect terrifiant de la mort, de sa corruption puante, et de cette condition élémentaire de la vie, qui lève le cœur » 1 . Avec le monstre non viable – par exemple avec ce tératodyme par lequel nous avons commencé nos analyses – donner la vie équivaut à donner du mort, du non fini, du non complètement formé, de sorte qu’il donne à voir ce qui s’effectue dans le silence des entrailles : des épousailles sans fin entre le continu, la fusion, le chaos, l’agglomérat sans forme, et le discontinu, le distinct, l’ordre, la forme. Qu’est la jouissance, sinon le retour, à partir du discontinu, de l’individué et du formé, à leur en deçà, au moment de leur formation, où vie et mort n’étaient pas opposées ? Les monstres sont les sombres lueurs de ces épousailles, dont nous avons sans doute à faire la catharsis pour asseoir notre existence individuée. De ce point de vue, ils n’ont rien de bestial, ils sont orgiaques ou dionysiaques, et leur tragique provient de la trop grande clarté de leur érotisme – s’il est entendu que « de l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort » 2 . C’est cet érotisme-là qui fait trembler et voile le regard, qui fait qu’ils sont à la fois vus et non vus, qui entraîne l’impossibilité de leur mise en image – et aussi dans une certaine mesure de leur mise en discours dès lors que celui-ci a la prétention de les montrer. 1 Bataille, L’érotisme, op. cit., p. 63. 2 Ibid., p. 17.

15 2. Art et monstre tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013 Le problème de la représentation artistique du monstre : la forme monstrueuse Si ni l’image ni le discours ne peuvent montrer le monstre en lui-même, parce qu’ils n’arrivent finalement pas à suspendre son érotisme, l’art le peut-il ? L’infidélité de la représentation artistique ne pourrait-elle pas introduire à une autre fidélité, plus authentique, aux choses mêmes ? Bref, pouvons-nous demander à l’art de nous livrer l’accès aux monstres mêmes, dans la mesure où il serait plus sensible à la dimension imaginaire que l’illustration « objective » cherche à évacuer ? Cette dimension objective de l’illustration se fait jour au XVII ème siècle, sans doute même dès le XVI ème . En effet, le monstre commence à être appréhendé comme une chose intéressante, c’est-à-dire « excitante intellectuellement » 1 . Il ne s’agit plus de s’en effrayer seulement, mais de le comprendre, de sorte que le dessin ne se veut pas une représentation charriant fantasmes, peur, attirance, sentiment de prodige, mais une illustration donnant à voir le monstre tel qu’il est, ou tel qu’on croit qu’il est – même si les choses sont plus compliquées à la Renaissance dans la mesure où de mêmes illustrations circulent et servent souvent à mettre en image des cas de monstruosité fort différents. Mieux : la main qui trace cherche sur le papier à débrouiller les lignes embrouillées par la nature ; dans le mouvement qu’elle effectue elle vise à pénétrer et répéter la logique du mouvement que la nature a suivie ; le dessin, en un mot, est en soi un acte de connaissance, et la main rien d’autre qu’une autre forme de la raison. Aussi les monstres dessinés sont-ils assez souvent dépouillés de toute une mise en scène et absents de tout décor : ils ne représentent plus qu’eux-mêmes et le dessin illustre la raison au travail. Au XIX ème siècle, avec l’essor de l’anatomie comparée, le dessin aura encore gagné en abstraction, puisqu’il s’agira de mettre sous les yeux les pièces anatomiques sur lesquelles et avec lesquelles on raisonne. Le dessin se voudra être une géométrie anatomique, c’est-à-dire, non plus une monstration, mais une démonstration. Mais, pour en arriver à cette rationalisation, il aura fallu qu’il s’épure de toutes les ambiguïtés dont il fut le réceptacle. Car s’il a visé une objectivité du regard, il n’a été que rarement objectif, pour ne pas dire jamais, tant les représentations du monstre et son érotisme prégnant tendent à annuler toute la mise à distance qui s’avère pourtant nécessaire au processus d’objectivation. L’ambiguïté du dessin se situe précisément à ce niveau : l’entremêlement d’une visée objective et des prégnances d’un regard qui reste fasciné et « pris » par son objet confère au monstre dessiné une figure dont le statut n’est ni celui de l’art ni celui d’une représentation scientifique, mais celui d’un entre-deux. Il n’est plus un prodige, mais encore un scandale pour que le regard soit médusé et y décèle encore des caractères légendaires de jadis. D’où cette précision des détails, cette exhaustivité des traits extraordinaires, la sobriété de la mise en scène – la figure du monstre se suffisant à elle-même 1 Michel Ribon, Archipel de la laideur, Paris, éditions Kimé, 1995, p. 243.

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conscience – mais sur un autre mode que la conscience thétique – de l’identité du même et de<br />

l’autre, du positif et du négatif. Mais cette jouissance est à moindre frais dans le spectacle des<br />

monstres, où la mise en scène aussi bien que la mise à distance affirment dans le même temps<br />

la négation de cette identité : nous ne sommes pas les monstres que nous contemplons, et nous<br />

jouissons aussi de cette négation-là qui ressemble fortement à une catharsis. Mais pour dire<br />

que nous ne sommes pas ces monstres que nous contemplons dans l’effroi et la fascination,<br />

encore a-t-il fallu que nous supposions que nous aurions pu l’être. Si catharsis il peut y avoir,<br />

c’est que travaille en nous l’identité de l’identité et de la différence, et que ce travail « au<br />

noir », parfois, émerge en plein jour dans la jouissance.<br />

Quels sont au juste ce même et cet autre identique dans la jouissance ? Qu’abouche la<br />

transgression de l’interdit qui, lui, sépare, identifie les choses à elles-mêmes et leur assigne<br />

une place déterminée ? Il faut remarquer qu’une grande majorité des cas de monstruosité<br />

meurt à la naissance, et les monstres viables donnent l’impression d’une grande fragilité<br />

d’existence. Ces derniers sont doublement l’exception : exceptions par rapport à l’ensemble<br />

des organismes sains et bien formés, exceptions par rapport à la grande masse des monstres<br />

non viables. Mais l’ombre de ceux-ci n’est jamais très loin, il y a peu entre un monstre viable<br />

et un monstre non viable, comme il y a peu entre ce dernier et un corps sain. La fragilité de<br />

ces chairs monstrueuses, souvent sur le point de se défaire, lie la reproduction et la mort.<br />

Voilà la grande transgression : celle qui ose établir une continuité entre la reproduction et la<br />

mort, voire qui ose y lire la même logique et le même geste. Si, dès lors, le monstre peut, aux<br />

premiers abords, entraîner un mouvement d’horreur, c’est parce qu’il rappelle à notre<br />

conscience « l’identité de l’aspect terrifiant de la mort, de sa corruption puante, et de cette<br />

condition élémentaire de la vie, qui lève le cœur » 1 . Avec le monstre non viable – par exemple<br />

avec ce tératodyme par lequel nous avons commencé nos analyses – donner la vie équivaut à<br />

donner du mort, du non fini, du non complètement formé, de sorte qu’il donne à voir ce qui<br />

s’effectue dans le silence des entrailles : des épousailles sans fin entre le continu, la fusion, le<br />

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jouissance, sinon le retour, à partir du discontinu, de l’individué et du formé, à leur en deçà,<br />

au moment de leur formation, où vie et mort n’étaient pas opposées ? Les monstres sont les<br />

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notre existence individuée. De ce point de vue, ils n’ont rien de bestial, ils sont orgiaques ou<br />

dionysiaques, et leur tragique provient de la trop grande clarté de leur érotisme – s’il est<br />

entendu que « de l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans<br />

la mort » 2 . C’est cet érotisme-là qui fait trembler et voile le regard, qui fait qu’ils sont à la fois<br />

vus et non vus, qui entraîne l’impossibilité de leur mise en image – et aussi dans une certaine<br />

mesure de leur mise en discours dès lors que celui-ci a la prétention de les montrer.<br />

1 Bataille, L’érotisme, op. cit., p. 63.<br />

2 Ibid., p. 17.

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