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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

Tocci, à l’insu du photographe, dévoilent un autre voilement : leur nudité masque leur<br />

agencement intérieur et cette composition si singulière d’organes. L’impuissance du regard se<br />

fait ici frustration dans la mesure où la photographie se voulait explicitement le chantre de sa<br />

toute puissance ; la nudité ne livre aucune transparence et renvoie tout au contraire à la<br />

profondeur organique que la peau masque. A la différence d’une photographie médicale,<br />

celle-ci échoue dans sa démonstration. Mais de cet échec même naît un succès paradoxal :<br />

celui d’inquiéter notre rapport à notre corps, c’est-à-dire notre incarnation 1 .<br />

De voir que les frères Tocci sont autres que nous qui les regardons, mais de ne pas<br />

savoir par quelle mécanique ils sont agencés, ouvre à de nouvelles interrogations : comment<br />

vivent-ils, que ressentent-ils, quel est leur quotidien ? Cette béance de l’image quant à la<br />

composition interne de leur organisme renvoie au silence de la photographie quant à leur<br />

vécu. Aussi n’est-ce pas tant des images dont nous sommes friands que des discours, qui ont<br />

trait à ce qu’ils sont et non à ce qu’ils montrent. Des frères Tocci, on nous apprend, par<br />

exemple, qu’ils se sont mariés ; mais alors quelle était la forme de leur vie sexuelle ? Les<br />

badauds des spectacles jouaient-ils à se faire peur ? Ou bien allaient-ils chercher une<br />

impossible sympathie avec ces phénomènes de foire où l’on se délectait moins de leur<br />

spectacle que de la révélation des détails croustillants de leur existence qui permettaient<br />

d’imaginer leur vie tout en mesurant combien il est impossible de vivre ainsi pour soi. D’où<br />

ce sentiment à la fois de soulagement et de supériorité.<br />

C’est, entre autres, cette impossible sympathie que déconstruit Tod Browning dans son<br />

film Freaks 2 . Il renverse les regards : les monstres ne sont plus regardés mais regardant – et<br />

ils regardent alors d’autres monstres, moraux ceux-là en ce qu’ils sont dépossédés de tout sens<br />

commun éthique. Toutefois, on pourrait rétorquer que « c’est du cinéma », c’est-à-dire :<br />

précisément plus uniquement des images, mais un discours. La boucle est complète : la<br />

béance du discours descriptif sur les monstres, c’est-à-dire l’impossibilité d’en donner une<br />

idée spéculaire, conduit à se rabattre, faute de mieux, sur une image du monstre. Mais, après<br />

analyse, on se rend compte qu’elle est, elle aussi, loin d’être fidèle. Cette infidélité de l’image<br />

n’a pas cependant à être rabattue sur l’infidélité à l’œuvre dans la représentation artistique :<br />

les photographies de l’embryon double tératodyme, aussi bien que celle des frères Tocci, sont<br />

réalistes dans le sens où elles n’ambitionnent pas autre chose que de coller au réel. Mais leur<br />

réalisme affiché manque de montrer le monstre : elles montrent le regard porté sur lui, elles<br />

montrent le monstre montrant la nature du regard qui le regarde : un regard à la fois dévoilant<br />

et voilant, en sorte que l’image se creuse à son insu d’une autre béance qui appelle à nouveau<br />

le discours.<br />

La nudité des frères Tocci n’est pas innocente ni ne cherche à témoigner de<br />

l’innocence d’enfants au corps si spécial. Elle signe, sur ce corps à la fois semblable et si<br />

dissemblable, cette recherche inquisitrice de la transparence par un regard souverain.<br />

1 Cf. P. Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF, 2006, notamment chapitres III et V.<br />

2 Freaks, Tod Browning, Metro-Goldwyn-Mayer, 1932, DVD, Warner Home Video, 2005.

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