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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

L’impératif est de voir – de voir par delà les voiles et les écrans que le corps lui-même dresse.<br />

Alors on dénude le corps de ces deux malheureux qui fixent l’objectif de l’appareil sans trop<br />

comprendre la finalité de cette pose grossière, car ce corps si scandaleux à nos yeux a toute la<br />

pleine familiarité d’un corps propre qui est le leur. Mais relever cet impératif de la<br />

transparence qui s’exerce sur les monstres, dans une proportion strictement inverse à leur<br />

opacité corporelle dont nous n’avons pas le fil ne suffit pas ; il faut déterminer d’où vient cet<br />

impératif de la transparence : pourquoi le regard, devant le monstre, cherche-t-il à le dénuder<br />

pour ensuite le fouiller jusque dans le tréfonds de ses chairs ? Et pourquoi ce dénuement<br />

s’accompagne-t-il souvent du désir de l’exposer ? Certes, c’est sans aucun doute parce que le<br />

regard est fasciné. Mais il est fasciné dans la mesure même où il est effrayé. En quoi le corps<br />

du monstre peut-il provoquer cette imbrication de la frayeur et de la fascination, cette fusion<br />

de l’une dans l’autre ? Canguilhem a justement remarqué 1 que ce monstre que je regarde,<br />

j’aurais pu l’être ou l’engendrer, de sorte que l’effroi dénote notre mutuelle appartenance à la<br />

communauté des vivants. Toutefois, le spectacle du corps monstrueux, en montrant ce que<br />

nous aurions pu être, montre tout autant ce que nous ne sommes pas et devrait nous rasséréner<br />

dans notre propre identité d’être vivant normal. Or ce n’est pas le cas : lorsque nous croisons<br />

un corps monstrueux, notre regard le fixe trop, y revient trop souvent pour qu’on n’ait pas le<br />

soupçon qu’une fascination s’y exerce. Fascination de l’effroi et effroi de la fascination.<br />

L’impératif de la transparence repose sur ce premier trouble qu’engendre cet entremêlement.<br />

Autrement dit, il émane d’une opacité première.<br />

Erotisme et monstruosité<br />

Cet entremêlement d’effroi et de fascination pour une forme autre à nos yeux, nous<br />

renvoie à l’opacité d’un désir que, malgré et peut-être à cause de l’impératif de la<br />

transparence qui nous assaille, nous ne voulons pas voir.<br />

L’expérience de l’effroi est l’expérience d’une menace qui est celle d’un désir. Ce<br />

désir est une menace en ce qu’il n’est pas en lui-même désiré, en ce qu’il est un désir par<br />

effraction. Je veux d’autant plus que le monstre me fasse horreur et me dégoûte que tout désir<br />

s’en trouve du coup empêché. Or il ne me dégoûte ni ne me fait horreur autant que je le<br />

voudrais, de sorte que dans ce regard qui y revient sans cesse, qui se détourne pour mieux y<br />

retourner, se manifeste un désir clandestin. Ne nous trompons pas : ce qui est désiré n’est pas<br />

le corps du monstre – une nouvelle fois nul désir érotique dans la photographie des frères<br />

Tocci. Et cependant la présence clandestine du désir dénote bien un érotisme du monstre.<br />

Qu’est-ce donc qui est désiré en lui ? C’est la jouissance de la transgression qu’il incarne – et<br />

qu’il incarne à son corps défendant car il n’est pas sûr que le monstre jouisse à la première<br />

personne de la transgression qu’il manifeste aux yeux des autres, de ces corps si bien<br />

ordonnés et organisés sous l’interdit. Nous touchons là l’une des raisons les plus sérieuses qui<br />

1 La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 171 : « Un échec de la vie nous concerne deux fois, car un<br />

échec aurait pu nous atteindre et un échec pourrait venir par nous ».

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