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Synergies - Institutul Cultural Român

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<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie<br />

Programme mondial de diffusion scientifique francophone en réseau<br />

Politique éditoriale<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie est une revue ouverte à l’ensemble des sciences de la communication et du<br />

langage. Sa vocation est de promouvoir l’usage du français dans la communauté scientifique internationale.<br />

En tant que revue ouverte sur le plan thématique, c’est-à-dire regroupant des travaux sur des sujets<br />

envisagés à partir de points de vue diversifiés, les articles épars sont acceptés.<br />

Présidents d’Honneur<br />

Chantal Delsol, Université de Marne la Vallée<br />

Responsable de la publication<br />

Ion Beraru, Membre de l’Académie Roumaine<br />

Andrei Pleşu, Université de Bucarest<br />

Conseiller scientifique<br />

Jacques Cortès<br />

Rédacteur en chef<br />

Dorin Constantin Domuţa, Universités de Marne la Vallée et Babeş-Bolyai<br />

Rédacteurs en chefs Adjoint(e)s<br />

Andreea Hopărtean, Université Babeş-Bolyai<br />

Sergiu Mişcoiu, Universités de Marne la Vallée et Babeş-Bolyai<br />

Sorina Soare, Universités libre de Bruxelles et d’Oxford<br />

Secrétaire de rédaction<br />

Codrin Tăut<br />

Comité d’honneur<br />

Nicolae Balotă, Professeur de littérature comparée ; Ana Blandiana, Poète ; Jean-Paul Bled, Université<br />

de Paris IV ; Hervé Bolot, ancien Ambassadeur de France en Roumanie ; Constantin Ciopraga, Université<br />

de Iaşi, Membre de l’Académie Roumaine ; George Cipăianu, Université Babeş-Bolyai ; Doina Cornea,<br />

Professeur de langue française ; Catherine Durandin, IRIS - Paris ; Alexandru Husar, Université de Iaşi ;<br />

Adrian Marino (†), Critique littéraire ; Jean Morange, Université de Limoges ; Camil Mureşanu, Membre de<br />

l’Académie Roumaine ; Adrian Neculau, Université de Iaşi ; Ion Pop, Université Babeş-Bolyai; Ioan Radu,<br />

Université Babeş-Bolyai ; Gabriel Ţepelea, Membre de l’Académie Roumaine.<br />

Comité de lecture<br />

Rodica Baconski, Université Babeş-Bolyai ; Radu Barna, Université Babeş-Bolyai ; Lavinia Betea,<br />

Université de Bucarest ; Pierre Chalvidan, Université Paris XII ; George Cipăianu, Université Babeş-Bolyai ;<br />

Chantal Delsol, Université de Marne la Vallée ; Marcela Domuţa, Université Babeş-Bolyai ; Ladislau Gyémánt,<br />

Université Babeş-Bolyai ; Elsa Godart, Université de Marne la Vallée ; Adrian Gorun, Université de Târgu-<br />

Jiu ; Jean-Baptiste Jusot, Université de Marne-la-Vallée ; Toader Nicoară, Université Babeş-Bolyai ; Ovidiu<br />

Pecican, Université Babeş-Bolyai ; Nora Sava, Université Babeş-Bolyai.<br />

Revue publiée sous le haut patronage<br />

De l’Ambassade de France en Roumanie<br />

De l’Institut d’Histoire George Bariţ, Département<br />

des Recherches Socio Humaines<br />

(Académie Roumaine, filiale de Cluj-Napoca)<br />

De l’Institut Hannah Arendt<br />

(Université de Marne la Vallée, Paris)<br />

De la Maison des Sciences de l’Homme de Paris<br />

Du Ministère de l’Education nationale, de<br />

l’Enseignement supérieur et de la Recherche (DREIC)<br />

Du CLA de Besançon<br />

Siège et abonnements<br />

8, rue M. Kogalniceanu, 400084,<br />

Cluj-Napoca, Roumanie<br />

Fax: (+40) 264 598343<br />

synergies_roumanie@yahoo.fr<br />

Périodicité : Annuelle


<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie<br />

Coordonné par Dorin Constantin Domuţa<br />

et Călin Teutişan<br />

Pour une Approche «complexe»<br />

de la Francophonie<br />

Revue du GERFLINT<br />

Cluj-Napoca 2007


<strong>Synergies</strong> Revues<br />

Programme mondial<br />

de diffusion scientifique francophone en réseau<br />

<strong>Synergies</strong> - Roumanie : revue du Programme de diffusion scientifique<br />

francophone mondial en réseau est une publication éditée par le GERFLINT.<br />

Périodicité : Annuelle<br />

ISSN : 1841-8333<br />

Imprimé en Pologne en 2007<br />

Sous les presses de Zakład Graficzny Colonel s.c. - ul. Dąbrowskiego 16<br />

30-532 Krakow Tél. (012) 423-66-66<br />

Disciplines couvertes par la revue :<br />

1. Culture et Communication internationales 2. Relations avec l’ensemble des<br />

sciences humaines 3. Ethique et enseignement des langues-cultures 4. Sciences du<br />

Langage, Littératures francophones et Didactique des Langues.


<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie n°2<br />

Pour une Approche «complexe»<br />

de la Francophonie<br />

Sommaire<br />

Dorin Constantin Domuţa, Sergiu Mişcoiu,<br />

Préface<br />

7<br />

Discours d’Edgar Morin au GERFLINT, Paris, 2006<br />

9<br />

Partie I<br />

Dossier « Avant-garde »<br />

17<br />

Corin Braga,<br />

Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

19<br />

Magda Cârneci,<br />

L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine dans les<br />

Années 1920-1930<br />

33<br />

Alex Goldiş,<br />

L’utopie littérale ou la communication à travers les objets<br />

Un avant-gardiste atypique<br />

45


51 Laura Pavel,<br />

Jonctions avant-gardistes chez Ionesco<br />

57<br />

Marta Petreu,<br />

Les idées politiques de Gherasim Luca dans sa période<br />

roumaine<br />

65<br />

Călin Teutişan,<br />

L’éros dans la poésie roumaine d’avant-garde<br />

75<br />

Partie II<br />

Dossier « Francophonie »<br />

77<br />

Claude Caitucoli,<br />

Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE : un père<br />

fondateur ambigu<br />

101 Jacques Cortès,<br />

La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

117<br />

Daniela Ghinea, Jean-Thomas Lesueur,<br />

La Roumanie essaye-t-elle de séduire la France dans le<br />

nouveau contexte de son adhésion à l’Union Européenne ?<br />

123<br />

Constantin Viorel Mihai,<br />

Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été –<br />

la Roumanie<br />

137<br />

Sergiu Mişcoiu, Val-Codrin Tăut,<br />

La francophonie comme politique des espaces<br />

linguistiques


Laurent Pochat,<br />

Voyages au cœur de l’incertitude - Réflexions d’un ami du<br />

français<br />

143<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi,<br />

Habib Bourguiba, un homme à la pensée universaliste<br />

161<br />

Partie III<br />

Dossier « Didactologie »<br />

177<br />

Maria Măţel-Boatcă,<br />

Techniques et mécanismes de lecture dans l’enseignement<br />

des langues étrangères<br />

179<br />

Simona Furdui,<br />

La didactique de l’exploitation du texte littéraire<br />

185<br />

Monica Vlad,<br />

Explications lexicales et accès au sens des textes<br />

dans les manuels scolaires récents de français langue<br />

étrangère<br />

193<br />

Annexe<br />

203<br />

Jacques Demorgon,<br />

Recension d’ouvrages récents<br />

205<br />

Jacques Cortès,<br />

Le GERFLINT en 2007<br />

221


Préface<br />

Dorin Constantin Domuţa<br />

Sergiu Mişcoiu<br />

Ce deuxième numéro de <strong>Synergies</strong> Roumanie commence par un<br />

hommage à Edgar Morin puisque nous reprenons ici la conférence<br />

qu’il a prononcée en février 2006, au FIAP Jean Monnet de Paris,<br />

lors du premier colloque international des rédacteurs en chef du<br />

GERFLINT. L’actualité des thèmes, survolés avec une distance et un<br />

détachement que seule l’expérience peut apporter, fera de la lecture<br />

de ce discours un véritable régal.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 7-8<br />

L’édition présente des <strong>Synergies</strong> Roumanie comprend trois dossiers<br />

thématiques, qui correspondent à trois domaines bien distincts. Ainsi,<br />

l’interdisciplinarité demeure le trait principal de notre revue.<br />

Le premier de ces dossiers est consacré à l’Avant-garde littéraire. Il comprend,<br />

excepté les deux articles qui s’occupent de deux thèmes de prédilection de<br />

l’Avant-garde – l’éros et l’utopie - des essais sur des célèbres auteurs avantgardistes<br />

ayant fondé l’école roumaine et l’école russe. Tout en restaurant<br />

l’air de l’époque et, à la fois, tout en demeurant attentifs aux enjeux qui<br />

dépassent le cadre strictement littéraire, les auteurs qui ont contribué à ce<br />

dossier apportent des réponses nécessaires à des questions assez délicates,<br />

mais, encore davantage, posent des questions dignes d’éclaircissement à<br />

travers des contributions à venir.<br />

Inspiré par le Sommet de la Francophonie, qui a eu lieu à Bucarest, en septembre<br />

2006, le second dossier s’occupe du rôle et des perspectives de la Francophonie<br />

à travers le monde. Si la plupart des auteurs insistent sur la différence<br />

spécifique de la Francophonie par rapport aux autres formes de communautés<br />

planétaires ou bien sur les provocations auxquelles la Francophonie doit faire<br />

face à l’époque de la mondialisation, certains contributeurs ont abordé des<br />

thèmes liés à des enjeux régionaux, tels l’article portant sur l’exportation du<br />

message universaliste de la Tunisie de Bourguiba à travers la Francophonie.<br />

7


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 7-8<br />

Dorin Constantin Domuţa, Sergiu Mişcoiu<br />

Un troisième dossier porte sur la Didactologie. Ce dossier comprend trois articles<br />

qui offrent autant de perspectives sur cette discipline. Ainsi le lecteur peut<br />

avoir une vision synthétique complexe sur le sujet en juxtaposant l’analyse des<br />

techniques et mécanismes de lecture, les explications sur le lexique et celles<br />

sur la méthodologie.<br />

Jacques Demorgon, philosophe et sociologue, nous offre une série d’analyses<br />

d’ouvrages récents sur des sujets d’actualité éclairant le grand débat<br />

contemporain. Cette rubrique pourrait devenir régulière dans la revue et<br />

s’ouvrir à des contributions diversifiées de la part des fidèles lecteurs de la<br />

revue.<br />

Enfin on trouvera, dans l’annexe de ce numéro, une présentation détaillée du<br />

GERFLINT en cette fin d’année 2007. On verra ainsi la progression continue d’un<br />

réseau qui compte maintenant dans le monde une trentaine de revues.<br />

A toutes et à tous, bonne lecture !<br />

8


Edgar Morin au GERFLINT<br />

FIAP Jean Monnet de Paris<br />

16 février 2006<br />

Du 16 au 19 février 2006, avec le soutien de la Direction des<br />

Relations Internationales et de la Coopération du Ministère de<br />

l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la<br />

recherche, et en collaboration étroite avec le FIAP Jean Monnet de<br />

Paris, le GERFLINT a organisé son premier colloque international<br />

rassemblant l’ensemble des Rédacteurs en Chef des revues<br />

<strong>Synergies</strong>. Nous rendrons compte, sur ce site, de l’ensemble des<br />

travaux de ce colloque. Voici un résumé de la conférence prononcée<br />

par Edgar Morin et un aperçu du débat auquel cette conférence a<br />

donné lieu.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 9-16<br />

Comprendre<br />

Edgar Morin<br />

Le besoin d’autrui est fondamental en même temps que l’affirmation du moi.<br />

Dans le rapport de sujet à sujet, c’est à partir de sa propre subjectivité qu’on doit<br />

tenter de comprendre la subjectivité d’autrui. Pour cela, sans obligatoirement<br />

parvenir à échapper au centrage (l’égocentrisme), il faut être capable de se<br />

décentrer. Qu’est-ce que notre culture nous a apporté de plus précieux à cet<br />

égard ?<br />

Il se trouve dans les Essais, ce passage extraordinaire sur les cannibales, où<br />

Montaigne nous parle d’Indiens d’Amérique arrivés à Rouen, avec lesquels, par<br />

le truchement de quelque interprète, il avait pu s’entretenir de leurs mœurs.<br />

Il découvre d’abord en eux une double éthique, celle du respect des membres<br />

de la communauté et celle de la bravoure et de la valeur guerrière. Mais il<br />

découvre aussi une coutume cannibale qui amenait ces guerriers à manger<br />

le corps de l’ennemi tué au combat. Coutume barbare sans doute, mais que<br />

dire du comportement des conquérants espagnols qui, lorsqu’ils faisaient<br />

des prisonniers, les enterraient vivant à moitié dans le sol et, entre autres<br />

sévices, leur crevaient les yeux ? Les Indiens mangeaient des hommes déjà<br />

9


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 9-16<br />

Edgar Morin<br />

morts. Les conquérants torturaient à mort des vivants. Il y a ainsi, dans ce<br />

texte de Montaigne, des éléments d’autocritique puisés dans sa culture, dans<br />

sa connaissance des auteurs grecs, dans son pyrrhonisme, mais aussi très<br />

probablement dans sa propre expérience de descendant, par sa mère, de Juifs<br />

convertis, les Maranes, dont il connaissait les persécutions et humiliations dont<br />

ils avaient été l’objet. Il était ainsi capable de comprendre les autres, et,<br />

potentiellement, les esclaves qui ont été victimes de l’Occident.<br />

Cette même capacité de compréhension, on la trouve aussi chez Montesquieu<br />

dans les Lettres persanes où l’on voit qu’il est aussi complexe pour un Persan<br />

de comprendre un Français que l’inverse. Tout ce courant de pensée, on le<br />

sait, a abouti, plus près de nous, à l’anthropologie moderne d’un Claude Lévi-<br />

Strauss.<br />

J’ai conçu mon Ethique comme inséparable de la complexité, chose qui, jusque<br />

là, n’était pas vue. On laissait les penseurs essayer de fonder l’Ethique. Ce n’est<br />

pas mon cas. Je n’ai jamais songé à fonder l’Ethique. Je me suis seulement<br />

demandé quelles peuvent en être les sources. Et pour moi les sources de<br />

l’Ethique sont la Solidarité et la Responsabilité qui sont incluses non seulement<br />

dans la potentialité subjective de chacun mais aussi dans la société. La tragédie<br />

de notre société, c’est d’évidence le résultat d’une grave dégradation de la<br />

Solidarité et de le la Responsabilité.<br />

La complexité, c’est quoi ? Il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions pour<br />

avoir de bonnes actions. Les bonnes intentions peuvent même déterminer,<br />

a contrario, des actions qui vont dans le sens contraire de ce qui est voulu<br />

et peuvent se retourner comme des boomerangs sur la tête de celui qui les<br />

accomplit, chose extrêmement fréquente dans l’Histoire humaine.<br />

La première exigence d’une éthique de la complexité c’est de faire très<br />

attention à ce que j’appelle l’écologie de l’action. Il faut suivre l’action, avoir<br />

une stratégie, être capable de la modifier, savoir qu’elle comporte un pari, non<br />

pas un pari pascalien sur l’existence de Dieu mais sur le fait de savoir si l’on va<br />

réaliser ce que l’on veut, i.e. ce que nous avions l’intention de faire.<br />

La deuxième exigence que j’ai voulu mettre en relief, ce sont les contradictions<br />

éthiques, c’est-à-dire le fait que – et là je citerai une petite histoire qui m’a<br />

beaucoup frappé que m’avait contée Louis Massignon – celle de la femme d’un<br />

Bédouin dont le mari avait été tué au cours d’une vendetta tribale. Le meurtrier<br />

du mari, pourchassé par les frères du mort, arrive à la nuit tombante dans la<br />

tente de cette femme et lui demande l’hospitalité. Cette femme se trouve alors<br />

placée devant deux impératifs : l’hospitalité et son devoir de tuer l’assassin de<br />

son mari. La contradiction est insoluble mais, finalement, elle peut la lever en<br />

offrant l’hospitalité pour la nuit au fugitif et en partant le lendemain, avec ses<br />

beaux-frères, à la poursuite de l’homme qu’elle a hébergé.<br />

Nous avons aujourd’hui beaucoup de contradictions éthiques dans tous les<br />

domaines, surtout avec les développements du monde de la médecine et des<br />

sciences du vivant qui posent des problèmes dans lesquels je n’entrerai pas ici.<br />

10


Edgar Morin au GERFLINT<br />

Mais ce qui précède m’amène à vous dire que la compréhension m’est apparue,<br />

dans mon travail sur l’éthique, comme un point crucial, comme quelque chose<br />

de fondamental. Si nous ne sommes pas capables de nous comprendre les uns les<br />

autres, pas seulement entre gens de cultures, de religions, d’ethnies étrangères,<br />

mais même aussi dans nos universités, dans nos relations de famille, entre frères,<br />

sœurs, parents etc. si donc nous ne sommes pas capables de faire des progrès<br />

dans la compréhension d’autrui (et ces progrès, ne nous le cachons pas, sont<br />

difficiles), le pire est à craindre. S’opposent, en effet, à ces progrès :<br />

- des obstacles psychologiques, dans notre capacité de nous mentir à nous-mêmes<br />

(ce que les Anglais appellent la self-deception), de nous donner le beau rôle ;<br />

- mais aussi des obstacles culturels quand une culture se referme sur elle<br />

même, s’auto-glorifie et en arrive à mépriser les autres cultures.<br />

Ce travail de compréhension est une grande tâche historique, une tâche du<br />

futur. Si nous ne progressons pas dans compréhension, nous ne pourrons pas<br />

progresser en quoi que ce soit dans les relations humaines. Et ce nécessaire<br />

progrès de la compréhension est lui-même inséparable d’une réforme de<br />

pensée, c’est-à-dire d’une réforme développant la capacité de concevoir et de<br />

penser la complexité évidemment aussi dans sa multiple dimension humaine.<br />

Voilà quelques idées que je vous donne en vrac en espérant ne pas avoir trop<br />

abusé de votre temps.<br />

Le débat<br />

Jacques Cortès<br />

Je remercie infiniment Edgar Morin pour cette magnifique introduction à nos<br />

travaux. Nous ne pouvions espérer plus pertinent discours que celui qui nous<br />

invite à aller à la rencontre les uns des autres. C’est ce que tentent, en tout cas,<br />

avec foi, toutes les équipes qui de par le monde, travaillent en collaboration<br />

amicale et fervente dans le cadre du GERFLINT. Comme nous avons la chance<br />

d’avoir encore Edgar Morin pour quelques instants, je suis sûr qu’il se fera un<br />

plaisir de répondre à vos questions. N’hésitez donc pas à vous manifester<br />

Chantal Forestal<br />

Je voudrais témoigner de ce qu’a été pour moi la force de la pensée d’Edgar<br />

Morin. J’ai , en effet, soutenu une thèse sur la systémique pour laquelle j’ai eu<br />

l’occasion de le lire. Je suis en didactique des langues depuis 35 à 40 ans. J’ai<br />

travaillé sur la systémique telle qu’elle apparaît dans les travaux du Conseil<br />

de l’Europe et ce que j’ai été amenée à conclure, c’est que, si l’on est bien<br />

aujourd’hui dans la complexité, c’est toutefois grâce à Edgar Morin que l’analyse<br />

systémicienne a pris une dimension éthique et philosophique. Je voudrais donc<br />

dire, puisqu’il va y avoir deux journées de réflexion sur les revues <strong>Synergies</strong> du<br />

GERFLINT, que j’aimerais qu’on prenne en compte cette dimension éthique et<br />

philosophique pour notre secteur en didactique des langues et des cultures.<br />

11


Je crois, en effet, qu’on a un besoin sérieux de réflexion sur ce que doit être<br />

une compétence culturelle, car, très souvent, la compétence culturelle dans<br />

notre secteur, notamment quand on assiste à des soutenances de thèses, est<br />

simplement oubliée. On a tendance à dire : « l’impétrant a abordé la complexité<br />

comme si la complexité tenait lieu de démocratie. Dans notre secteur, nous<br />

avons énormément de thèses aujourd’hui sur le WEB. Evidemment, le WEB ça<br />

s’ouvre. Puisque les paramètres se multiplient, puisque les informations se<br />

multiplient on devrait pouvoir ouvrir justement à toutes les dimensions de la<br />

culture, mais jamais, dans notre secteur, on n’ose aller jusqu’au bout, c’est-àdire<br />

prendre en charge la dimension éthique et philosophique. Et je souhaiterais<br />

s’il y a une réflexion à mener du côté du GERFLINT, qu’en effet on se pose le<br />

problème des valeurs.<br />

Je participe à un CNU (la 7ème section précisément) où l’on reste dans ce que vous<br />

dites, Monsieur Morin, dans le clivage. La 7ème section de Sciences du Langage<br />

accepte que l’on traite un peu de didactique, qu’on prenne donc en considération<br />

des dossiers en didactique, mais à la condition expresse qu’on ne parle pas de<br />

culture, de peur d’avoir à traiter tous les dossiers d’anthropologie culturelle.<br />

Alors, au moment même où, en France, on doit se poser la question, en FLS et<br />

FLE , des contenus culturels, plus que jamais la 7ème section du CNU s’interdit<br />

d’accorder une qualification aux gens qui osent parler de culture . Je peux vous<br />

dire que ce sont pourtant des candidats qui sont allés à l’étranger, qui savent<br />

ce que c’est que l’interculturel, mais jamais on ne va jusqu’au transculturel.<br />

Alors là je vous remercie, je suis très contente de votre propos parce que déjà<br />

vous posez le problème de la question de l’illimité de la science, mais jusqu’où<br />

ira-t-on ? Nous, à l’heure actuelle, en didactique des langues, c’est l’illimité de<br />

la technologie, le WEB, les nouvelles technologies sont là, tous les dossiers en<br />

nouvelles technologies vont passer parce que ce sont les nouvelles technologies.<br />

Mais les contenus culturels, eux, on les censure. C’est un sentiment de révolte<br />

que j’éprouve et je tiens à en témoigner ici. S’il doit y avoir une ouverture du<br />

GERFLINT, c’est sur le problème des valeurs qu’elle doit se manifester. Oui, de<br />

temps en temps il faut les hiérarchiser et oser parler des contenus culturels.<br />

Est-ce que le GERFLINT va vraiment s’engager dans cette grande ouverture,<br />

parler des contenus culturels, en finir avec l’autoculpabilisation surtout? C’est<br />

le problème que je pose fondamentalement en vous demandant de bien vouloir<br />

pardonner ce discours un peu militant.<br />

Edgar Morin<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 9-16<br />

Edgar Morin<br />

Ecoutez, vous avez pointé dès le début une difficulté qui tourne autour du<br />

mot de complexité. Parce que dans le sens courant du mot de complexité,<br />

quand on l’emploie, c’est en fait pour trahir une incapacité de décrire et une<br />

incapacité de percevoir. Si vous dites « c’est très complexe », ça veut dire<br />

« je renonce à expliquer ». Autrement dit, complexité, mot de plus en plus<br />

utilisé, est un mot de renoncement à la connaissance. Pourquoi ? Parce que<br />

les modes de connaissance que nous avons appris nous rendent incapables de<br />

saisir justement la relation, le complexus. Donc la complexité n’est pas une<br />

réponse, c’est un défi à la connaissance qui vous conduit à un moment donné à<br />

comprendre que le défi n’est pas seulement au niveau cognitif mais au niveau<br />

12


de la pensée, c’est-à-dire au niveau de la façon dont la connaissance ellemême<br />

est traitée et réfléchie. Et, quand vous vous rendez compte que c’est<br />

un défi à la pensée, c’est toute la pensée qui doit être mobilisée y compris<br />

dans sa dimension philosophique et éthique. Autrement dit, relever le défi de<br />

la complexité, si l’on veut suivre le chemin nécessaire et inévitable, conduit à<br />

cette réforme là. D’autre part, je suis très content que vous ayez employé ce<br />

mot de transculturel parce que je veux dire que, à partir du moment où une<br />

culture va s’enrichir d’un emprunt fait à une autre culture, et réciproquement<br />

si la culture qui a donné cet emprunt reçoit quelque chose, le transculturel<br />

devient une sorte de réalité qui englobe les cultures, une réalité qui est encore<br />

fragile, mais je pense que nous sommes entrés dans l’ère du transculturel<br />

et qu’il ne faut pas penser uniquement à l’interculturel. C’est comme pour<br />

l’interdisciplinarité. On parle beaucoup de l’interdisciplinarité, c’est très utile,<br />

mais, à mon avis, il faut avoir une pensée TRANSDISCIPLINAIRE, c’est-à-dire<br />

capable de pouvoir relier les différentes disciplines. Et aujourd’hui, je pense<br />

que nous devons être capables de militer pour quelque chose de transculturel.<br />

Mais il est évident que la difficulté est énorme parce que nous devons réagir<br />

contre tout ce qui nous a été inculqué. Malheureusement, tout ce qui nous<br />

a été inculqué nous rend aveugles et je ne peux terminer qu’en citant Saint<br />

Augustin qui disait : « Malheur aux aveugles qui nous guident ! Malheur à ceux<br />

qui sont guidés par ces aveugles ! ».<br />

Chantal Forestal<br />

Merci ! Je me permets seulement de signaler que transculturel est souvent<br />

confondu avec transnational qui est le plus petit commun dénominateur. Le<br />

problème que pose le WEB dans notre secteur c’est justement qu’il est utilisé<br />

pour être du communiquant sans le sens, sans les valeurs, parce que les valeurs<br />

posent un problème philosophique et éthique qui gêne énormément. Et là notre<br />

secteur a énormément à réfléchir. Il faut éviter le transnational pour ne pas en<br />

rester, dans l’enseignement des langues à : « passe-moi le sel! »<br />

Jacques Cortès<br />

Nous avons dans la salle Jacques Demorgon qui est un brillant sociologue, et<br />

j’imagine, cher Jacques Demorgon, que vous avez quelque chose à nous dire<br />

après avoir entendu Edgar Morin.<br />

Jacques Demorgon<br />

Edgar Morin au GERFLINT<br />

La première chose que je voudrais dire, c’est que je suis content de me trouver<br />

en présence d’Edgar Morin. Je le lis depuis l’époque d’ARGUMENTS , alors,<br />

vous voyez, ça fait un sacré bail, et je n’aurais pas du tout travaillé dans le<br />

sens où je l’ai fait si je n’avais pas été inspiré par les travaux d’Edgar Morin<br />

que j’essaye de prolonger comme je le peux dans telle ou telle direction. Peutêtre<br />

ceux qui ont lu ou qui auront <strong>Synergies</strong> France n°4, verront un article où<br />

j’expose ce qu’est une épistémologie sans frontières. Cela n’existerait pas sans<br />

le travail d’Edgar Morin.<br />

13


Ce que je voudrais dire au point de vue de la réunion qui est la vôtre aujourd’hui,<br />

c’est que je me sens évidemment de plein cœur avec ce qu’a dit Edgar Morin<br />

et ce qu’a dit Madame Forestal parce que je crois qu’il y a un énorme travail<br />

à faire qui ne se fait pas. C’est un travail qui devra obligatoirement se situer<br />

entre l’humain, donc l’unité, et le divers des langues et des cultures, et là je<br />

ne vois pas la possibilité de faire ce travail dont a parlé Edgar Morin si l’on<br />

n’utilise pas ce qu’il a mis en évidence et que moi j’appelle les « antagonismes<br />

adaptatifs », c’est-à-dire que chaque être humain a un certain nombre de<br />

problématiques à régler, des problématiques complexes mais cela veut dire<br />

des choses précises, ça veut dire, par exemple qu’elles sont oscillatoires entre<br />

des directions opposées de notre expérience. Or les directions opposées de<br />

notre expérience c’est finalement quelque chose qui concerne tout le monde.<br />

Dans ces directions opposées de l’expérience, des choix sont faits, des choix<br />

culturels, des choix linguistiques et donc je vois que pour les revues <strong>Synergies</strong><br />

dont le mot est tout à fait fondamental, il y a tout un travail à faire entre tout<br />

ce qui est de l’ordre de l’aventure humaine et tout ce qui est de l’ordre de sa<br />

déclinaison dans ces multiples aventures humaines que sont les langues et les<br />

cultures.<br />

Evidemment je ne peux qu’être effrayé par les références aux attitudes<br />

universitaires que Madame Forestal vient de rappeler et que malheureusement<br />

on connaît beaucoup parce que ces attitudes universitaires détruisent l’humain<br />

mais détruisent aussi l’intérêt de la diversité. Elles détruisent tout. Elles sont<br />

totalement destructrices. On est sans voix devant des phénomènes de ce genre<br />

qui nous atteignent plus ou moins tous et on est obligé de constater que nous<br />

ne répliquons pas assez sur le plan d’un apport de contenu. Je crois qu’il faut<br />

être offensif, il faut absolument que nous publiions, que nous montrions que<br />

tout le travail qu’a fait Edgar Morin doit avoir une déclinaison fantastique, et<br />

vraiment, je serais heureux de participer à un travail où, dans chaque revue<br />

<strong>Synergies</strong> du GERFLINT, on se placerait à l’interface d’un pays et d’un autre,<br />

par exemple France –Italie, France Venezuela , en montrant ce qui est de<br />

l’ordre de l’humain qui est au travail dans chacune de ces cultures et ce qui<br />

est de l’ordre de l’invention que cette culture et cette langue ont pu apporter<br />

aux problématiques humaines. Donc lier les problématiques humaines et les<br />

réponses culturelles singulières des langues et des cultures est un immense<br />

travail pour les revues <strong>Synergies</strong> et c’est pour cela que j’ai souhaité venir<br />

écouter Edgar Morin.<br />

Edgar Morin<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 9-16<br />

Edgar Morin<br />

Merci beaucoup pour votre intervention ? Simplement je voudrais dire<br />

uniquement ceci. Vous avez parlé de l’aventure humaine. Un des grands progrès<br />

de ces ultimes décennies de connaissance est d’avoir découvert que l’aventure<br />

humaine est inconnue. Nous avons cru être dans une aventure connue dont nous<br />

voyons le chemin, le progrès et la direction, mais tout ceci s’est effondré et je<br />

pense qu’il est très important de connaître enfin qu’il y a de l’inconnu.<br />

14


Edgar Morin au GERFLINT<br />

Jacques Cortès<br />

J’ai bien aimé l’intervention de Jacques Demorgon. Je n’en attendais pas moins<br />

de lui. J’ai bien aimé aussi l’intervention militante de Chantal Forestal. Il y<br />

a effectivement quelque chose d’extrêmement inquiétant dans cette volonté<br />

farouche de certains collègues linguistes ou romanistes de ne pas vouloir<br />

reconnaître ce qui peut éventuellement sortir des normes historiques de la<br />

scientificité. On s’est fait au XXème siècle une conception virginale de la<br />

scientificité. Chaque discipline a voulu reconnaître très rigoureusement son<br />

propre territoire, le délimiter, en fixer les frontières infranchissables et tout<br />

cela a été considéré comme tout à fait normal dans un siècle dominé par le<br />

structuralisme. Je pense que Saussure était probablement plus ouvert que l’ont<br />

été certains de ses continuateurs. En tout cas, il n’a pas eu le temps de dire<br />

tout ce qu’il aurait pu dire s’il avait vécu au-delà de 1913.<br />

Les disciplines se sont donc constituées sur une base épistémologique déduite<br />

du Cours de Linguistique Générale. Les Sciences du Langage ont eu le souci<br />

de ciseler leurs concepts, leurs méthodes de travail et de se doter solidement<br />

de frontières indépassables. Et elles l’ont fait avec beaucoup de talent car<br />

on peut dire que le XXème siècle a été illuminé par la Linguistique Générale.<br />

A partir des années 70, on constate toutefois un certain ralentissement de la<br />

créativité de cette science. Pourquoi ? Peut-être parce que le terrain conquis<br />

était désormais tellement bien loti qu’elle s’y trouvait de plus en plus à l’étroit.<br />

Mais les gardiens du temple ont alors redoublé de rigueur. Toute échappée hors<br />

du territoire s’est trouvée sanctionnée et traitée comme un symptôme clinique<br />

de syncrétisme.<br />

Les résultats du passé proche, en effet, exigeaient de se montrer sévère avec<br />

l’innovation. On avait élaboré une bonne phonologie, une bonne morphosyntaxe,<br />

effectué des travaux intéressants et fort stimulants en lexicologie,<br />

des avancées significatives en sémantique etc. C’était la preuve qu’il fallait<br />

maintenir ce cap. Tenter l’aventure sur des territoires encore inconnus, et en<br />

plus pour des actions plus ou moins méprisées (d’ordre didactique) était rejeté<br />

sans examen.<br />

Aujourd’hui, plus le besoin d’ouverture devient manifeste, plus les tenants de<br />

la tradition se barricadent dans leur forteresse. Les héritiers « légitimes » de la<br />

linguistique gèrent encore le temple et entendent protéger la discipline contre<br />

toute velléité d’évolution. Cela, sans doute, n’a pas empêché cette dernière de<br />

s’élargir progressivement mais, pour ce qui concerne la Didactique des Langues<br />

et des cultures, la résistance est plus résolue que jamais.<br />

La belle conférence d’Edgar Morin et les deux interventions qui précèdent<br />

montrent bien que la question qui intéresse désormais le XXIème siècle, n’est plus<br />

essentiellement la description (analyse et présentation) des langues naturelles<br />

(même si ce volet de la recherche doit toujours avoir sa place dans les sciences<br />

du langage). La question vitale aujourd’hui, c’est la communication entre les<br />

hommes, la rencontre de l’autre dont on vient de nous parler magistralement.<br />

15


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 9-16<br />

Edgar Morin<br />

Malheureusement, les Institutions universitaires (comme la 7ème section<br />

du CNU, mais elle n’est pas la seule et je ne veux pas l’accabler car elle<br />

évoluera sans doute. Espérons-le en tout cas) maintiennent - crainte de<br />

l’inconnu ? aveuglement ? entêtement ? - une tradition de moins en moins<br />

crédible puisqu’elle se refuse à admettre l’existence d’un immense territoire<br />

négligé. Il faudra peut-être du temps pour que ces idées s’imposent. Mais elles<br />

s’imposeront finalement. En tout cas, le militantisme de Chantal Forestal - qui<br />

vient de terminer les Etats Généraux du FLE/FLS qui ont rassemblé quantité<br />

de chercheurs de toutes les disciplines et de toutes les catégories socioprofessionnelles<br />

– est un indice de détermination que je salue. Je pense que<br />

nous sommes déjà engagés dans la bonne voie et ce colloque, j’en forme le<br />

vœu, en sera une preuve de plus.<br />

16


<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie<br />

1. Dossier<br />

Avant-garde


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

Corin Braga<br />

Maître de conférences<br />

Faculté des Lettres, Université Babeş-Bolyai<br />

Résumé : Urmuz est considéré par les historiens contemporains de<br />

la littérature comme le précurseur de l’Avant-garde roumaine. Dans<br />

l’article, l’auteur essaye de faire une psychocritique de la littérature<br />

d’Urmuz, de cerner les mécanismes psychanalytiques qui pourraient<br />

expliquer la paralogique de ses récits.<br />

Abstract : Urmuz is considered by the contemporary literature<br />

historians as the forerunner of the Romanian avant-garde. In this<br />

article, the author intends to realize a psycho critique of Urmuz’<br />

literature and to explain the psychoanalytic mechanisms of his<br />

writings.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Mots-clés : avant-garde, imaginaire littéraire, Urmuz<br />

Demetru Demetrescu-Buzau (1883-1923), alias Urmuz, est considéré par les<br />

historiens contemporains de la littérature comme le précurseur de l’Avantgarde<br />

roumaine, de même que Jarry l’a été pour celle française. S’étant suicidé<br />

en 1923, ce modeste juge de province littéraire à ses temps perdus, a écrit peu<br />

et publié encore moins. Son « œuvre » se réduit à moins d’une centaine de<br />

pages, comprenant quelques contes absurdes et fabliaux farfelus, L’entonnoir<br />

et Stamate, Ismaël et Tournavite, Algazy & Grummer, Emil Gayk, Le départ<br />

pour l’étranger, Cotadi et Dragomir, La Fuchsiade. Cependant, malgré les<br />

dimensions minuscules, ses « pages bizarres » sont d’une fraîcheur innovatrice<br />

et d’une force redoutable. Par leur imagination inquiétante, elles préparent la<br />

littérature de l’absurde et la décomposition moderne de l’humain que les avantgardistes<br />

roumains ultérieurs n’ont pas manqué d’apprécier. Dans ce travail, je<br />

vais essayer de faire une psychocritique de la littérature d’Urmuz, de cerner<br />

les mécanismes psychanalytiques qui pourraient expliquer la paralogique de<br />

ses récits.<br />

En général, la critique tend à encadrer les écrits d’Urmuz dans la catégorie<br />

de l’absurde. Les images de sa prose ont l’air d’une mosaïque déroutante et<br />

19


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Corin Braga<br />

dépourvue de sens. Dans son cas, il semble que tous les indicateurs de lecture<br />

mènent à un néant de signification. La logique interne de ses contes a été<br />

réduite à une recette de type Dada, élaborée sur l’agencement aléatoire<br />

des thèmes et des figures. Les critiques roumains de l’entre-deux-guerres,<br />

Perpessicius 1 , George Calinescu 2 , Pompiliu Constansinescu 3 , Tudor Vianu sont<br />

ainsi rentrés dans une impasse de l’interprétation et ont proclamé l’absurde<br />

comme le noyau irréductible des Pages bizarres, au-delà duquel la recherche<br />

d’un principe d’ordre serait vaine. Or il est évident que l’absurde est une<br />

hypothèse critique qui renferme tout, sans rien expliquer.<br />

Ce qu’on constate au premier abord est que la « volonté du paradoxe » est<br />

la seule attitude qu’Urmuz a soutenue constamment. Caricaturiste acharné<br />

de tous les types humains et stéréotypes moraux, professionnels, sociaux et<br />

littéraires, Urmuz a évité, pourtant, de se lancer dans la parodie ultime, celle<br />

de sa propre fiction parodique. Comme un « magister ludi » authentique, il<br />

a maintenu le ton sobre jusqu’à la fin du jeu 4 . On aurait pu s’attendre que<br />

l’écrivain fasse, au moins de temps en temps, de derrière les lignes, un clin<br />

d’œil complice au lecteur. Rien n’y est : la farce s’étend sur le monde entier,<br />

y compris sur les textes des autres, mais jamais sur son propre texte. Ce qui<br />

manque c’est la farce de la farce, celle qui pourrait déconstruire l’échafaudage<br />

absurde et nous indiquer que tout est un jeu innocent et aléatoire.<br />

Cette ténacité du procédé d’insolitation est révélatrice. La conséquence de<br />

l’écrivain avec soi-même indique qu’aucun élément de son univers fictif ne<br />

peut être attribué au hasard, ni même à un hasard calculé et programmatique.<br />

Dans les Pages bizarres, la destruction de la réalité suit une logique ordonnée,<br />

la narration est soumise à un cogito invisible mais rigoureux. L’erreur de la<br />

critique a été de chercher le « fil d’Ariane », le sens dissimulé, au niveau<br />

du texte, dans le plan de la fiction, ce qui n’a pu mettre en relief qu’une<br />

« recette » de type Dada. Mais le cogito se cache ailleurs, dans le sous-sol de<br />

la fiction, refoulé dans ce qu’on pouvait nommer l’inconscient de l’œuvre. Les<br />

critiques ont insisté surtout sur le manque de logique de l’écriture d’Urmuz, en<br />

omettant que ce manque de logique a sa propre dialectique.<br />

Vu d’un œil plus attentif, le monde d’Urmuz cesse d’être une mosaïque<br />

déraisonnable. Il semble plutôt un miroir déformé, qui fonctionne selon des<br />

lois précises de distorsion. Le monde urmuzien est une image anamorphotique,<br />

bâtie sur l’inversion systématique, point par point, du monde réel. Son principe<br />

est paralogique 5 , l’apparence paranoïaque des textes étant le résultat du<br />

renversement systématique des topoï de la pensée habituelle. Trouver le cogito<br />

de cet univers imaginaire se réduit à établir l’angle de réfraction sous lequel la<br />

réalité est introduite dans l’œuvre.<br />

Ainsi que, si l’univers fictif évoque une conscience en décomposition, le<br />

monde réel joue le rôle d’un inconscient (de l’œuvre) tout à fait cohérent.<br />

Les bizarreries d’Urmuz sont plus que le résultat d’un jeu gratuit. Véritables<br />

anamorphoses, elles respectent la syntaxe des choses réelles. Le point de<br />

passage où se produit la déformation des éléments de l’univers réel se trouve<br />

en-dessous l’univers imaginaire. Il reste invisible si on essaye de le cerner en<br />

20


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

regardant de l’intérieur de l’œuvre. Toutefois sa position peut être approximée<br />

à partir de ses résultats littéraires.<br />

Tenant compte de cette situation, une lecture phénoménologique ou<br />

thématique des Pages bizarres est inefficace, car les objets, les personnages,<br />

les comportements et les situations réunis sous le signe du même thème restent<br />

incongrus. L’affinité des images n’est pas syntagmatique, mais paradigmatique.<br />

Tout comme la limaille de fer, elles sont organisées à la surface du texte par<br />

un « aimant sémantique » situé dans le sous-texte. L’explorateur de l’imaginaire<br />

urmuzien doit refaire le trajet parcouru par une « histoire » réelle, à partir du<br />

moment où celle-ci prend naissance dans « l’inconscient » du laboratoire de<br />

création, c’est-à-dire dans le monde normal, jusqu’à son apparition transfigurée<br />

dans la « conscience » de l’œuvre, sous la forme d’un conte bizarre.<br />

La scission entre le niveau de la réalité et celui de la fiction est irréductible.<br />

Urmuz interdit systématiquement l’accès dans l’œuvre à tout événement ou<br />

personnage qui n’a pas subi une purification convenable. Les Pages bizarres<br />

tendent à un degré zéro de la mimesis. Les centaines de brouillons que Sasa<br />

Pana raconte avoir vues, après la mort d’Urmuz, dans un coffre de l’auteur 6 ,<br />

refaisaient à l’infini les mêmes images, modifiant avec une insistance maladive<br />

les mêmes textes – environ quarante pages. Cette exigence exagérée envers ses<br />

écrits dénonce un besoin compulsif. La déformation programmatique de l’image<br />

par rapport à son référent mesure la distance que l’écrivain veut instaurer entre<br />

la fiction et la réalité. Urmuz recourt à un refoulement massif du monde réel,<br />

en le séparant nettement du monde fictif. Pour lui, le quotidien c’est l’enfer,<br />

l’espace souterrain, tératologique, angoissant. Les miroirs déformés, de foire,<br />

des Pages bizarres, reflètent, d’une façon cauchemardesque il est vrai, mais<br />

toutefois féerique, les figures des gens du monde réel.<br />

Malgré l’image grotesque et ridicule que ces miroirs offrent, ils construisent<br />

quand même un univers catoptrique, situé de l’autre côté du réel. C’est<br />

vrai, cet univers parallèle n’est pas « un azur purifié », comme dit le poète<br />

hermétique Ion Barbu, mais plutôt un panopticon terrifiant. Et néanmoins<br />

il réussit à accomplir, par le processus même de la réflexion, une fonction<br />

cathartique. Même si le processus de purification n’est pas une idéalisation<br />

mais une caricature, le monde reflété dans le miroir perd, en rapport avec<br />

le monde quotidien, son poids matériel, sa turpitude. En écrivant, Urmuz<br />

construit un univers compensateur, où il peut, en corrigeant « les imperfections<br />

du démiurge », remodeler les hommes selon sa propre vision, tels qu’ils « aurait<br />

dû être et auraient pu être ».<br />

Du peu de données biographiques qui existent sur Urmuz nous apprenons que<br />

l’écrivain, tout comme Kafka, a été accablé par l’imago du père 7 . Pour lui, le<br />

monde quotidien était l’univers du père, et les sommations sociales répétaient<br />

les principes du sur-moi incarné par le père. Vraisemblablement, c’est pour se<br />

libérer de ces pressions qu’Urmuz a choisi l’évasion dans l’art. Le fils a laissé au<br />

père le monde réel et s’est réfugié dans celui de la fiction.<br />

21


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Corin Braga<br />

En écrivant, Urmuz refuse le principe de réalité et s’installe dans celui du plaisir<br />

fantasmatique. Pour lui, l’œuvre se charge du rôle de la conscience (littéraire),<br />

alors que la réalité est rejetée au sous-sol de l’inconscient (littéraire). Dem.<br />

Demetrescu-Buzau se métamorphose en Urmuz, l’homme abandonne son nom<br />

et son identité sociale pour un pseudonyme et une identité auctoriale. La<br />

logique angoissée du quotidien est mise en opposition avec la conséquence<br />

paralogique libératrice des Pages bizarres. Les figures qui peuplaient le milieu<br />

de Demetrescu-Buzau, modestes fonctionnaires de tribunal, sont exorcisées<br />

par les figures condensées de Grummer, Algazy, Ismael, Turnavit, Dragomir.<br />

Les gens réels, en apparence invisibles, mais impossible à éviter, égoïstes et<br />

agressifs, hypocrites et immoraux, sont transformés en poupées amusantes<br />

et inoffensives, qu’on peut déglinguer, punir, approprier. L’acte de l’écriture<br />

devient une anabasis par laquelle Urmuz brise la sphère de l’enfer quotidien et<br />

se dirige vers un air enfin respirable. En traversant le miroir, l’écrivain perce<br />

au pays des merveilles. L’univers des Pages bizarres est, tout comme les contes<br />

fourbes de Lewis Carroll, une région féerique bâtie sur une anxiété liminale.<br />

Trouver le cogito de ces textes suppose donc suivre les trajets compliqués par<br />

lesquels le monde réel est transposé dans l’œuvre. En tenant compte de la<br />

distance bien calculée entre la réalité et la fiction, on peut affirmer qu’Urmuz<br />

a élaboré une série cohérente de procédés de transfiguration, renvoyant aux<br />

mécanismes de censure que la conscience applique au rêve 8 (à la différence<br />

près que, dans le cas de l’écrivain roumain, la réalité correspond au matériel<br />

refoulé et la fiction aux pensées acceptées dans la conscience).<br />

Le plus simple procédé qu’une psychanalyse de la poétique d’Urmuz met<br />

en évidence est la déformation primitive des sens des objets transposés de<br />

l’univers réel dans le monde fictif. « La traversée du miroir » coïncide avec une<br />

déviation des processus sémiologiques. En élaborant ses images, Urmuz modifie<br />

l’algorithme de la production du sens. Simplifiant, on peut apprécier que sa<br />

méthode est la lecture littérale des signifiants et la lecture au propre des<br />

sens figurés. De ce point de vue, les Pages bizarres renvoient à un phénomène<br />

linguistique primitif, qui déroute par sa simplicité même. Elles sont écrites<br />

comme si l’écrivain avait perdu la capacité de distinguer le signifiant du signifié,<br />

par une amnésie sémiotique délibérée. Évidemment, ce primitivisme, de même<br />

que celui des artistes du début du XX e siècle, n’est pas ingénu, il tient d’un<br />

certain raffinement porté jusqu’à la perversion ou à la névrose.<br />

Dans l’œuvre d’Urmuz, l’arbitraire du signe linguistique, qui caractérise la<br />

relation entre le signifiant et le signifié, est déjà ébranlé à son niveau élémentaire,<br />

phonétique et graphique. En se concentrant sur les caractéristiques mêmes des<br />

signifiants, des mots et des noms, Urmuz procède à un travail de synesthésie<br />

compliqué, semblable à celui par lequel Rimbaud déduisait l’anatomie sensorielle<br />

des Voyelles. La disposition spatiale des mots, la graphie des lettres, l’acuité<br />

ou la gravité des sons, la rudesse ou la musique des syllabes sont écoutées<br />

attentivement par l’écrivain. Urmuz laisse l’énergie interne des signes refluer<br />

dans les veines de son inconscient, pour lui provoquer des irisations et des<br />

scintillements, qu’il s’empresse de surprendre sur la rétine de l’imagination.<br />

La fantaisie urmuzienne fonctionne comme une « chambre à boules », qui<br />

22


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

permet aux scientifiques de découvrir les radiations cosmiques d’après les<br />

traces qu’elles laissent dans le nuage de vapeurs. Les portraits des personnages<br />

ne sont que les images développées de ces trajets synesthésiques imprévus.<br />

En partant des suggestions d’un nom, l’écrivain matérialise et assemble les<br />

composantes anatomiques de quelques figures plus ou moins arcimboldesques.<br />

Voilà une radiographie possible du personnage Algazy. Urmuz construit le<br />

portrait de son protagoniste à partir de son nom, prenant la liberté de ne pas le<br />

représenter tel que nous « le connaissons en réalité », mais « d’après les images<br />

provoquées par la musicalité spécifique [du nom] – le résultat des impressions<br />

sonores qu’elles [les lettres] produisent à l’intérieur de l’oreille ». Au premier<br />

contact, le nom « Algazy », assez inhabituel pour la langue roumaine, attire<br />

l’attention par la dureté métallique des dernières deux lettres. Sons exotiques<br />

pour le roumain, la sifflante z et la semi-consonne y font allusion à un paysage<br />

nordique, froid et humide, créant une impression de rupture, de métal<br />

égratigné, de vent qui souffle par les grillages, de bourrasque. En tout cas, la<br />

terminaison du nom n’est pas ouverte par une voyelle, mais elle n’est pas non<br />

plus fermée par une consonne, ce qui lui confère la modulation d’un murmure<br />

souterrain, englouti par une caverne profonde, qui s’efforce de remonter à la<br />

surface. En même temps, la valeur semi-vocalique du y entre-ouvre un horizon<br />

exigu, comme une tache de lumière au bout d’un tunnel. La syllabe zy produit<br />

la même impression qu’une fenêtre à barreaux par laquelle on regarde de<br />

l’intérieur d’une cellule immergée, ou le couvercle d’une bouche d’égout de<br />

l’intérieur de laquelle on entrevoit le ciel du crépuscule.<br />

Ainsi on ne s’étonnera pas qu’Algazy soit « composé » d’un « décrottoir<br />

clôturé avec du fil de fer barbelé ». Encore ce décrottoir est-il « vissé sous son<br />

menton », c’est-à-dire au niveau du cou, l’endroit d’où les sons finaux expirent<br />

comme sortant d’une cave, mais aussi le seuil entre le corps et la tête, entre<br />

les désirs instinctuels qui montent du plexus et la lucidité transparente du<br />

cerveau. Le décrottoir symbolise la censure qui réprime les accès de colère<br />

et de violence, les pulsions tyranniques : « enlevé, le décrottoir l’aidait à<br />

résoudre tous les problèmes difficiles concernant le nettoyage et la tranquillité<br />

de la maison... ».<br />

Cependant la partie initiale du nom Algazy a une toute autre tonalité. Après<br />

l’éteinte de la sonorité aiguë, violente, de la syllabe zy, la tonalité de base<br />

donnée par les deux premières syllabes revient, douillette et veloutée,<br />

amortissant la sensation de stridence. Les deux a créent une luminosité<br />

d’après-midi oriental, dont l’azur est adouci par la sonorité laiteuse, de nuage<br />

duveteux, de la consonne l. En déclenchant une réminiscence linguistique,<br />

celle de l’article arabe al, le deux premières lettres matérialisent l’image d’un<br />

turc balkanique, goguenard et pittoresque, un Nasdine Hodgea aperçu à travers<br />

le brouillard d’un passé désuet, oublié.<br />

En transposant ces suggestions dans le caractère du personnage, Algazy sera un<br />

individu cocasse et ironique, mais en même temps âgé et décrépi. La suggestion<br />

de vieillesse est soutenue par la musique solaire de la voyelle a, qui suggère un<br />

rayon blanc de lumière, ou une longue mèche grisonnée, modulée en longueur<br />

23


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Corin Braga<br />

par la consonne l et « peignée » par la consonne g. L’impression latente de<br />

mollesse des deux premières syllabes se dépose lentement sur le nom entier,<br />

comme une barbe épaisse qui glisse doucement sur les barreaux d’un grillage.<br />

Finalement, le portrait déduit du nom d’Algazy est le suivant : « Algazy est<br />

un bonhomme vieux et sympathique, édenté, radiant, avec une belle barbe<br />

ouatée, soigneusement peignée sur un décrottoir vissé sous son menton et<br />

clôturé avec du fil de fer barbelé... »<br />

Les noms des personnages d’Urmuz sont comme une musique à programme.<br />

Par différentes associations synesthésiques, ils engendrent une sorte de plasma<br />

imaginaire, qui peu à peu prend les contours d’un visage humain. D’après<br />

Urmuz, le rôle de l’écrivain est d’assumer l’effort démiurgique de corriger les<br />

bavures de Dieu, qui « se préoccupe peu de ce que les objets de la création […]<br />

correspondent, par leur forme et dynamisme, au nom qui leur fut assigné ».<br />

Dans son univers « secondaire », fictionnel, l’écrivain est le maître absolu<br />

du Logos créateur. La méthode de lecture directe des noms, c’est-à-dire des<br />

signifiants, permet au créateur de transposer en images, tel un sismographe<br />

hypersensible, chaque inflexion sensorielle ou intuitive du Mot.<br />

Les critiques ont observé que les Pages bizarres parodient les physiologies<br />

littéraires à la mode pendant la seconde moitié du XIX e siècle 9 . Toutefois, la<br />

distorsion parodique ne s’applique pas au genre littéraire lui-même, pour<br />

le déconstruire ou le détruire, mais aux « types » pris pour personnages.<br />

La démarche d’Urmuz reste celle d’un physiologue, qui observe les traits<br />

physiques, moraux et comportementaux des types humains. La différence est<br />

que ces traits sont recomposés et recombinés d’une manière caricaturale, dans<br />

des portraits « cubistes ». L’analyse n’est pas centrée sur des typologies réelles<br />

ou réalistes, le proxénète, l’usurier, le musicien, le militaire, le délateur etc.,<br />

mais sur leurs images burlesques, Ismael, Algazy, Fuchs, Gayk, Turnavitu, nées<br />

après la « traversée du miroir ». Par une telle sublimation, les types réalistes<br />

respectifs sont réduits à des figures arcimboldesques, tels qu’ils « auraient dû<br />

être ».<br />

Il faut souligner encore une fois que la sublimation à laquelle Urmuz soumet<br />

le monde réel, bien que cathartique comme processus, donne naissance à une<br />

dystopie. L’écrivain impose à l’humanité une dialyse qui isole ses composantes<br />

les plus misérables et promiscues. Dans les portraits de ses personnages, Urmuz<br />

ne retient que les traits grotesques et bestiaux, qui tendent au zoomorphisme<br />

et, à la limite, à la réification. D’ici l’aspect mécanomorphe de ses figures,<br />

leur anatomie absurde, où les traits de caractère et les caractéristiques<br />

psychologiques se matérialisent en organes et en éléments physiques.<br />

L’interprétation littérale du signifiant des noms, à travers des analogies<br />

synesthésiques, est un premier processus créateur, qui permet à l’auteur de<br />

dégager les noyaux caractériels de ses personnages. Pour pouvoir conférer<br />

vie, gestes, mouvements, comportements, tics, à ces personnages, Urmuz fait<br />

ensuite appel à un second procédé sémiotique : l’interprétation littérale des<br />

métaphores qui pourraient décrire ces gestes et attitudes. L’écrivain choque<br />

ses lecteurs par une lectio ad litteram, par une lexicalisation des tropes dans<br />

24


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

des cas où, habituellement, la langue exige une lecture figurée. On peut<br />

mettre en évidence la différence spécifique d’Urmuz en comparant son usage<br />

des métaphores avec celui d’autres écrivains de la même époque. Prenons par<br />

exemple le poète romantique Mihai Eminescu, qui traite les patriotes vantards<br />

comme des « piliers d’estaminet ». Le sens métaphorique péjoratif est évident.<br />

En revanche, on est en droit de penser qu’Urmuz, s’il s’était proposé de réécrire<br />

le poème d’Eminescu comme un fabliau bizarre, aurait probablement imaginé<br />

un personnage fusiforme, sculpté et paré de feuilles factices, en bois verni,<br />

soutenant sur la tête le plafond d’un bistro.<br />

Il l’a fait d’ailleurs, en lisant littéralement une métaphore analogue :<br />

« Longtemps, Tournavite ne fut qu’un simple ventilateur dans divers cafés<br />

poisseux, levantins, rue Covaci et Gabroveni. Ne pouvant plus supporter les<br />

mauvaises odeurs qu’il était obligé d’y respirer, Tournavite fit de la politique : il<br />

réussit ainsi à être nommé ventilateur d’État à la cuisine du poste de pompiers<br />

de Radu-Vodă ». Le glissement brusque de la métaphore en catachrèse a dérouté<br />

même les critiques, qui ont dit que « le deuxième terme [de la comparaison],<br />

aberrant, contient une absurdité ». Le scandale du non-sens naît du fait que<br />

les deux termes de la métaphore (le délateur et le ventilateur) ne sont plus en<br />

rapport d’homologie, mais de substitution.<br />

Le monde d’Urmuz est un monde plat, de bandes dessinées, dont la profondeur<br />

tridimensionnelle (du symbolisé) a été écrasée sous la surface bidimensionnelle<br />

(du symbolisant). Mais, si nous nous hasardons à reconstruire la profondeur du<br />

miroir, derrière le monde fictif de la surface de l’œuvre resurgit le monde réel<br />

sous-jacent 10 . Ce qui, au premier contact, peut sembler dépourvu de logique<br />

ou conduit par une paralogique, à un second regard pourrait être « redressé »<br />

(dans le sens où on « redresse » une image anamorphotique) et reconstitué<br />

selon les lois d’une logique parfaitement compréhensible. Interprété en delà de<br />

la surface de la fiction, du point de vue de la réalité refoulée, Tournavite est un<br />

intriguant qui « fait tourner » les cancans, les commérages et les dénonciations,<br />

mais finit asphyxié par « les mauvaises odeurs qu’il était obligé d’y respirer ».<br />

Retiré de sa mission d’informateur, il prend refuge au Service de sécurité de<br />

l’État qui coordonne ce type d’actions.<br />

C’est à ce moment que Tournavite fait la connaissance d’Ismaël, qui l’engage<br />

comme « chambellan » à ses « blaireaux ». Ce qui suit est en apparence une<br />

histoire innocente et drôle sur l’activité des deux associés dans l’élevage de<br />

blaireaux. Mais si nous reconstruisons la profondeur de la catachrèse, nous<br />

y percevrons la métaphore originelle, selon laquelle les blaireaux sont des<br />

prostituées. En partant d’une telle lecture, le conte absurde (le monde fictif)<br />

se défait et dévoile son point de départ (le monde réel). Le fabliau devient<br />

lugubre et vénal. La pépinière de blaireaux n’est autre chose qu’une maison<br />

à lampadaire rouge. Dans ce « trou » obscur de Dobroudja, Ismaël « élevait »<br />

« des blaireaux » spécialement sélectionnés et, « lorsqu’ils atteignaient l’âge<br />

de seize ans et avaient les formes à peu près pleines, il les déshonorait tous l’un<br />

après l’autre, sans aucun remords, à l’abri du Code pénal ».<br />

25


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Corin Braga<br />

De Dobroudja, les « blaireaux » sont transportés à Bucarest. Ismaël en choisit<br />

un, le plus beau, pour le « promener en zigzag rue de l’Arionoaïa », « attaché<br />

au bateau par un câble au chanvre » et, la nuit, « le manger tout cru et vivant,<br />

avec du jus de citron ». Pour renforcer sa domination culinaire (à lire virile),<br />

Ismaël recourt à un rituel érotique pervers et humiliant : il sollicite Tournavite<br />

d’aller à leur rencontre et « de marcher (sans le faire exprès !) sur la queue<br />

du blaireau afin de pouvoir lui présenter, par la suite, mille excuses pour sa<br />

maladresse ; puis, caresser Ismaël sur sa robe, avec une houppe trempée dans de<br />

l’huile de chanvre, en lui souhaitant beaucoup de bonheur et de prospérité ».<br />

Les goûts et les habitudes sexuelles d’Ismaël sont d’ailleurs assez compliqués,<br />

puisque le proxénète est composé seulement d’« yeux, favoris et une robe »<br />

et l’hiver « son plus grand plaisir est celui de se vêtir d’une robe de gala, faite<br />

d’une couverture de lit aux grandes fleurs rougeâtres, et de s’accrocher aux<br />

pots de Cocagne de diverses fêtes, avec le but unique d’être offert par les<br />

organisateurs comme récompense et d’être partagé par les ouvriers... ».<br />

L’histoire bizarre d’Urmuz suggère même qu’à la base du caractère déviant du<br />

personnage se trouve un conflit œdipien, kafkaïen plutôt. On en apprend que<br />

la plus grande partie de l’année Ismaël « est conservé en bocal, dans le grenier<br />

de la maison de son père chéri, un vieillard sympa au nez passé par la presse<br />

et entouré d’une petite palissade en verges. On dit que le père, à cause d’une<br />

effusion parentale exagérée, enferme ainsi son fils pour le protéger des piqûres<br />

des abeilles ». Cultiver « les blaireaux », pendant les trois mois annuels de<br />

sa libération de « la palissade en verges » paternelle, représente une activité<br />

compensatrice et un geste de révolte de la part du fils.<br />

Conformément à sa vocation, Tournavite devient rapidement le confident et<br />

même l’instrument d’Ismaël. Une fois par an, il prend la « forme d’un bidon »,<br />

pour que son patron y « déverse » ses ressentiments. Lorsqu’il est « plein de<br />

pétrole jusqu’au bord », « le chambellan » entreprend un voyage « aux îles » de<br />

Majorque et Minorque, où il accroche « un lézard » (c’est-à-dire une délation)<br />

à la poignée de la lieutenance du Port. Pendant un de ces voyages, Tournavite<br />

attrape « un rhume effroyable » (maladie professionnelle !) et au retour il<br />

infeste tous les « blaireaux ». Jeté à la porte, sans emploi, il se suicide, non<br />

pas avant de s’être vengé d’Ismaël, en lui volant et en lui brûlant les « robes »<br />

avec son propre « gaz ». Dénoncé, Ismaël « perd la face » (chose grave pour<br />

quelqu’un composé seulement d’yeux, de favoris et d’une robe). Il est obligé<br />

de quitter les affaires et de se retirer « à l’entrée de la grotte aux blaireaux »,<br />

où dorénavant il mènera une vie végétative.<br />

Il n’y a donc pas d’« absurdités » dans le monde fictif qui n’aient pas de<br />

corrélatif logique dans le monde réel. La relation anamorphotique établie entre<br />

le référent quotidien et l’image bizarre constitue la censure même qu’Urmuz<br />

impose à la réalité lors de la conversion de celle-ci en fiction. Racontées comme<br />

des fabliaux grotesques, les bassesses du monde cessent d’être déplaisantes et<br />

deviennent plutôt comiques. L’autonomie ludique de ces figures patibulaires<br />

suggère que le but principal de l’art urmuzien n’est pas le pamphlet, c’està-dire<br />

la lutte avec le mal social et moral, mais la transfiguration, à voir la<br />

26


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

catharsis symbolique du laid.<br />

Pour élaborer cette poétique anamorphotique, Urmuz recourt, à part les<br />

procédés de déformation sémiotique, à des procédés de distorsion sémantique<br />

aussi. Sans avoir connu les théories de Freud, Urmuz applique, au niveau de<br />

la création imaginaire, les mêmes principes que le père de la psychanalyse<br />

identifiait dans la constitution des rêves : la condensation, le transfert, la<br />

transformation des idées en images visuelles et l’élaboration secondaire 11 .<br />

Urmuz crée les portraits de ses personnages par une condensation caricaturale.<br />

Par la lecture littérale des sons, des images et des métaphores, il avait réussi<br />

à matérialiser les principaux traits caractériels de ses protagonistes. Par<br />

la condensation, il combine ces traits dans un portrait figuratif. Grâce à la<br />

procédure de sélection et de condensation, les modèles humains de la réalité<br />

courante sont transposés, par quelques coups de pinceau très précis, dans le<br />

monde fictif. L’anatomie d’Ismaël se réduit à deux yeux, des favoris et une<br />

robe. Le musicien Fuchs constate « avec regret que deux des sons dont il était<br />

composé sont en train de s’altérer et de dégénérer, à la longue, l’un en une<br />

paire de moustaches avec des lunettes, l’autre en parapluie ; tous les deux,<br />

de pair avec le seul sol dièse qui lui restait, finirent par lui donner sa forme<br />

précise, définitive et allégorique » (La Fuchsiade).<br />

Urmuz invente une autre partie des composantes anatomiques de ses<br />

personnages par le transfert de l’accent d’un organe tabou à un objet. C’est le<br />

cas du décrottoir d’Algazy, ou du bec en bois aromatique et de la « vessie grise,<br />

de caoutchouc, montée un peu en dessus des fesses » de son associé Grummer<br />

(Algazy & Grummer). Bilieux, Grummer passe la journée avec le bec introduit<br />

dans un trou du plancher, à l’exception des moments où il arrive à entraîner<br />

les clients dans des discussions diverties. C’est pendant ces bavardages que,<br />

brusquement, « quand bon lui semble, il les frappe deux fois avec le bec dans<br />

la panse, jusqu’à ce que ceux-ci sortent dans la rue en fuyant, hurlant de<br />

douleur ». Cotadi possède à son tour un piano monté au-dessus des fesses,<br />

qu’il utilise comme pissoir, pour lui et pour les « clients habituels du magasin »<br />

(Cotadi et Dragomir). Quant à Fuchs : « Plus tard, à la puberté – dit-on – chez<br />

Fuchs se développèrent des organes sexuels qui n’étaient qu’une jeune et<br />

exubérante feuille de vigne » (La Fuchsiade). Le correspondant féminin de<br />

la feuille de vigne virile est « l’entonnoir rouillé » qu’un groupe de Driades,<br />

Néréides et Tritons font sortir du fond de la mer, tel « un superbe coquillage<br />

en nacre », pour distraire le philosophe Stamate de ses chastes méditations<br />

intellectuelles (L’entonnoir et Stamate). La tête du même Stamate est<br />

représentée par « une bibliothèque en bois de chêne, toujours bien enveloppée<br />

en draps mouillés... »<br />

Le troisième processus, la conversion des idées en images visuelles, réifie la<br />

vie mentale et affective des personnages, transformant leurs pensées en objets<br />

familiers et organes anatomiques. Le plus souvent, les liaisons familiales sont<br />

symbolisées par des ficelles et des câbles. La famille Stamate vit attachée à un<br />

pieu. Quand Stamate prend la décision de quitter sa femme pour se dédier à<br />

« l’entonnoir » (« le seul être de sexe féminin muni d’un tuyau de communication<br />

27


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Corin Braga<br />

qui lui permettait de satisfaire simultanément ses désirs amoureux et les intérêts<br />

supérieurs de la science »), il coupe « chaque nuit, aux ciseaux, les ficelles qui<br />

l’attachaient au pieu ». Toutefois, quand il apprend que son fils, Bufty, à pris<br />

l’habitude de plonger à son tour dans l’entonnoir, comme par un « trambouline<br />

conçue exprès à ce bout », Stamate décide, « avec ses dernières forces, de se<br />

rattacher tout seul au pieu » (L’entonnoir et Stamate). Dans Le départ pour<br />

l’étranger, l’Épouse ambitieuse et mesquine, apprenant que son mari est sur le<br />

point de s’embarquer pour partir à la recherche d’une « phoque », le ramène à<br />

terre en se servant d’une amarre (« le sentiment irrépressible de la paternité »).<br />

Ismaël aussi promène son « blaireau » « étroitement attaché au navire avec un<br />

câble de chanvre » (Ismaël et Tournavite).<br />

C’est toujours par un processus de conversion du spirituel au matériel que<br />

l’acte de lire une poésie prend la forme d’une consommation alimentaire des<br />

poèmes. Grummer, à l’insu d’Algazy, mange « tout seul à la dérobée » des<br />

restes et des débris de poèmes, jusqu’à ce que son associé l’oblige à vomir<br />

toute la littérature ingurgitée (Algazy & Grummer). Le grand monde, l’ailleurs,<br />

le monde d’après, le Nirvana, tous ces espaces métaphysiques s’avoisinent,<br />

dans le quartier de Stamate, avec « l’épicerie du coin ». Ils sont si concrets que<br />

les membres de la famille Stamate y « lancent des boulettes en mie de pain ou<br />

des épis de maïs ». Puisque le protagoniste de ce « roman en quatre parties »<br />

qu’est L’entonnoir et Stamate est un philosophe, le processus de conversion<br />

fonctionne à double sens, de l’idée à la matière et inversement. Ainsi, dans la<br />

maison de Stamate, « une table sans pieds, au milieu, selon les calculs et les<br />

suppositions, supporte un pot qui contient l’essence éternelle de ‘la chose en<br />

soi’, une gousse d’ail, une petite statue qui représente un prêtre (d’Ardeal),<br />

une syntaxe et....un pourboire de 20 lei ».<br />

Finalement, Urmuz utilise aussi un procédé qu’on peut considérer comme<br />

équivalent au concept psychanalytique d’élaboration secondaire. Freud soutient<br />

que l’élaboration secondaire « annule l’aspect d’absurdité et d’incohérence du<br />

rêve et finit par lui donner l’aspect d’un récit intelligible » 12 . Par ce processus,<br />

les données immédiates du rêve sont organisées en un tout à peu près cohérent,<br />

quoique assez étrange. Dans le cas des Pages bizarres, les objets et les figures<br />

saisis du monde réel et anamorphosés dans le monde fictif sont disposés sous<br />

la forme d’une narration apparemment absurde. Urmuz substitue à la logique<br />

du réel une paralogique fantaisiste. Le poème Chroniqueurs offre une belle<br />

démonstration de l’incongruité des deux logiques : imitant la structure classique<br />

d’une fable, il réussit à la dynamiter point par point. Le résultat est un jeu de<br />

mots et de sens qui, précisément, ne fait aucun sens.<br />

Malgré la technique des associations libres, dadaïstes, la prose d’Urmuz ne cesse<br />

de fonctionner selon un principe d’élaboration secondaire. Le plus souvent, ce<br />

procédé se matérialise par l’introduction d’un code linguistique, qui réinvestit<br />

chaque mot d’un sens nouveau et introduit une cohérence secondaire, qui<br />

parasite et se substitue à la cohérence de l’histoire réelle. Dans La Fuchsiade,<br />

Urmuz propose comme code de lecture la terminologie musicale, ce qui fait<br />

que les péripéties érotiques du protagoniste prennent la forme d’une partition<br />

mélodique. Fuchs est obligé de naître « par une des oreilles de sa grand-mère,<br />

28


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

puisque sa mère n’avait pas d’oreille musicale... ». Il s’inscrit immédiatement<br />

aux cours du Conservatoire, où il reste pendant trois années « caché au fond<br />

d’un piano ». Quand il va se coucher, « il se ferme avec deux clés musicales »<br />

et « s’endort allongé sur les portatifs, bercé par des harmonies angéliques ».<br />

Quand il est saisi par le charme mystérieux de la nuit, il commence à « pédaler »<br />

au piano, voyageant sur « ce bizarre moyen de locomotion ». Échoué dans une<br />

maison de tolérance, il se cache pudiquement dans le piano et n’en sort que<br />

les mains, pour jouer magistralement une multitude de concerts, fantaisies,<br />

études et sonates. Émerveillée, Vénus elle-même lui tend un « escalier de soie,<br />

en forme de portatifs ». Prenant la forme d’un « accord parfait », Fuchs vole<br />

en Olympe, « porté par les ailes fortes de son inspiration de compositeur ». En<br />

tête à tête avec Vénus, saisi par la timidité, « d’un sforzando il pénétra dans<br />

le petit trou du lobe de l’oreille droite de la Déesse ». Scandalisés, les dieux<br />

le chassent en le bombardant d’une « grêle de dièses et bécarres », d’« une<br />

pluie de dissonances et d’accords irrésolus, de cadences évitées, de relations<br />

fausses, de trils et surtout de pauses ». « D’autres dieux, plus malveillants, lui<br />

jetèrent des tubas, des harpes éoliennes, des lyres et des cymbales et, pour<br />

comble de la vengeance, les partitions d’Actéon, Polyeucte et la III e Symphonie<br />

d’Enesco ». Excommunié, Fuchs rentre chez lui « en pédalant avec énergie et<br />

sans cesse » à son piano et il se perd « à jamais au milieu de la nature grandiose<br />

et illimitée ».<br />

Le conte Emil Gayk est construit de la même manière. Les tribulations<br />

amoureuses du protagoniste avec sa nièce sont narrées dans un code linguistique<br />

militaire. Gayk est un individu « bien pointu à ses deux bouts et courbé tel un<br />

arc », qui a sur son épaule gauche « une porte arme », cache sous son oreiller<br />

une mitrailleuse et est inspiré par « des muses en bottes ». Sa nièce n’hésite<br />

pas à lui exiger « la garantie de l’accès à la mer. Comme réponse, Gayk se<br />

précipita immédiatement sur elle et la picora plusieurs fois ; ce qu’elle trouva<br />

contre tout principe international et, sans avis préalable, elle se considéra<br />

en état de guerre, guerre qui les sollicita plus de trois ans et sur un front de<br />

presque sept cents kilomètres. » La confrontation finit avec un « échange de<br />

prisonniers » et « une paix honteuse ». Les autres contes d’Urmuz portent à<br />

leurs portatifs des clés de lecture semblables. Algazy & Grummer fait appel<br />

au langage des commerçants, L’entonnoir et Stamate évoque le jargon des<br />

philosophes velléitaires, etc.<br />

À la limite, on pourrait soutenir que les textes de Dem. Demetrescu-Buzău ne<br />

sont que des allégories. Mais ce qui sépare les Pages bizarres des paraboles<br />

proprement dites et des récits à clé sont justement les procédés de forclusion<br />

de la réalité et d’isolement du narrateur dans le monde bidimensionnel de la<br />

fiction. Urmuz lui-même ne reste pas en dehors de son univers paraphysique<br />

(ou pataphysique), il y plonge comme dans un rêve libérateur. Pour nous, les<br />

lecteurs qui regardons de l’extérieur, les contes d’Urmuz sont l’expression de<br />

l’angoisse d’un fonctionnaire obscur devant une réalité où il ne se retrouve pas<br />

et qui le menace ; ce sont des cauchemars. Mais pour l’écrivain, ce sont plutôt<br />

des rêves compensateurs, gais et joyeux.<br />

29


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 19-31<br />

Corin Braga<br />

Le but des Pages bizarres n’est pas de dénoncer les abominations ou les<br />

infamies du monde réel, mais plutôt de les estomper et de les transfigurer dans<br />

la fiction. La naïveté affichée par le narrateur n’est pas un masque cynique ;<br />

elle est plutôt une modalité de régresser à la mentalité ingénue d’un enfant,<br />

qui voit les détresses de la vie par le prisme féerique d’un conte. Et si ce<br />

conte reçoit parfois des accents terrifiants, cela ne change en rien sa fonction<br />

cathartique. Plus les images bizarres évoquent la tératologie, plus elles gagnent<br />

une valeur sotériologique personnelle. Par l’intermédiaire de ses personnages,<br />

Urmuz essaye de fixer et d’exorciser les mécontentements et les anxiétés les<br />

plus pressants : Fuchs représente son autoportrait le plus cruel et le plus franc,<br />

où l’écrivain dénonce, d’un éclat de rire sarcastique, l’échec de sa vocation<br />

musicale et sa névrose érotique.<br />

Pour clarifier les causes de ce comportement névrotique sublimé en art, nous<br />

devrions savoir plus sur la biographie intérieure d’Urmuz. En absence de<br />

ces informations intimes, nous pouvons faire seulement des inférences, par<br />

l’intermédiaire de ses écrits, sur son inadaptation sociale, sur ses échecs sexuels<br />

ou sur son complexe paternel. Mais, jusqu’à atteindre ces causes entrevues à<br />

travers l’œuvre, c’est l’œuvre elle-même (ou le rôle spécial qu’Urmuz confère<br />

à l’écriture) qui peut être envisagée comme le symptôme des problèmes<br />

de l’auteur. Les Pages bizarres témoignent, justement en tant que produit<br />

esthétique opposé au monde réel, d’un bouleversant clivage intérieur.<br />

Urmuz représente, par rapport à Dem. Demetrescu-Buzau, une personnalité<br />

alternative. Incapable de dominer l’univers réel et d’y vivre heureusement,<br />

l’écrivain se défend par une dissociation névrotique. Son moi abandonne<br />

la réalité traumatisante et s’évade dans une conscience en miroir, dans un<br />

monde parallèle et paralogique, où il peut assumer des compétences et des<br />

responsabilités complètes. En démiurge de ses créatures et de son univers,<br />

Urmuz fait dans la littérature ce que Dem. Demetrescu-Buzau ne peut pas<br />

accomplir dans le monde physique.<br />

Malheureusement, la fuite par dédoublement ne semble pas avoir résolu son<br />

problème. Comme on le sait, le dénouement de sa vie a été le suicide. On<br />

pourrait dire toutefois que, d’un point de vue symbolique, celui qui s’est suicidé<br />

n’était pas Urmuz, mais Dem. Demetrescu-Buzau.<br />

En français par Anamaria Sabau<br />

Notes<br />

1<br />

Perpessicius dit des écrits urmuziens : « Ils nous fascinent par leur excès d’absurdité même<br />

et ils ne peuvent pas être envisagés autrement que comme un jeu volontaire et amusant d’un<br />

tempérament exclusivement satirique ». Perpessicius, Menţiuni critice [Observations critiques],<br />

tome IV, F. P. L. A. 1938, p. 60.<br />

2<br />

« Ses compositions sont de simples élucubrations préméditées, dépourvues d’un sens supérieur »,<br />

écrit Călinescu en Capricorn, I, n° 1, décembre 1930, jugement qu’il déploie plus tard dans<br />

Principii de estetică [Principes d’esthétique] (1939) : « ces compositions ne dépassent pas le statut<br />

de simples farces. [...] Urmuz s’enfonce délibérément dans une convention, d’ailleurs désirée,<br />

30


Urmuz, précurseur de l’Avant-garde roumaine<br />

celle de rester dans l’absurde ; et si convention il y a, il n’y a plus de place pour la création ».<br />

3<br />

Sur « Urmuz, le promoteur d’un humour bâti sur l’absurde », Pompiliu Constantinescu écrit : « À<br />

une lecture plus attentive, les audaces fantaisistes d’Urmuz semblent des plaisanteries terrifiantes<br />

ou les jeux fantômatiques d’un esprit aliéné. Dans une grande mesure, l’absurde de ces histoires<br />

soutient ces deux impressions. », dans Vremea, IV, 162, 25 janvier 1931.<br />

4<br />

Sur la gravité impeccable avec laquelle Dem. Demetrescu-Buzau racontait des blagues à ses amis,<br />

Mihail Cruceanu nous offre plusieurs informations et souvenirs dans « Ratacit într-un targ » [Egaré<br />

dans un bourg], dans Luceafărul, XIV, 47, 18 novembre 1972.<br />

5<br />

Lucian Boz parle, parmi les premiers, « du retour à une pensée et à une création para-logique »,<br />

dans Excelsior, I, 18, 4 avril 1931. La paralogie urmuzienne est analysée par Matei Calinescu, « Urmuz<br />

şi comicul absurdului » [Urmuz et l’humour de l’absurde], dans Eseuri critice [Essais critiques],<br />

Bucarest, EPL, 1967 ; et Nicolae Balota, « Paralogismul ca valoare estetica » [Le paralogisme en<br />

tant que valeur esthétique], dans Urmuz, deuxième édition, Timisoara, éd. Hestia, 1997.<br />

6<br />

Sasa Pana, « Cateva simple precizari » [Quelques précisions], dans Urmuz, Pagini bizare, édition<br />

coordonnée par Sasa Pana, Bucarest, éd. Minerva, 1970, pp. 87-89.<br />

7<br />

Dans l’analyse de Nicolae Balota, « pour Urmuz – tout comme pour Franz Kafka – la sphère de la Loi<br />

recouvre celle du Père. L’autorité paternelle est un symbole des toutes les autorités. Chez Urmuz,<br />

c’est le Père même qui oblige le Fils à servir la Loi. Dans les Pages bizarres nous avons plusieurs<br />

indices sur la révolte, la subversion du Fils contre la Loi et contre le Père ». Op. cit., p. 109.<br />

8<br />

La structure onirique des Pages bizarres a été observée par Ion Biberi, selon lequel la prose<br />

d’Urmuz « participe, tout comme celle de Kafka, au processus onirique, mais en revanche elle n’est<br />

plus réductible à une suite d’images. [...] La littérature d’Urmuz semble illustrer l’activité pure,<br />

abstraite, incohérente et avec un minimum d’éléments concrets, qui définit certains rêves. ». Études<br />

sur la littérature roumaine contemporaine, Paris, éd. Corymbe, 1937. D’une « épique onirique »<br />

et d’un « langage onirique » chez Urmuz parle Valeriu Cristea, « Urmuz », dans Luceafărul, 28,<br />

13 juillet 1968. Nicolae Balota infirme cette interprétation, soutenant qu’ « Urmuz est plutôt un<br />

hyperconscient qu’un tributaire méthodique de l’inconscient. Il n’y a pas d’écriture automatique<br />

dans son processus de création », dans op. cit., p. 173.<br />

9<br />

Renvoyant aux « Caractères » des moralistes français, Nicolae Balota suggère qu’ « Urmuz aurait<br />

pu intituler ses pages : Caractères bizarres, ses figures appartenant au genre des portraits-destins ».<br />

Op. cit., p. 35.<br />

10<br />

Pour l’interprétation de la majorité des métaphores-catachrèse urmuziennes, voir Ion Pop,<br />

« Un precursor : Urmuz » [Un précurseur : Urmuz], dans Avangardismul poetic românesc. Eseuri<br />

[L’avant-garde poétique roumaine, Essais], Bucarest, EPL, 1969.<br />

11<br />

Sigmund Freud, Opere II, Interpretarea viselor, traduction, avant-propos à la version roumaine<br />

et notes par Leonard Gavriliu, Bucarest, éd. Stiintifica, 1993.<br />

12<br />

Ibidem., p. 337.<br />

31


L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine<br />

dans les Années 1920-1930 1<br />

Magda Cârneci<br />

Directrice ad interim<br />

Centre Culturel Roumain Paris<br />

Résumé : L’avant-garde dans l’est de l’Europe ne peut être détaché<br />

de l’ensemble des transformations qui ont renouvelé l’expression<br />

artistique au début du xx e siècle. Notre enquête vise à établir la<br />

spécificité de ce courrant artistique et littéraire tel qu’il s’est<br />

manifesté dans cette partie de l’Europe<br />

Abstract : The avant-garde in the eastern Europe can’t be detached<br />

from the ensemble of transformations which renewed the artistic<br />

expression of the early XX century. Our investigation wishes to<br />

establish the specificity of this literary and artistic current as it was<br />

manifested in this region of Europe.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Mots-clés : avant-garde, esthétique, modernisme<br />

Est-ce que l’avant-garde est encore un sujet de réel intérêt historique ? Estce<br />

que ce leitmotiv culturel – et, hélas, politique – des deux derniers siècles<br />

mérite encore d’être analysé, récupéré et mis en exergue ? À présent, quand<br />

tout semble avoir été dit à propos de ce sujet à la mode, peut-on se demander<br />

encore si l’avant-garde englobe un état plus général de la modernité, un de ses<br />

versants définitoires, ou si elle définit, par contre, une période historique du<br />

20 ième strictement délimitée ? Ces questions apparemment rhétoriques semblent<br />

pleinement justifiées dans le cadre culturel occidental, où s’est développé<br />

depuis plus de cinquante ans un « culte institutionnalisé » de l’avant-garde et<br />

où une forte « tradition du nouveau » a réussi à intégrer son histoire récente<br />

dans un grand nombre d’études et d’ouvrages, en lui consacrant une série<br />

impressionnante d’expositions de tout genre.<br />

Cependant, les mêmes questions semblent prématurées pour l’espace de<br />

l’Europe Centrale et de Est, dont la continuité culturelle doit encore être<br />

rétablie à travers une course difficile contre la montre pour récupérer des<br />

fragments, des personnalités ou des moments entiers de son histoire ancienne<br />

ou récente. L’avant-garde – cet aspect clé de la modernité – est toujours en<br />

33


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Magda Cârneci<br />

train de chercher sa place dans la conscience historique et critique des pays<br />

de l’Europe ex-communiste. Les préjugés hérités du passé, l’absence d’une<br />

information fiable et systématique ainsi que la tendance à s’évader de cette<br />

dimension provocante et radicale du modernisme artistique représentent<br />

quelques-unes des difficultés qui contribuent à la récupération encore lente de<br />

l’avant-garde à l’intérieur de chaque culture de la région.<br />

Il existe également une autre difficulté, qui vient cette fois de l’Ouest.<br />

Comme tout historien spécialisé dans ce domaine le sait, mais le public large<br />

l’ignore, les personnalités, les groupes et les mouvements modernistes centralest-européens<br />

des premières décennies du 20 ième siècle sont ignorés même à<br />

présent par les histoires occidentales de l’art moderne : cela, malgré le fait<br />

qu’au début du 20 ième siècle ces mouvements avaient réussi à dépasser leur<br />

situation périphérique et à assumer un rôle créatif marquant dans la genèse<br />

de l’art européen d’avant-garde. Une partie assez importante de ce qui est<br />

devenu ultérieurement le modernisme international est apparue en fait à la<br />

périphérie de l’Europe industrielle – le constructivisme dans l’empire tsariste,<br />

le cubo-expressionnisme dans la Bohême habsbourgeoise, le dadaïsme dans<br />

le royaume de Roumanie, pour ne citer que quelques exemples. Et, comme<br />

l’affirmait l’historien américain Steven Mansbach dans une étude récente sur<br />

ce sujet 2 , c’est dans cette immense aire géographique, située entre les Balkans<br />

et la Mer Baltique, que la mission sociale et le caractère progressiste de l’art<br />

moderne naissant se sont clairement articulés – et ont été même implémentés<br />

politiquement, comme ce fut le cas dans l’Union Soviétique et en Hongrie.<br />

Il est probable que ces personnalités et mouvements modernistes central-esteuropéens<br />

ont été oubliés, d’abord et avant tout, à cause de la guerre froide qui,<br />

pendant un demi-siècle, empêcha la libre circulation de l’information et surtout<br />

sépara l’Est de l’Ouest du continent européen, en transformant la richesse et la<br />

spécificité des cultures de la région en un monolithe artificiel et monotone – le<br />

« bloc soviétique ». Pour cette même raison, le climat politique en Occident<br />

n’a pas permis une récupération équilibrée des programmes sociaux – souvent<br />

socialistes ou communistes – qui faisaient partie de l’esthétique révolutionnaire<br />

des mouvements d’avant-garde de l’Europe Centrale et de l’Est. Cela pourrait<br />

constituer une explication pour l’acceptation limitée de cette avant-garde dans<br />

le canon occidental, reconnaissance réduite qui ne s’explique peut-être pas<br />

seulement par les inconvénients linguistiques ou par la difficulté d’accès à des<br />

publications et à des oeuvres originales, mais qui s’explique peut-être aussi<br />

par le fait que les conditions historiques, politiques et sociales, auxquelles ces<br />

mouvements d’avant-garde apportaient une réponse créative, ont été ignorées<br />

ou obnubilées. Dans le climat de tension idéologique de la guerre froide, les<br />

chercheurs occidentaux et ceux des pays de l’Est du continent étaient également<br />

concernés par l’occultation des racines historiques et sociales de l’essor de<br />

l’avant-garde artistique, mais évidemment pour des raisons différentes 3 .<br />

Il serait utile de rappeler ici que l’intérêt pour le mouvement d’avant-garde<br />

de cette région s’est développé lentement à partir des années 70, lorsque<br />

toute une série d’études, d’expositions et de livres est venue compléter et<br />

nuancer l’image exclusiviste de l’avant-garde occidentale, tout d’abord avec<br />

34


L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine<br />

Dans Les Années 1920-1930<br />

la dimension spectaculaire de l’avant-garde russe/soviétique, et ensuite avec<br />

le domaine plus discret et plus particulier des mouvements d’avant-garde de<br />

l’Europe du centre-est. On peut même affirmer que l’intérêt énorme pour le<br />

phénomène avant-gardiste russe/soviétique, matérialisé à travers d’importantes<br />

expositions et de livres d’art de grande étendue, a freiné, dans une certaine<br />

mesure, les recherches sur l’avant-garde central-est européenne. Ce n’est<br />

que pendant les 15-20 dernières années que les études internationales et les<br />

expositions sur les mouvements d’avant-garde polonais, hongrois, tchèque,<br />

roumain et yougoslave 4 se sont multipliées, à tel point qu’elles ont mis en<br />

lumière le rôle majeur de ces mouvements dans l’atmosphère internationale<br />

novatrice de la première moitié du 20 ième siècle.<br />

Chose encore plus surprenante, les rapports entre les mouvements d’avantgarde<br />

russes et ceux de l’Europe du centre-est n’ont pas toujours été explorés<br />

en profondeur. En général, on pourrait dire que, situés entre l’Europe de l’Ouest<br />

et la toute récente Union Soviétique, les artistes et les mouvements centralest-européens<br />

des années 20-40 se trouvaient sous l’influence et l’attraction<br />

de ces deux espaces culturels forts – certes, à des degrés différents et dans<br />

des circonstances différentes, tout en essayant de promouvoir leur propre<br />

identité.<br />

Il est également étonnant de voir que l’émergence des courants modernistes<br />

ait coïncidé dans ces pays avec la mise en place de l’identité nationale, qui a<br />

donné naissance à des spécificités culturelles locales et qui pourrait expliquer<br />

les difficultés d’implantation de ces nouvelles visions de l’art dans les pays<br />

concernés. Ainsi, si les oeuvres d’art expressionnistes, cubistes, constructivistes<br />

ou abstraites créées à Varsovie, Budapest, Prague, Bucarest ou Vilnius, peuvent<br />

paraître, d’un point de vue morphologique, similaires à celles créées à Moscou,<br />

Paris, Berlin ou Amsterdam, la manière dont elles ont été perçues par le publique<br />

autochtone ou par les apologistes locaux fut très différente. A l’origine de ces<br />

différences se trouve justement l’amalgame entre l’esthétique novatrice et les<br />

traditions locales encore très présentes, avec pour toile de fond une situation<br />

socio-économique arriérée, ainsi que leur utilisation dans la création d’une<br />

identité nationale au sein des nations et des états émergeants qui venaient<br />

d’être reconnus ou intégrés dans l’orbite occidentale.<br />

En ce qui concerne l’accueil réservé au mouvement d’avant-garde russe, les<br />

choses sont encore plus compliquées. Pendant qu’ils essayaient de promouvoir<br />

une nouvelle vision du langage artistique et des transformations sociales, dans<br />

le cadre du projet utopique de « l’œuvre d’art totale » - qui semble avoir<br />

été illustré le mieux par la révolution artistique et politique russe à partir<br />

de 1917 - les avant-gardistes central-est européens ont dû faire face à des<br />

contraintes politiques complexes dans leur propre espace national. La façon<br />

dont le mouvement d’avant-garde russe a été perçu et intégré par les milieux<br />

novateurs des ces pays et pendant ces années tourmentées dépend beaucoup<br />

des anciens liens traditionnels entre les pays de cette région et le grand « frère<br />

slave » de l’Est, mais aussi des circonstances politiques de l’époque.<br />

35


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Magda Cârneci<br />

Comme l’affirme Krisztina Passuth 5 , au début des années 20, les avant-gardistes<br />

de l’Europe centrale pouvaient entrer en contact avec la nouvelle culture<br />

russe surtout via Berlin et de manières très différentes. Tandis que les artistes<br />

polonais et hongrois ont eu plus d’opportunités pour connaître directement le<br />

nouvel art russe, les artistes roumains et serbo-croates ont eu moins d’occasions<br />

pour le faire et seulement indirectement, par le biais des publications et de<br />

leurs contacts personnels avec d’autres artistes avant-gardistes qui venaient de<br />

Berlin, de Vienne ou de Budapest. Comme on le sait déjà, les artistes polonais<br />

Wladyslaw Strzeminski et Katarzina Kobro avaient travaillé avec Malevitch en<br />

1919-1920 ; le Hongrois Bela Uitz et le Tchèque Karel Teige avaient visité la<br />

Roumanie au début des années 20. Les publications hongroises d’avant-garde,<br />

telles MA et Egyseg, ont joué un rôle actif dans la propagation des idées<br />

artistiques soviétiques, surtout en ce qui concerne le constructivisme et le<br />

productivisme.<br />

Les ambassadeurs russes du constructivisme, comme par exemple El Lissitzky et<br />

Ilya Ehrenburg, ont également influencé l’évolution des groupes d’avant-garde<br />

est-européens de Vienne et de Berlin, à travers leurs livres et le magazine d’art<br />

trilingue Veshch-Objet-Gegenstand. Beaucoup d’artistes immigrants russes,<br />

qui vivaient à Berlin dans les années 20, ont attiré d’autres artistes venus de<br />

l’Ouest, mais aussi des artistes polonais, roumains, hongrois, etc.<br />

L’exposition d’art russe à la galerie Van Diemen à Berlin en 1922 représenta une<br />

date importante dans l’histoire des relations des mouvements d’avant-garde<br />

central et ouest européens. Mais son impact fut inégal : les artistes polonais<br />

et hongrois ont été plus fortement influencés par cette exposition, tandis que<br />

les artistes tchèques et roumains l’ont été moins ; un décalage temporel y est<br />

apparu à cause de la distance géographique et des particularités propres à<br />

chaque contexte culturel national. En tout cas, étant données les influences<br />

russes, filtrées d’une manière plus ou moins appropriée à travers l’Europe, on<br />

peut considérer qu’après 1922, le constructivisme est devenu l’idiome le plus<br />

important du mouvement d’avant-garde à Berlin, Vienne, Amsterdam, dans le<br />

milieu hongrois et un peu plus tard à Varsovie, Prague, Bucarest et partiellement<br />

à Belgrade. Pour reprendre les termes de Krisztina Passuth, il est évident que le<br />

développement des mouvements nationaux en Europe Centrale coïncide avec<br />

l’expansion du constructivisme russe dans les années 20, qui donne naissance à<br />

des variantes locales multiples et diverses.<br />

En ce qui concerne l’avant-garde roumaine, on peut y trouver des échos<br />

disparates de l’art révolutionnaire russe à partir de 1924, lorsque le magazine<br />

culturel Contimporanul cesse d’être une publication moderniste modérée et<br />

devient une publication d’avant-garde. C’est aussi l’année de l’apparition de<br />

deux autres magazines avant-gardistes, Punct et 75 HP et celle de l’organisation<br />

à Bucarest d’une grande exposition d’avant-garde à laquelle sont présents,<br />

avec une ou plusieurs œuvres, des artistes européens connus tels Hans Richter,<br />

Kurt Schwitters, Hans Arp, Hans Mattis-Teutsch, Lajos Kassak, Karel Teige,<br />

Erich Buchholz, Marc Darimont, Joseph Peters, Arthur Segal, Wiking Eggeling,<br />

etc. Dans l’exposition, ces artistes sont accompagnés par quelques artistes<br />

roumains tels Constantin Brancusi (qui était déjà installé à Paris), Marcel Janco<br />

et M.H. Maxy (tous les deux revenus récemment de Berlin et respectivement<br />

36


L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine<br />

Dans Les Années 1920-1930<br />

de Zurich), ainsi que Victor Brauner, Milita Petrascu et Dida Solomon. Tous ces<br />

derniers artistes mentionnés font partie du « cœur » de l’avant-garde visuelle<br />

roumaine des années 20 et 30 ; à ces noms viennent s’ajouter d’autres artistes<br />

tels Hans Mattis-Teutch (qui, après avoir participé aux mouvements hongrois et<br />

allemands, s’est installé en Roumanie), Corneliu Michailescu et d’autres.<br />

Leurs efforts, qui se sont manifestés surtout dans les publications citées plus<br />

haut et dans la revue Integral parue en 1925, mais également dans leurs<br />

expositions individuelles ou collectives et à travers un activisme culturel<br />

soutenu, ont permis aux idées innovatrices européennes de pénétrer le milieu<br />

artistique roumain, modérément modernisé, de l’époque.<br />

Comme on l’a déjà vu, le constructivisme fut le principal courant adopté par les<br />

avant-gardistes roumains dans les années 20. Ainsi, le magazine Contimporanul<br />

s’affirmait, par son titre, comme « organe du constructivisme roumain », Punct<br />

avait un sous-titre explicite « magazine d’art international constructiviste »,<br />

tandis que le sous-titre d’Integral était « magazine de synthèse moderne ». Les<br />

manifestes et les textes théoriques publiés dans tous ces magazines abondent<br />

en idées radicales et en formules spécifiques de l’ethos enthousiaste et utopiste<br />

du constructivisme. Des textes écrits par d’autres artistes européens connus<br />

– Theo van Doesburg, Lajos Kassak, Kurt Schwitters, Hans Richter, Mieczyslaw<br />

Szczuka, Le Corbusier, etc. – y étaient également publiés, souvent en version<br />

originale. Les illustrations de ces publications avant-gardistes mettent en<br />

lumière le même engagement visuel de type constructiviste à travers leur<br />

style géométrique et anguleux, utilisé dans le traitement des portraits, des<br />

paysages, des décors de théâtre et des compositions abstraites. D’autres<br />

magazines constructivistes ou modernistes, publiés à travers toute l’Europe et<br />

même ailleurs dans le monde, étaient constamment cités et commentés dans<br />

les pages de ces publications, signe d’une circulation intense des idées et des<br />

modèles visuels parmi les artistes roumains et leurs collègues étrangers, car ils<br />

se considéraient comme appartenant tous à la même « patrie européenne ».<br />

Pour donner un petit exemple, on peut rappeler qu’au Congrès des artistes<br />

constructivistes à Düsseldorf en 1922, Hans Richter fut chargé de représenter<br />

simultanément, et de manière équitable, les groupes constructivistes allemand,<br />

suédois, suisse et roumain.<br />

Ainsi que certains analystes l’ont signalé 6 , dans le milieu roumain le<br />

constructivisme a été perçu comme la synthèse du cubisme et du dadaïsme.<br />

Les textes théoriques de ses principaux promoteurs, Marcel Janco et M.H.<br />

Maxy, en reprennent fréquemment cette idée, en citant parfois, à côté, les<br />

noms de Mondrian, Malevitch et Picasso. Grâce à leur éducation française et<br />

allemande, à la participation directe de Janco dans le mouvement dadaïste<br />

entre 1916-1920 et à la participation de Maxy dans les expositions avantgardistes<br />

à Berlin entre 1922-1923, leurs conceptions esthétiques étaient plutôt<br />

sous l’influence des promoteurs occidentaux du paradigme du constructivisme<br />

international que sous l’influence des promoteurs russes. Dans les publications<br />

roumaines d’avant-garde on trouve de nombreuses références au groupe De<br />

Stijl d’Amsterdam, au magazine Blok et aux artistes polonais, tandis que les<br />

références au constructivisme russe sont plutôt rares.<br />

37


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Magda Cârneci<br />

Néanmoins, il y existe suffisamment de citations de noms de peintres, de<br />

dessinateurs, de metteurs en scènes et de théoriciens russes, ainsi que quelques<br />

articles bien informés sur l’avant-garde russe dans les domaine du théâtre,<br />

de la scénographie et du cinéma, pour pouvoir dire qu’il y avait toutefois<br />

une certaine connaissance de l’art soviétique des années 20 dans le milieu<br />

de l’avant-garde roumaine. À cette connaissance indirecte, par le biais des<br />

publications occidentales et central-européennes citées plus haut, s’ajoutent<br />

les contacts directs établis par Hans Mattis-Teutsch, Marcel Janco et Victor<br />

Brauner pendant leurs voyages en Occident, ce qui a permis une pénétration<br />

assez rapide des informations récentes, des publications, des livres et des<br />

albums d’art novateurs dans le milieu roumain.<br />

Un exemple : à partir du premier numéro du magazine Contimporanul, qui, en<br />

1924, marque le tournant vers un discours littéraire et visuel d’avant-garde,<br />

l’engagement fasciste de Marinetti est considéré comme une « spécificité<br />

italienne », tandis que le futurisme est perçu comme exempt de toute coloration<br />

politique : « …en Russie, le futurisme est l’art officiel des Soviétiques » 7 , affirme<br />

explicitement le texte roumain. Dans les numéros suivants de ce magazine, dans<br />

les commentaires sur l’influence du constructivisme dans différents arts sont<br />

cités de temps en temps des artistes russes en guise de repères d’excellence :<br />

El Lissitzky pour la « construction graphique » (n°s 46 et 47), Stravinsky pour<br />

son « constructivisme distillé en cristaux » dans le domaine de la musique (n°<br />

49), tandis que les nouvelles de Gorki sont citées à plusieurs reprises pour<br />

leur authenticité et leur force. Dans une critique sur l’exposition de Victor<br />

Brauner à Bucarest, est mentionnée la réaction violente d’un artiste officiel<br />

« obsolète » qui avait demandé l’intervention de la police contre ses innovations<br />

visuelles, considérées comme le signe pernicieux de l’« influence russe » dans<br />

le pays (n° 49). Les articles portant sur d’autres magazines européens d’avantgarde<br />

reprennent des informations sur les artistes russes et leurs prouesses<br />

artistiques.<br />

Dans un numéro spécial consacré aux nouveaux théâtre et cinéma (n° 55-<br />

56), il est fait référence plusieurs fois au rôle de la Révolution russe dans ces<br />

deux domaines. La couverture montre un dessin typiquement constructiviste<br />

d’Alexandra Exter, intitulé « Costume de guerre ». L’article de Sandu Eliad sur<br />

« Le théâtre du théâtre » fait l’éloge de Meyerhold pour sa « lutte contre le<br />

naturalisme », pour son « théâtre stylisé », mais critique en même temps ses<br />

exagérations concernant le rôle limité de l’acteur qui est transformé par le<br />

système « biomécanique » en un élément « statique et passif ». Sandu Eliad<br />

fait aussi des commentaires positifs sur le livre de Taïroff, Das Entfesselte<br />

Theater, dans lequel l’auteur indique quels sont les pas nécessaires vers une<br />

nouvelle « synthèse théâtrale ». À part les articles sur « la dynamique de la<br />

scène », « le théâtre original », « le nouveau film », et les acteurs, signés<br />

par des avant-gardistes occidentaux et roumains, on trouve dans ce numéro<br />

spécial quelques reproductions des décors réalisés par Alexander Vesnine, G.<br />

Anenkoff, H. Leistikon, M. Janco et d’autres, ainsi qu’un article de Taïroff sur<br />

« L’acteur. Dilettantisme et professionnalisme ». Dans le numéro 59, Sandu<br />

Eliad parle à nouveau de Taïroff en tant que « créateur d’un théâtre dynamique<br />

et constructiviste » et de Meyerhold, qu’il considère comme « le créateur du<br />

38


L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine<br />

Dans Les Années 1920-1930<br />

théâtre stylisé et des séjours imposés comme un principe aux acteurs ». Un<br />

dessin de Rodchenko, intitulé « Construction », est reproduit dans ce même<br />

numéro du magazine Contimporanul.<br />

On peut trouver d’autres exemples russes dans le magazine Integral, peutêtre<br />

la plus cohérente publication roumaine d’avant-garde des années 20.<br />

Ayant comme sous-titre « magazine de synthèse moderne », Integral est « un<br />

organe du mouvement moderniste dans le pays et à l’étranger » qui assure<br />

une promotion active de la version roumaine du constructivisme appelé<br />

intégralisme. L’intégralisme est une tentative éclectique d’harmoniser tous les<br />

courants précédents et contemporains de l’avant-garde européenne à l’intérieur<br />

du contexte local, roumain, marqué par une réalité sociale et culturelle qui<br />

n’est pas encore prête pour des changements radicaux : à travers une synthèse<br />

esthétique, le but de l’intégralisme est justement de transformer la société<br />

roumaine en une société moderne et cosmopolite 8 . La mise en page, le graphisme<br />

et les illustrations d’Integral portent de manière visible la marque des principes<br />

constructivistes. Dans le deuxième numéro, consacré surtout au théâtre, aux<br />

décors et au cinéma, apparaissent des références au nouvel art russe. Dans un<br />

article portant sur « la mise en scène – les décors – les costumes », le peintre M.<br />

H. Maxy, directeur d’Integral, fait preuve d’une très bonne connaissance de ce<br />

qui se passait dans ces domaines dans le milieu international. En tant qu’ancien<br />

étudiant à Berlin du peintre Ernst Stern, assistant de Max Reinhardt, Maxy<br />

parle de « la nouvelle contribution constructiviste apportée par la Russie »,<br />

dans un contexte de « convulsions théâtrales » dans les autres pays d’Europe,<br />

contribution due au fait que l’Union Soviétique est le seul pays influencé par une<br />

spiritualité issue d’une profonde transformation sociale. À côté de Stanislawsky,<br />

il mentionne Taïroff et Meyerhold avec leurs fameuses mises en scène d’après<br />

Racine, Shakespeare, Sophocle, Chesterton, Gide.<br />

Quelques acteurs russes, tels Alice Koonen, Zeretelli et Eggert, sont admirés<br />

en tant que « nouvelles forces» de la scène soviétique. Mais c’est surtout dans<br />

ses propres dessins, très constructivistes, de costumes et de « constructions<br />

de scène » qui ressemblent aux décors réalisés par Vesnine, Popova ou Exter,<br />

que Maxy fait preuve d’une bonne connaissance des changements qui ont lieu<br />

dans le théâtre russe. Ces changements, il aurait peut-être eu l’occasion de<br />

les voir lors de la tournée en Allemagne et en France réalisée entre 1922-1923<br />

par la compagnie de Taïroff. Néanmoins, il reste difficile à discerner dans son<br />

cas entre de possibles influences russes et les propositions constructivistes de<br />

même type venues d’Allemagne, des Pays-Bas ou de Belgique, certaines d’entre<br />

elles reprises dans les pages d’Integral.<br />

Il semble que ce soient surtout la mise en scène et les décors qui mobilisent<br />

l’intérêt des avant-gardistes roumains pour l’avant-garde russe/soviétique.<br />

Tout au long des 15 numéros d’Integral, on retrouve des évocations portant sur<br />

les ballets de Diaghilev, sur la Chambre du Théâtre de Moscou, sur les décors<br />

réalisés par Gontcharova et Alexandra Exter, etc. Une tournée de propagande<br />

faite à travers l’Europe par Lounatcharsky, le commissaire du peuple pour<br />

l’éducation publique dans l’Union Soviétique, afin de promouvoir les arts<br />

soviétiques, occasionne une longue citation d’un extrait de son discours sur<br />

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<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Magda Cârneci<br />

le théâtre soviétique : il s’agirait d’un « théâtre social, un théâtre moral,<br />

un théâtre d’idées, du contact avec les masses, un théâtre révolutionnaire<br />

capable de mobiliser le peuple », etc 9 . Le livre Kunstismen de El Lissitzky et<br />

Hans Arp, publié par Eugen Rentsch Verlag à Zurich en 1926, reçoit une critique<br />

positive dans le numéro 9 du magazine. Dans ce contexte, El Lissitzky est décrit<br />

comme étant « un peintre du gigantisme typiquement russe, le créateur et le<br />

théoricien de Proun et l’architecte vigoureux, malheureusement seulement sur<br />

papier pour l’instant, du Théâtre Mécanique à Moscou ».<br />

C’est par l’intermédiaire de la compagnie de théâtre de Vilnius (Vilna à<br />

l’époque) que les avant-gardistes roumains, en particulier, et le milieu culturel<br />

roumain, en général, sont entrés en contact avec l’expérience vivante des<br />

grandes innovations venues de l’espace russe/soviétique. Les magazines avantgardistes<br />

des années 20 publient beaucoup d’articles sur les spectacles de cette<br />

compagnie qui s’était installée à Bucarest pendant quelques années. À travers<br />

les décors et les mises en scènes réalisés pour des pièces de Gide, Pirandello,<br />

Gogol, Evreïnov ou Dymov, des concepts nouveaux, tels que « le théâtre<br />

synthétique », « l’acteur synthétique », « l’acteur acrobate », « l’acteur<br />

athlète », « la décoration constructive » venant de l’esthétique de Taïroff, ont<br />

trouvé un terreau fertile dans la pensée théâtrale et visuelle roumaine. Certains<br />

des artistes roumains d’avant-garde, tels que Maxy et Janco par exemple, ont<br />

créé des décors et des costumes pour les représentations théâtrales de la<br />

compagnie de Vilnius. Les échos de ces expériences peuvent être retrouvés<br />

également dans leur peinture et leurs textes théoriques.<br />

Pour revenir à la peinture, des influences russes peuvent être décelées dans<br />

les œuvres des avant-gardistes roumains seulement de manière indirecte. Des<br />

« rimes » visuelles peuvent être découvertes entre, d’une part, les peintures<br />

« suprématistes » et les œuvres graphiques de certains artistes tels Malevitch,<br />

Ivan Klyun, Olga Rosanova, El Lissitzky, Klutchis, et, d’autre part, la conception<br />

graphique des magazines roumains Punct, Integral et Contimporanul. D’ailleurs,<br />

les noms de Malevitch et de Kandinsky (sans oublier Chagall, Tatline, Rodchenko,<br />

Gabo et d’autres) sont parfois mentionnés dans les publications roumaines,<br />

mais la production artistique de leurs promoteurs reste moins marquée par<br />

les principes suprématistes et abstraits. On peut présumer, par exemple,<br />

qu’il existe quelques similitudes entre les peintures et l’ « architectonique »<br />

suprématistes de Malevitch et la série de reliefs blancs créés par Marcel Janco<br />

en 1916-1919 à Zurich, bien qu’ils aient été strictement contemporains 10 . À<br />

cette même période, les idées de Janco sur la peinture abstraite, considérée<br />

comme « un art plastique pur » en opposition avec le naturalisme et avec la<br />

peinture au chevalet, semblent présenter des similitudes avec la spiritualisation<br />

de l’art et la simplification radicale promues par Malevitch. Mais il semble<br />

plus probable que les deux artistes ont tout simplement partagé le même<br />

« Zeitgeist » esthétique de l’époque : une époque où Janco était considéré par<br />

Hans Richter et par Hans Arp comme un prédécesseur important du mouvement<br />

international de la « synthèse des arts plastiques ». Néanmoins, lorsqu’il revient<br />

en Roumanie, Marcel Janco renonce à ses recherches purement abstraites<br />

et revient à une sorte de « constructivisme oriental » dans sa peinture, une<br />

combinaison syncrétique entre expressionnisme, cubisme et constructivisme,<br />

40


L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine<br />

Dans Les Années 1920-1930<br />

afin de s’adapter aux goûts de ses compatriotes. C’est ce qu’a fait aussi M.H.<br />

Maxy, qui a professé dans ses écrits une vision d’ensemble du constructivisme<br />

et des autres courants d’avant-garde tels le cubisme, l’abstractionnisme et<br />

le surréalisme, tous synthétisés théoriquement dans l’intégralisme, mais qui<br />

a pratiqué une peinture plutôt éclectique, sorte de combinaison personnelle<br />

entre le cubisme analytique, le futurisme, le rayonnisme et l’abstractionnisme,<br />

plutôt qu’une peinture purement constructiviste ou néo-plasticiste. On peut<br />

retrouver cette même combinaison entre cubisme, futurisme et constructivisme<br />

dans les peintures des années 20 de Victor Brauner.<br />

C’est dans le domaine de l’architecture que les avant-gardistes roumains<br />

ont véritablement réussi à matérialiser les idées cubistes et constructivistes,<br />

comme le prouvent de manière éloquente les constructions réalisées par Marcel<br />

Janco avec son frère à Bucarest dans les années 20 et 30. Mais ses choix étaient<br />

plus influencés par des architectes occidentaux tels que Bruno Taut, Oud et van<br />

Doesburg, Rietveld, Gropius, Mies van der Rohe et Le Corbusier, que par les<br />

architectes et les designers d’intérieur soviétiques, tels que Melnikov, Tatline,<br />

Ginsburg, Rodchenko, les frères Sternberg ou Synyavsky. Des reproductions de<br />

projets ou de constructions finies des architectes occidentaux cités ci-dessus<br />

sont souvent publiées dans les magazines roumains d’avant-garde.<br />

Comme l’avait déjà affirmé M.H. Maxy en 1925, « le constructivisme s’exprime<br />

pleinement dans le domaine de l’architecture, tandis que dans les autres<br />

arts visuels son principe général continue d’être un système constructif qui a<br />

tendance à exprimer l’esprit de l’époque » 11 . On peut probablement discerner<br />

quelques idées des productivistes russes dans cette vision « pragmatique » des<br />

intégralistes roumains : ceux-ci considéraient le constructivisme, finalement,<br />

comme une impasse dans la sphère de la création picturale, tandis que dans les<br />

domaines de l’architecture, du design intérieur, des décors, des objets décoratifs<br />

et du design extérieur ils le perçoivent comme quelque chose de productif et<br />

de positif 12 . Ceci pourrait expliquer pourquoi les possibles influences russes,<br />

mentionnées plus haut, se manifestent précisément dans ces derniers domaines<br />

artistiques plus « appliqués ».<br />

L’avant-garde, comme Tristan Tzara avait l’habitude de le dire, est d’abord un<br />

état d’esprit – explosif, extrêmement créatif, utopiste, subversif et contagieux.<br />

C’est dans le ton général et dans le pathos du discours théorique et visuel<br />

des avant-gardistes roumains que cette appartenance à un état d’esprit<br />

international, est la plus visible. C’est à l’intérieur de cet ethos de l’avantgarde<br />

européenne, qu’on peut déceler les caractéristiques nationales de chaque<br />

mouvement de l’Europe Centrale et de l’Est.<br />

Si l’on doit maintenant tirer quelques conclusions concernant la vision roumaine<br />

sur l’avant-garde russe/soviétique dans les années 20, on pourrait dire que la<br />

perception esthétique l’emporte sur la perception politique, car les informations<br />

sur l’avant-garde russe sont plutôt indirectes, de seconde main et souvent<br />

obtenues par le biais des publications « sœurs » de l’Europe de l’Ouest et de<br />

l’Europe Centrale. À part le même « ton exalté », caractéristiques pour toutes<br />

les publications d’avant-garde, les informations sur l’Union Soviétique sont<br />

41


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Magda Cârneci<br />

beaucoup moins précises dans le milieu roumain. En Roumanie, l’attitude<br />

poétique submerge l’attitude engagée politiquement. Autrement dit, en raison<br />

des nombreux filtres qui s’interposent et de la censure politique de l’époque,<br />

ouvertement opposée aux influence venant de l’Est du pays, le message radical,<br />

pragmatique et souvent politique des groupes de l’avant-garde russe a pénétré<br />

dans le milieu de l’avant-garde roumaine surtout par le biais de ses innovations<br />

purement plastiques des années 20. Ce n’est que dans les années 30 que leurs<br />

implications politiques ont été affirmées plus ouvertement par certains avantgardistes<br />

roumains devenus communistes. Le théâtre, les décors, le cinéma,<br />

la conception graphique des publications venant de l’Union Soviétique étaient<br />

plus appréciés que la peinture et la sculpture, probablement en raison de leur<br />

application pratique, qui fait plus facilement les délices du mécénat et du grand<br />

public et qui peut être plus facilement défendue devant les autorités étatiques.<br />

D’autre part, il y a aussi une tendance traditionnelle chez les Roumains de se<br />

tourner plutôt vers la culture occidentale et d’ignorer tout ce qui vient de l’Est.<br />

Cette attitude de rejet est motivée historiquement par les siècles d’influence<br />

de l’Empire russe dans les territoires de l’est du pays et par le « danger rouge »<br />

récent. Les avant-gardistes roumains étaient, d’une part, constamment partagés<br />

entre le cosmopolitisme occidental et l’anti-russisme traditionnel, et, d’autre<br />

part, confrontés à leur radicalisme social et internationaliste qui se heurtait<br />

violemment à la crainte de la révolution socialiste prédominant dans le reste<br />

de la société roumaine de l’époque.<br />

En faisant leur apparition dans un milieu culturel récemment ouvert à la<br />

modernité, dans un pays où le mode de vie était encore traditionnel, on peut dire<br />

que les avant-gardistes roumains se sont positionnés comme les représentants<br />

spectaculaires d’une étonnante synchronisation culturelle européenne sur<br />

l’arrière-plan d’une désynchronisation socio-économique pré-moderne ; en<br />

s’appropriant beaucoup de formules esthétiques radicales, ils ont essayé, avec<br />

leurs moyens, d’introduire un style de civilisation et un horizon existentiel<br />

encore in statu nascendi.<br />

Il est donc facile de comprendre pourquoi l’avant-garde roumaine n’est pas issue<br />

d’une tension sociale forte et pourquoi elle n’a pas eu d’ambitions politiques,<br />

comme ce fut le cas pour l’avant-garde russe ou hongroise. Les éléments<br />

extra-esthétiques, si importants dans les autres espaces de l’avant-garde<br />

européenne, ont joué en Roumanie un rôle mineur, quasiment décoratif 13 . Le<br />

radicalisme de l’avant-garde roumaine reste presque exclusivement culturel et<br />

son succès artistique trouve une explication presque exclusivement esthétique.<br />

Son utopisme modéré a pour objectif une modernisation meilleure et plus<br />

rapide du milieu autochtone, et non pas, comme dans le cas de l’avant-garde<br />

russe, une totale transformation du monde. Par conséquent, le messianisme de<br />

l’avant-garde roumaine a un aspect pragmatique, presque positif et fonctionnel.<br />

Son nihilisme est juvénile, son anarchisme est régénératif et progressif. Son<br />

anti-traditionalisme exclue les positions extrêmes et son expérimentalisme<br />

fait preuve d’une réflexion en termes d’objectifs et de conséquences, qui<br />

s’adapte de manière inévitable au milieu roumain en faisant le « compromis<br />

nécessaire ».<br />

42


L’avant-garde Russe et l’avant-garde Roumaine<br />

Dans Les Années 1920-1930<br />

L’originalité de l’avant-garde roumaine réside, comme l’ont signalé plusieurs<br />

spécialistes 14 , dans sa tentative de transformer l’impulsion anarchique de<br />

l’avant-garde générique en une synthèse constructive et équilibrée. Sa faiblesse<br />

viendrait d’une certaine fluctuation théorique, de l’hésitation entre différentes<br />

tendances esthétiques contradictoires et de la tentation de se diriger vers un<br />

résultat artistique plutôt modéré en terme d’innovation. Cependant, dans la<br />

volonté du syncrétisme résiderait également sa force, en tant que preuve d’une<br />

capacité sélective particulière d’assimiler tout d’abord les idées qui seraient<br />

capables de s’enraciner dans l’espace culturel local. Ainsi, tout comme d’autres<br />

mouvements avant-gardistes du reste de l’Europe, le mouvement innovateur<br />

roumain de l’entre-deux-guerres oscille constamment entre avant-garde et<br />

modernisme.<br />

Notes<br />

1<br />

Une première version de ce texte a été publiée en anglais dans le catalogue de l’exposition<br />

« Avant-Garde. Marterpieces of the Costakis Collection », State Museum of Contemporary Art,<br />

Thessaloniki, Greece, 2001.<br />

2<br />

Steven Mansbach, Modern art in Estern Europe. From the Baltic to the Balkans, ca. 189-1939,<br />

Cambridge University Press, 1999, Introduction.<br />

3<br />

Steven Mansbach, op. cit., ibidem ; Andrzej Turowski, Existe-t-il un art de l’Europe de l’Est ?,<br />

Paris, éditions de la Villette, 1986, avant-propos ; Magda Carneci, Visual Arts in Romania 1945-<br />

1989, Bucarest, Meridiane, 2000, Conclusions.<br />

4<br />

Je vais mentionner ici quelques expositions dédiées à l’avant-garde des pays de l’Europe de l’Est :<br />

« Bauhaus und die Avant-garde Osteuropas », Stuttgart, 1969 ; « Il vento dell’est degli anni ’20 »,<br />

Galerie Breton, Milano, 1971 ; « Konstructivismus 1913-1972 », Galerie Bar-Gera, Gmurzynska,<br />

Koln, 1972 ; « Tendances des années vingt », Conseil de l’Europe, Berlin-Ouest, 1977 ; « The<br />

Hungarian Avant-garde, the Eight and the Activities », Arts Council of Great Britain, Londres, 1980 ;<br />

« Présences polonaises », Centre Pompidou, Paris, 1983 ; « L’avant-garde en Hongrie, 1910-1930 »,<br />

Galerie Franka Berndt, Paris, 1984 ; « Three Pioneers of Polish Avant-garde », Fyns Kunstmuseum<br />

Odense, 1985 ; « Tschekischer Kubismus. Emil Filla und Zeitgenossen », Museum moderner Kunst,<br />

Passau, 1991 ; « Le cubisme à Prague », Musée des Beaux-Arts, Nancy, 1991 ; « Cubisme tchèque<br />

1910-1925 : architecture, design, et arts plastiques », Centre Pompidou, Paris, 1992 ; « Museum<br />

Sztuki w Lodzi 193-1991 : un siècle d’art moderne », Musée lyonnais d’art contemporain, 1992 ;<br />

« Bucharest in the 1920s-1940s : between Avant-Garde and Modernism », Bucarest, Théâtre<br />

National, 1993 ; « Europa – Europa. Das Jahrhundert der Avantgarde iin Mittel-und Osteuropa »,<br />

Bonn, Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 1994, etc.<br />

5<br />

Krisztina Passuth, Les avant-gardes de l’Europe Centrale 1907-1929, Paris, Flammarion, 1988,<br />

chap. « L’impacte de l’art russe », p. 115-124.<br />

6<br />

Ioana Vlasiu, « La fortune des idées constructivistes dans l’art roumain des années ’20 :<br />

l’intégralisme », Bucharest in the 1920s-1940s : between Avant-Garde and Modernism, Bucarest,<br />

Simetria, 1994, p. 38-46.<br />

7<br />

Contimporanul, 1924, n° 45, dernière page.<br />

8<br />

Selon l’un des poètes d’avant-garde roumains, l’intégralisme était « une synthèse scientifique<br />

et objective de tous les efforts esthétiques faits jusqu’à présent (futurisme, expressionnisme,<br />

cubisme, surréalisme, etc.) qui ont comme base les fondements constructivistes et dont le but est<br />

de refléter la vie glorieuse et intense de notre siècle, interrompue par le triomphe sain du sportif<br />

et par la vitesse du mécanicisme exprimé dans l’intelligence froide de l’ingénieur. » Mihail Cosma<br />

/Claude Sernet, « Talking to Luigi Pirandello », Integral, 1925, n° 8.<br />

9<br />

Integral, 1925, n° 8.<br />

43


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 33-44<br />

Magda Cârneci<br />

10<br />

Andrei Pintilie, « Considérations sur le mouvement d’avant-garde dans les arts plastiques<br />

roumains », Bucharest in the 1920s-1940s: between Avant-Garde and Modernism, op. cit., p. 27-<br />

37.<br />

11<br />

M.H. Maxy, « Arthur Segal », Integral, 1925, n° 5.<br />

12<br />

Andrei Pintilie, op. cit., p. 32-33.<br />

13<br />

La relation entre les avant-gardistes roumains et la situation politique de l’époque fut<br />

circonstancielle, mais non absente. Surtout après 1930, beaucoup d’entre eux se sont orientés vers<br />

les mouvements de gauche et le communisme, tandis que leurs œuvres, une fois politisées, ont<br />

perdu les caractéristiques visuelles d’avant-garde. Celles-ci ont été remplacées par une esthétique<br />

plus « réaliste », pour des raisons d’engagement politique, afin d’obtenir une influence efficace et<br />

directe sur les masses populaires.<br />

14<br />

Ion Pop, L’Avant-garde dans la littérature roumaine, Bucarest, Minerva, 1990 ; Marin Mincu,<br />

L’Avant-garde littéraire roumaine, Bucarest, Minerva, 1983 ; Ovid S. Crohmalniceanu, La littérature<br />

roumaine et l’expressionnisme, Bucarest, Eminescu, 1971. Voire aussi le catalogue Bucharest in the<br />

1920s-1940s: between Avant-Garde and Modernism, op. cit.<br />

44


L’utopie littérale ou la communication à travers les objets<br />

Un avant-gardiste atypique<br />

Alex Goldiş<br />

Doctorant en Philologie<br />

Faculté de Lettres, Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca<br />

Résumé : L’avant-garde a été marquée par son style émétique. Notre<br />

étude analyse une figure atypique, celle de Max Blecher, et de son<br />

concept de communication directe.<br />

Abstract : The avant-garde was marked by its hermetic style. Our<br />

study analyses Max Blechers atypical figure and his concept of direct<br />

communication.<br />

Mots-clefs : Blecher, surréalisme, avant-garde<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 45-49<br />

L’affirmation d’art poétique la plus connue de Max Blecher provient d’une lettre<br />

envoyée à Saşa Pană : « L’idéal de l’écriture serait pour moi la transposition dans<br />

la littérature de la haute tension qui se dégage de la peinture de Salvador Dali.<br />

Voilà ce que je veux réaliser – cette démence parfaitement lisible et essentielle.<br />

Que les explosions se produisent à l’intérieur des murs de la chambre, et non<br />

pas loin entre des continents chimériques et abstraits.» Blecher semble donc<br />

s’assumer, par cet aveu, un credo surréaliste. La superposition n’est pas du tout<br />

totale. Au contraire, l’écrivain n’hésite pas à indiquer clairement les différences<br />

spécifiques. Ses constructions refusent, dans un premier temps, une poétique<br />

trompeuse qui provient d’un imaginaire romantique et a des conséquences sur<br />

le surréalisme en général. C’est pourquoi l’étude de Radu G. Teposu assume<br />

comme principe une généralisation inexacte : l’échafaudage tout entier de la<br />

construction critique dans la monographie Les souffrances du jeune Blecher fait<br />

des commentaires sur les origines romantiques de la poétique de l’auteur, avec<br />

ces « voyages compensatoires du pauvre » 1 . « Signe typique de modernité », note<br />

l’exégète, « cette dissociation dans la conscience indique une recherche fébrile<br />

d’une réalité compensatoire, d’une solution d’existence.» 2 Or, le syntagme<br />

« entre les murs de la chambre » de Blecher suppose justement le refus de<br />

tout genre de transcendance en faveur d’une expérience quotidienne qui se<br />

déroule sous le régime de hic et nunc. Malgré tout cela, je ne suis pas encore<br />

45


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 45-49<br />

Alex Goldiş<br />

sorti du champ thématique consacré par le surréalisme, car les interférences<br />

miraculeuses du quotidien constituent l’un des thèmes préférés de la poétique<br />

de Breton. Dans son livre, Michel Carrouges trace quelques délimitations<br />

intéressantes concernant la relation réel-irréel dans la poétique surréaliste : la<br />

transcendance romantique est remplacée, remarque-t-il, par un sens plus large<br />

de la réalité : « Non par une plongée dans l’irréel, mais par la découverte d’une<br />

plus profonde perspective de la réalité cosmique et humaine » 3 . Les confessions<br />

de Blecher sont conséquentes avec l’accent mis par le surréalisme sur l’aspect<br />

quotidien, en défaveur de la dimension haute ou ésotérique : « La visite des<br />

spectres doit se faire normalement. Le surréalisme doit faire du mal telle une<br />

blessure profonde.», note, dans la même lettre, l’écrivain. Par conséquent,<br />

bien qu’elles aboutissent à des points de significations propres à une vision<br />

surréaliste, les confessions de Blecher semblent opérer une dissociation subtile<br />

à l’intérieur du courant soutenu par André Breton. Pour l’écrivain roumain<br />

le surréalisme, avec « son irréalité et son illogisme » représente plutôt un<br />

problème de « spéculation intellectuelle » qu’une sensation immédiate. Dans<br />

la lettre au dirigeant de la revue unu, Blecher exprime l’adhésion au courant<br />

avant-gardiste autant qu’une différence spécifique à travers cette acception.<br />

Michel Carrouges opère une distinction entre les deux côtés du surréalisme<br />

– d’une part, l’idéalisme et, d’autre part, le matérialisme – qui se trouvent dans<br />

un incessant mouvement dialectique. Á l’intérieur d’un courant bicéphale, aux<br />

tendances contradictoires, Blecher semble s’orienter plutôt vers ce territoire du<br />

surréalisme qui favorise les valeurs du contingent ou de l’immanence. Le désir<br />

poétique de l’écrivain roumain semble se diriger vers la saisie du miraculeux<br />

dans l’intimité de sa propre chambre, plutôt que de l’apporter dans la rue. Il<br />

s’agit ici d’un surréalisme sui generis, compris comme un mécanisme contrôlé<br />

et assimilé par la subjectivité et non pas comme un hasard objectif qui agit de<br />

l’extérieur sur le moi. « J’ai essayé de donner une valeur lucide et volontaire<br />

à toute tentation de l’hallucinant », avoue l’écrivain. Le surréalisme n’est pas<br />

un courant qui traverse un moi passif, devenu un simple récipient pour les<br />

apparitions de l’autre monde, sinon une méthode gérée par la raison: « je vis<br />

cette irréalité et ses événements fantastiques », on apprend par la lettre de<br />

Max Blecher. Assumer l’irréalité du monde a rendu possible la translation vers la<br />

lecture existentialiste de l’œuvre de Blecher. « Il est trop lucide », affirme Silvian<br />

Iosifescu au moment où il sépare la prose blecherienne du mouvement théorisé<br />

par Breton. « La lucidité en rapport avec le soi et avec les autres devient la<br />

modalité principale pour le malade-objet, pour le centaure plâtré et inséparable<br />

de sa gouttière de conserver la condition humaine, de vaincre la dégradation » 4 ,<br />

note, d’une manière ambigüe, un exégète qui considère que dans le cas de la<br />

critique de Blecher, « se rapporter à la biographie est indispensable » 5 . Dans la<br />

lettre à Saşa Pană, l’écrivain roumain éclaircit systématiquement sa position<br />

par rapport au choix d’appartenir au surréalisme.<br />

En général, les lettres de Blecher ne sont pas des pièces de théorisations<br />

concernant sa position esthétique. Par contre, l’écrivain vit toujours avec la<br />

peur de ne pas « littératuriser », manquant ainsi le sens littéral des messages :<br />

« Je n’insiste pas sur cette idée parce qu’elle menace de devenir littéraire » 6 ,<br />

avoue l’écrivain, très attentif aux contextes.<br />

46


L’utopie littérale ou la communication à travers les objets<br />

Un avant-gardiste atypique<br />

Dans ses lettres, Blecher essaie d’éliminer toute trace de signification qui puisse<br />

déformer la communication avec les autres. Aucune stratégie de brouillage ou<br />

de divagation esthétique ne se trouve à la base de leur construction. Bien au<br />

contraire, leur auteur semble préoccupé de les simplifier constamment ou de<br />

les réduire à la clarté d’un sens total. L’utopie d’un type de communication<br />

exacte, sans les surinterprétations imposées par le mot, est exprimée dans le<br />

désir de l’écrivain de communiquer à travers les objets : « Tout cela ne sont que<br />

des paroles, on devrait communiquer l’un à l’autre ce qu’on a à se dire avec<br />

des morceaux de viande, avec des rubans bon marché achetés par les servantes<br />

ou avec le film sonore d’une ordonnance qui coupe du bois, avec l’effort de la<br />

hache qui se lève, avec la secousse courte dans le bois, avec les pantalons kaki<br />

un peu déguenillés et leurs lacets. C’est une telle ordonnance que j’ai observée<br />

aujourd’hui tout l’après-midi de ma terrasse. Et tu sais bien que je ne t’en écris<br />

parce qu’elle représenterait quelque chose d’extraordinaire, mais parce que<br />

c’est tout à fait le contraire. » 7 Pour Blecher, la communication à travers les<br />

objets est donc une allégorie de la communication littérale, exacte, épurée de<br />

la divergence de sens de la métaphore. Mais, d’une manière paradoxale, juste au<br />

moment où il énonce ce désir de transmettre l’information le plus exactement<br />

possible, le discours commence à se décomposer : l’objet visé par l’écrivain<br />

est déconstruit, le littéral dévie dans une figure de discours. En réalité, ce que<br />

l’écrivain théorise dans ce fragment (bien que les théorisations soient rares)<br />

est l’expressivité à travers l’image littérale. Á partir des « rubans achetés par<br />

les servantes » jusqu’au film sonore ou à « l’effort de la hache qui se lève »,<br />

le fragment blecherien souffre une anamorphose : le concret est remplacé,<br />

peu à peu, non pas par l’abstrait, par une image évanescente, mais par un<br />

instantané précis de réalité. Le texte n’est plus symptomatique parce qu’il<br />

contient, in nuce, un exemple des transformations progressives que la narration<br />

blecherienne souffre ; le fragment peut être lu comme un modèle génératif d’un<br />

imaginaire. Le premier objet décrit porte sur les morceaux de viande auxquels<br />

on attache une figure épithétique. L’objet suivant – un ruban – commence à<br />

gagner en précision au fur et à mesure qu’il en perd. L’immatérialité du ruban<br />

comparée à la viande est compensée par une constatation circonstancielle :<br />

« ceux qui sont achetés par les servantes ».<br />

Ensuite, l’ascension sur l’échelle de l’abstrait (« le film sonore ») est suivie,<br />

par une loi de la compensation discursive, d’une multitude de détails (visuels<br />

et auditifs). Par conséquent, on peut dire que le discours de Blecher respecte<br />

un double mouvement simultané : plus les objets qu’il décrit sont – de par leur<br />

nature même – évanescents, plus le discours qui les forme devient exact. La<br />

description du « film sonore » est composée d’instantanés photographiés de la<br />

réalité ; le discours de Blecher opère avec ce qu’on peut nommer des imagescadre,<br />

dans la mesure où celles-ci sont des tentatives de fixer le réel dans<br />

une ambiance rigoureuse et de lui conférer une structure de résistance. Les<br />

comparaisons de Blecher ne sont pas des irréalisations, elles ne reflètent pas le<br />

désir de transformer le réel par le langage, par contre, celui de l’évaluer avec<br />

une fidélité totale. Un véritable modèle d’écriture ou un paradigme poétique<br />

naît déjà dans la courte confession que Blecher fait à son ami. La confession a le<br />

rôle d’une véritable épiphanie qui donne de la verticalité, mais qui compromet<br />

en même temps le message de l’écrivain. Au moment où il reconnaît son désir<br />

47


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 45-49<br />

Alex Goldiş<br />

de communiquer à travers les objets, Blecher commence, paradoxalement, à<br />

créer des figures (esthétiques). L’idéal de la communication à travers les objets<br />

conduit Blecher vers la découverte de la nature matérielle du langage même.<br />

La modalité de communication directe, sans intermédiaires, est exposée<br />

dans d’autres lettres aussi. Les cartes postales sont, d’un certain point de<br />

vue, « comme des fils protoplasmatiques » 8 qui prolongent la présence des<br />

interlocuteurs. En fait, toutes les stratégies que les lettres mettent en jeu sont<br />

des tentatives de présenter ceux qui sont loin dans leur espace intime même.<br />

Le jeune homme cloué au lit, isolé (physiquement et non spirituellement)<br />

dans une bourgade invite souvent ses amis à lui rendre visite. C’est pourquoi<br />

il fait appel à toute une série de techniques pour les séduire, insistant sur le<br />

confort de la maison où il y a du silence nécessaire à l’étude, des poêles et<br />

des fenêtres qui offrent une clarté totale. Autrement dit, ce qui suggère le<br />

jeune écrivain est le fait que son espace intime a toutes les conditions pour<br />

pouvoir accueillir les invités : « vous avez où habiter aussi longtemps que vous<br />

voulez ». Le thème principal des lettres est, d’ailleurs, la construction de<br />

l’espace domestique comme réceptacle de la personnalité des amis. L’écrivain<br />

y vise une construction totale d’où la personne physique des amis est la seule<br />

qui manque. Par la mise en scène d’un décor qui les contient, Blecher réussit à<br />

configurer leur présence, au moins au niveau du discours.<br />

Les objets de la maison qui attendent leurs utilisateurs empruntent à l’écrivain<br />

un peu de sa personnalité. Le plan de la maison, avec les photos détaillées<br />

– envoyées aux autres – ont le rôle de conduire, au moins symboliquement, les<br />

personnes chères dans son monde : « Vous formez le film le plus intéressant<br />

que je vois chaque jour avec des dizaines et des centaines de détails » 9 , avoue<br />

l’écrivain à un certain moment. Le film est un excellent symbole pour créer,<br />

au niveau du discours, des images vivantes et détaillées qui doivent refaire la<br />

présence des autres. Les photos autant que les radiographies ou le film – thèmes<br />

majeurs de la poétique blecherienne – sont des moyens pour garder un contact<br />

permanent. Leur exactitude scientifique offre la garantie d’une présence non<br />

transmissible. Á un moment donné, l’écrivain demande la radiographie de<br />

Bogza malade pour lire, en tant que connaisseur, l’intérieur physiologique de<br />

son ami. Les modalités de Blecher d’approcher les personnes qui l’entourent<br />

sont multiples. La lettre, avec son discours linéaire, n’est qu’une stratégie<br />

parmi d’autres de garder le contact avec le réel.<br />

Les messages de Blecher dévoilent une personne qui vit en synchronie parfaite<br />

avec la réalité scientifique de son temps. Au-delà de l’usage de certains appareils<br />

circulant à l’époque, l’écrivain aime parfois analyser leurs mécanismes cachés.<br />

Blecher n’est pas seulement capable de lire une radiographie : une fois, il<br />

avoue sa curiosité et son plaisir de décomposer, par exemple, un appareil<br />

de radio. L’homme Blecher a vraiment une science de manier les objets, il<br />

aime non seulement les utiliser, mais surtout les soumettre à un test, vérifier<br />

leurs emplois moins évidents ou les introduire, selon des critères variés,<br />

dans une grammaire propre. Les objets venant de ses amis et ayant donc une<br />

valeur symbolique sont soumis à de telles expériences : « Le coupe-papier<br />

est – je ne sais pas comment – apparenté à la montre par la qualité de la<br />

48


L’utopie littérale ou la communication à travers les objets<br />

Un avant-gardiste atypique<br />

matière : il est presque le même acier chromé. » 10 Donc, une taxinomie sui<br />

generis, conforme à la matière ; on a toujours affaire avec la préfiguration<br />

des stratégies de l’imaginaire blecherien, dans la mesure où l’étrangeté des<br />

objets dans les romans résulte justement de la séparation d’une qualité suivie<br />

par l’extrapolation de toute une série d’objets. Un autre geste réflexe de<br />

l’écrivain est celui d’isoler l’objet de la chaîne à laquelle il appartient pour<br />

mettre en valeur sa singularité. Si le réalisme de Blecher est étrange, il ne<br />

découle pas, dans le sillage romantique, de la déréalisation de l’objet, mais de<br />

toute une série de stratégies qui placent l’objet dans une position privilégiée.<br />

Le noyau d’une telle technique est à identifier dans le fragment d’une lettre à<br />

Geo Bogza ; ému par le cadeau de son ami – une montre – Blecher essaie d’en<br />

extraire (presque phénoménologiquement) l’essence à travers une perspective<br />

inédite : « La montre que vous m’avez donnée, je commence à l’aimer de plus<br />

en plus, elle est tout à fait belle. Les chiffres bleues changent leurs couleurs<br />

pendant la journée et elles sont splendides : je viens de nettoyer la table à côté<br />

de moi où il y avait un tas de choses inutiles et je n’y ai laissé que la montre<br />

qui resta seule au milieu de la table ». Par conséquent, l’objectal blecherien<br />

quitte, d’une manière surréaliste, la fonction littéraire, pour devenir sujet<br />

d’une attitude. À la différence de la poétique d’André Breton, qui regardait la<br />

chose comme un simple colporteur d’un message subliminal, pour Blecher, les<br />

objets sont des agents d’une syntaxe personnelle.<br />

La correspondance blecherienne joue par conséquent un rôle important dans la<br />

représentation d’un espace esthétique propre. Sans trop spéculer – en dérogeant<br />

ainsi à la nature de la lettre en tant que message transitif – Blecher lance<br />

quelques indices majeurs à l’égard de sa manière d’écrire et de se rapporter<br />

à la littérature. La relation avec le surréalisme est donc assez contradictoire<br />

– l’écrivain même évite le terme, juste au moment où il parle des procédés<br />

spécifiques au groupe avant-gardiste. Il serait plus prudent de dire que<br />

Blecher adopte souvent une perspective surréaliste sans se laisser entièrement<br />

emporter par le mirage du mouvement de Breton. Dans le modèle blecherien de<br />

produire l’image, on a pu remarquer que celle-ci n’est pas une métamorphose<br />

permanente qui spécule l’aléatoire et va vers l’irréalisation mais, au contraire,<br />

que l’image de Blecher est profondément motivée, graduellement calculée,<br />

pour capter justement, dans une mimésis photographique, la réalité.<br />

Notes<br />

1<br />

Max Blecher, Întâmplări în irealitatea imediată; Inimi cicatrizate; Viziuna luminată; Vinea,<br />

Bucureşti, 1999, p. 396, 397.<br />

2<br />

Radu G. Ţeposu, Suferinţele tânărului Blecher, Minerva, Bucureşti, 1996, p. 19.<br />

3<br />

Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du Surréalisme, Éditions Gallimard,<br />

1950, p. 40.<br />

4<br />

Silvian Iosifescu, Reverberaţii, Eminescu, 1981, p. 133.<br />

5<br />

Ibidem, p. 121.<br />

6<br />

Max Blecher, Mai puţin cunoscut, Hasefer, Bucureşti, 1999, p. 31.<br />

7<br />

Ibidem, p. 36.<br />

8<br />

Ibidem., p. 30.<br />

9<br />

Ibidem, p. 77.<br />

10<br />

Ibidem., p. 73.<br />

49


Jonctions avant-gardistes chez Ionesco<br />

Laura Pavel<br />

Maître de conférences<br />

Faculté de théâtre, Université Babeş-Bolyai Cluj-Napoca<br />

Résumé : L’un des éléments, fort présent dans l’œuvre d’Eugène<br />

Ionesco, est la dislocation du réel par le rêve. Mais le rêve ne<br />

représente pas chez Ionesco un monde parallèle mais un univers<br />

subversif qui réinterprète d’une manière parodique la réalité.<br />

Abstract: One of the most present elements in Eugene Ionesco’s<br />

work is the dislocation of real by the dream. But the dream does<br />

not represent for Ionesco a parallel world, but a subversive universe<br />

which reinterprets as a parody the reality.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 51-56<br />

Mots-clés : esthétique surréaliste, théâtre d’Eugène Ionesco, avantgarde<br />

Dans certains passages-clé dans ses Notes et contre-notes Ionesco avoue qu’il<br />

n’est pas vraiment un amateur de théâtre, que souvent il déteste cet art. En<br />

revanche, il était fasciné dans son enfance par des spectacles du guignol (et il<br />

serait intéressant de signaler ici ses affinités involontaires avec Jarry, Gaston<br />

Baty ou Michel de Ghelderode) : « Le spectacle du guignol me tenait là, comme<br />

stupéfait, devant ces poupées qui parlaient, qui bougeaient, se matraquaient.<br />

C’était le spectacle même du monde, qui, insolite, invraisemblable, mais<br />

plus réel que le réel, se présentait à moi sous une forme infiniment simplifiée<br />

et caricaturale, comme pour en souligner le grotesque et la brutalité du<br />

réel » 1 . Si le théâtre donne au jeune Ionesco le sentiment de l’étrangeté et<br />

de l’invraisemblance du réel – déformé, dirait-on, par la représentation –, il<br />

laisse pourtant l’impression d’être « plus réel que le réel » par la simplicité<br />

caricaturale et souvent grotesque du donné, de ce qui est « naturel ». On<br />

ne sera donc pas surpris non plus par l’exigence du dramaturge d’épaissir au<br />

maximum les effets théâtraux, de rendre encore plus visibles « les ficelles ».<br />

Le spectacle doit devenir, comme dans le cas de « la cruauté » pour laquelle<br />

plaide, dans l’esprit surréaliste et en quelque sorte expressionniste, l’insurgent<br />

metteur en scène Antonin Artaud, « un retour à l’insupportable » : « Pousser<br />

tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de<br />

violence : violemment comique, violemment dramatique ». Ces sentences<br />

51


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 51-56<br />

Laura Pavel<br />

à la Artaud en ce qui concerne les violences affectives que les spectateurs<br />

subissent par le déclenchement d’un nouveau type de catharsis se situent dans<br />

la sphère de la problématique donquichottesque de la représentation dans<br />

la mesure où elles peuvent provoquer « la dislocation du réel ». Et puis sa<br />

« réintégration » successive dans l’acte spectaculaire : « Pour s’arracher au<br />

quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui cache l’étrangeté du monde,<br />

il faut recevoir comme un vrai coup de matraque. Sans une virginité nouvelle<br />

de l’esprit, sans une nouvelle prise de conscience, purifiée, de la réalité<br />

existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus ; il faut réaliser<br />

une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration » 2 .<br />

Affirmé polémiquement, le culte de la marionnette, de l’illusion, suppose<br />

l’existence d’une fascination tyrannique du dramaturge pour « l’irréalité<br />

immédiate », je dirais. (D’ailleurs, le roman quasi-surréaliste de Blecher,<br />

Întâmplări din irealitatea imediată (Aventures dans l’irréalité immédiate),<br />

était très apprécié par Ionesco dès la période de ses textes de presse en<br />

roumain, qui datent de sa jeunesse). Une telle fascination auctorielle pour<br />

l’irréalité s’exerce au détriment de « la réalité » ou, plus exactement, de la<br />

vision réaliste. En outre, le théâtre se serait présenté à Ionesco comme l’art<br />

donquichottesque par excellence, puisque son domaine de manifestation se<br />

situe toujours à la frontière, à la rencontre de l’illusion avec la réalité. La<br />

première prend les apparences pour de la réalité, et la deuxième est contaminée<br />

par « le mensonge », par l’ambiguïté spécifique de la représentation théâtrale,<br />

et devient illusoire. Ou bien son domaine se situe à l’incidence de l’étrange et<br />

du banal, « tragique et farce, prosaïsme et poétique, réalisme et fantastique,<br />

quotidien et insolite ». De tels « principes contradictoires » – « parce qu’il n’y<br />

a de théâtre que s’il y a des antagonismes » – forment pour l’auteur de La<br />

Cantatrice chauve « les bases de toute construction théâtrale possible » 3 .<br />

L’engouement « fondamental » de Ionesco pour la « réalité » de l’irréalité est<br />

confirmé autant par le canevas quasi-onirique (par l’accent grotesque semblable<br />

à celui de la prose de Max Blecher, ou même d’Urmuz) des textes comme Les<br />

Chaises, Le nouveau locataire, La soif et la faim, Amédée ou Comment s’en<br />

débarrasser, Le Piéton de l’Air, Ce formidable bordel!, L’Homme aux valises,<br />

Voyage chez les morts, que par l’option théorique de Ionesco pour le rêve lucide,<br />

créateur. C’est un choix déclaré à maintes reprises et qui rappelle l’onirisme<br />

programmatique de Leonid Dimov et de Dumitru Tsepeneag.<br />

Un personnage – l’alter ego de l’auteur – de l’Homme aux valises nommé<br />

génériquement Le Premier Homme, affirme d’un manière paradoxale, mais non<br />

moins apodictique que, pour être lucide, il faut passer toute sa vie dans le rêve.<br />

Ce paradoxe est souvent théorisé par Ionesco lui-même : « Il n’y a que le rêve<br />

ou le cauchemar qui puissent vous tenir éveillé » 6 , déclare celui qui se propose<br />

de réaliser, dans le Journal en miettes, une chronique de ses rêves, certains<br />

seulement racontés, d’autres analysés par son psychanalyste ou par Ionesco<br />

lui-même. Les fragments de rêves ci-présents évoquent soit l’euphorie de la<br />

lumière – sensorielle et spirituelle à la fois – soit des images déplorables de<br />

maisons humides qui s’enfoncent, puis des murs et des montagnes impossibles<br />

à escalader (des symboles thanatiques ou d’une censure transcendante), ou des<br />

52


Jonctions avant-gardistes chez Ionesco<br />

conflits traumatisants entre sa mère (dans la posture de victime innocente) et<br />

une figure paternelle terrorisante (Schäfer ou Schaeffer). De telles séquences<br />

empruntées à l’imaginaire onirique reviennent dans ses pièces, parce que<br />

pour Ionesco le rêve est une manière de se connaître soi-même et à la fois un<br />

discours paradigmatique pour la création littéraire. Il a une valeur archétypale,<br />

n’étant donc relevant, au niveau individuel, que dans la mesure où il a d’abord<br />

une signification universelle, tout comme pour Jung.<br />

Par conséquent, lorsqu’il affirme que le rêve serait destiné à maintenir<br />

l’esprit éveillé, Ionesco ne le fait pas du tout par orgueil juvénile, autrefois<br />

propre à l’auteur de Non, celui de choquer par des paradoxes gratuits.<br />

Bien au contraire, il exprime maintenant une conviction profonde, à la fois<br />

esthétique et suresthétique, qui appartient à une rigoureuse métaphysique et<br />

même à une mystique ionescienne du rêve. Bien que le freudisme imprègne<br />

substantiellement les pages de son oeuvre dramatique et celles de sa prose (y<br />

compris les textes des journaux et des mémoires), Ionesco ne voit pas le rêve<br />

comme un renoncement total aux procédés de la pensée consciente. Le rêve<br />

est donc interprété comme un type de perception de la réalité dans un langage<br />

différent de celui du quotidien, dont les symboles s’enchaînent, souvent d’une<br />

manière harmonieuse, ayant une cohérence logique (même si ce n’est pas celle<br />

de la logique cartésienne). Les oniriques roumains des années 70, et surtout<br />

les théoriciens de l’onirisme esthétique, Dumitru Tsepeneag et Leonid Dimov,<br />

rejettent à leur tour une littérature du délire à la faveur d’une littérature<br />

parfaitement raisonnée et lucide. Ils comprennent le rêve comme un critère, un<br />

terme limite de comparaison pour la création d’un monde analogue au monde<br />

réel 4 . Ionesco pourrait bien être intégré, à juste titre, au groupe onirique. Il<br />

reconnaissait lui aussi, dans ses entretiens avec Claude Bonnefoy 5 , les vertus<br />

paradoxales de l’organisation fantasmatique lucide, relevant du point de<br />

vue esthétique, à laquelle on ajouterait celle d’un dramatisme intrinsèque.<br />

Le rêve serait, dans la définition ionescienne, un événement essentiellement<br />

dramatique, en fait, le drame même, puisque dans le rêve l’homme est toujours<br />

en situation. De structure théâtrale, l’univers onirique serait construit sur une<br />

pensée supérieure d’une plasticité visionnaire, pensée conçue en images.<br />

Dans ses Aventures dans l’irréalité immédiate, Max Blecher, auteur que le<br />

Ionesco de la période roumaine des années 30 appréciait sans réserve, plaidait<br />

pour la même lucidité de l’expérience onirique : « je me débats maintenant<br />

dans la réalité, je crie, j’implore d’être réveillé, d’être réveillé dans une<br />

autre vie, dans ma vie réelle. [...] Autour de moi la réalité exacte m’engloutit,<br />

essayant de me faire sombrer. Qui est-ce qui va me réveiller? » 6 Le narrateur<br />

Blecher, placé souvent dans une zone ambiguë, hypnagogique, rêve de son état<br />

de veille et de sommeil aussi. Il est pareil au moi représentatif pour la situation<br />

meta- ou sur-onirique décrite par C.G. Jung, le moi qui raconte ses rêves dans<br />

le Journal en miettes ou dans Présent passé, passé présent. Si Freud parlait<br />

parfois du rêve dans le rêve, Jung, en échange, fait référence à la posture<br />

polyvalente de celui qui, dans le rêve, est à la fois l’acteur, le metteur en scène<br />

et même le spectateur de son propre rêve. C’est à dire, il est possesseur d’une<br />

perspective inévitablement critique et déconstructive de celui-ci.<br />

53


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 51-56<br />

Laura Pavel<br />

Pareil à l’auteur de La Cantatrice chauve (pièce qu’André Breton appréciait<br />

avec enthousiasme comme l’accomplissement de ce que les surréalistes avaient<br />

essayé de faire 20 ans auparavant), Blecher semble se réclamer de la poétique<br />

surréaliste de l’hallucination volontaire et de la réalité irréelle, paranoïacritique<br />

(avec le terme bien connu de Dalí). Il éprouve pleinement un état<br />

de dédoublement fertile de son identité de personnage réel, donc comme<br />

fiction possible, et de celle de l’irréalité ou de la surréalité de son hypostase<br />

onirique. La confusion des états de rêve et de veille provoque dans l’épiderme<br />

de la réalité – si fragile maintenant, sous la pression de l’irréalité – un abîme,<br />

une faille, d’où est née l’étrangeté de la normalité. Elle est combinée d’une<br />

manière amphibienne, monstrueuse avec des éléments de féerie tout comme<br />

dans la dramaturgie et dans la prose ionescienne. Les mots suivants du<br />

narrateur qui se confesse dans La Tanière éclairée pourraient être attribués<br />

justement au Ionesco des journaux, mais aussi à certains héros ionesciens en<br />

grande mesure autobiographiques : tel Bérenger – le dramaturge du Piéton de<br />

l’Air, le protagoniste « sans qualités » de Ce formidable bordel!, mais Jean<br />

aussi – à la fois celui de La soif et la faim et celui du Voyage chez les morts,<br />

– ou « l’homme aux valises » de la pièce homonyme: « C’est, je crois, la même<br />

chose que vivre ou rêver d’un événement, et la vie réelle de tous les jours est<br />

aussi hallucinante et étrange que celle du sommeil. Si je voulais, par exemple,<br />

définir précisément le monde où j’écris ces lignes, cela me serait impossible ».<br />

Rééditant la posture indécise du moi blecherien, situé dans l’interrègne d’un no<br />

man’s land, quelques phrases finales du Présent passé, passé présent peuvent<br />

fonctionner comme un texte en miroir de celui déjà cité : « Je ne sais pas très<br />

bien si je rêve ou si je me souviens, si j’ai vécu ma vie ou si je l’ai seulement<br />

rêvée. Le souvenir, autant que le rêve, me fait profondément ressentir<br />

l’irréalité, l’évanescence du monde, image fugitive dans l’eau mouvante,<br />

fumée colorée. Comment tout ce qui tient dans des contours fermes peutil<br />

s’éteindre? La réalité est infiniment fragile, précaire, tout ce que j’avais<br />

vécu rudement se fait triste et doux. Je veux retenir tout ce que rien ne peut<br />

retenir. Je suis un bonhomme de neige en train de fondre. Je suis de plus en<br />

plus loin, une silhouette et puis un point noir » 7 . Chargé d’images typiquement<br />

oniriques - qui rappellent les télescopages de l’héroïne de Lewis Carroll, Alice<br />

–, le passage ionescien contient en même temps, comme dans une profonde<br />

profession de foi, le témoignage du donquichottisme essentiel de l’auteur, de<br />

sa préférence pour l’évanescence des « fantômes » du réel, l’aliénation de son<br />

moi « éveillé », quotidien, jusqu’à l’apparition et à la contemplation distanciée<br />

du double. Et on peut enfin découvrir, chez Ionesco, la vision d’une apocalypse<br />

universelle calme et inapparente, qui ne fait que confirmer une fois de plus<br />

l’irréalité de tout ce qui semble exister.<br />

Le rêve ne devient pas seulement un monde parallèle à la réalité, mais aussi un<br />

texte de l’Autre, d’un principe spirituel caché, entièrement étrange et artificiel,<br />

qui intervient parfois d’un coup et – surtout – d’une manière parodique dans<br />

la réalité d’ici-bas, subminant ses lois et lui en inoculant d’autres, absurdes.<br />

La vision de l’Anti-Monde de Bérenger, dans Le Piéton de l’Air, est tout à fait<br />

symptomatique dans ce sens-là. Car l’Anti-Monde comme univers oniricosubversif<br />

implique une reinterpretation parodique du monde designé d’une<br />

manière conventionnelle comme réel. Chez Ionesco, ce manque de sérieux<br />

54


Jonctions avant-gardistes chez Ionesco<br />

fondamental, propre au rapport avec l’Anti-Monde est, d’ailleurs, connu<br />

intuitivement par Joséphine dans Le Piéton de l’Air. À propos du Monsieur de<br />

l’Anti-Monde, qui semble avoir une existence intermittente pour ceux d’ici, qui<br />

se montre seulement de temps en temps à la famille Bérenger et aux Anglais<br />

sortis pour se promener, et qui laisse l’impression de leur jouer un mauvais<br />

tour, Joséphine affirme: « On ne peut pas dire qu’il existe, car s’il existait, il<br />

ne serait pas le néant ». Entre les passants de ce monde et ceux de l’au-delà<br />

il y a un contretemps affectif, moral, axiologique et, enfin, existentiel, ou<br />

une incongruité essentielle, placés à un niveau ontologique différent. Notre<br />

rapport avec l’Anti-Monde ressemble ainsi au rapport entre l’existence diurne<br />

de la conscience et celle du rêve, avec ses lois inconscientes et illogiques. En<br />

même temps, ce monde structuré du point de vue onirique et gouverné par<br />

des lois quasi-occultes semble être aussi un univers spéculaire. Ainsi, toujours<br />

dans Le Piéton de l’Air, un personnage appelé impersonnellement La Première<br />

Anglaise parle de quelques paysages qu’elle aurait vus dans le miroir « en<br />

Irlande, en Ecosse ». Ce sont des paysages indescriptibles qui n’appartiennent<br />

pas à « notre » monde. Une telle hallucination spéculaire pourrait provenir<br />

de la disposition créatrice maniériste d’un démiurge caché, qui souvent se<br />

manifeste envers ses créatures d’une manière arbitraire ou parodique, ou,<br />

au moins, avec une cynique indifférence. Les paysages aperçus dans le miroir<br />

par La Première Anglaise ne seraient rien d’autre que des images mentales<br />

produites par cette force ou énergie parodique, de provenance occulte. C’est<br />

là une création négative, une déconstruction de l’univers des gens communs<br />

ou, autrement dit, une anticréation. Essayant d’élaborer une théorie de l’Anti-<br />

Monde, pédagogiquement, pour les autres, Bérenger soutient que « nous ne<br />

pouvons apercevoir l’image [de ceux de l’au-delà] que négativement ».<br />

On a remarqué qu’il était possible que Ionesco se fût inspiré dans cette pièce<br />

de la théorie de l’antimatière du physicien Heisenberg, tout comme de la<br />

pseudo-science de la pataphysique de Jarry. D’ailleurs, avec Jaques Prévert,<br />

Raymond Queneau et Boris Vian, l’auteur des Rhinocéros a fait partie du Collège<br />

des Pataphysiciens, fondé après la première guerre mondiale par un groupe<br />

d’admirateurs de Jarry. Le créateur d’Ubu définissait la pataphysique comme<br />

la science qui dépasse la métaphysique tout comme celle-ci s’étend au-delà de<br />

la physique. En plus, la pataphysique examinerait les lois qui gouvernent les<br />

exceptions, et expliquerait un univers au-delà de l’univers commun, visible.<br />

Dans sa monographie dédiée à la personnalité ionescienne, le critique anglais<br />

Ronald Hayman 8 observe la relation entre les apparitions souvent invisibles<br />

du Monsieur de l’Anti-Monde du Piéton de l’Air et le huitième livre du roman<br />

« néo-scientifique » de Jarry, qui a comme protagoniste le Docteur Faustroll,<br />

Pataphysicien. Le livre VIII du roman de Jarry commence par une lettre<br />

télépatique adressée au Lord Kelvin, où on apprend que le Docteur Faustroll<br />

n’est pas mort, mais il se trouve autre part que sur la terre.<br />

Si dans une pièce comme Ce formidable bordel ! le protagoniste accède à<br />

de véritables états métaphysiques, par contre, dans Le Piéton de l’Air la<br />

possible tension métaphysique du vol de Bérenger se dilue dans une vision<br />

« scientifique » parodique ; l’accent parodique étant donné par la double<br />

perspective, pataphysique et onirique, du texte. Ainsi, des concepts ayant<br />

55


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 51-56<br />

Laura Pavel<br />

une grande charge métaphysique – le néant, la mort, la vie – sont maintenant<br />

dépourvus de leur sens grave, devenant des notions vides. Plus précisément,<br />

des fantoches verbales dont la mention dans le texte ionescien, si elle n’est<br />

pas entièrement gratuite, elle n’a plus qu’un enjeu ludique. Tout comme, par<br />

exemple, dans le roman sur Faustroll de Jarry, l’éternité était conçue sous la<br />

forme d’un éther immobile, et Dieu apparaisait comme un point tangentiel<br />

entre zéro et infini, dans Le Piéton de l’Air le néant ne sera plus pour Bérenger<br />

qu’une « hypothèse cosmique de travail ». Ce type de néant dépourvu de<br />

toute connotation métaphysique « n’est ni noir, ni blanc. Il n’existe pas. Il est<br />

partout ». La pseudo-science lucide du pataphysicien Bérenger est, comme la<br />

définit sa fille Martha, une « comptabilité pluri-universelle », conformément à<br />

laquelle il faut maintenir toujours les équilibres mondains et ultra-mondains ; il<br />

faut tenir compte qu’il y a « plusieurs infinis, mais il y a des finitudes à l’intérieur<br />

des infinitudes ». Tous les objets sont des accesoires comptés du cosmos. Il ne<br />

sera donc pas étonnant pour Bérenger qu’au moment où apparaissent la pipe<br />

et le pied du passager de l’Anti-Monde, la mirifique colonne rosé, en fleur, tout<br />

comme l’arbre et le buisson, nés d’une manière miraculeuse dans le monde<br />

visible, disparaissent presque en même temps, comme aspirés par la pompe du<br />

néant.<br />

L’Anti-Monde de Ionesco, habité par des passants fantômes (fantomettes), est<br />

en fait la construction imaginaire qui corresponde en même temps aux schémas<br />

permanents de la théâtralité et à la liberté créatrice Ce sont des principes<br />

paradoxalement coextensifs, formulés par Ionesco dans son bienconnu Discurs<br />

sur l’avant-garde (1959). Évidemment, cet Anti-Monde ne se rendre perceptible<br />

au monde d’ici que par le rêve. Un rêve privilégié, visionnaire, merveilleux –<br />

dans le sens d’une révélation surréelle, analysée comme telle par André Breton<br />

–, semblable à l’hallucination lucide, volontaire, avancée par les surréalistes.<br />

Libéré donc du poids des constructions culturelles dichotomiques comme vie/<br />

mort, existence/néant, ici/au-delà, plus/minus, fini/infini, l’être de Bérenger<br />

– personnage en grande partie autobiographique et emblématique de Ionesco<br />

–, envahi par l’état de l’étonnement, arrivera à être englouti par une quasimystique<br />

surréalité ontologique.<br />

* L’analyse des pièces de Ionesco a été faite d’après l’édition Théâtre, tom. I-VII, Paris, Éd.<br />

Gallimard, 1954-1981 et d’après Théâtre complet, Paris, Éd. Gallimard, Pléiade, 1991.<br />

Notes<br />

1<br />

Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Éd. Gallimard, 1966, p. 53.<br />

2<br />

Ibidem, p. 60.<br />

3<br />

Notes et contre-notes, p. 62.<br />

4<br />

Voir Leonid Dimov, Dumitru Tsepeneag, Momentul oniric (Le Moment Onirique), anthologie soignée<br />

par Corin Braga, Bucarest, Éd. Cartea Românească, 1997.<br />

5<br />

Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Paris, Éd. Pierre Belfond, 1966, p. 11.<br />

6<br />

Max Blecher, Întâmplări din irealitatea imediată (Aventures dans l’irréalité immédiate), anthologie<br />

et préface par Dinu Pillat, Bucarest, Éd. Minerva, 1970, p. 120.<br />

7<br />

Présent passé, passé présent, Paris, Éd. Mercure de France, 1968, p. 272-273.<br />

8<br />

Ronald Hayman, Eugène Ionesco, London, Heinemann, 1972, p. 150-160.<br />

56


Les idées politiques de Gherasim Luca<br />

dans sa période roumaine<br />

Marta Petreu<br />

Professeur de philosophie<br />

Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca<br />

Résumé : Cet article explore les positions politiques de Gherasim<br />

Luca qui s’est opposé tant au libéralisme bourgeois qu’à l’extrême<br />

droite.<br />

Abstract : This article explores the political positions of Gherasim<br />

Luca, which was opposing to the bourgeois liberalism as well as to<br />

the extreme right.<br />

Mots-clés : politique de l’avant-garde roumaine, marxisme,<br />

déterminisme historique<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 57-64<br />

Faisant ses débuts poétiques en 1930, dans la revue Alge (Algues), Gherasim<br />

Luca est emblématique non seulement pour l’évolution de l’avant-gardisme<br />

roumain d’un « âge » à l’autre, mais aussi pour la dimension messianique et<br />

révolutionnaire de la jeune intelligentsia roumaine de l’époque de l’entredeux-guerres.<br />

Ses articles roumains – pas très nombreux, portant surtout<br />

sur des sujets culturels et non pas politiques – sont imprégnés du langage<br />

révolutionnaire marxiste. Ce n’est pas chose singulière pour l’avant-garde<br />

roumaine et européenne, où l’idée de rupture – avec la tradition, avec le monde<br />

bourgeois et l’idéal classique de l’homme – s’est complétée en quelque sorte<br />

naturellement avec l’idée de renouvellement radical par la révolution 1 . (Et il est<br />

assez étonnant de constater que la génération ’27 ou la génération « Criterion » 2 ,<br />

celle d’Eliade, Cioran, Noica, Eugène Ionesco, Sebastian, etc., la génération<br />

d’où l’on a recruté l’élite intellectuelle roumaine d’extrême droite, ait eu dès<br />

le début le même désir que les avant-gardistes de rupture avec le passé et de<br />

renouvellement par la révolution. La différence entre les avant-gardistes et la<br />

génération « Criterion », entre « matérialistes » et « spiritualistes », consiste<br />

dans la nature de la révolution projetée : les avant-gardistes ont rêvé d’une<br />

révolution prolétaire, tandis que la génération « Criterion », précisément ses<br />

membres d’extrême droite, ont aspiré à une révolution nationale. Pourtant,<br />

les sentiments antibourgeois, le refus de l’individualisme et la sympathie pour<br />

57


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 57-64<br />

Marta Petreu<br />

le collectivisme ont été communs aux avant-gardistes roumains et au groupe<br />

« Criterion »).<br />

Gherasim Luca pense effectivement le monde à travers les concepts marxistes<br />

ou marxistes-léninistes : « théâtre capitaliste », « théâtre bourgeois », «<br />

bourgeoisie », « détenteurs des moyens de production », « lutte de classe »,<br />

« jeunesse ouvrière », « État socialiste », « poésie au service de la classe<br />

dominante », « matérialisme historique », « poésie prolétaire », « théâtre de<br />

masses », « intérêts de classe », « monde partagé en classes », « conflit entre<br />

le travail et le capital », « conscience de classe », « camarade », « guerre<br />

impérialiste mondiale », « nécessité objective », « matérialisme dialectique »,<br />

« le destin historique du prolétariat international », « les déviations de droite »,<br />

« l’opportunisme politique », « négation », « la négation de la négation », « les<br />

positions révolutionnaires » 3 etc. Et la façon tranchante dont il a utilisé ce<br />

vocabulaire dans sa période roumaine (précisément à partir de 1934 et jusqu’en<br />

1947, y compris dans son manifeste flamboyant Dialectique de la dialectique<br />

de 1945, écrit en collaboration avec Trost) consonne non seulement avec le<br />

langage marxiste d’autres avant-gardistes roumains (Stephan Roll, M. R.<br />

Paraschivescu, Paul Păun, Geo Bogza, Paul Sterian, Ion Călugăru etc.) mais aussi,<br />

d’une manière souvent frappante, avec les Manifestes de l’entre-deux-guerres<br />

du Comité Central du Parti Communiste de Roumanie. Le poète trouve une<br />

solution pour n’importe quel problème du présent ; cela non pas dans le cadre<br />

de la Roumanie libérale et démocrate – mais dans un nouveau monde, qui naîtra<br />

après la « tempête collective 4 », c’est-à-dire après la révolution prolétaire.<br />

À partir de 1934, l’idée marxiste de la lutte de classe est devenue chez Gherasim<br />

Luca le filtre rouge à travers lequel il voyait le monde. Par exemple, le problème<br />

des jeunes acteurs du « théâtre capitaliste », écrit-il, ne peut être résolu « au<br />

sein du système actuel » par les « détenteurs d’aujourd’hui de tous les moyens de<br />

production » ; sa solution prétendait une « opération intégrale et radicale »,<br />

similaire à « l’évacuation du pus » – c’est-à-dire la révolution socialiste 5 . La<br />

lutte de classe est universelle, on peut la retrouver non seulement à l’intérieur<br />

de la société, en tant qu’adversité entre bourgeois et prolétaires, mais aussi<br />

à l’intérieur de l’art. Luca est convaincu du caractère partisan de la culture,<br />

de sorte que, en accusant l’art de parler au nom de « la classe dominante »,<br />

il menace de « démasquer » les auteurs vendus à la bourgeoisie 6 . En plaidant<br />

en faveur de l’art prolétarien – « théâtre de masse », « poésie prolétaire »<br />

etc., - créé par des auteurs ayant une conscience prolétaire, Gherasim Luca<br />

accuse à plusieurs reprises 7 les écrivains de sa génération de se laisser, de façon<br />

consciente ou non, acheter par la bourgeoisie et par l’État bourgeois, et de<br />

briser de la sorte l’unité de lutte de « ma génération aujourd’hui amputée » 8 .<br />

Convaincu de ce que « celui qui n’est pas avec nous est contre nous » (principe<br />

dont il attribuait probablement l’invention à Stalin, ignorant sa source<br />

évangélique 9 ), tout en admonestant les poètes de sa génération pour avoir<br />

déserté leur devoir social, Gherasim Luca fait enfin connaître les noms des<br />

adversaires : le groupe « Criterion » ; ses membres sont achetés par des maisons<br />

d’édition, par des prix, des revues, par des « voyages en Amérique et aux Indes,<br />

de bons emplois. Ils sont apparentés aux anciens et aux actuels ministres et<br />

58


Les idées politiques de Gherasim Luca<br />

dans sa période roumaine<br />

ont l’habitude de rôder autour des organisations formées exclusivement de<br />

martyres et d’apôtres » (allusion au Mouvement légionnaire) ; ce groupe, dit<br />

Gherasim Luca, « lèche les bottes » de Nae Ionescu » 10 et porte atteinte au rôle<br />

que devrait jouer la jeunesse « dans le processus de la lutte de classe ».<br />

Faite au nom du « déterminisme historique », sa critique ne se limite pas à la<br />

réalité culturelle. Bien qu’il ne soit pas un journaliste politique à proprement<br />

parler, Gherasim Luca, de même que les autres avant-gardistes roumains, a eu<br />

deux cibles : le monde libéral où il vivait et le mouvement d’extrême droite.<br />

En vertu de la lutte de classe, la fin du monde libéral, démocrate, lui paraissait<br />

aller de soi. Dans un langage allusif (parce que le Parti Communiste était en<br />

illégalité, et que la propagande communiste ouverte était interdite), mais<br />

facile à reconnaître, il décrit le présent comme un « croisement de chemins<br />

de l’histoire » 11 , où le « déterminisme de l’histoire » mène l’humanité de façon<br />

implacable « à la fracture de certains cadres et à la naissance d’autres » :<br />

c’est-à-dire à la révolution socialiste attendue (« la tempête collective »),<br />

qui mettra fin à l’inégalité de classe. Avec « des millions d’affamés à côté de<br />

quelques grands repus divins, des millions de gens prêts à être de la chair à<br />

canon à côté de quelques chefs de trusts mis à l’abri 12 », le monde existant ne<br />

justifie plus à ses yeux sa perpétuation.<br />

La seconde cible du journaliste a été l’extrême droite, politique et culturelle à<br />

la fois. Il a refusé de se lancer en commentaires sur l’Italie de Mussolini et sur<br />

l’Allemagne hitlérienne, préférant prendre le « pouls » du fascisme roumain,<br />

« ganté » et incomplètement développé. « Il y a chez nous aussi une action<br />

de droite ouverte », écrit le poète en mars 1935, renvoyant à « l’éloge de la<br />

guerre et des chemises brunes » que faisait un jeune auteur roumain de la<br />

même génération, mais situé de l’autre côté de la barricade politique : Cioran 13 .<br />

L’article de Cioran qui l’indigne s’appelle Despre o altă Românie (Sur une autre<br />

Roumanie), paru dans Vremea du 17 février 1935. C’était un véritable éloge de<br />

la jeunesse hitlérienne, offerte comme modèle à la jeunesse roumaine.<br />

Gherasim Luca a diagnostiqué de façon exacte le fascisme roumain en tant<br />

qu’« actualisation du Moyen Âge » 14 , dans la ligne officielle du Parti Communiste<br />

de Roumanie. Il l’a considéré comme une « fausse attitude révolutionnaire » 15<br />

et comme une diversion par rapport au véritable problème de l’époque, la<br />

lutte des classes. En 1937, année de pointe du légionnarisme, Gherasim<br />

Luca est devenu radical, attaquant le noyau politique même de l’extrême<br />

droite, pas seulement ses manifestations culturelles ; peu avant les élections<br />

parlementaires, il a attaqué aussi la Légion et ses héros, Moţa et Marin, tombés<br />

en Espagne 16 et ensuite, dans son article Garda de fier vechi (La garde de<br />

feraille), il a attaqué la Légion et son Capitaine, Corneliu Zelea Codreanu :<br />

« Le mouvement au commencement de légende mystique qui a obscurci et<br />

bouleversé le ciel politique des dernières années … le mouvement légionnaire<br />

combatif est en train de se briser et de se dissoudre. […] Le mythe, l’archange<br />

et le Prince Charmant des contes de fées Corneliu Zelea Codreanu, est à la<br />

lumière de ce regard lucide et des derniers événements [le pacte de non<br />

agression électorale avec les partis politiques traditionnels, au premier chef le<br />

59


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 57-64<br />

Marta Petreu<br />

Parti National Paysan et le Parti Libéral ; n. M.P.] un homme politique ordinaire,<br />

avec ses tristesses, ses victoires et ses faiblesses courantes. //La Garde de fer<br />

et son chef politique passent aujourd’hui par la bande de lumière du contrôle<br />

public, laissant découvrir ses vices, son incapacité et son vide » 17 .<br />

Remarquons en passant que la prophétie de la ruine du prestige de la Légion<br />

ne s’est pas confirmée, son parti, « Totul pentru Ţară » (« Tout pour le<br />

pays ») se plaçant en troisième position aux élections, avec 15, 58% voix ;<br />

sa force d’attraction s’est brisée plus tard, dans un autre contexte. Mais ce<br />

qui nous intéresse en ce moment c’est la radicalisation politique de 1937 du<br />

poète surréaliste, dans le contexte de l’ascension puissante du mouvement<br />

légionnaire : dans ces années-là, l’attaque ouverte de la Légion n’était pas<br />

dépourvue de risques.<br />

La position politique de Gherasim Luca – la contestation de la démocratie libérale<br />

et la critique de l’extrême droite roumaine – n’a pas été un acte singulier<br />

dans l’entre-deux-guerres, mais elle faisait partie du programme initial du<br />

mouvement avant-gardiste. Les avant-gardistes, les européens et les Roumains<br />

aussi ont contesté dès le début le monde bourgeois. L’écrivain Ion Vinea, dans<br />

Manifestul activist către tinerime (1924), avec lequel commence, comme<br />

l’observe Ion Pop, « l’histoire proprement dite de l’avant-garde roumaine » 18 ,<br />

accuse « les clichés ternes de vie bourgeoise » et « l’individualisme » 19 du<br />

monde moderne, libéral. Les avant-gardistes ont annoncé et ont projeté « la<br />

liquidation totale » de l’ordre bourgeois au nom du « collectivisme » prolétaire<br />

et du « déterminisme social » 20 marxiste. Et c’est simultanément – au pôle<br />

opposé – que l’extrême droite – politique et culturelle (la génération ’27,<br />

orthodoxe) – contestait le même monde bourgeois et démocrate, mais au<br />

nom du collectivisme nationaliste et de la révolution nationale. Il semble que<br />

l’esprit du siècle demande la destruction de l’ordre social par la révolution :<br />

« Une exaspération couve chez la ‘jeune génération’ de partout », observait<br />

Gheorghe Dinu (Stephan Roll), faisant ensuite allusion aux « réalisations d’une<br />

génération qui se lève à l’est » 21 , réalisations qui complexaient les jeunes<br />

Roumains ; c’est une référence évidente à la révolution d’U.R.S.S., qui avait<br />

attisé l’hystérie révolutionnaire de l’Europe entière. Et chaque camp avait<br />

imaginé la révolution à sa façon : l’extrême gauche avait visé une révolution<br />

prolétarienne ; l’extrême droite avait visé une révolution nationaliste. De sorte<br />

que l’État roumain, « la grande Roumanie », créé en 1918, avait été miné de<br />

l’intérieur non seulement par les luttes entre les partis politiques traditionnels,<br />

par les manœuvres du roi Carol II qui visaient l’instauration de sa dictature<br />

personnelle, par l’ascension de l’extrême droite, mais aussi par l’eschatologie<br />

révolutionnaire de la jeune intelligentsia, qu’elle soit d’extrême gauche ou<br />

droite.<br />

Sans entamer la problématique touffue des causes qui ont préparé une telle<br />

tension messianique, révolutionnaire dans l’entre-deux-guerres, je signale<br />

l’explication d’Eugène Ionesco qui présente, par son œuvre littéraire de<br />

même que par sa position politique, des éléments communs avec la génération<br />

’27 (« Criterion ») aussi bien qu’avec l’avant-gardisme roumain. À son avis,<br />

les révolutions – d’extrême droite et d’extrême gauche – ont été préparées<br />

60


Les idées politiques de Gherasim Luca<br />

dans sa période roumaine<br />

par la destruction des fondements de l’humanisme, par l’écroulement de<br />

l’idéal classique de l’homme : « La volonté [de Rimbaud] de destruction de<br />

la civilisation et de l’ordre chrétien, de l’Occident etc. est révolutionnaire,<br />

précédant les révolutions d’extrême droite ou d’extrême gauche […]. Baudelaire<br />

est l’un des premiers modernes qui ont essayé de briser l’homme […]. //Le fait<br />

que les mouvements révolutionnaires modernes ont été préparés, précédés,<br />

par une littérature de l’agonie, du désespoir, de la haine envers l’homme, des<br />

visions de fin apocalyptique, de dissolution (de destruction) de l’individu dans<br />

la collectivité est extrêmement significatif. Les révolutions actuelles expriment<br />

la haine envers la condition humaine éternelle […].//Non seulement Nietzsche<br />

et d’autres Allemands sont les précurseurs des révolutions modernes, non<br />

seulement Dostoïevski, mais aussi Poe, Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé. Tous<br />

ceux-ci sont des Rousseau, des Voltaire, des Diderot, des Montesquieu etc. des<br />

révolutions du XXème siècle » 22 . Or, parmi les courants qui ont détruit l’idée<br />

d’homme, l’avant-gardisme détient la suprématie au XXème siècle.)<br />

En même temps, les deux extrêmes de la Roumanie de l’entre-deux-guerres se<br />

sont contestées et se sont attaquées au niveau des partis politiques de même<br />

qu’au niveau des groupes culturels de la jeune intelligentsia. Observons qu’au<br />

niveau des partis, la Légion est de façon programmatique anticommuniste, et le<br />

Parti Communiste de Roumanie, membre de l’Internationale Communiste, est<br />

de façon programmatique antifasciste. Au niveau des groupes culturels – qui,<br />

en réalité, ne sont pas réciproquement hermétiques, certaines individualités<br />

circulant librement d’un groupe à l’autre, d’une publication à l’autre – Gherasim<br />

Luca n’est pas le seul qui ait commenté, par exemple, avec rancœur « les<br />

privilèges » du groupe « Criterion » ; d’autres avant-gardistes l’ont fait aussi.<br />

Gheorghe Dinu (le futur Stephan Roll), ricanait lui aussi au sujet des « salles<br />

de fondation » où « des groupes qui représentaient la nouvelle génération »<br />

faisaient « des symposiums », où ils débattaient, avec « leurs blancs cerveaux,<br />

avec toute leur réaction inconsciente de serviteurs », « le procès de notre<br />

temps ». Et, constatant « l’exaspération » de la jeune génération, attisée par<br />

l’odeur de la révolution prolétaire, il observe que le fascisme « aiguise lui aussi<br />

ses poignards dans les petites mains de quelques pessimistes tragiques » 23 :<br />

serait-ce une nouvelle allusion à Cioran ? Ou bien, un autre exemple : Miron<br />

Radu Paraschivescu, écrivain avant-gardiste et communiste, a attaqué Eliade,<br />

en 1935, dans Cuvîntul liber, l’accusant ouvertement d’être fasciste ; de sorte<br />

qu’Eliade a riposté dans Vremea, dans l’article « Intelectualii e fascişti ! » (Les<br />

intellos c’est des fachos’), où il fait le procès de « toute la presse marxiste de<br />

Roumanie », en tant que presse d’une « mauvaise foi… […] sans limites » 24 . Le<br />

groupe « Criterion » répond pareillement aux attaques : par exemple, en 1937,<br />

dans le long et compliqué « scandale de la pornographie » qui a agité les milieux<br />

littéraires des années ’30, Eliade, présent à l’assemblée du 25 avril 1937 de la<br />

Société des Écrivains, a accusé les avant-gardistes Geo Bogza et H. Bonciu de<br />

pornographie littéraire 25 ; la vengeance – surréaliste – a été celle de la réalité<br />

même : peu après, Eliade a été à son tour accusé de pornographie et a perdu<br />

son poste d’assistant universitaire honorifique du professeur Nae Ionescu.<br />

Pour revenir à Gherasim Luca, il faut observer que pour lui aussi le présent<br />

est déchiffrable à travers Marx (parfois à travers Lénine). Pourtant, il ne<br />

61


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 57-64<br />

Marta Petreu<br />

confère pas une autorité absolue au marxisme. Vivant dans un monde libre<br />

et voulant écrire « une poésie qui puisse être lue par cent mille gens » 26 , il<br />

croit, naïvement, que le marxisme dont il s’inspire s’inspirera à son tour de<br />

l’expérience avant-gardiste et surréaliste et que le matérialisme dialectique<br />

s’améliorera par une infusion d’idées contemporaines. « La contribution de Marx<br />

lorsqu’il a appliqué la méthode dialectique aux réalités sociales est corroborée<br />

par la contribution actuelle de cette jeune génération » 27 , écrit-il en 1935,<br />

puis il reprend : « Le matérialisme historique demande un renouvellement<br />

permanent, une actualisation, une jeunesse sociale » 28 . La déconsidération<br />

du surréalisme par un écrivain soviétique – Ilia Ehrenburg, in Vus par un<br />

écrivain d’U.R.S.S., 1935 - , l’étonne : « Nous sommes habitués à rencontrer le<br />

réfractaire par rapport à tous ce qui est nouveau seulement dans le camp de<br />

droite, dans le camp des amoureux du Moyen Âge jusqu’à la folie du désir de<br />

le rendre contemporain par le fascisme. Il est interdit à un esprit dialectique<br />

[c’est-à-dire à un communiste, n. n.] de prendre en dérision l’invention la plus<br />

éblouissante et la plus incomprise » 29 . Mais ce contact brutal avec le point de<br />

vue du communisme réel, soviétique, sur l’avant-gardisme, bien que choquant,<br />

ne change pas totalement ses illusions ; preuve en est la tentative de 1945,<br />

la plus audacieuse, de fournir au matérialisme dialectique une infusion de<br />

découvertes (idées, techniques) avant-gardistes. Il s’agit du manifeste – écrit<br />

en collaboration avec Trost, en Roumanie, mais en français – Dialectique de<br />

la dialectique, un texte éblouissant, où les concepts hégéliens, déformés par<br />

Marx et Lénine (la négation, la négation de la négation, la dialectique etc.) sont<br />

distillées dans la cornue alchimique du surréalisme. Le surréalisme même y est<br />

conçu de manière marxiste, en tant que révolution permanente 30 : « Le premier<br />

point sur lequel nous voudrions insister concerne la nécessité de maintenir le<br />

surréalisme dans un état continuellement révolutionnaire, état qui puisse nous<br />

offrir les solutions synthétiques (hégéliennes, matérialistes, inouïes), vainement<br />

attendues jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs » ; « nous pensons que le surréalisme<br />

ne peut exister que dans une opposition continuelle envers le monde entier et<br />

envers lui-même, dans cette négation de la négation dirigée par le délire le plus<br />

inexprimable et cela sans perdre… son pouvoir révolutionnaire immédiat » 31 .<br />

Concrètement, les deux auteurs du manifeste proposent, en tant que « méthode<br />

générale révolutionnaire propre au surréalisme », « l’amour », « la puissance<br />

destructrice de l’amour envers tout ordre établi » et « l’érotisation sans limites<br />

du prolétariat ». L’amour même doit être tout neuf, révolutionnaire, c’està-dire<br />

« non-œdipien » (Ovid S. Crohmălniceanu, un commentateur subtile<br />

de l’avant-garde roumaine, considère que cette idée originale appartiendrait<br />

plutôt à Trost 32 ) car c’est seulement par l’érotisation sans limites que le<br />

prolétariat peut échapper aux complexes inconscients qu’il a par rapport à la<br />

bourgeoisie.<br />

Cette attitude non œdipienne, dialectique et révolutionnaire, a nourri<br />

également d’autres manifestes publiés par Gherasim Luca en Roumanie, mais<br />

écrits en français : Cubomanies et objets (1945), Éloge de Malombra (1947, en<br />

collaboration avec Gellu Naum, Paul Păun, Virgil Teodorescu, Trost), Le sable<br />

nocturne (1947, en collaboration avec Gellu Naum, Paul Păun, Virgil Teodorescu,<br />

Trost). Il a conservé le fantasme d’une révolution aussi pure que le jeu aux<br />

concepts : « Jamais la difficulté d’élever la révolution à la hauteur de la poésie<br />

62


ne nous a tellement sidéré, tellement séduit » 33 .<br />

Les idées politiques de Gherasim Luca<br />

dans sa période roumaine<br />

Dans une lettre datée « Bucarest, le 29 juin 1947 », Gherasim Luca répond<br />

au questionnaire du groupe surréaliste de Paris (qui, en 1947, sondait ses<br />

adhérents par des questions telles : « Qu’attendez-vous au juste, à l’heure<br />

présente, du surréalisme ? » ou « Quelle est votre position à l’égard de la volonté<br />

révolutionnaire de changer le monde ? ») comme un véritable révolutionnaire<br />

qui voulait garder l’unité du mouvement inaltérée : « Mais il y a au moins<br />

une ou deux mesures à prendre, mesures qui prétendent l’unanimité : notre<br />

position vis-à-vis de la politique, par exemple, doit être absolument commune,<br />

comme elle en était à l’égard du père et du désir. L’introduction d’une rigueur<br />

élémentaire vis-à-vis de quelques images élémentaires (politique, littérature,<br />

religion…) reste seule à pouvoir contrecarrer le confusionnisme et la dilution du<br />

message surréaliste ». Le poète considère que la formule qu’il avait inventée,<br />

conformément à laquelle « l’Amour rencontre librement la Révolution »<br />

dépasse tout système philosophique, y compris le marxisme. Car, ainsi qu’il<br />

résulte de cette lettre, « les systèmes (marxisme, freudisme, existentialisme,<br />

naturalisme…) » ont le défaut d’être œdipiens, tandis que la véritable libération<br />

provient de l’amour non-œdipien qui a rencontré la révolution 34 .<br />

Les dernières années de Gherasim Luca en Roumanie restent mystérieuses.<br />

Autour de lui, la révolution prolétaire réelle s’emparait de la Roumanie, faisant<br />

remplir les prisons au nom de la lutte des classes. Entre la révolution imaginée<br />

par Gherasim Luca et la révolution qui se déroulait devant ses yeux, il n’y avait<br />

rien de commun. De sorte que, si le surréalisme l’avait mené à des convictions<br />

communistes, la réalité du communisme l’a déterminé à se retirer dans le<br />

surréalisme.<br />

Après avoir quitté le roumain en faveur du français, en 1952 le poète a quitté,<br />

également, la Roumanie, pour la France.<br />

Notes<br />

Traduction du roumain : Letiţia Ilea<br />

1<br />

Voir, dans ce sens, Ion Pop, Avangarda în literatura română, Bucureşti, Ed. Minerva, 1990 ; Dumitru<br />

Micu, Istoria literaturii româneşti, Bucureşti, Ed. Saeculum I.O., 2000 (chap. « Avangardiştii ») ;<br />

Matei Călinescu, Cinci feţe ale modernităţii, seconde édition revue et augmentée, traduite de<br />

l’anglais par Tatiana Pătrulescu et Radu Ţurcanu, postface de Mircea Martin, Polirom, 2005 (chap.<br />

« Ideea de avangardă)<br />

2<br />

Le groupe « Criterion » ou la génération ’27 – celle de Mircea Eliade, Mihail Sebastian, Mircea<br />

Vulcănescu, Emil Cioran, Constantin Noica, Eugen Ionescu, Petru Comarnescu, Arşavir Acterian etc.<br />

– s’est formé à partir de 1927 autour du professeur de philosophie Nae Ionescu. En 1932, les jeunes<br />

intellectuels ont formé la société « Criterion », association d’art, lettres et philosophie, qui a<br />

organisé à l’époque les fameuses conférences « Criterion » ; en 1934-1935, quelques jeunes ont<br />

édité la revue « Criterion » ;<br />

3<br />

Les syntagmes proviennent des articles de Gherasim Luca, recueillis dans le volume Inventatorul<br />

iubirii şi alte scrieri, édition établie et préfacée par Ion Pop, Cluj, Éd. Dacia, 2003 ; les textes<br />

écrits en français ont été cités d’après l’édition de Marin Mincu, Avangarda literară românească,<br />

III-ème édition révisée et augmentée, Éd. Pontica, 2006.<br />

63


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 57-64<br />

Marta Petreu<br />

4<br />

Gherasim Luca, Fata Morgana (1937), roman, in Inventatorul iubirii, éd. cit., p.124.<br />

5<br />

Proletarizarea actorului tânăr, in Facla, nr. 1100, 30 sept. 1934, v. Inventatorul iubirii, éd. cit.,<br />

p. 301-302.<br />

6<br />

Sensul unei mişcări poetice, in Cuvîntul liber, nr. 28, 18 mai 1935, v. Inventatorul iubirii, éd.<br />

cit., p. 323<br />

7<br />

voir les articles : În jurul Criterionului. Prostia eroică, 27 oct. 1934 ; Orientarea tineretului, 24<br />

nov. 1934 ; Prezenţa poeziei, 2 mars 1935 ; Poezia pentru iniţiaţi, 16 mars 1935 ; Denaturarea<br />

poeziei, 11 mai 1935 ; Sensul unei mişcări poetice, 18 mai 1935 ; Cultură şi poezie, 1 er juin 1935 ;<br />

Leaturi de scriitori, 6 juin 1935 ; Tineretul patetic, 14 nov. 1937 ; v. Inventatorul iubirii, ed. cit.,<br />

p. 303-347.<br />

8<br />

Tineretul patetic, in Reporter, nr. 36, 14 nov. 1937, Inventatorul iubirii, p. 347.<br />

9<br />

voir Prezenţa poeziei, in Cuvîntul liber, nr. 17, 16 mars 1935, loc. cit., p. 312; “Celui qui n’est pas<br />

avec moi est contre moi”, de même que la réciproque adoucie “Qui n’est pas contre nous est pour<br />

nous” se trouvent dans Matthieu, 12.30 ; Luc, 11.23 ; Marc, 9.40.<br />

10<br />

În jurul Criterionului. Prostia eroică, loc. cit., p.304. Voir aussi Sensul unei mişcări poetice, loc.<br />

cit., p. 324.<br />

11<br />

Cultură şi poezie, loc. cit., p. 325.<br />

12<br />

Scriu pentru că sensibilitatea… interview, in Facla nr. 1369, 28 juin 1935, loc. cit.,p. 332.<br />

13<br />

Infiltraţii, in Cuvântul liber, nr. 20, 23 mars 1935, v. loc. cit., p. 316-317.<br />

14<br />

Scriu pentru că sensibilitatea…, loc. cit., p. 333.<br />

15<br />

Tineretul patetic, loc. cit., p. 347.<br />

16<br />

Dublul aspect al eroismului, in Reporter, nr. 37, 24 nov. 1937, loc. cit., p. 348-349.<br />

17<br />

Garda de fier vechi, in Reporter, nr. 40, 12 déc. 1937, loc. cit., p. 350-351.<br />

18<br />

Ion Pop, Avangarda în literatura română, p. 62.<br />

19<br />

Ion Vinea, Manifestul activist către tinerime, 1924, in Marin Mincu, loc. cit., p. 511-512.<br />

20<br />

Gheorghe Dinu (Stephan Roll), Sugestii înaintea unui proces, in unu, anul V, nr. 49, nov. 1932, v.<br />

Marin Mincu, Avangarda literară românească, éd. cit., p. 553.<br />

21<br />

Gheorghe Dinu, Sugestii înaintea unui proces, in Marin Mincu, op. cit., p.552.<br />

22<br />

Eugen Ionescu, Pagini rupte din jurnal, in Universul literar, anul XLIX, nr. 19, 4 mai 1940, v. aussi<br />

le volume Eu, édition établie par Mariana Vartic, avec un prologue à Englezeşte fără profesor de<br />

Gelu Ionescu et un épilogue de Ion Vartic, Cluj, Ed. Echinox, 1990, p. 189-191.<br />

23<br />

Gheorghe Dinu, Sugestii înaintea unui proces, loc. cit., p. 552.<br />

24<br />

Mircea Eliade, « Intelectualii e fascişti ! », in Vremea, anul VIII année, nr. 381, 24 mars 1935, v.<br />

l’anthologie Profetism românesc, 2, Bucureşti, Ed. Roza Vînturilor, 1990, p. 73.<br />

25<br />

Zaharia Stancu, Însemnări pe marginea unei anchete literare, in Azi, VI-ème année, nr. 29, juinjuillet-août,<br />

1937, p. 2678-2681.<br />

26<br />

Geo Bogza, Paul Păun, Gherasim Luca, S. Perahim, Poezia pe care vrem s-o facem, in Viaţa<br />

imediată, I-ère année, nr. 1, 1933 ; v. Marin Mincu, op. cit., p. 560.<br />

27<br />

Tineretul în faţa istoriei, loc. cit., p. 311.<br />

28<br />

Poezia pentru iniţiaţi, loc. cit., p. 314.<br />

29<br />

Constantin Micu, Sosirea lavelor, in Cuvîntul liber, nr. 33, 22 juin 1935, v. Inventatorul iubirii,<br />

p. 330.<br />

30<br />

L’idée de « révolution permanente », habituellement liée au nom de Trotski, a été lancée par<br />

Marx, dans Luptele de clasă în Franţa (1850).<br />

31<br />

Gherasim Luca et Trost, Dialectique de la dialectique, Bucarest, 1945, in Marin Mincu, op. cit.,<br />

p. 567.<br />

32<br />

Ovid S. Crohmălniceanu, Evreii în mişcarea de avangardă românească, Bucureşti, Ed. Hasefer,<br />

2001, p. 40.<br />

33<br />

Gherasim Luca, Gellu Naum, Paul Păun, Virgil Teodorescu, Trost, Éloge de Malombra, in Marin<br />

Mincu, loc. cit., p. 600.<br />

34<br />

Alexandrian, L’évolution de Gherasim Luca à Paris, édition établie par Nicolae Tzone, Bucarest,<br />

Editions Vinea, Icare, 2006, p. 6-9.<br />

64


L’ éros dans la poésie roumaine d’avant-garde<br />

Călin Teutişan<br />

Chargé de cours<br />

Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca<br />

Résumé : Le texte présenté ici essaie d’investiguer une des traits les<br />

plus accentué de l’attitude de l’avant-garde roumaine : la dimension<br />

ludique.<br />

Abstract : The article intends to investigate one of the most<br />

pronounced traces of the Romanian avant-garde attitude : the ludic<br />

dimension.<br />

Mots clé : avant-garde, surréalisme, poétique<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 65-73<br />

Dans la littérature roumaine, le début du XXème siècle représente une période<br />

bien fertile et néanmoins contrariante. La convention poétique traditionnelle<br />

exerce une pression significative sur les modes d’écriture, d’autant plus que<br />

la conscience historique (dans le sens d’histoire littéraire) est déjà devenue,<br />

grâce à l’activité du critique Titu Maiorescu, un acquis définitif très précieux,<br />

renforcé au cours des dernières décennies du XIXème siècle et des premières<br />

décennies du XXème siècle. En tant que réaction à cette conscience historique<br />

et à la pression de la convention et, en égale mesure, en tant que résultat de<br />

la synchronisation de la conscience littéraire roumaine avec les tendances de<br />

l’époque, le phénomène de l’avant-garde fait irruption dans l’espace culturel<br />

roumain avec une ferveur unique dans l’histoire de la littérature. Au-delà des<br />

idéologies, la conscience d’une génération devient de plus en plus un liant<br />

assurant l’unité d’intentions entre les protestataires de l’avant-garde. Quoique<br />

leurs manifestations soient assez éclectiques et que leurs conceptualisations<br />

ne dépassent pas le niveau du sarcasme, en dépit de leur authenticité, l’avantgarde<br />

littéraire roumaine emprunte avec ferveur des théories au patrimoine<br />

européen, notamment français, qui exerçait déjà de telles influences spirituelles<br />

et littéraires.<br />

Les caractéristiques de l’avant-garde se regroupent entièrement sous le signe<br />

de la rupture par rapport à la tradition culturelle et littéraire. Néanmoins il est<br />

65


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 65-73<br />

Călin Teutişan<br />

nécessaire de comprendre correctement la signification de cette négation, qui<br />

ne porte pas sur l’idée de littérature en soi, mais sur la convention littéraire,<br />

l’aspect « institutionnalisé » de la littérature. L’objet de la négation est l’histoire<br />

canonique du phénomène et non pas le phénomène en soi, l’« académie » et non<br />

pas son objet. Il en résulte une série de préceptes généraux du mouvement, à<br />

savoir « l’aspiration vers un renouvellement absolu du langage », l’extrémisme,<br />

le radicalisme, « le dynamisme absolu de l’esprit créateur », l’impureté des<br />

formes (parfois prévue par le programme du courant) 1 . Qui plus est, l’avant-garde<br />

contribue massivement à la modification du concept d’Œuvre, ce qui a marqué<br />

de manière décisive l’évolution des critères dans le modernisme : l’œuvre ne<br />

doit plus être « durable », objet à conserver dans un « musée imaginaire »,<br />

mais elle doit « s’ouvrir » au maximum, dévoiler ses « coulisses », son pouls<br />

génétique, sa force à dépasser les matrices héritées, sa capacité à inverser<br />

le rapport entre re-présenter et être à la faveur du dernier » – une œuvre<br />

« éminemment imparfaite, incluant son autocritique, en permanent dialogue<br />

avec d’autres œuvres par l’amplification des pratiques intertextuelles ; elle se<br />

présente ainsi (…) non pas comme expression, dans la perspective d’une vision<br />

mimétique, mais comme activité de l’esprit » 2 .<br />

L’éclectisme de l’avant-garde dévoile ses points communs dans le modèle<br />

particulier d’attitude que pratiquaient les avant-gardistes. Pour le critique<br />

Eugen Lovinescu, ces aspects se dévoilent à la suite d’une démarche synthétique<br />

exploitant toutes les formes de manifestation typiques du « modernisme<br />

extrémiste », comme il appelle lui-même les courants de l’avant-garde:<br />

« Quelle que soit l’appellation de ces courants : cubisme, futurisme, dadaïsme,<br />

surréalisme, constructivisme ou intégralisme, quelles que soient leurs directions,<br />

parfois même opposées, car le cubisme, le constructivisme et l’intégralisme<br />

visent, du moins en pratique, un art abstrait, purement intellectuel, alors<br />

que le dadaïsme et le surréalisme sont orientés vers l’illogique, l’irrationnel,<br />

présent dans un état pur dans le rêve (…) ; malgré leurs différences, ces<br />

mouvements ont pourtant deux aspects communs : le caractère révolutionnaire<br />

de la rupture par rapport à toute tradition artistique, la liberté absolue (…),<br />

la violation du concept esthétique précédent, de la langue, de la syntaxe, de<br />

la ponctuation, ce qui marque le point extrême du principe individualiste du<br />

symbolisme et du modernisme en général ; et deuxièmement, une volonté<br />

ferme de créer un art international, au-delà des frontières » 3 . S’appliquant<br />

à l’analyse de la nature, des objectifs et des caractéristiques de la fronde<br />

avant-gardiste, Mircea Scarlat note que celle-ci repose justement sur cette<br />

volonté de « pan liberté » et qu’elle s’élève contre le goût académique (« sage<br />

et stérile »), contre les idoles (afin d’éviter « le prévisible »), contre les clichés<br />

(auxquels s’oppose la réplique ostentatoire adressée à la culture qui existe<br />

déjà – résumée par la formule générique de l’art contre l’art) ; le culte de<br />

la nouveauté se voit ainsi instaurer, résultant justement de « la conscience<br />

du caractère de convention de l’acte artistique » 4 . Il en résulte une série de<br />

caractéristiques, regroupées d’abord sous le signe du « déchaînement de la<br />

sensibilité » (par des formules comme l’exaspération créatrice ou la poésie<br />

agressive, par la « violence de l’expression », « la vitalité » et « l’esprit de la<br />

cité ») et regroupées ensuite autour d’une forte tendance à révolutionner le<br />

langage poétique, en niant « les modes vétustes d’expression », « l’affectation<br />

66


L’ éros dans la poésie roumaine d’avant-garde<br />

du détachement » et le « cynisme », l’agressivité du langage (perceptibles dans<br />

les « extravagances graphiques, lexicales, syntaxiques, imagées »), par « la<br />

tendance dépoétisante », « l’expression pénétrante », l’abandon de l’harmonie<br />

et l’absence de la logique 5 .<br />

D’autre part, la dimension ludique est l’un des traits les plus accentués de<br />

l’attitude littéraire et culturelle d’avant-garde. Fascinée plutôt par « la<br />

dynamique de la création que par son résultat » final, « fixé par l’œuvre », l’avantgarde<br />

est un « territoire du jeu » par la « mobilité maximale de la création »<br />

et par la « libération totale des capacités créatrices », par la spontanéité qui<br />

domine l’impulsion créatrice et par l’ignorance des « interdictions et des lois,<br />

ou par l’acceptation temporaire des règles de la fragilité desquelles le ‘joueur’<br />

n’est pas entièrement conscient » 6 . Du point de vue de la littérature, le type du<br />

« jeu avant-gardiste » tient à l’abandon des limites de la convention sacralisée,<br />

qui est un mode de négation, un « dérèglement des systèmes traditionnels » de<br />

l’œuvre et un « ‘brouillage’ du sens » ; les modes du jeu tiennent notamment à<br />

la théâtralité et au « goût de la mise en scène » 7 , dans le sens d’un dévoilement<br />

du sujet conventionnel propre à d’autres âges de la littérature aussi bien qu’à<br />

la convention elle-même, en tant que masque de la valeur. Qui plus est, le<br />

« jeu » des représentants de l’avant-garde s’associe également à un type de<br />

séduction, considérée par Jean Baudrillard comme une possibilité de vivre « en<br />

tant qu’image d’un autre », dans le sens d’une altérité par rapport à la Loi.<br />

Être « en dehors de la loi », survivre en dehors d’un « univers gouverné par le<br />

formalisme » 8 , cela pourrait engendrer, du point de vue des écrivains avantgardistes,<br />

une fascination de la limite, mais aussi la prise en charge d’une<br />

position de pouvoir, qui séduit à son tour par la force (parfois brute) qu’elle<br />

dégage.<br />

Les sources de l’imaginaire avant-gardiste sont, pour la plupart, soit les abîmes<br />

du subconscient, transposés dans le texte par les techniques de l’association<br />

libre et du hasard (d’inspiration dadaïste) ou par la « dictée automatique »<br />

surréaliste, dans le cadre d’une poétique de l’« automatisme psychique », soit<br />

la réalité fruste, parfois immonde, en raison des modes intenses de l’expérience<br />

qu’elle procure à l’individu. Située à mi-chemin entre le surréalisme et<br />

l’hyperréalisme, la littérature d’avant-garde se refuse obstinément aux<br />

compromis, considérés comme fondamentalement médiocres et usés (sinon<br />

même « prostitués ») dans l’exercice de la convention. La littérature érotique<br />

ne fait pas exception à la règle. Par contre, les expérimentations langagières<br />

trouvent dans le prétexte érotique un champ d’application vraiment<br />

favorable. L’image brisée, symbole du refus des anciennes techniques du<br />

portrait spécifiques de la convention traditionnelle, s’appuie, par exemple,<br />

sur des édifices linguistiques constructivistes, dont la syntaxe fracturée est<br />

contaminée d’éléments futuristes et dadaïstes : „Monsieur l’archange est<br />

un bon chef comptable/Euridice: să-ţi prind ochii cu ace de siguranţă/te rog<br />

până aici fără aluzii matematice/Euridice mă duc să mă culc” (Ilarie Voronca,<br />

Strofa I) 9 Qui plus est, le texte est aussi son propre miroir, par la mise en<br />

œuvre de techniques d’auto-citation destinées non pas à clarifier le sens du<br />

discours poétique, mais servant tout au contraire, à intensifier l’ambiguïté et<br />

l’arbitraire de l’image : „Euridice mă duc să mă culc/te rog până aici fără aluzii<br />

67


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 65-73<br />

Călin Teutişan<br />

matematice/Euridice : să-ţi prind ochii cu ace de siguranţă/Monsieur l’archange<br />

est un bon chef comptable” (Strofa II). Les allusions citadines, scientifiques,<br />

techniques se joignent à un état (contre lequel le sujet lutte par le moyen de<br />

l’ironie) ou à des termes abstraits désignant des éléments de la corporalité,<br />

qui avaient fait l’objet de l’imaginaire érotique dans la poésie. Il en résulte un<br />

type particulier d’atmosphère, où la poétique de l’état s’associe à sa négation<br />

ironique : „Creierul oscilează ca un compartiment în transatlantic (…) Până în<br />

piept trenuri circulă gramatical/Frunte ca inima şi ochii tăi sunt gări/O îndoială<br />

urcă în vine ca o tristeţe/Ca o injecţie/Vântul şi-a tăiat coiful în cristal” (Profil<br />

tăiat dintr-o lacrimă).<br />

La poésie est privée de son lyrisme tout comme le sujet d’ailleurs qui en est<br />

lui aussi privé (mais il n’est pourtant pas dépersonnalisé), et les stratégies<br />

de l’ironie, tout comme la technique des associations aléatoires servent très<br />

bien à la poétique crue, anti-confessive, par le choc des images qui rendent<br />

l’architecture plutôt désarticulée, fragmentaire, du monde et des êtres :<br />

„Orice fereastră a stins o făclie;/ în buzunarul vremii/ vată pentru hemoragie/<br />

la şurubul nopţii :/puls stins de cord” (Stephan Roll, Acord). Le portrait de<br />

la femme est semblable aux figures mécanomorphes d’Urmuz, en parfait<br />

accord avec le portrait de l’amoureux, qui produit une émission langagière<br />

fulminante (qui devrait fonctionner comme invocation ou déclaration), qui<br />

n’a ni commencement ni fin et qui combine dans sa substance des éléments<br />

du réel, de l’état, de la situation et de la gesticulation : „Iubita mea (…)<br />

perpendiculară/splina ta e maşină de cusut nori/glasuri sunt deflaţia monetară/<br />

Berlin face policeman la dreapta (…) diagonal în vestă îmi port creierul mic/ca<br />

o lampă sau ceasornic omega/ prin music-hall am dansat în eprubetă albastru/<br />

fenomenal salcâmii au jucat poker” (Etc). Nous pouvons remarquer la présence<br />

de quelques nuances supplémentaires de l’état et une trace épique dans un<br />

reportage charnel, adressé à Brunea Fox, qui ne trahit ni le détachement<br />

par rapport à la logique de la grammaire, ni la contestation implicite de la<br />

convention : „Sânge de argint/Ţâşneşte dintr-o stea :/dă-mi gura ta şi şoldul<br />

şi plosca de absint ; dă-mi poşeta ta şi ceasul ascunse sub saltea/şi vino să te<br />

pup cu un dinte mai canin,/vino că te-aştept, în frig şi mort în drum/sânge de<br />

parfum/gâlgâie dintr-un crin…” (Erotică).<br />

La corporalité, autrefois sacro-sainte, objet de descriptions euphémiques<br />

ou au moins métaphoriques, est exhibée dans les poèmes avant-gardistes et<br />

privée de son contenu mystique-affectif et de son sens métaphysique ; il en<br />

résulte des modèles grotesques, composites, dans lesquels le jeu ironique du<br />

fragmentaire et des identifications choquantes aboutit à configurer, bien audelà<br />

d’une métaphysique, un « antimétaphorisme » : „Doamna, cu muştar<br />

sub ţâţa de brânză rocfort,/în corset de cataracte, trezeşte-n resort,/şold de<br />

apă neîncepută (…) Leşinată mai la vale, /ca un râu oprit în cale,/cu zimţii<br />

din coaste rare,/cu vagin de cheutoare/Doamna-n bumbi şi câini de floare !/<br />

Doamna-n câini şi bumbi de floare!…” (Dan Faur, Bustul Doamnei). La technique<br />

du portrait avant-gardiste fait appel à des éléments surréalistes et dadaïstes<br />

pour libérer la « physiologie » (comme genre littéraire) de ses propres limites<br />

et conventions. Nous pouvons remarquer également une note incantatoire, qui<br />

n’a pourtant rien à voir avec l’intention de signifier, mais qui est le résultat<br />

68


L’ éros dans la poésie roumaine d’avant-garde<br />

d’une rythmicité naturelle et spontanée, engendrée dans le processus même de<br />

la parole. La technique du portrait dévoile un théâtre des masques grotesques,<br />

des marionnettes qui n’ont d’autre sens que leur propre désarticulation<br />

hallucinatoire : „Domnişoara cheie are/patru spelci, patru picioare,/patru spelci<br />

la cheotoare,/faţa, două răzătoare;/duducă la domnişoare (…) În dragoste e<br />

c-un cuier/cu dantura-n lemn de cer…” (Bust de domnişoară cheie). C’est un<br />

modèle de l’être soumis à l’invasion des objets, un exemple de la réification de<br />

l’humain, réduit à des schémas vides, quoique compliqués, à un fonctionnement<br />

répétitif, à de fausses symétries, qui ne réussit pas à cristalliser un sens. C’est<br />

une révolte contre le monde coordonné par les règles, qui représente, en fait,<br />

un geste ontologique de refus de la logique en tant que Loi, considérée dans<br />

une perspective sarcastique. Cette même Loi fait l’objet de la négation ironique<br />

implicite de la Pastorale de Max Blecher – une loi littéraire et thématique, qui<br />

plaçait autrefois l’érotique sous le signe d’une scénographie conventionnelle<br />

et artificielle. La pastorale de Blecher semble se légitimer par les mêmes<br />

éléments de l’imaginaire, mais le geste poétique renverse leurs significations à<br />

l’aide d’un miroir déformé dans lequel les « fleurs » sont des « belladones », le<br />

champ est « une étendue couverte de plantes aux doigts d’eau » et les animaux<br />

qui y font figuration sont « quatre bœufs sous un arbre, défiant la réalité ». Des<br />

associations mortuaires viennent compléter ce tableau (« l’eau de source » est<br />

comparée aux « derniers mots lucides d’un moribond ») – c’est, sans doute, la<br />

mort de la convention même de l’imaginaire, qui s’anéantit par soi-même.<br />

Mais lorsque la convention n’est pas niée d’une manière explicite ou implicite,<br />

elle se voit transfigurée, grâce à la nouvelle forme, beaucoup plus libre,<br />

moins contraignante qu’on lui impose. Le surréalisme est celui qui opère<br />

de telles mutations, plus discrètes que les autres courants d’avant-garde,<br />

car la nature de son imaginaire et de ses techniques s’avoisine aux confins<br />

romantiques. Le poème surréaliste, sans être essentiellement visionnaire,<br />

porte en soi des visions, or en présence de ces éléments apparentés les<br />

techniques poétiques ne peuvent pas compenser et occulter complètement les<br />

ressemblances cachées. De toute façon, dans le surréalisme les thèmes et les<br />

motifs poétiques jouissent d’un traitement insolite, à travers lequel la mise en<br />

discours traduit une logique subjective subordonnée plutôt à la psychanalyse<br />

qu’à la métaphysique. Des associations du type « la princesse est morte de<br />

parfum » auraient certainement provoqué de véhémentes protestations et<br />

l’horripilation d’un poète romantique du siècle précédent. De sorte que le<br />

texte surréaliste se déploie en toute liberté et en pleine sécurité, sous l’aspect<br />

de la possible culpabilité « de se conformer à la règle », en n’organisant<br />

ses symboles que selon la logique qui lui est spécifique, sans qu’il manque<br />

totalement de poéticité : „Trece fantoma principesei otrăvite cu oleandru/<br />

Principesa a murit de parfum/Principesa e ca un măr domnesc/Parfumul era<br />

un hamac pentru somnul ei//Priveşte ce uşoară e parcă n-ar fi moartă//Anii şi<br />

lunile încolţesc pentru alţii/Deşteptătorul cu clinchet de aur tace la ora 6/În<br />

cameră mai e un bust cu orbitele goale/Camera e absentă/Camera e o vitrină<br />

pentru excursionişti sentimentali//Inele se schimbă printre ferigele-nalte/<br />

Părul blond acompaniază umărul drept” (Saşa Pană, Cristal). Qui plus est,<br />

l’ancien thème de l’intrication de l’art de l’amour et de l’art poétique revient<br />

dans le discours surréaliste, engendrant une formule de poétisation qui fait<br />

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<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 65-73<br />

Călin Teutişan<br />

équivaloir le geste charnel et l’acte érotique d’une ardente intensité à l’acte<br />

de l’écriture. Une telle intrication a, sans doute, ses sources dans la théorie<br />

avant-gardiste de « l’art comme vie », mais témoigne également d’un effort<br />

poétique constructif, plus substantiel dans le cas du surréalisme que des autres<br />

courants avant-gardistes, sans trahir pour autant la valeur de « choc » de la<br />

représentation poématique : „Cazma de silex trece prin măruntaie/ Sfârtecă<br />

rinichii şi lasă sufletele oarbe/ Fântânile se întunecă din purpura/Sinucişilor în<br />

efluviile de scântei/A mai rămas doar/Visul flagelat/Domniţa care e poema//<br />

Domniţa e de jăratec : ia-o în braţe/Domniţa e de fum : sărut-o/Domniţa<br />

e sălbatecă : mângâi-o/Domniţa e de vis : păstrează-i imaginea/Domniţa e<br />

virgină : fecundeaz-o” (Mărturisiri).<br />

L’époque du surréalisme des années ’40 revient d’une manière similaire<br />

aux mêmes principes de construction du texte littéraire, sans changer<br />

significativement les techniques scripturales. Le poème repose sur les mêmes<br />

formules des associations libres, de « l’automatisme psychique », de la dictée<br />

automatique parfois, et il formule un imaginaire subjectif dans lequel les<br />

débris d’éléments s’organisent d’une manière aléatoire et crée des êtres et des<br />

choses fantastiques („Aşteptarea cu mâinile în vis/ plămânii deasupra nărilor/o<br />

pasăre care aduce un cuţit//Te scot goală din oglinda în flăcări” – Gellu Naum,<br />

Alfabet acvatic). D’autres fois la poésie joue sur une atmosphère spécifique,<br />

qui se transmet elle-même en tant que l’unique sens du texte : „Înainte de<br />

a ucide mai mângâi o dată buzele/Şi după ce le smulgi/În fundul gurii se mai<br />

plimbă un ochi/Un ochi transparent de halucinanta oglindire în el/A mea sau<br />

a celui mai înalt munte/ Oamenii îngălbenesc când aud cum fierăstraiele taie<br />

păduri/Fiindcă niciodată nu se poate şti în care ochi se prăbuşeşte arborele<br />

cel mai fantomatic/Sau femeia tăiată într-o longitudinală secţiune/De care e<br />

îndrăgostită o altă femeie/ De care atârnă o lingură de sticlă în care ţine/<br />

Pantoful extrem de mic al celei dintâi rivale” (Virgil Teodorescu, Extraordinara<br />

somnolenţă a părului). L’obsession de la picturalité est évidente, parfois les<br />

poèmes semblent reproduire ekphrastiquement des images de l’art plastique<br />

surréaliste, tout cela dans un contexte « médiumnique » dans lequel le sujet<br />

lyrique est le canal communicant entre la réalité et la surréalité. Il en résulte<br />

une vision qui impose à l’image une logique spécifique : un élément ou un<br />

autre, souvent invoqué obsessivement, englobe toutes les autres composantes<br />

dissoutes de l’être décrit ou du monde auquel celui-ci appartient. L’imaginaire<br />

érotique sélectionne ainsi quelques segments précis de l’anatomie de la femme<br />

engagés dans une étrange relation d’« engloutissement » réciproque.<br />

Ce modèle ne s’éloigne pas trop de la « connaissance participative », qui peut<br />

être invoquée dans le cas du poète Ion Barbu, par exemple, quoique les formes<br />

d’organisation de l’imaginaire diffèrent. Cela veut dire que le sujet ne s’abîme<br />

pas dans l’être vu comme un tout entier, dans l’intégralité organique de l’objet<br />

de l’amour, mais, plus simplement (et plus efficacement peut-être), dans cette<br />

partie de l’être que l’imagination poétique sélectionne : „Iată părul tău care<br />

suge lucrurile/ seva paturilor şi a dulapurilor/şi ele devin scămoase şi cad/părul<br />

tău flutură în toată odaia ca un steag mare/dezlipit de pe ţeastă/urechile ţi<br />

se desprind şi vin spre mine/buzele se lipesc şi dispar/iată părul tău care suge<br />

lucrurile/ e rândul peretelui/rândul mâinilor/rândul tablourilor şi al oamenilor/<br />

70


L’ éros dans la poésie roumaine d’avant-garde<br />

Părul tău ţi-a mâncat pulpele” (Gellu Naum, Te întreb cu degetele răspunzi cu<br />

sânii). L’implosion du monde et même la perte de la femme dans sa chevelure<br />

devient ici le scénario reproduit poétiquement par l’entremise d’un regard<br />

des objets du monde et non pas du sujet. Le regard de celui-ci est substitué<br />

par d’autres sens (le toucher, le goût), ce qui fonctionne très bien comme le<br />

motif de la cécité révélatrice. Une connaissance qui, conformément au principe<br />

médiumnique, passe au-delà de la surface des choses pour découvrir leur<br />

dynamique intime, celle qui échappe à l’œil profane. Gellu Naum y opère avec<br />

un principe de l’imagination transfiguratrice, profondément enracinée dans les<br />

profondeurs humaines. La « fable » surréaliste, extatique et déconcertante,<br />

propose en fait une nouvelle manière poétique d’associer l’amour et la mort,<br />

par une phénoménologie de la réduction à l’objet unique, proliféré à l’infini<br />

dans la suivante étape de ce processus en plusieurs temps, dont la sélection<br />

et la réduction, auxquelles on ajoute maintenant la multiplication : „unde<br />

vasco da gama adulmecă pulpele/pulpele femeilor cu jartieră/pulpele femeilor<br />

cu garduri/pulpele femeilor cu medalion/pulpele femeilor cu o catedrală pe<br />

ceafă/pulpele femeilor cu vânt pe sân/pulpele femeilor cu pulpe pe pulpe/şi cu<br />

alte pulpe peste aceste pulpe” ([unde vasco da gama adulmecă pulpele]).<br />

La répétition obsessive donne la mesure de la sensualité par l’affirmation<br />

réitérée de la même image, accompagnée de déterminants secondaires, censés<br />

construire une métaphore globale de la femme envisagée plutôt comme espèce<br />

et non pas comme individualité. Le voyage suggéré par le nom du personnage<br />

aurait lieu dans les contrées de l’éros – ce qui invoque une autre forme de<br />

connaissance intime du monde et de ses créatures.<br />

Dans le cadre de « l’imagisme à tendances surréalistes » 10 de Gherasim Luca, la<br />

relation de couple se construit parfois par les mêmes mécanismes de l’osmose<br />

physique des partenaires qui empruntent certains éléments corporels l’un à<br />

l’autre. Au-delà des effets hallucinatoires des images mêmes, une telle formule<br />

de l’imaginaire témoigne sans doute subsidiairement d’une tension intérieure<br />

paroxystique des sujets. Pourtant, celle-ci ne s’exprime plus, comme à d’autres<br />

époques de la poésie, par l’épithète exaltée ou par la métaphore plasticisante,<br />

mais par l’expression de facto d’un transfert de corporalité entre les deux<br />

actants. Ce procès n’est pas dépourvu de significations métaphysiques, même<br />

si elles se cachent discrètement derrière l’image qui choque. On revient ainsi<br />

à l’ancienne idée d’être réceptif à tout ce qui concerne l’autre, tout en se<br />

détachant de soi-même (voire en quittant soi-même) en tant que modalité de<br />

faire cet autre s’incarner, de l’investir avec plus de substance ontologique.<br />

Bien sûr, si on adopte une telle approche interprétative, un poème comme<br />

Degete? impliquerait aussi un éclairage ironique d’une telle idée métaphysique<br />

supérieure, tant que le transfert de corporalité et celui significatif se réalisent<br />

par l’intermédiaire des « doigts » que la femme emprunte à l’homme : „Lasămă<br />

să-ţi spun acum/despre femeia fără degete :/A venit într-o seară,/pe când<br />

lipeam cearşaful de ferestre,/ ca să fac baia de seară./ Eram gol până-n deget/<br />

şi ea era femeia oarbă şi fără nici un deget/ în deget. /Când m-a pipăit gol, s-a<br />

speriat/şi mi-a spus să-i pun mâna pe sân/(…) când mi-am agăţat degetul de<br />

sfârcul ei alb/mi l-a furat în ventricul/şi a dispărut aşa cum a venit”. La femme-<br />

71


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 65-73<br />

Călin Teutişan<br />

fantasme itinérante est la forme surréaliste d’une paradoxale corporalité transcorporelle.<br />

Être de fiction, résultat d’une mise en abîme que le sujet propose,<br />

elle échappe aux lois de la physique bien qu’elle puisse se faire percevoir par<br />

les sens.<br />

C’est ce qui arrive dans le cas de Femeia Domenica D’Aguistti, dont la corporalité<br />

« blanche, exsangue » traduit ironiquement l’angélisme éthéré du personnage<br />

romantique féminin. Le glissement vers la surréalité se fait dans le poème par<br />

la liquéfaction de cette créature („braţele lungi care intră prin pian şi ies prin<br />

podea, prin pod/prin toate grădinile lumii” [les longs bras qui pénètrent le<br />

piano et traversent le plancher, le grenier/tous les jardins du monde]), par sa<br />

multiplication angoissante („femeile care-mi beau creierii şi-mi culeg bucăţele<br />

de ţeastă ca bucăţele de pâine” [les femmes qui avalent mon cerveau et qui<br />

ramassent des débris de mon crâne comme si elle ramassaient des miettes])<br />

aussi bien que par l’invasion du sujet, dont celle-ci prend littéralement la<br />

place dans la carcasse de son propre corps. Les nombreuses références à la<br />

mastication, à l’ingurgitation, à la morsure, au déchirement, à la bouche, aux<br />

dents etc. ne sont pas fortuites dans l’économie imaginaire du poème. Par<br />

ailleurs, un mélodrame ironique imprégné d’accents réalistes joint le sexe et la<br />

mort dans une « narration » poétique qui imite le scénario psychologique d’un<br />

cauchemar érotique. De nombreux personnages, merveilleusement harmonisés<br />

sur la scène « narrative », leurs dialogues et la dynamique des histoires dans la<br />

confession du conteur illustrent tous une certaine dimension théâtralisante de<br />

cette construction poétique. Les séquences dans lesquelles la thèse du poème<br />

fait irruption d’une manière si prégnante servent d’appui au jeu des accents<br />

mélodramatiques et du drame authentique : „ce importanţă mai putea avea<br />

moartea mea/ o dată ce sexul tău era intact şi cald şi bun aşa cum îl lăsasem”<br />

– O serie de întâmplări cu urmări din ce în ce mai tragice. La surréalité<br />

ancrée dans un réel transfiguré (le final du poème Sfânta împărtăşanie y est à<br />

mentionner aussi) devient ainsi la substance d’une poésie qui ne s’intéresse pas<br />

seulement aux glissements entre les deux registres, mais aussi à la fable que le<br />

texte propose. Celle-ci est toujours construite selon des principes de cohérence<br />

assez transparents, ce qui transforme Gherasim Luca dans un « inventeur de la<br />

lumière », voire dans son « conteur » charismatique.<br />

Sur un autre palier de l’imaginaire, l’inspiration du réel, la représentation<br />

du transfert du réel dans le texte, en fait, constitue l’une des casuistiques<br />

fondamentales de la poésie avant-gardiste, ce qui nous fait aboutir à une<br />

rhétorique de l’immédiateté et du quotidien, aussi bien qu’à une fascination du<br />

vulgaire que le texte communique et infère très souvent. La nuance essentielle<br />

d’une telle perspective est, de nouveau, l’ironie, explicite ou sous-jacente.<br />

Plus précisément encore – il s’agit d’une ironie qui vise l’histoire même, la<br />

situation décrite, le sujet même et son objet, le thème érotique (rendu ainsi<br />

trivial, descendu de son piédestal traditionnel, métaphysique et métaphorique)<br />

et la littérature même, réduite au statut de sténogramme, dépourvue de sa<br />

capacité à créer de la fiction. Par conséquent, l’avant-garde préconise plus<br />

qu’une poésie privée de son lyrisme, elle propose aussi une poésie séparée de<br />

la fiction ou, au mieux, un dévoilement de la dimension poétique au sein ou<br />

même à la surface du quotidien. Pour le sujet avant-gardiste le fait de « tomber<br />

72


L’ éros dans la poésie roumaine d’avant-garde<br />

amoureux » est donc un « caprice » plutôt ridicule tandis que ce qui compte<br />

réellement (dans une projection anticipative de l’existentialisme) n’est que<br />

la sexualité, par rapport à laquelle le ballet social de la courtoisie devient un<br />

stéréotype factice, refusé en tant que tel : „De-ai fost croitoreasă ori n-ai fost numi<br />

pasă/Dragoste provincială în curent cu mişcarea literară/Sufletul tău e curat<br />

şi e bine informat – asta-i/ Partea principală pentru cântarea sentimentală//<br />

Iubire despărţită în vizite cu discuţiuni şi conversaţii/ Aşteptai să formulez cu<br />

dicţiune declaraţie/Să găsesc moment prielnic pentru comparaţii potrivite/<br />

Versificate după regula veche şi aşezate ca florile în grădină//Te-ai înşelat,<br />

te-ai înşelat, înţeles neîntâmplat” (Tristan Tzara, [De-ai fost croitoreasă]).<br />

« L’érotisme, en un sens, est risible », affirmait Georges Bataille, beaucoup<br />

plus tard, en 1957, en reliant indissolublement l’érotique et l’ironie 11 . Dans une<br />

approche rétrospective, le jugement se plie parfaitement sur le goût avantgardiste<br />

de l’iconoclastie. D’autres fois une image morbide est projetée avec<br />

sarcasme dans le monde du poème – une fiction de la mort de l’objet attendue<br />

par le sujet, qui, détaché de toute implication sentimentale ou ontologique, ne<br />

fait qu’attendre « un événement » : „Zid dărăpănat/Eu m-am întrebat/Astă-zi<br />

că de ce/Nu s-a spânzurat//Lia, blonda Lie/Noaptea de-o frânghie…/S-ar fi<br />

legănat/Ca o pară coaptă (…) S-ar fi adunat/Lumea să o vadă” (Glas).<br />

De telles tentations de l’imaginaire sont représentatives de la poésie avantgardiste<br />

roumaine. Dans le cadre du modèle littéraire et culturel qu’elles<br />

illustrent, ces tentations apparaissent comme les manifestations explicites de<br />

certaines mutations espérées et nécessaires, d’une rupture avec la convention<br />

ressentie avec acuité comme une contrainte inféconde, de la sortie d’une<br />

impasse afin de frayer de nouvelles voies dans l’évolution de la littérature.<br />

Notes<br />

1<br />

Cf. Ion Pop, Avangarda în literatura română, Bucureşti, Ed. Minerva, 1990 , pp. 5-10.<br />

2<br />

Ibidem, p. 423.<br />

3<br />

Eugen Lovinescu, Istoria literaturii române contemporane, vol. I, Bucureşti, Ed. Minerva, 1973,<br />

p. 141.<br />

4<br />

Cf. Mircea Scarlat, Istoria poeziei româneşti, vol. III, Bucureşti, Ed. Minerva, 1984, pp. 25-27.<br />

5<br />

Ibidem, pp. 31-37.<br />

6<br />

Cf. Ion Pop, Jocul poeziei, Bucureşti, Ed. Cartea Românească, 1985, p. 80.<br />

7<br />

Ibidem, pp. 81-90.<br />

8<br />

Cf. Jean Baudrillard, Marc Guillaume, Figuri ale alterităţii, traduction de Ciprian Mihali, Piteşti,<br />

Ed. Paralela 45, 2002, pp. 45-46.<br />

9<br />

Les vers figurent dans le volume: Avangarda literară românească, anthologie, étude introductive<br />

et notes bibliographiques de Marin Mincu, Bucureşti, Ed. Minerva, 1983 ; Saşa Pană, Antologia<br />

literaturii române de avangardă, Bucureşti, Editura pentru Literatură, 1969 ; Gellu Naum, Focul<br />

negru, Bucureşti, Ed. Eminescu, 1995 ; Gherasim Luca, Inventatorul iubirii şi alte scrieri, préface<br />

et notes introductives de Ion Pop, Cluj-Napoca, Ed. Dacia, 2003.<br />

10<br />

Ion Pop, Prefaţă, dans le volume de Gherasim Luca, op. cit., p. 5.<br />

11<br />

Voir Les larmes d’Eros, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 2002, p. 91.<br />

73


<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie<br />

2. Dossier<br />

« Francophonie »


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

Claude Caitucoli<br />

Dyalang – Université de Rouen<br />

Résumé : Est-il légitime de faire figurer Charles De Gaulle parmi les<br />

« pères fondateurs » de la Francophonie ? La réponse à cette question<br />

ne va pas de soi. En effet, si le Général a été une figure majeure de<br />

la vie politique entre 1940 et 1969 et s’il a contribué, par ses actions<br />

mais aussi plus généralement par sa personnalité et son charisme, à<br />

façonner le monde francophone que nous connaissons aujourd’hui,<br />

son attitude face à la Francophonie, notamment sous son aspect<br />

institutionnel, a été pour le moins réservée.<br />

Abstract : Is it legitimate to put De Gaulle among the Founding<br />

Fathers of Francophony? The answer to this question does not go by<br />

its own. In fact, if the General was a major figure of the political<br />

life between 1940 and 1969 and he contributed, by its endeavour and<br />

by its character and its charisma to the changing of the francophone<br />

world as we know it today, his attitude with respect to Francophony,<br />

especially with respect to the institutional aspect of it, has been at<br />

least reserved.<br />

Mots-clés : Charles De Gaulle, Francophonie<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Est-il légitime de faire figurer Charles De Gaulle parmi les « pères fondateurs »<br />

de la Francophonie ? La réponse à cette question ne va pas de soi. En effet, si<br />

le Général a été une figure majeure de la vie politique entre 1940 et 1969 et s’il<br />

a contribué, par ses actions mais aussi plus généralement par sa personnalité<br />

et son charisme, à façonner le monde francophone que nous connaissons<br />

aujourd’hui, son attitude face à la Francophonie, notamment sous son aspect<br />

institutionnel, a été pour le moins réservée.<br />

Entre juin 1958, où Charles De Gaulle revient au pouvoir, et avril 1969, où il<br />

cesse d’exercer ses fonctions de président de la République, une mosaïque<br />

d’États plus ou moins francophones se constitue en Afrique noire et au Maghreb<br />

sur les ruines de l’Empire français, tandis qu’au Canada s’affirme une identité<br />

québécoise, en référence à la langue et à la culture française. Dans ce nouvel<br />

espace, composé de pays très divers mais ayant en commun l’usage du français,<br />

des voix se font entendre qui proposent la création, sous une forme ou une autre,<br />

77


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

d’une communauté francophone : Senghor au Sénégal, Bourguiba en Tunisie,<br />

Norodom Sihanouk au Cambodge, Tsiranana à Madagascar, mais aussi Gérin-<br />

Lajoie au Québec ou Paul de Stextre en Belgique. Or, face à cette dynamique, la<br />

France gaullienne est étrangement passive et comme indifférente : la création<br />

en 1961 de l’AUPELF (Association des Universités Partiellement ou Entièrement<br />

de Langue Française) est une initiative canadienne et l’ACCT (Agence de<br />

Coopération Culturelle et Technique) naît en 1970 après que De Gaulle a<br />

quitté le pouvoir ; entre ces deux étapes essentielles, on cherche vainement<br />

une initiative française allant dans le sens d’une institutionnalisation de la<br />

Francophonie.<br />

La plupart des auteurs 1 notent cette attitude passive et ambiguë de De Gaulle,<br />

qu’ils opposent à la clarté, éventuellement brutale, de ses prises de position<br />

habituelles et plus généralement à son activisme, en liaison avec « une certaine<br />

idée de la France ». Christian Philip 2 s’interroge : « Pourquoi le général De<br />

Gaulle, dont plusieurs facteurs semblaient faire de lui l’homme le mieux à<br />

même d’établir cette communauté francophone souhaitée par beaucoup, n’at-il<br />

pu, voire voulu, répondre à un tel appel de l’histoire ? »<br />

Pour apporter des éléments de réponse à cette question, il est impossible de<br />

s’en tenir à l’examen de la situation internationale dans les années soixante.<br />

En effet, les rapports de De Gaulle avec ce qui deviendra l’espace francophone<br />

débutent en 1929 au Liban. Pendant la deuxième guerre mondiale, il s’appuie<br />

sur l’Empire français pour mener son combat pour la libération de la France.<br />

Il est ensuite un acteur de premier plan dans le processus de décolonisation.<br />

Je crois donc indispensable de revenir sur ces périodes, non pour rappeler des<br />

faits connus de tous, mais pour éclairer l’attitude du Général vis à vis de la<br />

Francophonie. Je voudrais montrer qu’il n’y a pas de rupture ni d’opposition<br />

radicale entre le De Gaulle de l’Empire, puis des Indépendances, et celui<br />

qui refuse d’engager la France dans le processus d’institutionnalisation de la<br />

Francophonie tout en s’écriant « Vive le Québec libre ».<br />

1929-1958 : de l’Empire à l’Union (les combats d’arrière-garde)<br />

Charles-Robert Ageron (1991 : 129-133) analyse clairement la façon dont De<br />

Gaulle perçoit l’Empire et l’évolution de sa pensée de 1929 à 1958. Il montre que<br />

le Général n’est ni « un défenseur entêté de l’Empire tardivement reconverti »<br />

(op. cit. : 130), ni « un décolonisateur résolu de longue date » (ibid.).<br />

Avant la deuxième guerre mondiale, la seule expérience coloniale du commandant<br />

De Gaulle est un poste à Beyrouth de novembre 1929 à janvier 1932. Dans ce<br />

contexte, il ne remet pas en cause le principe de l’Empire mais apparaît comme<br />

un libéral plutôt que comme un colonialiste pur et dur. Ainsi, en juillet 1930,<br />

il invite les Libanais à « une tâche nationale » : « construire avec l’aide de la<br />

France un État, une Nation » (cité par Ageron, op. cit. : 129).<br />

En juin 1940, le général De Gaulle, lorsque la guerre est perdue en Europe,<br />

n’hésite pas à s’appuyer sur l’Empire, auquel il fait allusion dans son appel du<br />

18 juin 1940 : « Car la France n’est pas seule. Elle a un vaste Empire derrière<br />

elle.» (D.M., I : 5) 3 et l’Empire seul peut donner à la France les moyens « de se<br />

refaire une armée et une solidarité » (ibid.).<br />

78


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

Je n’insisterai pas ici sur des faits historiques bien connus : le ralliement à la<br />

France libre de l’Afrique Équatoriale Française, l’impossibilité de débarquer<br />

à Dakar, l’importance du Tchad… Le 30 mai 1943, le Général s’installe à Alger<br />

et constitue un Comité français de Libération nationale, futur gouvernement<br />

provisoire, dont il est coprésident avec Giraud jusqu’en novembre. Il utilise<br />

comme soldats des musulmans d’Algérie et de Tunisie et des ressortissants<br />

d’Afrique noire.<br />

Dans ces conditions, comment De Gaulle pourrait-il tenir un discours qui ne soit<br />

pas favorable au maintien de l’Empire ? Il accorde cependant leur indépendance<br />

à la Syrie, le 26 septembre 1941, et au Liban, le 26 décembre de la même<br />

année. De plus, s’il ne remet pas en cause l’Empire, le Général continue à<br />

défendre des positions libérales, affirmant, par exemple : « la France ne<br />

maintiendra sa position dans les pays musulmans d’Afrique du Nord que si elle<br />

justifie sa présence par des résultats concrets et visibles, notamment en matière<br />

sociale. » (Cité par Ageron, op. cit. : 130). Le 10 novembre 1943, le général<br />

Catroux, ami de De Gaulle et commissaire d’État aux Affaires musulmanes<br />

dans le CFLN, rappelle que « le temps est révolu où on pouvait parler de races<br />

éternellement inférieures et incapables de se gouverner elles-mêmes » (cité<br />

par Ageron, ibid.). Le 8 décembre 1943, le CFLN promet à l’Indochine « au sein<br />

de la communauté française, un statut politique nouveau, où, dans le cadre<br />

de l’organisation fédérale, les libertés des divers pays de l’Union indochinoise<br />

seront étendues et consacrées… où les Indochinois enfin auront accès à tous<br />

les emplois et fonctions publics de l’Empire » (cité par Ageron, ibid.). Le 12<br />

décembre 1943, dans son discours prononcé à Constantine (place de la Brèche),<br />

De Gaulle annonce les « importantes résolutions » que « le Gouvernement, après<br />

un examen approfondi de ce qui est souhaitable et de ce qui est actuellement<br />

possible, vient de prendre à l’égard de l’Algérie » (D.M., I : 355-356). Les<br />

concessions concernent la citoyenneté des Français musulmans, leur accession<br />

aux Assemblées locales et aux postes administratifs et plus généralement « les<br />

conditions de vie des masses algériennes » (ibid.).<br />

Ces mesures, pour libérales qu’elles soient, ne remettent évidemment pas<br />

en cause l’Empire. De Gaulle dit bien que la France ne doit pas « demeurer<br />

figée dans son passé » (op. cit. : 354), parle de « renouveau » (ibid. : 355) et<br />

des « devoirs » (ibid.) de la France. Mais tout cela est conçu dans le cadre<br />

du « développement se son Empire » (ibid.). Par ailleurs, il faut replacer ces<br />

concessions dans le cadre d’une situation internationale peu favorable. A la<br />

fin de l’année 1943, De Gaulle doit asseoir son autorité – il est en concurrence<br />

avec Giraud – et sa légitimité face aux Américains. Or Roosevelt est opposé au<br />

système colonial : « En vertu de quoi le Maroc, peuplé de Marocain, appartientil<br />

à la France ?…Quand nous aurons gagné la guerre, je travaillerai de toutes mes<br />

forces pour que les Etats-Unis ne soient amenés à accepter aucun plan susceptible<br />

de favoriser les ambitions impérialistes de la France 4 . » Au demeurant, le 11<br />

janvier 1944, le manifeste de l’Istiqlal, demandant l’indépendance du Maroc,<br />

n’est pas adressé à la France mais aux alliés, en réalité aux États-Unis…<br />

Dans ce contexte, De Gaulle fait un pas supplémentaire le 30 janvier 1944, lors<br />

de la Conférence de Brazzaville, qui regroupe les représentants des territoires<br />

français d’Afrique : « le devoir de la France, en Afrique française, comme dans<br />

79


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau », c’est que<br />

ces hommes puissent « s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables<br />

de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires » (D.M., II : 25). Il<br />

confirme cette orientation dans ses conférences de presse, à Washington le 10<br />

juillet 1944, puis à Paris le 25 octobre de la même année. « Je crois que chaque<br />

territoire sur lequel flotte le drapeau français doit être représenté à l’intérieur<br />

d’un système de forme fédérale dans lequel la Métropole sera une partie et où<br />

les intérêts de chacun pourront se faire entendre. » (D.M., II : 70). « La politique<br />

française consiste à mener chacun de ces peuples à un développement qui lui<br />

permette de s’administrer plus tard, de se gouverner lui-même. » (D.M. II :<br />

116). L’expression du 10 juillet, « un système de forme fédérale », ayant fait<br />

scandale, le Général revient sur ce thème le 25 octobre : « Je ne parlerai pas<br />

d’une Fédération française, parce qu’on peut discuter sur le terme, mais d’un<br />

système français où chacun jouera son rôle » (ibid.). Ce qui est en annoncé ici,<br />

c’est évidemment le projet d’Union française.<br />

On a pu dire que ces concessions étaient nécessaires pour éviter la mise sous<br />

tutelle internationale de l’Empire français. Cependant, rien ne permet de<br />

douter de la sincérité de De Gaulle lorsqu’il présente l’émancipation – relative<br />

– des peuples colonisés comme une nécessité historique, mais aussi comme<br />

une obligation morale. Il évoque à plusieurs reprises les sacrifices consentis<br />

par l’Empire : « Ici auront été prodiguées à la France, par l’ensemble des<br />

populations, des preuves d’une fidélité (…) qui non seulement l’émeut jusque<br />

dans ses profondeurs, mais, dès à présent, l’oblige. » (D.M., I : 355). De plus,<br />

il sait que ce processus permettra à la France de sauvegarder à la fois son<br />

image et son rayonnement international, notamment sur le plan linguistique<br />

et culturel.<br />

Cette importance accordée à une politique culturelle tournée vers l’extérieur<br />

apparaît clairement pendant la Résistance. De Gaulle met en place dès 1941 à<br />

Londres un Service des Œuvres parallèle à celui de Pétain. Il prend en charge<br />

certains établissement de l’étranger abandonnés par Vichy et crée de nouveaux<br />

établissements, comme l’Institut Français d’Amérique Latine à Mexico. Cette<br />

attitude s’explique en partie par la situation objective de la Résistance et le<br />

désir de fédérer l’ensemble des forces francophones ou francophiles disponibles<br />

à l’étranger. Mais on peut penser aussi que De Gaulle prépare déjà l’aprèsguerre,<br />

conscient que le rayonnement de la France passera par une politique<br />

culturelle ambitieuse. Dans son discours prononcé à Alger à l’occasion du 60 e<br />

anniversaire de l’Alliance française, le Général se fait prophète et imagine les<br />

historiens du futur évoquant les « deux môles qui ne cédèrent point » lorsque<br />

la France risquait de « rouler dans l’abîme ». « L’un était un tronçon d’épée,<br />

l’autre la pensée française ». (D.M., I : 333).<br />

On sait que De Gaulle, « investi par l’Histoire », est président de la République<br />

de septembre 1944 à janvier 1946. Pendant cette courte période, il prend<br />

quelques mesures importantes en faveur des colonies d’Afrique noire : création<br />

de syndicats et de communes de plein exercice, liberté de presse, de réunion,<br />

d’association. On peut mettre aussi partiellement à son crédit les mesures<br />

prises immédiatement après son retrait des affaires : abolition du travail forcé,<br />

80


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

création du FIDES pour engager les crédits publics dans le développement<br />

économique de l’Outre-mer, loi Lamine Gueye qui accorde la citoyenneté aux<br />

habitants des colonies. De Gaulle décide également d’associer les colonies<br />

à l’élection de l’Assemblée constituante, qui comprend 64 députés d’Outremer.<br />

Dans la nouvelle constitution, les colonies d’Afrique noire envoient des<br />

représentants à l’Assemblée nationale et au Conseil de la République.<br />

En Indochine, la situation est plus complexe. Le 24 mars 1945, le ministre<br />

Giaccobi annonce que « La fédération indochinoise formera avec la France et<br />

les autres parties de la Communauté une Union française dont les intérêts à<br />

l’extérieur seront représentés par la France ». Mais il est déjà trop tard : le<br />

Vietnam a été placé sous protectorat japonais le 9 mars ; le 2 septembre, le<br />

jour de la capitulation du Japon, Ho Chi Minh proclame l’indépendance du<br />

Vietnam.<br />

Après sa démission, De Gaulle a le sentiment que l’Empire se délite : 6 mars<br />

1946, la France reconnaît le Vietnam comme « un État libre au sein de l’Union<br />

française » ; 19 décembre 1946, début de la guerre d’Indochine ; mars 1947,<br />

émeutes à Madagascar, troubles au Maroc et en Tunisie… Dans ce contexte,<br />

le Général, s’il intervient moins souvent sur la scène politique, présente à<br />

plusieurs reprises ses conceptions concernant l’avenir de l’Union française. On<br />

peut citer notamment sa déclaration du 27 août 1946, lors de la discussion du<br />

projet de Constitution, son discours prononcé à Bordeaux le 15 mai 1947 et sa<br />

déclaration du 18 août 1948, au moment où l’Assemblée nationale discute le<br />

projet de statut de l’Algérie déposé par le gouvernement Ramadier.<br />

Sa position officielle, très clairement exprimée, est ferme, pour ne pas dire<br />

brutale : l’Union française doit être défendue à tout prix. « Perdre l’Union<br />

française, ce serait un abaissement qui pourrait nous coûter jusqu’à notre<br />

indépendance. La garder et la faire vivre, c’est rester grands et, par conséquent,<br />

rester libres. » (D.M., III : 83). De Gaulle parle de « cohésion impériale » (op.<br />

cit. : 180) et, à propos de l’Algérie, de « souveraineté de la France » (ibid. :<br />

109). Il maintient officiellement cette fermeté jusqu’à son retour au pouvoir.<br />

Dans sa conférence de presse du 7 avril 1954, il rappelle que « quelque solution<br />

qui puisse être, un jour, obtenue (…) la présence française doit être maintenue en<br />

Indochine. Cela comporte l’appartenance des États indépendants d’Indochine à<br />

l’Union française. » (D.M., IV : 292). De Gaulle, fidèle à l’esprit des discours de<br />

Constantine et de Brazzaville, conçoit l’Union comme une structure fédérative<br />

où « chacun des territoires d’outre-mer doit être considéré comme ayant<br />

son caractère propre et, par conséquent, organisé pour son propre compte »<br />

(D.M., III : 81) ). Cependant « l’Union doit être une union et, par conséquent,<br />

comporter des institutions communes à tous ses membres » (op. cit. : 82). Elle<br />

doit aussi « être française, ce qui implique que l’autorité, je dis l’autorité, de<br />

la France, s’exerce nettement sur place » (ibid.).<br />

On peut penser cependant que cette fermeté des discours officiels est une<br />

fermeté de façade. De Gaulle a pu, pendant la période de la Résistance,<br />

s’appuyer sur l’Empire. Cependant il a compris très tôt, sans doute dès les<br />

années 30, que la désagrégation de l’Empire était un processus regrettable<br />

pour la France mais inéluctable, qu’on ne pouvait que retarder et dans le<br />

81


meilleur des cas accompagner intelligemment. C’est le sens de ses déclarations<br />

concernant l’Algérie et l’Indochine lors de sa conférence de presse du 30 juin<br />

1955 : pour l’Algérie, « aucune autre politique que celle qui vise à substituer<br />

l’association à la domination dans l’Afrique du Nord française (…) ne saurait<br />

être ni valable, ni digne de la France » (D.M., IV : 316) ; pour l’Indochine, « si<br />

le régime est capable de redresser l’état des choses, en imposant à Saigon le<br />

respect de la France (…), qu’il le fasse sans plus tergiverser ! S’il ne le peut pas,<br />

(…) qu’il retire d’Indochine notre corps expéditionnaire. » (Op. cit. : 319).<br />

Mais le pessimisme lucide de De Gaulle concernant l’avenir de l’Union n’est<br />

affirmé clairement que dans des déclarations non officielles, auxquelles je<br />

n’ai pas eu accès directement car elles ne figurent pas dans ses Discours et<br />

messages. Charles-Robert Ageron (op. cit. : 132-133) cite des propos tenus par<br />

De Gaulle dans des conversations privées : à Louis Terrenoire, à propos de la<br />

décolonisation, « nous sommes en présence d’un mouvement général dans le<br />

monde, d’une vague qui emporte tous les peuples vers l’émancipation » ; à<br />

Geoffroy de Courcel, « l’affaire d’Algérie ne se réglera que par l’indépendance » ;<br />

au prince héritier du Maroc « L’Algérie sera indépendante, qu’on le veuille ou<br />

non. Alors le tout est de savoir le comment. Le fait est inscrit dans l’histoire.<br />

Tout dépend du comment » ; à André Malraux, « les colonies, c’est fini ! Il faut<br />

faire autre chose ». Il y a donc, pendant toute la période qui précède son retour<br />

au pouvoir, un décalage important entre la pugnacité que De Gaulle affiche<br />

officiellement et le pessimisme dont il fait preuve en privé.<br />

1958-1962 : la décolonisation (fluctuat nec mergitur)<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

Lorsque, le 15 mai 1958, De Gaulle rompt le silence qu’il observait depuis<br />

plusieurs années et déclare qu’il est « prêt à assumer les pouvoirs de la<br />

République » (D.M., V : 3), le processus de décolonisation est déjà bien engagé :<br />

Pierre Mendès France a accordé l’indépendance à l’Indochine, Guy Mollet l’a<br />

consentie au Maroc et à la Tunisie, Gaston Deferre a préparé l’autonomie de<br />

l’Afrique noire. On peut même penser que l’investiture de Pierre Pflimlin<br />

annonce l’indépendance de l’Algérie. C’est d’ailleurs cette investiture qui, par<br />

la crise qu’elle provoque, permet à De Gaulle de revenir au pouvoir.<br />

En réalité, le Général est « porté au pouvoir par l’effet conjoint de deux<br />

sentiments contraires, la crainte de l’abandon et l’espoir d’un règlement rapide<br />

du problème algérien » (Henri Grimal, 1985 : 317). Le retour de De Gaulle<br />

repose en grande partie sur un malentendu : on attend de lui qu’il maintienne<br />

la présence française en Algérie. Dans son appel publié le 14 mai 1958, le<br />

« Comité de salut public », créé à Alger par les partisans de l’Algérie française,<br />

« supplie le général De Gaulle de bien vouloir rompre le silence en vue de la<br />

constitution d’un gouvernement de salut public, qui seul peut sauver l’Algérie<br />

de l’abandon ». Si De Gaulle est au pouvoir, l’Algérie restera française, penset-on<br />

à Alger. De plus, loin de dissiper le malentendu, De Gaulle l’entretient par<br />

des propos pour le moins ambigus. Dans sa déclaration du 15 mai 1958 (D.M.,<br />

V : 3), il explique « l’éloignement des peuples associés » par la « dégradation<br />

de l’État » et le qualifie de « processus désastreux ». Il fait allusion au pays<br />

que, « naguère », il a « conduit tout entier 5 jusqu’à son salut ». Le 19 mai, lors<br />

d’une conférence de presse tenue au palais d’Orsay, lorsqu’on lui demande ce<br />

82


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

qu’il propose pour l’Algérie, il refuse de se prononcer : « J’envisage le cas où<br />

il me serait demandé par le peuple français d’exercer un arbitrage. C’est assez<br />

pour qu’actuellement je n’indique pas quelles seraient les conclusions de mon<br />

arbitrage. » (D.M., V : 10).<br />

Les historiens se sont interrogés sur les raisons de ces manœuvres dilatoires.<br />

« Le général De Gaulle savait-il lui-même ce qu’il voulait ? (…) Ce n’est pas<br />

sûr. » (Maurice Vaïsse, 1998 : 61). Dans ses Mémoires d’espoir, De Gaulle justifie<br />

son attitude – certes a posteriori, mais de façon assez convaincante – par des<br />

nécessités tactiques, sa stratégie générale étant déjà arrêtée. Il sait alors,<br />

écrit-il, que l’assimilation des musulmans est exclue 6 et que le maintien du<br />

statu quo n’est pas imaginable. « Quoi qu’on ait pu rêver jadis ou qu’on pût<br />

regretter aujourd’hui, quoi que j’aie moi-même, assurément, espéré à d’autres<br />

époques, il n’y avait plus, à mes yeux, d’issue en dehors du droit de l’Algérie à<br />

disposer d’elle-même. » (M.E., I : 52) 7 . On voit bien que ce n’est pas de gaîté de<br />

cœur que le Général envisage le processus d’autodétermination : concernant<br />

l’Algérie française, si l’usage du on ne permet pas de lui attribuer de rêve ni de<br />

regret, il reconnaît avoir nourri quelques espoirs…<br />

Il s’agit alors de manœuvrer au mieux pour accorder dans des conditions<br />

honorables ce que l’on ne peut pas refuser : « c’est la France, celle de toujours,<br />

qui, seule, dans sa force, au nom de ses principes et suivant ses intérêts,<br />

l’accorderait aux Algériens. » (M.E., I : 52). Pour De Gaulle, cette exigence va<br />

au-delà du désir de sauver la face. Ce qui est en cause, c’est « une certaine idée<br />

de la France », sa « grandeur ». la France, quelles que soient les circonstances,<br />

prend ses décisions « seule » et « suivant ses intérêts ». Au demeurant, ces<br />

intérêts sont franchement – certains pourront dire cyniquement – exposés : « je<br />

comptais aboutir à ceci, qu’à l’exemple de la France, qui, à partir de la Gaule,<br />

n’avait pas cessé de rester en quelque façon romaine, l’Algérie de l’avenir,<br />

en vertu d’une certaine empreinte qu’elle a reçue et qu’elle voudrait garder,<br />

demeurerait, à maints égards, française ». L’empreinte dont il est question ici<br />

peut faire penser à la notion de Francophonie, dans ses dimensions linguistique,<br />

culturelle, politique et économique, à ceci près qu’il s’agit des rapports entre<br />

l’Algérie et la France « seule », posée explicitement comme modèle dominant,<br />

ce que confirme le rapprochement entre la francité de l’Algérie et la romanité<br />

de la France.<br />

Qu’en est-il alors de la tactique ? Pourquoi De Gaulle cherche-il à gagner du<br />

temps ? Sans doute veut-il, dans un premier temps, réformer les institutions<br />

pour avoir les moyens de mener une action efficace. Mais, surtout, il avoue<br />

lui-même qu’il n’a pas de « plan rigoureusement établi » (M.E., I : 50). Pour<br />

décrire sa démarche entre le premier juin 1958 8 et le premier juillet 1962 9 ,<br />

De Gaulle file une métaphore classique mais révélatrice, celle du capitaine<br />

sur son navire pris dans la tempête : « A l’instant où je prenais la barre 10 ,<br />

j’étais donc, de pied en cap, devant ce sujet-là. » (Op. cit. : 50)… « Quant<br />

à la tactique, je devrais régler la marche par étapes, avec précaution. Ce<br />

n’est que progressivement, en utilisant chaque secousse comme l’occasion<br />

d’aller plus loin, que j’obtiendrais un courant de consentement assez fort pour<br />

emporter tout. Au contraire, si de but en blanc j’affichais mes intentions, nul<br />

83


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

doute que, sur l’océan des ignorances alarmées, des étonnements scandalisés,<br />

des malveillances coalisées, se fût levée dans tous les milieux une vague de<br />

stupeurs et de fureurs qui eût fait chavirer le navire. Sans jamais changer de<br />

cap, il me faudrait donc manœuvrer, jusqu’au moment où, décidément, le bon<br />

sens aurait percé les brumes. » (Ibid. : 52).<br />

Au-delà de l’exemple algérien, il me semble que cette métaphore caractérise<br />

bien la façon dont le général De Gaulle gère les crises les plus graves. On a<br />

souvent défini De Gaulle comme un homme d’action, ce qui n’est pas faux. Mais<br />

c’est dans le gros temps que l’on voit le marin, lorsqu’il ne faut plus simplement<br />

agir, mais résister et réagir. C’est alors que De Gaulle se déclare « prêt à<br />

assumer les pouvoirs de la République » (D.M., V : 3). Dans ces situations, les<br />

deux exigences majeures – la stratégie – sont, par ordre de priorité, de sauver le<br />

navire et, lorsque c’est possible, de conserver le cap. Par ailleurs, chacun sait<br />

que le capitaine doit, en toutes circonstances, donner le sentiment qu’il maîtrise<br />

la situation. La tactique consiste à composer avec les éléments, déchaînés mais<br />

aveugles, plutôt que de choisir l’affrontement direct. Tout au plus pourra-ton<br />

remarquer que si le marin compose avec des éléments naturels – le vent,<br />

les vagues, la brume… –, De Gaulle est confronté à des être humains, à leurs<br />

« océans d’ignorance » et leurs « vagues de stupeurs », que les « courants »<br />

sont de « consentement », que c’est le « bon sens » et non le soleil qui « perce<br />

les brumes ». Dans ce contexte, le verbe manœuvrer se charge évidemment de<br />

connotations particulières, puisqu’il s’agit de tromper des individus…<br />

On peut expliquer ainsi les discours que De Gaulle prononce lors de son voyage<br />

en Algérie du 4 au 7 juin 1958 et où il ne prend jamais clairement parti. Lorsque<br />

le 4 juin il déclare, devant une foule « française pour les trois quarts » (M.E.,<br />

I : 54), « Je vous ai compris » (D.M., V : 15), il n’ignore pas que les « Français »<br />

qui l’écoutent à Alger sont pour la plupart partisans de l’Algérie française.<br />

Quant à la célèbre phrase « dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie<br />

d’habitants : il n’y a que des Français à part entière » (op. cit. : 16), elle<br />

peut être comprise aussi bien comme une nouvelle tentative d’intégration des<br />

colonisés que comme une promesse d’autodétermination. Sans doute De Gaulle<br />

sait-il qu’il lui est impossible à ce moment-là de proposer un référendum en<br />

Algérie sans risquer un coup d’État. Mais il va plus loin en présentant le 3<br />

octobre 1958 le plan de Constantine, qui semble engager la France pour cinq<br />

ans dans une dynamique d’intégration et en proposant le 23 octobre 1958, lors<br />

d’une conférence de presse tenue à l’Hôtel Matignon, la « paix des braves »<br />

(D.M., VI : 55-56). Dans le même temps, il charge le général Challe de reprendre<br />

les opérations militaires de « pacification » contre le FLN. Le plan Challe sera<br />

appliqué à partir de février 1959.<br />

On peut alors se demander si De Gaulle conserve encore un cap ou s’il se<br />

contente de maintenir le navire à flot. Sa ligne politique, que l’on suppose<br />

favorable à l’autodétermination, si elle existe, ne se manifeste dans un premier<br />

temps que par des petites phrases (« l’Algérie de papa était morte »), ou dans<br />

des conversations privées (confidence à Michel Debré le 10 août 1959 11 ). Le<br />

Général paraît tantôt avancer vers l’indépendance, tantôt se replier sur le<br />

statu quo. Lors de la « tournée des popotes » (27-31 août 1959), il promet à<br />

84


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

la troupe que jamais le drapeau du FLN ne flottera sur Alger. Mais aux officiers<br />

il fait savoir que l’autodétermination suivra la pacification. Le 2 septembre<br />

1959, il dit au président Eisenhower qu’il va bientôt engager le processus<br />

d’autodétermination. On peut difficilement interpréter ces propos comme des<br />

maladresses. Ce sont à l’évidence des manœuvres préparatoires au discours du<br />

16 septembre 1959. Guy Pervillé (1993 : 213) remarque qu’après la « fuite »<br />

du 2 septembre, « le mot autodétermination fit le tour des salles de rédaction<br />

(…), dénoncé par les partisans de l’intégration comme le “nouveau cheval de<br />

bataille du défaitisme” (Georges Bidault) ou comme “une affaire dépassée”<br />

depuis le référendum du 28 septembre 1958 (Alain de Sérigny) ». En référence<br />

à la métaphore de la tempête, on peut dire que le Général crée lui même des<br />

remous, « utilisant chaque secousse comme l’occasion d’aller plus loin ».<br />

On sait quelle tempête suivra le discours du 16 septembre 1959, avec notamment<br />

la semaine des barricades (24 janvier–1 er février 1960). Dans ce contexte, le<br />

discours radiodiffusé et télévisé du 29 janvier 1960 est remarquable à la fois<br />

par sa fermeté et son ambiguïté. De Gaulle, qui apparaît en uniforme, refuse<br />

que la France soit « un pauvre jouet disloqué sur l’océan des aventures » (D.M.,<br />

V : 166). Il « adjure de rentrer dans l’ordre » (op. cit. :<br />

165), il donne des ordres à l’armée. Cependant l’ambiguïté demeure sur la<br />

solution qui aurait sa préférence en matière d’autodétermination. S’adressant<br />

aux Français d’Algérie il déclare : « Comment pouvez-vous douter que, si un<br />

jour, les Musulmans décidaient, librement et formellement, que l’Algérie de<br />

demain doit être unie étroitement à la France, rien ne causerait plus de joie à<br />

la patrie et à De Gaulle que de les voir choisir, entre telle ou telle solution, celle<br />

qui serait la plus française ? » (Ibid.). La solution « la plus française », ne peut<br />

pas être la « sécession », comme le confirme la référence à une union étroite<br />

avec la France. Mais s’agit-il de la « francisation complète », comme peuvent<br />

l’espérer certains Français d’Algérie, ou du « gouvernement des Algériens<br />

par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle<br />

pour l’économie, l’enseignement, la défense, les relations extérieures » 12 ? De<br />

Gaulle joue ici sur l’ambiguïté de la formule la solution « la plus française »,<br />

qu’il faut en réalité – qu’on peut a posteriori – interpréter comme la solution<br />

« la plus conforme au génie français »… On peut penser en effet que c’est<br />

l’association, « le gouvernement des Algériens par les Algériens », qui a la<br />

faveur de De Gaulle. Ce statut ressemble beaucoup à celui qui a été proposé à<br />

l’Afrique noire en 1958 : le statut d’Etat membre de la Communauté.<br />

Pour autant, le Général croit-il encore qu’il est possible d’éviter « la sécession » ?<br />

Dans un texte non publié écrit le 26 décembre 1959 et cité par Guy Pervillé<br />

(op. cit. : 230), De Gaulle est particulièrement lucide, même s’il ne mentionne<br />

pas explicitement l’indépendance-sécession : « Il est parfaitement vrai que<br />

notre écrasante supériorité militaire finit par réduire la plus grande partie des<br />

bandes. Mais moralement et politiquement, c’est moins que jamais vers nous<br />

que se tournent les musulmans algériens. (…) Il est tout simplement fou de<br />

croire que notre domination forcée ait quelque avenir que ce soit. »<br />

On retrouve ce pessimisme lucide et cette gestion pragmatique des crises<br />

face aux colonies d’Afrique noire. Nous avons vu que l’espoir de De Gaulle<br />

était, en Afrique noire comme en Algérie, d’éviter la sécession et d’instaurer<br />

85


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

une politique d’association. Cependant, le Général ne semble pas intervenir<br />

activement pour imposer cette orientation lors de la révision constitutionnelle.<br />

Le Comité interministériel, où figure notamment Houphouet-Boigny, propose<br />

le 25 juillet 1958 un vague schéma fédéral avec un seul État et une seule<br />

souveraineté nationale. Cette première formulation est vivement critiquée<br />

par les Africains membres du Comité constitutionnel consultatif (Lamine<br />

Gueye, Senghor, Tsiranana). Senghor et le P.R.A défendent le principe de la<br />

« Confédération multinationale de peuples libres et égaux » 13 . On sait que,<br />

dans le texte définitif, les termes de Fédération et de Confédération seront<br />

abandonnés au profit de celui de Communauté.<br />

De Gaulle n’intervient que mollement dans ce débat. Il propose dans un premier<br />

temps aux Africains de choisir entre la Fédération et la sécession. Mais très<br />

vite, il accepte le principe de la Communauté. En réalité, au début du mois<br />

d’août 1958, le Général peut avoir le sentiment qu’il a maintenu le cap et<br />

sauvé l’essentiel tout en donnant, en apparence au moins, satisfaction à ses<br />

interlocuteurs africains. Comme le remarque Maurice Vaïsse (1998 : 93-94),<br />

la Communauté est un système paradoxal : « Dans une structure qui se veut<br />

fédérale, tout remonte au président, qui a tous les pouvoirs. Contrairement à<br />

l’apparence d’égalité proclamée, on maintient en réalité l’inégalité en raison<br />

de la prééminence du président de la République française et de la majorité<br />

accordée aux Français dans les différentes institutions.»<br />

De Gaulle croit-il alors à la pérennité possible de la Communauté ou procède-t-il<br />

à une manœuvre tactique ? Pour Charles-Robert Ageron (1991 : 133) « De Gaulle<br />

avait créé la Communauté, sans illusion sur sa durée, et surtout peut-être pour<br />

servir au règlement de l’affaire algérienne ». Évoquant le 13 juillet 1958 la<br />

constitution d’une « vaste et libre communauté (…) grand ensemble politique,<br />

économique et culturel qui réponde aux conditions modernes de la vie et du<br />

progrès », De Gaulle (D.M., V : 25) affirme que « la place de l’Algérie, si chère et<br />

si déchirée ! est marquée dans cet ensemble et que c’est une place de choix ».<br />

De plus, la proposition qui est faite aux pays d’Afrique noire ressemble fort à<br />

un chantage : certes, un membre de la Communauté pourra à tout moment<br />

« assumer son propre destin indépendamment des autres » (D.M., V : 45), mais<br />

« le choix est faussé puisqu’il consiste à choisir entre l’aide de la France et<br />

l’indépendance. » (Maurice Vaïsse, op. cit. : 94). De Gaulle, au cours du voyage<br />

qu’il fait en Afrique du 20 au 29 août, présente clairement l’alternative, à<br />

Tananarive, à Brazzaville, à Conakry, à Dakar. Il est difficile d’évaluer le poids<br />

de ce chantage dans le succès du référendum du 28 septembre 1958 dans tous<br />

les territoires à l’exception de la Guinée. On sait en revanche le prix qu’a payé<br />

la Guinée pour son refus d’intégrer la Communauté.<br />

Dans les faits, la Communauté ne fonctionne que très peu de temps : la première<br />

réunion se tient le 3 février 1959, la dernière le 21 mars 1960. La Fédération<br />

du Mali (Sénégal et Soudan) réclame son indépendance le 2 septembre 1959,<br />

suivie par Madagascar. Dans son allocution prononcée à Saint-Louis du Sénégal<br />

le 12 décembre 1959 à l’occasion de la sixième session du Conseil exécutif<br />

de la Communauté, De Gaulle prend acte de la demande de la fédération<br />

du Mali d’accéder « à ce rang qui s’appelle la souveraineté internationale »<br />

86


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

(D.M., V : 149). Il affirme préférer le terme de souveraineté internationale<br />

à celui d’indépendance : « Si nous savons les attraits que peut comporter et<br />

que comporte aujourd’hui le terme d’indépendance, nous savons aussi qu’un<br />

peuple, si puissant, si civilisé qu’il soit, ne peut aujourd’hui se passer des<br />

autres. » (D.M., op. cit. : 150). Si on peut lire dans cette restriction l’expression<br />

d’une réticence ou d’un regret, on ne peut en aucun cas y déceler une menace<br />

de retrait de l’aide française. Bien au contraire, « cette transformation (…)<br />

ne doit pas empêcher la coopération ni déchirer l’amitié » (ibid.). Désormais,<br />

il n’est plus question de chantage. En septembre 1958, dès que les résultats<br />

du référendum sont connus, La France annone qu’elle retire à la Guinée son<br />

concours administratif et financier et refuse tout accord d’association à Sékou<br />

Touré. Quinze mois plus tard, le 13 décembre 1959, dans son allocution prononcée<br />

à l’Assemblée fédérale du Mali, De Gaulle s’adresse aux représentants du futur<br />

Mali indépendant en ces termes : « L’essentiel, pour jouer un rôle international,<br />

c’est d’exister par soi-même, en soi-même, chez soi. (…) Votre État et votre<br />

progrès, voilà sur quoi vous serez jugés. Vous en prenez la responsabilité. La<br />

France l’accepte de tout cœur. J’ajoute qu’elle est prête à vous y aider. »<br />

(ibid. : 153). Dès lors, les événements se précipitent et les différents membres<br />

de la Communauté accèdent à l’indépendance au cours du premier semestre de<br />

1960. La Communauté, si elle demeure en droit, n’existe plus dans les faits : le<br />

ministère d’État à la Communauté devient le secrétariat d’État (février 1960)<br />

puis le ministère de la Coopération (mai 1961) ; le secrétariat général de la<br />

Communauté devient le secrétariat général de la Présidence pour les affaires<br />

africaines et malgaches.<br />

Cette nouvelle attitude face à la volonté d’indépendance des États africains<br />

correspond-elle à un changement de cap imposé par les circonstances (constatant<br />

l’échec manifeste de la Communauté, De Gaulle doit renoncer au principe du<br />

chantage sous peine de perdre définitivement ce qui reste de l’Empire) ? Ou,<br />

au contraire, la Communauté n’était-elle qu’une manœuvre permettant la<br />

transition sans heurt de l’ère de la colonisation à celle des indépendances dans<br />

la coopération ?<br />

Quoi qu’il en soit, De Gaulle parvient à transformer l’échec objectif de la<br />

Communauté en une émancipation délibérée. Dans son allocution radiodiffusée<br />

et télévisée du 14 juin 1960, il évoque « le génie du siècle, qui change notre<br />

pays, qui change aussi les conditions de son action outre-mer » (D.M., V : 227)<br />

et « le mouvement d’affranchissement qui emporte les peuples de toute la<br />

terre » (op. cit. : 228). Tout en considérant comme « tout à fait naturel qu’on<br />

ressente la nostalgie de ce qui était l’Empire » (ibid.), il rappelle « qu’il n’y a<br />

pas de politique qui vaille en dehors des réalités » (ibid.). Dans sa conférence<br />

de presse du 5 septembre 1960, il justifie – a posteriori – l’ensemble de sa<br />

politique africaine en précisant : « je n’ai jamais cessé de suivre la même<br />

direction. » (Ibid. : 236). Son raisonnement tient en trois points principaux :<br />

la décolonisation est un phénomène mondial inéluctable ; l’émancipation des<br />

peuples, qui est conforme au génie de la France, est le but de sa politique<br />

depuis la deuxième guerre mondiale ; ce « nouvel essor » des pays africains<br />

ne doit pas se traduire « par la rupture des liens les unissant avec les pays<br />

qui les ont précédés dans la civilisation et notamment avec ceux qui la leur<br />

87


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

ont ouverte » (ibid. : 237). De Gaulle revient plusieurs fois sur ce thème,<br />

notamment dans ses allocutions du 4 novembre 1960, du 31 décembre 1960 et<br />

du 4 octobre 1962 et dans ses conférences de presse du 11 avril 1961 et du 15<br />

mai 1962, inscrivant la décolonisation dans le sens de l’histoire et tentant de<br />

montrer qu’il y a une continuité entre la colonisation et les indépendances dans<br />

la coopération : « l’émancipation des peuples (…) est conforme (…) au but que<br />

nos grands colonisateurs, par exemple Gallieni, Lyautey, avaient en vue dans<br />

leur œuvre colonisatrice » (ibid. : 236).<br />

Il n’y a aucune raison de mettre en doute la sincérité de De Gaulle lorsque,<br />

après les élections du 18 et du 25 novembre 1962, il évoque, dans son message<br />

à l’Assemblée nationale du 11 décembre 1962 (D.M., VI : 49), le rôle éminent<br />

que doit tenir la France dans l’émancipation des peuples et leur accession à<br />

la modernité : « (…) pour que soit peu à peu résolu le plus grand problème du<br />

monde, autrement dit l’accession de tous les peuples à la civilisation moderne,<br />

de quel poids peut et doit peser la France (…) ! Combien est-ce vrai surtout<br />

pour ce qui est des États d’Afrique, Algérie comprise, vis-à-vis desquels notre<br />

vocation historique s’exerce désormais par la coopération. » Cependant,<br />

au-delà des grands principes, la politique du Général est contrainte par des<br />

pressions fortes, internationales et nationales.<br />

Sur le plan international, la France est alors régulièrement condamnée à l’ONU,<br />

ce qui embarrasse ses alliés dans cette période de Guerre froide. Par ailleurs,<br />

Adenauer s’inquiéte du leadership soviétique dans les pays arabes alors que<br />

l’axe franco-allemand, dans le cadre de la CEE, est primordial pour la France.<br />

Sur le plan national, la priorité de De Gaulle est la réforme des institutions. Or<br />

il y a clairement un rapport dialectique entre la réussite de la décolonisation et<br />

l’affermissement de la position de De Gaulle en France. Ce n’est pas un hasard si<br />

le Général propose l’élection du président de la République au suffrage universel<br />

immédiatement après l’indépendance de l’Algérie. Le 4 octobre 1962, face à la<br />

motion de censure déposée par l’opposition, les succès obtenus en matière de<br />

décolonisation sont présentés comme un argument en faveur de la Constitution :<br />

« Alors que nous étions en train de déchirer notre unité nationale et de gaspiller<br />

les éléments de notre puissance militaire, faute d’accomplir la décolonisation,<br />

de mettre un terme au conflit algérien et de briser la subversion qui s’apprêtait<br />

au coup d’État, voici que la coopération est établie entre la France et ses<br />

anciennes colonies, que l’Algérie y accède à son tour (…) Étant donné ce qu’en<br />

quatre ans nous, Français, avons réalisé en pratiquant notre constitution, le<br />

bon sens le plus élémentaire nous recommande de la maintenir. » (D.M., VI :<br />

31). Il s’agit aussi de persuader certains Français que la perte de l’Empire n’est<br />

pas un mal (selon un sondage réalisé en 1961, 73% des Français considèrent<br />

que « la décolonisation a été plutôt bénéfique pour la France »), d’autres que<br />

la coopération est un bien (selon le même sondage, ils ne sont que 36% à être<br />

favorables à la coopération).<br />

Guy Pervillé (1993 : 228) écrit que « la politique algérienne du général De<br />

Gaulle fut un échec déguisé en succès ». La remarque vaut également dans<br />

le cas de la décolonisation africaine. En réalité, la démarche du général De<br />

Gaulle est cohérente dans la mesure où elle est commandée par une exigence<br />

88


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

unique : ce qu’il pense être, à un moment donné, l’intérêt de la France. De ce<br />

point de vue, la principale réussite de la décolonisation est de sauvegarder la<br />

« grandeur » de la France malgré la perte de son Empire.<br />

1962-1969 : la coopération (« un très bon placement »)<br />

Dès lors que les Indépendances sont acquises, l’intérêt de la France ne seraitil<br />

pas de participer activement à la création des institutions francophones ?<br />

L’AUPELF (Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue<br />

Française) a été créée en 1961. En novembre 1962 paraît le numéro spécial de<br />

la revue Esprit consacré à la Francophonie et des voix africaines et asiatiques<br />

réclament une organisation des pays francophones qui donnerait corps à l’idée<br />

d’une communauté culturelle autour de la langue française.<br />

Or ces voix (celles de Senghor, de Diori, de Bourguiba, de Sihanouk…)<br />

proviennent de l’ancien Empire français. Et De Gaulle a mis l’accent à plusieurs<br />

reprises sur la nécessité de maintenir le rayonnement culturel de la France, sur<br />

l’importance du pouvoir culturel et sur ses relations avec les pouvoirs politique<br />

et économique.<br />

Certes, la France gaullienne n’est pas à l’origine de ces initiatives. Mais nous<br />

avons vu qu’elle n’était pas non plus à l’origine du processus de décolonisation…<br />

A priori, dans les années soixante, rien ne pourrait empêcher le Général, auréolé<br />

par les Indépendances africaines et dont on connaît les facultés d’adaptation,<br />

de prendre la barre du vaisseau francophone si telle était sa volonté. Au<br />

demeurant, cela serait en phase avec l’image de défenseur du Tiers-monde<br />

qu’il est en train de construire : nombreux voyages en Amérique latine et en<br />

Orient, soutien aux Arabes contre Israël, prise de position sur le Biafra… La<br />

France insiste aussi pour maintenir un partenariat entre l’Afrique et la CEE :<br />

une demande formulée en janvier 1961 aboutit à la convention de Yaoundé le<br />

20 juillet 1963.<br />

Cependant, si De Gaulle se dit en privé favorable à la construction d’une<br />

communauté fondée sur l’usage de la langue française, ses déclarations<br />

officielles sont pour le moins réservées, pour ne pas dire inexistantes. À aucun<br />

moment De Gaulle n’utilise dans un texte officiel le terme francophonie et, à<br />

ma connaissance, le terme francophones n’est attesté qu’une fois, dans ses<br />

Mémoires d’Espoir 14 . Si la France accepte de participer à l’AUPELF, elle le fait<br />

sans montrer d’enthousiasme particulier.<br />

Faisant suite aux conférences de Brazzaville (15-19 décembre 1960) et de Dakar<br />

(30 janvier-4 février 1961), la conférence de Yaoundé (26-28 mars 1961), qui<br />

réunit l’ensemble des États africains francophones à l’exception du Togo et de<br />

la Guinée, met en place l’Organisation Africaine et Malgache de Coopération<br />

Économique. Dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, De Gaulle, ne<br />

condamne pas l’initiative : « la France, naturellement, n’y fait pas la moindre<br />

objection, bien au contraire. » (D.M., V : 303). Il remarque cependant que « les<br />

rapports entre ces États et nous (…) ne sont pas encore précisés tout à fait »<br />

(ibid.).<br />

89


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

Contrairement à De Gaulle, Senghor a quelques idées sur les rapports qui<br />

peuvent se mettre en place et il n’hésite pas à faire des propositions. Dès la<br />

conférence de Bangui, du 25 au 27 mars 1962, il recommande d’instaurer entre<br />

les pays de l’Union Africaine et Malgache et la France des accords multilatéraux<br />

afin de constituer une ébauche de communauté francophone sur le modèle du<br />

Commonwealth britannique. Il revient à plusieurs reprises sur ce thème dans les<br />

mois qui suivent. A priori, on pourrait penser que les préoccupations de Senghor<br />

– éviter l’émiettement de l’ancien Empire et maintenir des liens privilégiés<br />

avec la France – rejoignent celles de De Gaulle. Mais le Général, s’il accepte<br />

l’idée d’une organisation des pays francophones d’Afrique, met en doute la<br />

possibilité d’aboutir à une union cohérente. De plus, il refuse le principe des<br />

accords multilatéraux, qui tendraient à faire de la France un membre de la<br />

communauté parmi d’autres. Cette position est clairement exprimée lors de<br />

sa conférence de presse du 15 mai 1962 : « Il est bon qu’ils s’organisent. Non<br />

– car je ne crois pas que ce soit possible – en un tout, mais au moins en divers<br />

groupements. (…) Que ces États se développent ! Nous nous sommes engagés<br />

à leur porter assistance en toute amitié et nous y trouverons notre compte.<br />

(…) Si les États dont vous parliez tout à l’heure jugent à propos de constituer<br />

entre eux quelque chose qui, en tant que telle, veuille entrer en rapport direct<br />

avec nous, ce n’est pas le Général De Gaulle qui y fera la moindre objection. »<br />

(D.M., V : 416-417).<br />

La position qui est prise ici montre bien deux attitudes caractéristiques du<br />

général De Gaulle, au demeurant étroitement corrélées : sa méfiance envers<br />

toute association ne reposant pas sur un principe de cohésion préexistant et son<br />

refus d’engager la France dans des accords multilatéraux.<br />

En réalité, si De Gaulle semble manquer le train de la Francophonie, c’est<br />

principalement parce qu’il fait le choix de la coopération.<br />

Au-delà des contraintes économiques, le principal souci du Général est alors<br />

de sauvegarder la « grandeur de la France » : son image de grande puissance à<br />

l’échelon mondial. Il lui faut pour cela une Défense forte et indépendante : il<br />

dote l’armée de l’arme nucléaire puis en 1966 retire la France du commandement<br />

militaire intégré de l’OTAN. Il critique l’ingérence américaine au Vietnam<br />

(discours de Phnom Penh), l’impérialisme américain en Amérique latine, réclame<br />

l’abandon du système de Bretton Woods, qui détermine la suprématie du dollar.<br />

Il veut aussi assurer l’indépendance technologique de la France (système de<br />

télévision SECAM, Concorde, nucléaire civil, plan calcul pour l’informatique…).<br />

Dans le cadre de la guerre froide, il travaille aussi à l’indépendance française<br />

en esquissant un rapprochement avec l’Est (voyage en URSS, en Roumanie, en<br />

Pologne) et reconnaît en 1964 la République populaire de Chine.<br />

Dans ce contexte, les anciennes colonies de la France sont conçues comme<br />

son « pré carré ». Le franc CFA a cours dans quatorze pays. De plus, la France<br />

maintient une présence militaire importante en Afrique francophone et n’hésite<br />

pas à intervenir pour soutenir ses alliés en difficulté, comme au Gabon en<br />

1964. Enfin, elle met en place la coopération, qui « est, désormais, une grande<br />

ambition de la France » (D.M., VI : 174).<br />

90


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

Entre juillet 1959 et juillet 1963, la France signe 138 conventions avec ses<br />

anciennes colonies d’Afrique. La coopération est ensuite étendue à des<br />

pays francophones qui n’étaient pas des colonies françaises (Zaïre, Rwanda,<br />

Burundi). En 1965, il y a 30 000 enseignants et 14 000 conseillers techniques<br />

en coopération. En France, cette politique est critiquée à la fois par les<br />

communistes, qui la considèrent comme une forme de néocolonialisme, et par<br />

la droite, qui la trouve trop dispendieuse.<br />

La doctrine qui préside à la coopération est fournie par le rapport Jeanneney<br />

concernant l’aide de la France aux pays en voie de développement, publié en<br />

décembre 1963. Elle est analysée à plusieurs reprises par De Gaulle dans ses<br />

Discours et messages 15 . L’argumentation du Général repose sur l’idée que, pour<br />

la France, le déficit économique lié à la coopération doit être compris comme<br />

un investissement. Certes l’aide fournie aux anciennes colonies française coûte<br />

cher : De Gaulle l’évalue en 1964 à « plus de 2 % de notre revenu national »<br />

(op. cit. : 172) et si cette coopération n’est pas à sens unique, « ce que nous<br />

en retirons est très au-dessous de ce que nous donnons » (ibid.). Cependant,<br />

« l’importance que revêt la coopération tient moins aux chiffres et aux<br />

comptes immédiats qu’aux avantages d’ordre général qu’elle peut assurer dans<br />

l’avenir à nous-mêmes et à nos partenaires » (ibid.). Les retombées que le<br />

Général attend pour la France ne sont pas – si on en croit ses propos officiels<br />

– principalement économiques, mais doivent être évaluées en termes d’image<br />

et de rayonnement international : « un pays comme la France ne peut renoncer<br />

à un rôle d’aide internationale. Elle n’en a pas le droit, ou alors elle ne serait<br />

pas la France, et elle l’est. Par conséquent, cet argent que nous donnons pour<br />

l’aide aux pays sous-développés n’est de l’argent perdu à aucun point de vue.<br />

Je considère même que c’est un très bon placement. » (D.M., VI : 430-431).<br />

En réalité, De Gaulle, qui rejette le principe de la bipolarisation, veut faire de<br />

la France l’intermédiaire entre les pays riches et les pays pauvres. Dans cette<br />

optique, la priorité est de développer une politique de coopération avec les États<br />

– pour l’essentiel, francophones – de l’ancien Empire et, plus généralement,<br />

avec l’ensemble des pays du tiers-monde. Dans la conception de De Gaulle,<br />

cette coopération, pour garantir le rayonnement de la France, doit évidemment<br />

s’instaurer sur la base de relations bilatérales. La France peut alors conserver<br />

un rôle prééminent – ce n’est pas un État comme les autres – sans apparaître<br />

comme hégémonique – ce n’est pas un État au-dessus des autres.<br />

C’est ainsi que De Gaulle est au premier rang lorsqu’il s’agit de défendre la<br />

langue et la culture française à l’étranger, mais à la condition que ce soit en<br />

dehors des institutions francophones naissantes. Le discours qu’il prononce<br />

le 1 er septembre 1966 à Phnom Pehn est consacré principalement au conflit<br />

vietnamien. Mais on y trouve aussi un bon exposé de la doctrine gaullienne en<br />

matière de coopération : « La devise “Le Cambodge s’aide lui-même” (…) est,<br />

pour le peuple khmer, un motif de juste fierté et, pour d’autres, un encourageant<br />

exemple. Nous constatons au surplus que cet effort national ne détourne<br />

nullement Votre pays 16 de recourir à la langue et à la culture française, ainsi<br />

qu’aux professeurs, aux techniciens, aux médecins, aux industriels français… »<br />

(D.M., VII : 75).<br />

91


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

Pour De Gaulle, les pays en voie développement issus de l’Empire français<br />

doivent concilier la sauvegarde leur identité traditionnelle profonde, forcément<br />

nationale, fondamentalement non « française », et l’entrée dans le monde<br />

moderne par l’intermédiaire d’une coopération non exclusive mais privilégiée<br />

avec la France. Cette démarche est, pour le Général, la seule qui permette à ces<br />

États de se développer sans s’aligner sur l’une des deux puissances dominantes<br />

que sont alors les USA et l’URSS et sans se fondre dans l’ensemble artificiel que<br />

constitue l’espace francophone.<br />

Dans la vision géopolitique de De Gaulle, les racines, l’histoire et ce qu’il conçoit<br />

comme le génie particulier de chaque peuple sont fondamentaux. C’est en cela<br />

que, pour lui, les nouveaux États issus de l’Empire n’ont jamais été « français »<br />

même s’ils ont été associés à la France. En revanche, les Québécois et plus<br />

généralement les Canadiens francophones lui apparaissent comme possédant<br />

des racines françaises. Le premier août 1940, dans un discours prononcé à la<br />

radio de Londres, s’adressant aux « Canadiens français », il évoque déjà « l’âme<br />

de la France » qui « cherche et appelle votre secours, parce qu’elle trouve dans<br />

votre exemple de quoi ranimer son espérance en l’avenir. (…) puisque, par vous,<br />

un rameau de la vielle souche française est devenu un arbre magnifique» (D.M.,<br />

I : 23). Le 5 octobre 1961, recevant à Paris Jean Lesage, premier ministre du<br />

Québec, il reprend ce thème avec des mots identiques, vantant « l’incroyable<br />

effort de ce rameau sorti de notre souche et qui, passé au travers de tant<br />

d’obstacles et d’épreuves, apparaît maintenant comme un arbre vigoureux »<br />

(D.M., V : 353). Il définit alors les « Canadiens français » comme « une entité<br />

française, de souche, de culture et d’activité » (op. cit. : 354). On retrouve<br />

la métaphore du rameau et l’affirmation d’une identité commune française<br />

dans le toast adressé le 18 mai 1967 à Daniel Johnson, premier ministre du<br />

Québec (D.M., VII : 174-175) : « Tous les Français, d’où qu’ils viennent et où<br />

qu’ils se trouvent, se sentent maintenant assurés du grand destin qui leur est<br />

commun. »<br />

Sans doute ne faut-il pas prendre dans le sens le plus fort les expressions « tous<br />

les Français » et « le grand destin qui leur est commun ». De Gaulle n’envisage<br />

à aucun moment de faire du Québec un territoire français : il est question<br />

ici de coopération. Cependant le Général est bien convaincu qu’« il y aura<br />

une République française du Canada » 17 . Alain Peyrefitte rapporte également 18<br />

ces propos tenus en privé par De Gaulle en 1963 : «Le Canada français (…) va<br />

nécessairement vers la sécession. Un jour ou l’autre, il se séparera du Canada<br />

anglais. (…) Le Canada français doit devenir un Etat français d’Amérique». Dans<br />

le même esprit, on peut citer une annotation de De Gaulle en marge d’un<br />

télégramme de l’ambassadeur de France au Canada sur le centenaire de la<br />

Confédération, le 9 décembre 1966 19 : « Il n’est pas question que j’adresse<br />

un message au Canada pour célébrer son “Centenaire”. (…) Nous n’avons à<br />

féliciter ni les Canadiens ni nous-mêmes de la création d’un “Etat” fondé sur<br />

notre défaite d’autrefois et sur l’intégration d’une partie du peuple français<br />

dans un ensemble britannique. Au demeurant, cet ensemble est devenu bien<br />

précaire. »<br />

Dans ces conditions, peut-on vraiment dire, après de nombreux observateurs<br />

92


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

et analystes, que l’expression « Vive le Québec libre ! », lancée le 24 juillet<br />

1967 du balcon de l’hôtel de ville de Montréal (D.M., VII : 192) ne fut qu’une<br />

énorme maladresse, le Général, emporté par l’enthousiasme, prononçant alors<br />

une phrase dont il ne mesurait pas la portée ? Ce n’est pas le sentiment d’Alain<br />

Peyrefitte, pour qui « “Vive le Québec libre !” ne fut pas plus improvisé que<br />

l’appel du 18 juin 1940 » (ibid.).<br />

Sans analyser dans le détail les cinq discours prononcés par De Gaulle lors de<br />

son voyage et reproduits dans le tome VII de ses Discours et Messages, on peut<br />

remarquer le jeu auquel se livre le Général concernant la dénomination des<br />

Canadiens francophones. Dans sa première allocution, prononcée à l’Anse au<br />

Foulon le 23 juillet 1967, il utilise l’expression – alors habituelle et consensuelle<br />

– « Canadiens français » (D.M., VII : 186 et 187). Mais le même jour à Québec,<br />

les Canadiens français deviennent à deux reprises des « Français canadiens »<br />

(op. cit. : 187 et 188). Le 24 juillet, à Montréal, De Gaulle utilise l’expression<br />

« Français du Canada » (ibid. : 191), puis il reprend deux fois la dénomination<br />

« Français canadiens » le 26 juillet, (ibid. : 193). Lors de sa dernière intervention,<br />

le même jour et toujours à Montréal, alors qu’il a annulé sa visite à Ottawa et<br />

pris la décision de regagner directement Paris, il semble minimiser la différence<br />

entre les deux dénominations et les mettre sur le compte d’une approximation<br />

linguistique : « (…) peuple canadien-français, ou français-canadien comme vous<br />

voudrez » (ibid. : 196). Mais dans ce cas précis, il s’agit simplement de choisir<br />

quel sera le premier élément d’un adjectif composé, ce qui est beaucoup moins<br />

significatif que le choix – manifestement calculé – de la dénomination « Français<br />

canadien », où Français est bien le nom et canadien l’adjectif.<br />

D’ailleurs, De Gaulle ne se contente pas d’appeler les Canadiens français des<br />

Français canadiens, il multiplie les formulations provocatrices. Dès le 23 juillet,<br />

il commence un discours adressé à Daniel Johnson en ces termes : « Pour nous,<br />

Français, que nous soyons du Canada ou bien de France (…) » (ibid. : 187). Il<br />

évoque « notre commune patrie d’origine » (ibid.) et remarque qu’« un morceau<br />

de notre peuple est installé, enraciné, rassemblé, ici » (ibid.) avant de parler<br />

des « liens qui vont en se resserrant et en se multipliant entre Français des<br />

rives du Saint-laurent et français des bassins de la Seine, de la Loire, de la<br />

Garonne, du Rhône et du Rhin » (ibid. : 189). On peut noter aussi l’expression<br />

« les Français d’ici » pour désigner les Canadiens de Québec (ibid. : 190).<br />

L’offensive se poursuit dans les discours suivants. Je me contenterai de citer<br />

quelques formules remarquables sans les commenter : « la ville française de<br />

Montréal » (ibid. : 191) ; « les Français de part et d’autre de l’Atlantique »<br />

(ibid.) ; « la fraction canadienne du peuple français » (ibid. : 193) ; « pour les<br />

Français d’ici comme pour ceux de France » (ibid. 194) ; « pour nous tous,<br />

Français, que nous soyons du Canada ou bien de France » (ibid.) ; « votre œuvre<br />

et celle des Français de France » (ibid. : 197).<br />

Tout cela ne peut pas être fortuit. L’objectif de De Gaulle est bien d’affirmer,<br />

au cours de ce voyage, l’existence d’un peuple français du Canada et d’appuyer<br />

ainsi les mouvements souverainistes québécois. Pour le reste, il s’agit de<br />

développer et de renforcer les relations bilatérales, la coopération étant définie<br />

comme « une même œuvre humaine » (ibid. 186), puis à deux reprises comme<br />

93


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

« une œuvre française » (ibid. 187 et 192). Cette insistance tranche avec la<br />

discrétion des allusions aux institutions francophones.<br />

Bilan : francophonie, Francophonie (le franco-centrisme)<br />

Pour expliquer les rapports ambigus que De Gaulle entretient avec la<br />

Francophonie, il faut prendre en compte l’ensemble de son action politique<br />

et mettre en perspective trois grandes périodes : 1929-1958 (L’Empire), 1958-<br />

1962 (la décolonisation), 1962-1969 (la coopération).<br />

Ce qui est remarquable dans la période 1929-1958, c’est la perception aiguë<br />

qu’a De Gaulle des dynamiques en cours : pessimiste lucide, il prévoit très<br />

tôt l’inévitable désagrégation de l’Empire, processus qu’il sait conforme à<br />

la fois au sens de l’Histoire et à la morale universelle. Dans ces conditions,<br />

la seule stratégie possible est celle du combat d’arrière-garde, qui permet<br />

d’accompagner intelligemment ce mouvement général d’émancipation : se<br />

préparer partout au pire – la sécession – en faisant tout pour l’éviter le plus<br />

longtemps possible.<br />

Entre 1958 et 1962, de son retour au pouvoir à la fin de la guerre d’Algérie,<br />

dans une période où la marche de l’Histoire s’accélère, le Général montre<br />

une faculté surprenante d’adaptation aux situations et aux circonstances,<br />

notamment lorsque les éléments échappent à son contrôle et que l’avenir de<br />

la France est en jeu.<br />

Or, ces deux qualités permanentes, sens de l’histoire et habileté tactique,<br />

semblent lui faire défaut entre 1962 et 1969 pour tout ce qui concerne le<br />

développement de la Francophonie, y compris dans l’épisode québécois.<br />

De Gaulle ne croit pas en l’avenir des institutions francophones, il croit en<br />

revanche en l’avènement d’un État québécois indépendant : dans les deux cas,<br />

les faits démentiront ses pronostics. Par ailleurs, lorsque s’affirme la dynamique<br />

francophone et que se dessine un espace francophone multipolaire, plurilingue<br />

et pluriculturel face à la mondialisation anglophone, la France gaullienne tarde<br />

à promouvoir la langue française non comme la langue d’une culture unique,<br />

mais comme celle du métissage culturel.<br />

Pour comprendre ce qui pourrait passer pour de l’aveuglement et pour une<br />

absence de réactivité chez un homme que ses hagiographes présentent comme<br />

un visionnaire et ses détracteurs comme un opportuniste, il faut tout d’abord<br />

mettre en rapport ces phénomènes avec la place de la France dans le monde<br />

des années soixante et le « grand dessein » que le Général nourrit pour son<br />

pays.<br />

L’essor de l’idée francophone naît évidemment de la décolonisation et, dans<br />

une moindre mesure, de la prise de conscience par les Québécois de leur<br />

spécificité linguistique et culturelle. Comme nous l’avons vu, la décolonisation<br />

a été sinon voulue, du moins intelligemment accompagnée par De Gaulle. Il<br />

s’agit désormais, au début des années soixante, de sauvegarder à la fois les<br />

intérêts – économiques, géopolitiques – de la France et son image de défenseur<br />

94


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

du tiers monde face aux deux blocs que constituent les États-Unis d’Amérique<br />

et l’Union soviétique. Il s’agit aussi, pour le moins, de maintenir l’influence de<br />

la langue et de la culture françaises dans le monde. C’est à ces conditions que la<br />

France, qui n’est objectivement qu’une puissance moyenne, pourra néanmoins<br />

conserver sa « grandeur ».<br />

Pour De Gaulle, cette « grandeur » est incompatible avec la participation de la<br />

France à une Francophonie institutionnelle et gouvernementale qui dépasserait<br />

le cadre culturel pour se traduire dans l’ordre politique. En effet, le Général est<br />

persuadé que si la France prend la tête d’un tel mouvement francophone, elle<br />

sera inévitablement accusée de néo-colonialisme : l’expérience malheureuse de<br />

la Communauté ne lui laisse aucun doute sur ce point. Mais si elle laisse à d’autres<br />

le soin de diriger ces institutions, elle déchoit : en matière de Francophonie,<br />

la France ne peut pas jouer un rôle subalterne. Face à ce dilemme, De Gaulle<br />

choisit donc de traiter les questions relatives à la Francophonie d’État à État<br />

dans le cadre d’accords bilatéraux. C’est le choix de la coopération.<br />

De fait, le risque que court la France d’être accusée d’hégémonisme ou de néocolonialisme<br />

est bien réel. Les projets de Commonwealth à la française défendus<br />

par Senghor ou Bourguiba ne sont soutenus que par une partie des pays francophones<br />

d’Afrique noire. Concernant la Francophonie, Sékou Touré 20 résume brutalement<br />

une position partagée par de nombreux hommes politiques, en France comme<br />

dans le monde francophone : « Elle est une tentative de trahison des intérêts<br />

africains... vieille volonté de maintenir la colonisation des pays qui veulent se<br />

libérer de l’exploitation... procédure qui consiste à accorder l’indépendance<br />

d’une main pour mieux l’enlever avec l’autre.»<br />

Les analystes 21 évoquent d’autres raisons plus circonstancielles pour expliquer<br />

la réserve du Général : le ressentiment qu’il peut éprouver suite à des péripéties<br />

diverses constituant autant de déceptions ou même de camouflets : échec de<br />

l’Union Française et de la Communauté, « Non » de la Guinée en septembre<br />

1958, affaire de Bizerte, politique de l’Algérie… Valérie Rosoux (op. cit.) évoque<br />

également l’influence de l’entourage du Général, notamment de Maurice Couve<br />

de Murville, et une opinion française frileuse. Tout cela ne peut que conforter<br />

la perception qu’a De Gaulle de la situation et qui peut s’énoncer comme une<br />

double contrainte : la France, étant donné son histoire, ancienne et récente,<br />

sa situation objective dans le concert mondial et l’image que De Gaulle entend<br />

lui donner, ne peut ni prendre la tête d’une Francophonie politique ni participer<br />

activement à une telle organisation sans en prendre la tête…<br />

Cette perception repose sur des faits – géopolitiques, économiques, linguistiques,<br />

culturels – objectifs, mais s’explique aussi par l’idéologie du Général, qui a été<br />

analysée dans le détail par les spécialistes 22 . Je retiens de ces études quelques<br />

tendances qui me paraissent susceptibles d’éclairer son comportement face à<br />

la Francophonie.<br />

Chacun sait à quel point le concept de nation est fondamental dans la pensée<br />

gaullienne. Le Général conçoit la nation comme la combinaison d’un État et d’un<br />

peuple 23 ; il croit au « génie » ou à l’« âme » des peuples, termes qui reviennent,<br />

95


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

sous une forme ou une autre, dans un grand nombre de ses discours ; il est persuadé<br />

que ce génie se maintient en dépit des péripéties de l’Histoire et que rien ne peut<br />

empêcher un peuple d’affirmer un jour son identité. C’est pourquoi il comprend<br />

très vite que l’Empire français est condamné à moyen terme : il y a là une mosaïque<br />

de peuples, tous différents, donc voués à des destins séparés, et dont aucun n’est<br />

« français » : ce ne sont pas, contrairement aux Québécois, des « rameaux de la<br />

vieille souche française ».<br />

Cette conception, qui lui permet souvent d’anticiper et dans tous les<br />

cas de comprendre et d’accompagner efficacement les dynamiques de<br />

fractionnement, est incompatible avec les grandes dynamiques unificatrices de<br />

la deuxième moitié du vingtième siècle. De Gaulle ne croit pas que des unions<br />

institutionnelles puissent précéder et éventuellement préparer ou faciliter les<br />

convergences entre les peuples et tient par dessus tout à maintenir l’intégrité<br />

du génie français.<br />

Ce franco-centrisme permet de comprendre à la fois son attachement à<br />

l’idée même de francophonie définie comme renvoyant à des comportements<br />

linguistiques (l’usage de la langue française) associés à des comportements socioculturels<br />

(une certaine vision du monde) et sa méfiance envers la traduction<br />

politique de ce mouvement avec ses aspects plurilingues et pluriculturels : la<br />

Francophonie.<br />

L’idée que la « grandeur de la France », dominée économiquement par les États-<br />

Unis et le bloc soviétique, passe par le rayonnement linguistique et culturel<br />

explique les politiques de coopération avec l’Afrique noire ou le Maghreb et le<br />

soutien au Cambodge ou au Québec. Mais le franco-centrisme De Gaulle ne le<br />

conduit à pratiquer ni l’ouverture consensuelle, ni un nationalisme agressif et<br />

expansionniste. Bien au contraire, il lui fait adopter une démarche fondée sur<br />

la résistance : au risque de l’isolement, le Général, en toute situation, n’agit<br />

que pour défendre la France.<br />

Notes<br />

1<br />

Cf. notamment les textes de Claire Fredj, Christian Philip, Alain Plantey et Valérie Rosoux dans le<br />

dossier consacré à la Francophonie sur le site www.charles-de-gaulle.org/dossier/francophonie/.<br />

2<br />

Op. cit., site www.charles-de-gaulle.org/dossier/francophonie/.<br />

3<br />

Dans l’ensemble de l’article, les références aux textes de Charles De Gaulle notées D.M.<br />

correspondent à ses Discours et messages extraits de ses Oeuvres complètes (éditions Rencontre,<br />

1970). « D.M., I : 5 » renvoie ici à la page 5 du tome I, Discours et messages, Pendant la Guerre<br />

(juin 1940-janvier 1946).<br />

4<br />

Propos tenus par Flanklin D. Roosevelt le 22 janvier 1943 et rapportés par son fils, Elliot Roosevelt<br />

(Mon père m’a dit, 1947 : 144-145). Le texte est cité par Marc Michel (1993 : 101).<br />

5<br />

Souligné par moi.<br />

6<br />

Il qualifie l’intégration de « formule astucieuse et vide » (D.M., I : 51).<br />

7<br />

les références aux textes de Charles De Gaulle notées M.E.. correspondent à ses Mémoires<br />

d’Espoir, dans ses Oeuvres complètes (éditions Rencontre, 1970). « M.E.., I : 52 » renvoie ici à la<br />

page 52 du tome I, Mémoires d’espoir, le renouveau 1958-1962.<br />

8<br />

L’Assemblée nationale investit De Gaulle par 339 voix contre 224.<br />

96


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

9<br />

Référendum d’autodétermination en Algérie.<br />

10<br />

Dans cette citation et celle qui suit, les expressions en caractères italiques sont soulignées par<br />

moi.<br />

11<br />

Cf. Guy Pervillé, 1993 : 213.<br />

12<br />

Ces trois solutions (sécession, francisation complète, gouvernement des Algériens par les<br />

Algériens) sont présentées dans le discours du 16 septembre 1959 (D.M., V : 121).<br />

13<br />

Motion du P.R.A., congrès de Cotonou, 27 juillet 1958.<br />

14<br />

C’est-à-dire dans un texte écrit après que De Gaulle s’est retiré du pouvoir : « Plus tard sera<br />

instituée “l’Organisation commune africaine et malgache” à laquelle, sauf les Guinéens, adhèreront<br />

tous les francophones, y compris même en dernier ressort la Ruanda (sic) et le Congo-Léopoldville. »<br />

(M.E., I : 73).<br />

15<br />

Cf. notamment sa conférence de presse du 31 janvier 1964, son allocution du 1 er avril 1964, son<br />

entretien avec Michel Droit du 14 décembre 1965.<br />

16<br />

Le discours est adressé au prince Norodom Sihanouk.<br />

17<br />

Titre d’un article d’Alain Peyrefitte, citant le général De Gaulle. L’article est consultable sur<br />

Internet à l’adresse suivante :<br />

www2.biblinat.qc.ca/rfq/gaulle/gaulle1.htm.<br />

18<br />

Ibid.<br />

19<br />

Annotation reproduite dans le « Dossier : De Gaulle sur le Québec et sur le Canada français (de<br />

1961 à 1969) », consultable sur Internet à l’adresse suivante :<br />

www2.biblinat.qc.ca/rfq/gaulle/gaulle8.htm.<br />

20<br />

cité par Valérie Rosoux (www.charles-de-gaulle.org/dossier/francophonie/ : sans pagination).<br />

21<br />

Notamment Valérie Rosoux (1997 et sans date), Alain Plantey (sans date), Christian Philip (sans<br />

date).<br />

22<br />

Cf. notamment Nicolas Tenzer (1998), Maurice Vaïsse (1998), Maurice Agulhon (2000).<br />

23<br />

Cf. Maurice Agulhon, op. cit.<br />

Bibliographie<br />

Ageron Charles-Robert, 1991 : La décolonisation française, Armand Colin, Paris.<br />

Agulhon Maurice, 2000 : De Gaulle, Histoire, symbole, mythe, Plon, Paris.<br />

Almeida-Topor Hélène d’, 1993 : L’Afrique au XX e siècle, Armand Colin, Paris.<br />

Cahiers d’histoire du Québec au XX e siècle, 1997 : De Gaulle et le Québec, Publications du<br />

Québec.<br />

De Gaulle Charles, 1970 : Œuvres complètes, Éditions Rencontre, Paris (édition originale :<br />

Plon, 1970).<br />

Discours et messages I, Pendant la Guerre (juin 1940-janvier 1946), première partie (1943-<br />

1946).<br />

Discours et messages II, Pendant la Guerre (juin 1940-janvier 1946), deuxième partie<br />

(1940-1943).<br />

Discours et messages III, Dans l’Attente (février 1946-avril 1958), première partie (1946-<br />

1949).<br />

Discours et messages IV, Dans l’Attente (février 1946-avril 1958), deuxième partie (1949-<br />

1958).<br />

Discours et messages V, Avec le Renouveau (mai 1958-juillet 1962).<br />

97


Discours et messages VI, Pour l’Effort (août 1962-décembre 1965).<br />

Discours et messages VII, Vers le Terme (janvier 1966-avril 1969).<br />

Mémoires d’espoir I, Le Renouveau (1958-1962).<br />

Mémoires d’espoir II, L’effort (1962 ... ).<br />

De Gaulle Charles, 1975 : Articles et Écrits, Plon, Paris.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 77-99<br />

Claude Caitucoli<br />

De Gaulle Charles, 1980-88, 1997 : Lettres, Notes et Carnets, Plon, Paris.<br />

1980, Tome 1 : 1905-1918.<br />

1980, Tome 2 : 1919-juin 1940.<br />

1981, Tome 3 : juin 1940-juillet 1941.<br />

1982, Tome 4 : juillet 1941-mai 1943.<br />

1983, Tome 5 : juin 1943-mai 1945.<br />

1984, Tome 6 : mai 1945-juin 1951.<br />

1985, Tome 7 : juin 1951-mai 1958.<br />

1985, Tome 8 : juin 1958-décembre 1960.<br />

1986, Tome 9 : janvier 1961-décembre 1963.<br />

1986, Tome 10 : janvier 1964-juin 1966.<br />

1987, Tome 11 : juillet 1966-avril 1969.<br />

1988, Tome 12 : mai 1969-novembre 1970.<br />

1997, Tome 13 : compléments de 1924 à 1970.<br />

Foccart Jacques, 1995 : Foccart parle. 1, [1913-1969] ; entretiens avec Philippe Gaillard,<br />

Fayard-Jeune Afrique, Paris.<br />

Foccart Jacques, 1997 : Journal de l’Élysée. 1, Tous les soirs avec De Gaulle (1965-1967),<br />

Éd. Philippe Gaillard, Fayard, Paris.<br />

Foccart Jacques, 1998 : Journal de l’Élysée. 2, Le Général en mai (1968-1969), Éd. Philippe<br />

Gaillard, Fayard, Paris.<br />

Fondation Charles De Gaulle, sans date : Site Internet consacré à Charles De Gaulle : www.<br />

charles-de-gaulle.org/.<br />

Fredj Claire, sans date : « Histoire de la Francophonie », consultable sur Internet : www.<br />

charles-de-gaulle.org/dossier/francophonie/, sans pagination.<br />

Grimal Henri, 1985 : La décolonisation de 1919 à nos jours, nouvelle édition revue et mise<br />

à jour, Éditions Complexe, Paris (édition originale 1965 : Armand Colin).<br />

Institut Charles De Gaulle, Brazzaville : aux sources de la décolonisation, Plon, 1988, Paris.<br />

Lacouture Jean, 1984 : De Gaulle, I, Le rebelle, Éditions du Seuil, Paris.<br />

98


Charles De Gaulle ET LA FRANCOPHONIE :<br />

un père fondateur ambigu<br />

Lacouture Jean, 1985 : De Gaulle, II, Le Politique, Éditions du Seuil, Paris.<br />

Lacouture Jean, 1986 : De Gaulle, III, Le Souverain, Éditions du Seuil, Paris.<br />

Larcan Alain, 1993 : Charles De Gaulle, itinéraires intellectuels et spirituels, Presses<br />

Universitaires de Nancy, Nancy, 1993.<br />

Léger Jean-Marc, 1997 : « De Gaulle et la Francophonie », Les Cahiers d’histoire du Québec<br />

au XXe siècle, Vol. 7, printemps 1997, pp. 146-149.<br />

Mazzucchetti Denis, Fredj Claire, 1995 : Le Gaullisme, de 1940 à nos jours, Hatier, Paris.<br />

M’Bokolo Elikia, 1985 : L’Afrique au XX e siècle Le continent convoité, Éditions du Seuil,<br />

Paris.<br />

Michel Marc, 1993 : Décolonisation et émergence du tiers monde, Hachette, Paris.<br />

Pervillé Guy, 1993 : De l’Empire français à la décolonisation, Hachette, Paris.<br />

Peyrefitte Alain, 1994 : C’était De Gaulle. 1, “La France redevient la France” [1958-1963],<br />

Fayard, Paris.<br />

Peyrefitte Alain, 1997a : C’était De Gaulle. 2, “La France reprend sa place dans le monde”<br />

[1963-1966], Fayard, Paris.<br />

Peyrefitte Alain, 1997a : C’était De Gaulle. 2, “La France reprend sa place dans le monde”<br />

[1963-1966], Fayard, Paris.<br />

Peyrefitte Alain, 1997b : « De Gaulle et le Québec », Les Cahiers d’histoire du Québec<br />

au XXe siècle, Centre de recherche Lionel-Groulx, n°7, printemps 1997, consultable sur<br />

Internet : www2.biblinat.gouv.qc.ca/rfq/gaulle/.<br />

Philip Christian, sans date : « Le général De Gaulle et l’institutionnalisation de la<br />

Francophonie », consultable sur Internet : www.charles-de-gaulle.org/dossier/francophonie/,<br />

sans pagination.<br />

Plantey Alain, sans date : « L’organisation de la coopération avec les pays d’Afrique<br />

Noire et Madagascar », consultable sur Internet : www.charles-de-gaulle.org/dossier/<br />

francophonie/, sans pagination.<br />

Rosoux Valérie, 1997 : « Le général De Gaulle et la Francophonie », Politique et sociétés,<br />

n° 16, 1997, pp. 61-74,<br />

Rosoux Valérie, sans date : « Le général De Gaulle et la Francophonie », consultable sur<br />

Internet : www.charles-de-gaulle.org/dossier/francophonie/, sans pagination.<br />

Tenzer Nicolas, 1998 : La face cachée du gaullisme, Hachette, Paris.<br />

Vaïsse Maurice, 1998 : La Grandeur : politique étrangère du général De Gaulle (1958-<br />

1969), Fayard, Paris.<br />

Valette Jacques, 1994 : La France et l’Afrique. L’Afrique subsaharienne de 1914 à 1960,<br />

SEDES, Paris.<br />

99


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

Jacques Cortès<br />

Novembre 1962<br />

Le n° 311 de la revue ESPRIT<br />

« Alors que, la guerre d’Algérie terminée, la France rentre en France,<br />

trop de Français ne voient là qu’un repli<br />

et la fin de toutes les grandeurs passées ».<br />

Camille Bourniquel et Jean-Marie Domenach<br />

(Novembre 1962)<br />

Près du passé luisant demain est incolore<br />

Apollinaire, Alcools, Cortège<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Résumé : Quatre mois après la déclaration d’indépendance de l’Algérie, Jean-<br />

Marie Domenach 1 et Camille Bourniquel 2 co-dirigent le n°311 de la revue ESPRIT<br />

consacré à la langue française. Le titre choisi : Le français, langue vivante,<br />

est une réponse à ceux qui douteraient désormais du destin international<br />

de la France. Crainte peu fondée pour les deux écrivains qui considèrent<br />

que « pour être au niveau de la communication mondiale, pour entrer plus<br />

vite dans les secrets de la technique, des nations nouvelles recourent à des<br />

langues que l’histoire a dotées d’une fonction supra-nationale. Le français est<br />

l’une d’elles ». L’ensemble des articles rassemblés défend (ou plus rarement<br />

conteste) cette affirmation.<br />

La francophonie, comme tout objet de réflexion, a une histoire. Cet article n’a<br />

d’autre ambition que d’en étudier une phase particulièrement émouvante.<br />

Abstract : Four months after the Declaration of independence of Algeria, Jean-<br />

Marie Domenach and Camille Bourniquel co-manage the 311 th no. of Esprit<br />

magazine, which was dedicated to the French language. The title that was<br />

chosen French, a living language, was a response to those who began to doubt<br />

about the international destiny of France. This fear was not seen as being<br />

real by the two writers, who believed that “in order to be at the level of<br />

the worldwide communication, to penetrate more rapidly the secrets of the<br />

technique, the new nations use the languages historically endowed with a supra-<br />

101


national function. French is one of them.” The mixture of the articles chosen<br />

for the present issue defend (or, in some rare cases, contest) this statement.<br />

Francophony, as all the objects of reflection, has its own history. This article<br />

has no other ambition but to study a particularly dynamic phase of it.<br />

Mots clé : Francophonie, indépendance, ESPRIT<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

Le projet : Replacer la francophonie dans son contexte mondial 3<br />

Le problème majeur à résoudre est localisé, par les deux coordinateurs, dans<br />

les rapports entre les langues vernaculaires et la langue véhiculaire qu’est<br />

le français. Ils se demandent si ces rapports aboutiront à l’élimination des<br />

premières citées, à leur contamination ou bien au bilinguisme, et, dans cette<br />

dernière hypothèse, à quel bilinguisme ? Le français parviendra-t-il, au-delà<br />

des signes « qui rendent la pensée intelligible », à satisfaire la perception<br />

du monde, les traditions, la culture de chacune des communautés nationales<br />

ayant, depuis peu, accédé à l’indépendance ? Et les questions politiques sousjacentes<br />

sont alors posées : après avoir été « l’arme du colonisateur et des<br />

colonisés », le français pourra-t-il servir « (d’) instrument de promotion,<br />

d’expression populaire et d’apprentissage technique pour des peuples qui<br />

s’émancipent ? Conservera-t-il pleinement son rang et sa dignité de « langue<br />

vivante mondiale » à un moment « où les valeurs de l’Occident se voient<br />

âprement contestées ? »<br />

Il était évidemment difficile, en ce début des années 60, de tirer des plans sur<br />

l’avenir pour « décider à la place de ceux qui (avaient) désormais en mains<br />

les commandes de leur destin ». Le projet de la revue s’en tint donc à une<br />

prudente intention : « prendre seulement la mesure de la francophonie, sans<br />

l’enfermer dans une visée nationale, sans en faire quelque habile revanche d’un<br />

impérialisme frustré, mais au contraire en la situant d’emblée dans son contexte<br />

mondial, aux frontières des religions, des cultures et des politiques ».<br />

Tout cela procédait d’une conception classique de la langue. Dès lors qu’il est<br />

question de communication entre les hommes, faire l’impasse de la culture,<br />

de l’éthique, de la « vision » (pour reprendre un terme cher à Herder ou à<br />

Humboldt) qu’une communauté se fait du monde, c’eût été - et c’est toujours<br />

- se condamner à occulter la complexité des faits, donc à ignorer ce qui est<br />

essentiel pour des relations internationales fécondes. Le numéro 311 de la<br />

revue ESPRIT ouvrait ainsi un débat humaniste qui se poursuit encore âprement<br />

aujourd’hui. C’est ce débat que nous tenterons de reconstituer ici dans ses<br />

grandes lignes afin de déterminer notamment si la francophonie a progressé ou<br />

reculé depuis un demi siècle et quelles sont ses chances pour les décennies à<br />

venir<br />

Notre relecture se limitera 4 à 8 textes que nous avons tout particulièrement<br />

appréciés pour la distance institutionnelle, philosophique ou même personnelle<br />

et polémique qu’ils prennent par rapport à l’objet du débat. Il en va ainsi des<br />

102


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

articles de Jean-Marc Léger, André Martinet, Hervé Lavenir, Kateb Yacine, Jean<br />

Lacouture, Camille Bourniquel, Léopold Sédar Senghor et Pierre Henri Simon.<br />

1. La francophonie, « une responsabilité commune » : Jean-Marc Léger 5<br />

La discussion est lancée par Jean-Marc Léger, Secrétaire Général de l’AUPELF<br />

pendant 15 ans, et qui sera quelques années plus tard, 1970, l’un des fondateurs,<br />

à Niamey, de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique. En ce début de<br />

décennie 60, le tableau est morose. La France a subi le bouleversement de<br />

la deuxième guerre mondiale et découvert « la montée fulgurante des Etats-<br />

Unis dans les domaines économique, technique et militaire et leur accession<br />

au rang de première puissance du monde ». En est résulté l’avènement de<br />

l’anglais désormais étudié comme première langue étrangère sur toute la<br />

planète. Quoique la France demeure « un des hauts lieux de l’humanisme et de<br />

la création intellectuelle », les institutions d’enseignement du français dans le<br />

monde doivent « fermer leurs portes ». Déclin inéluctable ? Voire ! Les raisons<br />

d’espoir ne manquent pas et Jean-Marc Léger en dresse l’inventaire.<br />

La première tient à la créativité retrouvée de la France dans les domaines<br />

économique et technique mais aussi à la poussée démographique qui fait<br />

d’elle, dans les années 60, « un des pays les plus jeunes de l’Europe ». Mais<br />

ce qui fait aussi la force de la langue et de la culture françaises, ce sont « les<br />

pays et les communautés humaines dont le français est la langue maternelle ou<br />

la langue officielle » et surtout, dans ce cadre propice à l’union, la substitution<br />

progressive de la notion révolutionnaire d’association à celle de domination qui<br />

a prévalu pendant la période coloniale. Suite aux accessions à l’indépendance,<br />

l’hexagone n’a plus le monopole de la défense et illustration du français.<br />

La guerre l’a bien montré, en effet : au moment où la France était envahie<br />

et bâillonnée, c’est par la Suisse romande et par le Québec, par exemple,<br />

que la littérature française a été rééditée et diffusée dans le monde. On peut<br />

même aller jusqu’à dire qu’il se trouve, dans les vieux pays francophones, une<br />

combativité souvent supérieure à celle de l’immense majorité des « Français de<br />

France ». L’inquiétude suscitée par certaines promiscuités formidables (comme<br />

au Canada), engendre « un sens de l’action défensive et de l’organisation » qui<br />

font bien défaut dans l’hexagone où l’on pense volontiers que « le rayonnement<br />

universel de la langue et de la culture françaises va de soi ».<br />

Au lendemain de la guerre, pourtant, on est passé bien près de la relégation<br />

dans les langues minoritaires de la planète puisque le français ne fut accepté<br />

« que de justesse comme l’une des langues officielles de l’ONU ». Pour Jean-<br />

Marc Léger, « la prise de conscience, en France, de la contribution possible des<br />

autres pays de langue française à l’affirmation et à la défense de l’héritage<br />

commun » est une nécessité absolue. Il faudra pour cela lutter contre deux<br />

obstacles majeurs : d’une part la « méfiance des jeunes états africains et<br />

asiatiques envers tout ce qui vient de l’ancienne métropole » ; d’autre part<br />

« l’absence ou l’insuffisance de « sens apostolique » et de ferveur française<br />

d’un certain nombre de personnalités du secteur privé et de fonctionnaires<br />

français à l’étranger, qui croiraient apparemment déchoir en affirmant en<br />

103


toutes circonstances les droits de leur langue ».<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

Les années 60 confirment ainsi, non pas le déclin de la langue et de la culture<br />

françaises, mais leur fusionnement dans une communauté internationale des<br />

francophones revendiquant solidairement l’héritage. Les maîtres mots de cette<br />

période sont universalisme, interdépendance, fraternité et tout cela se décline<br />

en de multiples associations internationales au sein de l’Union culturelle française<br />

(née en 1954), comme L’AUPELF, par exemple. On retiendra particulièrement de<br />

cet article très annonciateur de la dimension internationale de la francophonie<br />

moderne, sa conclusion oratoire, majestueuse et passionnelle :<br />

« Nous sommes désormais interdépendants : qu’un journal de langue<br />

française cesse de paraître quelque part dans le monde et c’est une défaite<br />

pour toute la communauté ; qu’une école française de plus, qu’une station<br />

radiophonique de plus naisse où que ce soit dans le monde et c’est une<br />

victoire commune. Il n’est sans doute pas de civilisation qui, à travers les<br />

âges, ait manifesté au même point que la française, le sens de l’accueil<br />

et de la générosité ; il n’en est pas qui ait exprimé une forme aussi<br />

élevée de l’humanisme ; il n’en est pas qui ait su se faire adopter aussi<br />

universellement ni qui ait plus profondément marqué les peuples les plus<br />

divers. Dès lors, en oeuvrant avec ferveur, avec passion, pour défendre et<br />

pour faire rayonner toujours davantage la langue et la culture françaises,<br />

nous ne pratiquons pas un quelconque impérialisme intellectuel mais nous<br />

contribuons à maintenir certaines des plus hautes valeurs de l’humanité.<br />

Cette entreprise ne sera toutefois possible que si s’affirme toujours plus<br />

vigoureusement la communauté francophone, facteur de coopération, de<br />

progrès et de paix ».<br />

2. « Le français tel qu’on le parle ». Le point de vue d’un linguiste : André<br />

Martinet 6<br />

Le ton devient pourtant très dubitatif quand on passe de Jean-Marc Léger à André<br />

Martinet. Ce deuxième article « Le français tel qu’on le parle », écrit pour la<br />

revue Esprit en 1962, a été repris tel quel en 1969 sous le titre: « les chances<br />

du français », dans Le français sans fard 7 . La position de l’auteur n’a donc pas<br />

changé d’un iota pendant les 7 années les plus fécondes de la francophonie,<br />

marquées notamment par les initiatives africaines de Bourguiba (Tunisie), Diori<br />

(Niger) et Senghor (Sénégal) qui aboutiront à l’idée d’une francophonie capable<br />

de rassembler les hommes dans une culture mondiale respectueuse de toutes<br />

les cultures particulières, selon la ligne politique même que nous évoquions<br />

supra avec Jean-Marc Léger.<br />

Pour Martinet, après la libération des anciennes colonies, espérer « faire de<br />

l’occident et du centre de l’Afrique, un continent français de langue et de<br />

culture » risque de n’être perçu comme rien d’autre que la manifestation d’une<br />

certaine forme d’impérialisme » et de n’aboutir en fin de compte qu’aux «<br />

désillusions et déboires de ceux qui ont cru au succès des armes pour perpétuer<br />

la présence française aux quatre coins du monde ». Le bilinguisme d’une société,<br />

104


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

non seulement n’atteint qu’assez rarement un état d’équilibre permanent mais<br />

il n’est nullement acquis que le français soit capable d’éliminer toutes les<br />

langues indigènes, si nombreuses soient-elles dans un pays donné. A supposer<br />

qu’un vernaculaire ne s’impose pas en tant qu’instrument de culture mieux<br />

adapté aux réalités locales, rien ne dit que l’anglais ou même l’arabe ne puisse,<br />

dans un avenir plus ou moins lointain, être préféré au français.<br />

Ce que Martinet dénonce avec raison, par ailleurs, c’est le manque de sérieux<br />

de toute politique d’expansion linguistique qui ne se fonderait pas « sur une<br />

analyse approfondie des situations en cause, analyse poursuivie de sang froid et<br />

avec une impartialité et un détachement encore rares » et il pose la nécessité<br />

de « distinguer nettement entre langue d’enseignement et langue enseignée,<br />

entre une langue première qui s’impose dès le début de la scolarité et une<br />

langue seconde qui vient relayer la première aussi longtemps que celle-ci reste<br />

incapable de satisfaire aux besoin de certaines disciplines ». Cela le conduit à<br />

remettre en cause avec force les stéréotypes qui nous amènent à penser qu’une<br />

langue serait plus belle qu’une autre, plus facile à apprendre, dotée de qualités<br />

intrinsèques particulières et « plus ou moins bien adaptée à la compétition »<br />

internationale pour occuper un leadership culturel et communicatif sans partage<br />

sur l’ensemble du monde.<br />

Observons que, sur ce point, sa pensée n’a pas varié depuis 1950 où il disait déjà,<br />

à New York : « la diffusion d’une langue donnée…n’est qu’une conséquence<br />

de l’expansion militaire, politique, religieuse, culturelle, économique ou<br />

simplement démographique de la nation dont elle est l’instrument linguistique.<br />

Une langue ne l’emporte pas sur ses rivales du fait de ses qualités intrinsèques,<br />

mais parce qu’elle est celle d’un peuple plus belliqueux, plus fanatique, plus<br />

cultivé, plus entreprenant ou plus prolifique ».<br />

Une telle position présente l’avantage de remettre en question la hiérarchie<br />

des langues à laquelle adhèrent trop souvent les esprits les plus ouverts. « Il est<br />

trop clair – écrit Martinet avec beaucoup d’humour – que ce ne sont pas les<br />

qualités intrinsèques respectives de l’algonquin et de l’anglais qui ont assuré<br />

la victoire de celui-ci en Amérique du Nord et la disparition presque totale<br />

de celui-là ». En ce qui concerne la langue française, aussi longtemps, penset-il,<br />

qu’on se refusera à la rendre moins compliquée, tant qu’on n’en finira<br />

pas de la régenter au nom de la tradition, donc sans la volonté de simplifier<br />

son apprentissage (aussi complexe, du reste, pour les étrangers que pour les<br />

Français), ses chances d’expansion seront bien compromises.<br />

Article finalement bien contradictoire : si les qualités intrinsèques d’une langue<br />

donnée ne jouent aucun rôle dans son expansion internationale, quel intérêt<br />

pourraient présenter les simplifications préconisées par Martinet ? Le purisme,<br />

finalement, se trouve bien requinqué par un tel article, même si ce n’était<br />

d’évidence pas l’objectif de l’auteur.<br />

3. Le français : « un instrument européen ». Hervé Lavenir de Buffon 8<br />

Hervé Lavenir de Buffon est le véritable héraut, depuis plus d’un demi siècle,<br />

105


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

du combat pour la reconnaissance du français comme langue de l’Europe.<br />

Dans les années 60, alors qu’il est fonctionnaire à la Communauté économique<br />

européenne, il fonde le Comité international pour le français langue<br />

européenne (CIFLE) et fait partie du Comité Québec-France. 9 Sa position n’a<br />

pas varié en ce qui concerne le rôle majeur que peut jouer la langue française<br />

au sein des institutions de la communauté européenne. « Il est clair, écritil,<br />

que l’on finira (..) par (..) adopter une langue de travail, principale sinon<br />

unique, que chaque fonctionnaire ou parlementaire européen devra maîtriser<br />

pour pouvoir participer dans cette langue même à des discussions de caractère<br />

assez technique », la question de fond étant : quelle langue sera en fin de<br />

compte choisie ?<br />

Dans l’Europe des Six de 1962 : Allemagne, Benelux, France et Italie, le français,<br />

à 85%, est déjà la langue de travail puisque l’anglais n’a pas encore droit de<br />

cité dans les institutions en place. De ce fait, le français est l’intermédiaire<br />

naturel «entre le monde latin et le monde germanique ». Mais qu’adviendra-t-il<br />

de ce positionnement si « la Grande Bretagne, l’Irlande et un certain nombre<br />

de pays traditionnellement plus ouverts à l’influence linguistique anglaise<br />

qu’à la française » entrent dans le Marché Commun ? Question éminemment<br />

politique.<br />

Pour Hervé Lavenir de Buffon, « si l’Europe s’unit et si elle veut rester elle-même<br />

dans sa diversité, il est évident qu’elle ne doit pas, en choisissant sa langue<br />

véhiculaire, ouvrir la porte à ce qui pourrait tout à la fois altérer gravement sa<br />

civilisation et mettre en danger ses particularités culturelles : c’est-à-dire – et<br />

(il le dit) « sans acrimonie » (sic) – avant tout l’américanisation ». Les arguments<br />

qu’il développe pour justifier sa préférence pour le français ne manquent pas<br />

d’originalité. Par exemple, le fait que le français soit une langue difficile, le<br />

rendrait « moins dangereux pour les cultures nationales », contrairement au<br />

basic English, sorte de sabir vite assimilé, sans valeur culturelle, et qui peut<br />

d’autant plus se montrer ravageur pour certaines langues qu’il en est très<br />

proche (cas de la langue flamande, par exemple).<br />

Si l’on ajoute à cela la présence massive du français autour de la Méditerranée,<br />

et jusqu’au cœur de l’Afrique, on voit que, sans impérialisme d’aucune sorte,<br />

le français peut servir à unir les pays européens en préservant leur intégrité<br />

culturelle, et constituer pour les deux rives de la Méditerranée, un instrument<br />

d’échange inégalable. Mais il faut, pour cela « prendre conscience de ce que<br />

nous sommes et du rôle que nous, Français et francophones, pouvons jouer<br />

dans le monde qui se construit » écrit Hervé Lavenir de Buffon avec une pointe<br />

d’amertume, car, « l’expansion d’une langue ne peut être isolée de la vitalité<br />

de la nation où elle s’est formée. Et à quoi bon répandre une langue, si elle<br />

n’apporte rien de nouveau ? »<br />

Lorsqu’on confronte ce texte de 1962 à un autre plus récent, par exemple<br />

celui qu’il a publié dans le n°109 de La Gazette, en janvier-février 2003 10 , on<br />

découvre qu’on est bien loin de « la paix linguistique » de l’Europe des Six, et<br />

que, depuis l’entrée de la Grande Bretagne, en 1973, dans l’Europe des Neuf, « la<br />

vassalisation culturelle » et « la servilité linguistique de certains « Européens »<br />

106


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

(parmi lesquels bien des Français) n’en finissent pas de compromettre les<br />

chances d’une langue-culture qui conserve malgré tout, au grand dam de ses<br />

détracteurs, une aura « élitiste » indélébile, qui est d’évidence le secret de<br />

sa longévité comme nous allons maintenant le voir.<br />

4. « Jardin parmi les flammes ». Kateb Yacine 11<br />

Ce qui vient d’être dit trouve, en effet, un témoignage de valeur avec Kateb<br />

Yacine. En 1962, l’auteur de Nedjma (roman publié en 1956) a 33 ans. Le texte<br />

qu’il donne à la revue Esprit 12 se signale d’emblée par une intention poétiquement<br />

mystique inspirée sans doute par le monisme existentiel d’Ibn’Arabi cité dans<br />

les dernières lignes :<br />

O merveille ! Un jardin parmi les flammes<br />

Mon cœur est devenu capable de toutes formes<br />

Il s’agit d’abord d’un récit qui nous renvoie à l’enfance de Yacine, à l’époque<br />

(les années 30) où il apprend les bases de la religion à l’école coranique. Le<br />

spectacle de la vie familiale entre un père juriste musulman un peu buveur et<br />

sentencieux, et une mère ne parlant que l’arabe, débordante d’imagination<br />

pour jouer avec son fils, est un passage particulièrement enlevé et émouvant.<br />

Les premières années de la vie sont remplies d’amour, d’humour et de vivacité.<br />

« En un mot j’étais heureux » conclut Yacine.<br />

Hélas, à l’âge de sept ans, le père décide de l’inscrire à l’école française<br />

puisque « la langue française domine ». Rupture du lien ombilical, sentiment<br />

cruel d’infidélité à sa mère qui n’était pas du tout francophone, succès aussi,<br />

mais dans la langue étrangère désignée comme « la gueule du loup ». « Ainsi<br />

avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables<br />

– et pourtant aliénés ».<br />

Quelques années encore et c’est la guerre d’Algérie ! Yacine est au Caire et<br />

découvre qu’il ne connaît plus sa langue maternelle. Le jardin (métaphore de<br />

l’épanouissement dans la poésie) parmi les flammes (symbolisant l’exil extérieur<br />

- loin de la patrie - et intérieur – loin de la langue maternelle), tel est son lot,<br />

tel est le lot du poète algérien de langue française. Petit quatrain final :<br />

Ainsi l’oiseau aveugle<br />

Et doublement captif<br />

Dont la voix se cultive<br />

Au coeur des Assassins<br />

Le récit s’achève, comme on le voit, dans une tonalité mystique. En plaçant<br />

la poésie au-delà des événements terrestres, au-delà de toutes les sujétions<br />

(autant celles du passé que du présent), l’artiste existe par son œuvre bien<br />

plus que par ses engagements. « Au cœur des Assassins », « dans la gueule du<br />

loup », les flammes de l’enfer, les ancêtres « redoublent de férocité », comment<br />

dénoncer plus durement les méfaits supposés ou réels de la langue française ?<br />

Et pourtant elle est présente et accueillante « au milieu des périls », de<br />

l’amertume et des menaces. C’est là qu’on peut percevoir, si fugacement que<br />

107


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

ce soit, l’influence d’Ibn’Arabi, le Shaykh al-akbar, le plus grand maître soufi de<br />

la spiritualité islamique, celui qu’on a nommé le « vivificateur des religions »<br />

parce que, dans un monde dominé par les dogmes, il eu le courage de dire<br />

« l’Amour est ma religion et ma foi ».<br />

« Mon cœur est devenu capable de toutes formes ».<br />

Le poète « aveugle », « doublement captif » (de son passé autant que de son<br />

présent), et perdu dans un monde hostile (« au cœur des Assassins »), s’enrichit<br />

spirituellement, « cultive sa voix », et cette voix, en fin de compte, dit sa colère,<br />

ses regrets et ses émotions les plus intimes… en français. Pouvait-on espérer,<br />

de la part d’un aussi grand poète que Kateb Yacine, plus belle déclaration<br />

de reconnaissance, de respect et d’amour ? C’est là que la langue française<br />

commence à se libérer de son passé militaire et colonial pour atteindre une<br />

dimension spirituelle salvatrice.<br />

5. « Ce défaut français… ». Jean Lacouture 13<br />

Le défaut en question serait « le goût du discours, de la phrase bien faite et du<br />

mot juste » qu’un siècle de colonisation « et plus encore la décolonisation » ont<br />

« inoculé » aux Maghrébins. Jamais, en effet, le français n’a eu une présence<br />

aussi vivace au Maroc et en Tunisie (dans les écoles et dans la presse) qu’en<br />

ce début des années 60, et il est probable que mutatis mutandis, le même<br />

phénomène – pense Jean Lacouture - se développera en Algérie en dépit<br />

de possibles « réactions » susceptibles de provenir tant des « bastions du<br />

traditionalisme arabo-musulman » que des « milieux marxistes d’universités<br />

modernes comme celle de Tunis » 14 .<br />

Il serait toutefois regrettable d’oublier que » l’usage du français, dans le<br />

monde arabe, n’a pas pour origine l’imperium colonial ». C’est même tout<br />

le contraire que l’on peut observer dans l’ensemble du Proche-Orient où il<br />

apparut au XIXème siècle, comme « le langage de la liberté » contre les Anglais<br />

et les Turcs. Si la conquête a d’abord mis le Maghreb face au « langage martial<br />

des officiers de garnison et des commandants de bureaux arabes », le français<br />

sera aussi « tout à tour ou simultanément instrument d’échange et d’unité,<br />

d’amitié puis de révolte, enfin de développement technique et de création<br />

esthétique ».<br />

Très objectivement toutefois, Jean Lacouture montre que si la langue française<br />

a « joué un rôle aussi déterminant » dans les 3 pays du Maghreb, c’est parce<br />

que la France y a conduit « une politique de déracinement de l’arabe ». On peut<br />

donc se réjouir de « la floraison culturelle du français en Afrique du Nord » mais<br />

sans s’autoriser à en tirer « une satisfaction sans mélange ». Quels que soient<br />

la manière et même le faible effort de la France à « inoculer le doux poison de<br />

son langage aux jeunes Nord-Africains », la diffusion du français n’a cessé de<br />

s’amplifier tout au long du XXème siècle pour servir à de multiples usages, et,<br />

« d’une extrémité à l’autre de l’Afrique du Nord » il a joué efficacement le<br />

rôle de lingua franca et « d’arme de combat nationaliste », « non seulement<br />

en tant que moyen d’expression, mais aussi comme mode de pensée ». Et Jean<br />

Lacouture de citer la formule du cheikh Ben Badis : «la rationalité dominant<br />

108


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

dans le peuple algérien est celle de l’Islam, si la plus répandue y est arabofrançaise…en<br />

matière de science et de culture ».<br />

L’Afrique du Nord a ainsi connu « une véritable culture métisse : française – et<br />

même hautement française – par la forme, maghrébine d’inspiration, qui va<br />

des beaux Chants berbères de Kabylie de Jean Amrouche au Métier à tisser de<br />

Mohamed Dib, de la Maison du pauvre de Mouloud Feraoun à la Grande maison<br />

de Mouloud Mammeri, et surtout à l’admirable Nedjma de Kateb Yacine. Faut-il<br />

déplorer une dépossession culturelle ou se féliciter d’une greffe douloureuse<br />

mais réussie ? La conclusion de Jean Lacouture est claire : « Ecrire en français<br />

désormais, pour les Nord-Africains, n’est plus se vêtir des oripeaux du conquérant<br />

et s’isoler en privilégié suspect, au milieu d’une société souffrante et démunie.<br />

C’est se ressaisir d’une arme qui a servi au combat libérateur, et à laquelle la<br />

masse, autour de l’artiste, et par lui, a de plus en plus accès ».<br />

6. « Distance du semblable » : Camille Bourniquel 15<br />

D’article en article, sous des angles multiples, la francophonie, comme on<br />

le voit dans les pages qui précèdent, prend peu à peu signification profonde<br />

et consistance mais à un autre niveau que simplement linguistique, politique<br />

ou culturel dans l’acception savante ou administrative que l’on donne<br />

habituellement à ces termes. Si l’écrivain ou le poète africain choisit d’écrire en<br />

français, c’est pour ne pas « mourir à une culture » d’abord, mais aussi « pour<br />

renaître aussitôt à une autre, la sienne, celle qui lui permettra de remonter<br />

sans effort le cours des générations ».<br />

Qu’en ces années 60, la guerre d’Algérie à peine achevée rende ce choix « plus<br />

ambigu, plus amer, plus intolérable » ; que l’écrivain ou le poète éprouve pour<br />

cela « le sentiment profond de (commettre) quelque trahison », voilà qui ne<br />

saurait surprendre, mais Bourniquel tente de trouver la justification de ce qu’il<br />

nomme « les littératures pérégrines (..) ou métisses » ailleurs que dans les<br />

archétypes qui rassurent « les anciennes puissances civilisatrices ».<br />

La francophonie n’est pas une simple question de fidélité à une langue et à des<br />

valeurs dites universelles qui auraient été inculquées par le colonisateur. Ce<br />

n’est même pas une question quantitative : « une langue peut très bien gagner<br />

des points quant à la quantité de ceux qui l’emploient et donner d’autre part<br />

le spectacle d’une entière stagnation sur le plan des œuvres et de la pensée ».<br />

Une œuvre littéraire, la Nedjma de Kateb Yacine, par exemple, n’est « ni une<br />

assurance pour l’avenir ni une preuve lénifiante », ni « une sorte de salaire<br />

différé, ni un hommage rendu aux bienfaits de l’enseignement (colonial), fûtce<br />

à travers la plainte d’une race humiliée ».<br />

Les « fameuses valeurs » sur lesquelles l’Occident, pendant des siècles, a fondé<br />

« son hégémonie culturelle » se sont trouvées remises en question. La culture a<br />

cessé « d’être une sorte de religion universelle (tendant à effacer les frontières<br />

et les particularismes au profit d’archétypes dévotement maintenus et résistant<br />

à toutes les érosions) pour devenir un élément dynamique et essentiel désormais<br />

pour chaque peuple, pour chaque groupe ethnique. C’est-à-dire, pour ceux-ci,<br />

109


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

non seulement un instrument de progrès à long terme, mais un des moyens<br />

immédiatement utilisables pour opérer leur révolution ».<br />

C’est par la littérature que s’est forgée peu à peu la prise de conscience<br />

qu’écrire en français n’implique pas l’obligation d’entrer dans une symbolique<br />

traditionnellement française mais plutôt « la nécessité de se fixer solidement<br />

sur sa terre et d’instruire le procès de sa race ». Au régime de « l’assimilation<br />

culturelle » a ainsi succédé « le réveil de la conscience historique dans des<br />

populations jusqu’alors maintenues en tutelle ». A « une littérature figée par<br />

le respect et l’imitation » fait suite « une littérature de mouvement, à la fois<br />

révolutionnaire et militante ».<br />

Mais ce qui est paradoxal, pour Bourniquel, c’est que « là où on n’attendait<br />

tout au plus qu’une littérature de combat, un langage ait été trouvé, non pas<br />

dégagé de l’événement, l’exprimant au contraire, mais au plus profond de la<br />

conscience d’écrivains qui ont su rester libres en face de la liberté, libres et<br />

non pas aveuglés par la haine ou le ressentiment, libres et non pas embrigadés<br />

par leurs états-majors ».<br />

Prenant de multiples exemples percutants dans la poésie négro-africaine<br />

d’expression française, Bourniquel montre que « l’Afrique a trouvé une voix qui<br />

lui est propre ». Il ne s’agit pas « d’échanger ses nostalgies et ses dénigrements<br />

contre un folklore ». La « négritude » de Senghor est un langage nouveau et<br />

une découverte, une désaliénation « au carrefour du donner et du recevoir ».<br />

L’imitation du modèle fait donc place au défi du monde des blancs. La servilité<br />

est bannie et l’identité nègre revendiquée dans une sorte de jubilation<br />

libératrice comme dans cette phrase de Césaire :<br />

« Nègre, nègre, nègre depuis le fond du ciel immémorial »<br />

Il y a donc bien une grande littérature africaine de langue française, écrite en<br />

français, dans le français le plus pur même, mais cette littérature française<br />

« dans l’espace commun où le français est parlé », introduit une distance du<br />

semblable au semblable qui rend au langage lui-même sa plus vaste amplitude<br />

dans la diversité des sources ».<br />

7. « Le français langue de culture » : Léopold Sédar Senghor 16<br />

Dans la droite ligne de la pensée de Bourniquel, l’article de Léopold Sédar<br />

Senghor apporte à la cause de la francophonie le soutien le plus symbiotique.<br />

Entre les langues négro-africaines et le français il existerait des liens subtils<br />

et puissants que l’indépendance des Etats ne pourra qu’affermir. La liberté<br />

recouvrée donnera même à la langue française (« ce merveilleux outil trouvé<br />

dans les décombres du Régime colonial »), une dimension humaniste capable<br />

de réveiller « à leur chaleur complémentaire » les « énergies dormantes de tous<br />

les continents et de toutes les races ». C’est là une profession de foi témoignant,<br />

pour la langue française, d’une passion qu’on aimerait découvrir au même degré<br />

dans les milieux politiques, scientifiques, industriels et économiques français<br />

où le « progressisme » (du moins ce qui s’affuble de ce label) donne volontiers<br />

dans une fascination mondialiste réduisant ce qui n’est pas anglo-saxon à la<br />

portion congrue.<br />

110


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

Senghor, le paradoxe n’est qu’apparent, est tout à la fois l’un des trois<br />

concepteurs de la « négritude » 17 et le défenseur le plus convaincu du<br />

français comme « langue de culture ». Paradoxe, car la négritude se veut une<br />

revendication de l’identité noire dans toutes ses dimensions et prône, en même<br />

temps qu’un panafricanisme fondé sur la philosophie des lumières et une petite<br />

dose de marxisme, le rejet le plus radical du colonialisme. Sa participation à un<br />

numéro de revue consacré à la défense du statut international d’une langue qui<br />

s’est largement imposée par les armes en Afrique, peut donc poser un problème<br />

de cohérence.<br />

Redisons-le, toutefois, la revue d’Emmanuel Mounier et de ses continuateurs<br />

ne vise nullement à reprendre en sous-main les rênes d’un impérialisme « new<br />

look » mais à redonner vie à un dialogue mondial apaisé et constructif. C’est<br />

dans cette perspective qu’il convient de comprendre la pensée humaniste de<br />

Senghor. Mais de façon très pragmatique, et dans un style bien opposé à la<br />

thèse de Martinet présentée supra, il dénombre toutes les raisons justifiant le<br />

maintien et même l’extension de la francophonie africaine : constat global de<br />

prime abord : les élites africaines « pensent en français » et « parlent mieux<br />

le français que leur langue maternelle ». Le vocabulaire, ensuite, est d’une<br />

grande richesse, notamment dans les domaines technique et scientifique,<br />

mais offre aussi « une profusion de mots abstraits » dont les langues africaines<br />

manquent sévèrement. La langue française, d’autre part, est plus concise, plus<br />

précise, plus analytique que les langues africaines, et sa rigoureuse syntaxe de<br />

subordination l’emporte en clarté sur la syntaxe africaine de juxtaposition.<br />

Le « style » français, enfin, « symbiose de la subtilité grecque et de la rigueur<br />

latine » permet la construction d’un « monde idéal et réel en même temps »,<br />

qu’il s’agisse de l’universalisme ou de l’expression individualiste du monde<br />

intérieur. Cela se comprend d’autant plus aisément que l’humanisme français,<br />

pour Senghor, est le résultat d’un vaste mouvement de pensée où, selon la<br />

formule de Jean Daniel (Express de juin 1962) « colonisateurs et colonisés se<br />

sont colonisés réciproquement ». Et Senghor d’écrire une phrase qui, versée<br />

au débat contemporain très crispé sur la colonisation, susciterait sans doute<br />

des réactions intéressantes : « Je ne veux retenir, ici, que l’apport positif de la<br />

colonisation, qui apparaît à l’aube de l’indépendance. L’ennemi d’hier est un<br />

complice, qui nous a enrichis en s’enrichissant à notre contact ».<br />

Comme un chant dédié à « l’Humanisme intégral, qui se tisse autour de la<br />

terre », la péroraison reprend majestueusement toutes ces idées unanimistes,<br />

et Senghor en vient à rêver d’un univers où les valeurs des uns et des autres<br />

ne pourront que se fondre en une symbiose harmonieuse : « la Négritude,<br />

l’Arabisme, c’est aussi vous, Français de l’Hexagone. Nos valeurs font battre,<br />

maintenant les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français,<br />

Soleil qui brille hors de l’Hexagone ».<br />

Excessif ? Sans doute un peu, mais tellement sincère !<br />

8. « Un langage est un destin » : Pierre Henri Simon 18<br />

Pierre Henri Simon, normalien, professeur de littérature en France, puis en<br />

Belgique, puis en Suisse, romancier, essayiste, élu à l’Académie Française en<br />

111


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

1966, au fauteuil n°7 de Daniel Rops, fut, jusqu’à sa mort (1972) un intellectuel<br />

catholique engagé. Il publia notamment, en 1957, pendant la guerre d’Algérie,<br />

son manifeste « Contre la torture », dont le retentissement fut large.<br />

Après avoir connu, pendant 200 ans, une période faste dont le climax fut atteint<br />

vers 1930, le français, observe-t-il, « a perdu ses prérogatives diplomatiques,<br />

pratiques et littéraires ». Il n’est plus « la langue la plus parlée dans le monde »,<br />

« n’a plus le monopole de former les élites cultivées », et « sa littérature n’est<br />

ni la plus lue, ni même celle qui porte le plus manifestement la conscience<br />

des hommes de ce temps ». La cause majeure de cette perte de prestige est<br />

d’évidence la « défaite militaire de 1940 » qui, même après « l’écroulement de<br />

l’Allemagne », a maintenu la France comme « une puissance secondaire à qui<br />

manquaient soudain les égards ».<br />

Tableau très sombre mais l’auteur fait aussi trois constats positifs :<br />

l’enseignement de la langue française se maintient solidement dans de<br />

nombreux pays, notamment dans le monde anglo-saxon ; les pays nouvellement<br />

indépendants conservent « leur caractère francophone » et demandent de plus<br />

en plus d’enseignants français ; enfin « le passage à la souveraineté nationale<br />

des anciennes colonies a eu pour conséquence de créer à l’O.N.U une sorte<br />

de Commonwealth linguistique français » où « la solidarité du groupe de<br />

langue française » se manifeste « secrètement, on le sait, et même utilement<br />

derrière le spectacle des désaveux publics, pour limiter les dégâts et aider les<br />

représentants de notre pays à le tirer de l’impasse ».<br />

Sans doute, en ce début des années 60, la conscience nationale humiliée<br />

peut-elle s’égarer dans le pessimisme. Il faut toutefois « accepter la nécessité<br />

historique de la décolonisation sans cesser de croire aux chances d’une grandeur<br />

française » mais « dans un nouveau cadre, d’autres institutions et un nouveau<br />

style ».<br />

La puissance militaire et politique fondée sur une force essentiellement<br />

matérielle n’est plus – n’a peut-être même jamais été - susceptible de diffuser<br />

un message spirituel acceptable. Pour ce qui concerne la France, par exemple,<br />

« la plus haute période de l’Europe française dans l’ère monarchique n’a pas<br />

correspondu au règne solaire de Louis XIV, ni plus tard au grand vol des aigles<br />

napoléoniennes, mais à la France de Louis XV, resserrée dans ses frontières et<br />

déchue de la primauté continentale ». La France des années 60, « forte de son<br />

langage et de sa culture » reste toujours bien placée pour « proclamer sa vérité<br />

(et) étendre la zone de son autorité et de son influence ».<br />

Il ne s’agit pourtant pas de donner dans « un néo-colonialisme oblique » en<br />

tentant de « reprendre en douceur par les actes de l’esprit les privilèges<br />

que nous avons perdus par un renversement des conditions de la puissance<br />

matérielle ». « C’est en fait à une action à fonds perdus que la France est<br />

invitée par les nations nouvellement indépendantes : elles lui demandent de les<br />

aider à franchir un seuil, à former leurs propres cadres et leurs propres élites ».<br />

Il faut s’atteler sérieusement à cette noble tâche, et cela passe évidemment<br />

par la connaissance d’une langue française non simplifiée pour en massifier<br />

trivialement l’apprentissage. Il faut viser l’excellence.<br />

Sans doute une tradition aristocratique est-elle liée à l’usage raffiné, par les<br />

cours et salons européens, de la langue française. « On comprend donc pourquoi<br />

112


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

nombre de démocraties populaires nous ont pratiquement obligés à fermer<br />

nos instituts et nos lycées français ». La politique de la France doit désormais<br />

éviter ce gâchis. Nous devons aider les peuples nouvellement indépendants à<br />

maintenir la langue française dans leurs pays car elle est pour eux – comme le<br />

disait supra Senghor – un outil irremplaçable. Tout indique, du reste, que ces<br />

peuples sont bien conscients de cette nécessité « et qu’ils nous demandent de<br />

les aider à bien parler pour bien penser et bien agir ». C’est donc une langue<br />

de qualité qu’il faut enseigner, non un français « avili et corrompu, abîmé dans<br />

son vocabulaire par les fautes d’étymologies ou les emprunts abusifs de mots<br />

étrangers ».<br />

Cette langue de qualité, dont PHS déplore la dégradation ou le mauvais usage<br />

contemporain en donnant quelques exemples assez classiques (comme l’emploi<br />

fautif du subjonctif avec après que…), c’est la littérature qui en est « la forme<br />

la plus abstraite et néanmoins la plus parlante ». S’agissant de la génération<br />

littéraire « des jeunes gens (sic) nés depuis 1930 », sans être le moins du monde<br />

malveillant ni pessimiste », « elle ne vaut pas en puissance créatrice celles qui<br />

sont apparues dans la première moitié du siècle ». Sans doute est-il trop tôt<br />

pour la juger mais PHS ne semble nullement convaincu par les nouvelles écoles<br />

(le Nouveau-Roman notamment) dont il déplore l’intention « d’amoindrir<br />

l’homme, de noircir la vie, d’ôter à l’action ses motifs nobles », de donner<br />

dans la médiocrité. « En un temps, dit-il, où, toujours plus largement (..) les<br />

peuples aliénés par l’ordre colonial deviennent responsables de leur destin,<br />

l’appel est grand et fort vers les ouvrages de l’esprit qui parlent à l’homme<br />

simplement de sa condition, des règles et des fins de son action, de ses peines<br />

et de son salut. A cet appel, notre littérature répond aujourd’hui assez mal »,<br />

soit qu’elle s’englue dans des « routines de facilité, reprenant les formes et les<br />

thèmes accordés à un ordre bourgeois dont l’humanité se détache », soit au<br />

contraire que, « subtile et ésotérique, elle pousse à ses dernières conséquences<br />

le caractère intellectualiste d’une culture de cénacle ou de laboratoire,<br />

détachée des conditions de l’existence ordinaire, des règles du sens commun<br />

et des lois du commun langage ».<br />

« Les grands espaces naturels de l’Afrique et de l’Asie (..) attendent un langage<br />

qui parle de l’homme aux hommes ». Et PHS de conclure de tout cela que « ce<br />

n’est plus la France toute seule qui sauvera le langage français. « Tandis que<br />

les Byzantins de Paris s’épuiseront en acrostiches et en débats sur le sexe des<br />

anges, des hommes plus simples, plus proches de la nature et de la vie, referont<br />

un classicisme français au sens plein et droit du mot ».<br />

Le français appartient désormais à ceux qui le parlent dans le monde et qui «<br />

prendront de plus en plus conscience qu’ils en sont solidairement responsables<br />

dans un espace qui a cessé d’être celui d’une nation, même d’un empire, pour<br />

devenir celui d’une communauté (mondiale) de verbe et d’esprit ».<br />

Quelques réflexions pour relancer le débat vers l’avenir<br />

Tous les grands thèmes classiques de la francophonie sont rassemblés dans ce<br />

numéro. La question dominante, au moment de sa publication, était d’évidence<br />

la décolonisation. Présente dans tous les articles, elle a inspiré sensiblement au<br />

113


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

même degré les représentants des deux camps qui ont fait de visibles efforts<br />

pour se rapprocher les uns des autres et élaborer conjointement un discours<br />

humaniste transcendantal, i.e. hors de toute détermination empirique. Situation<br />

assez étrange car il s’agissait de rien moins que de situer la francophonie à<br />

un niveau d’abstraction suffisamment élevé pour que son destin échappe<br />

aux conséquences du passé colonial, des défaites militaires, mais surtout de<br />

l’idéologie « civilisatrice » sur laquelle la France avait vécu pendant un très<br />

long siècle.<br />

Ce qui frappe dans ce discours « francophonissime », dont nous voyons là<br />

les textes fondateurs, c’est effectivement son caractère consensuel. Chacun<br />

est d’accord sur au moins une idée : la langue française - patrie commune<br />

de tous ses locuteurs, sans distinction d’origine, de race (le mot est employé<br />

par plusieurs auteurs) et de religion - est en danger. Il faut donc la sauver<br />

car il s’agit d’un outil humaniste incomparable. Toute argumentation allant<br />

dans cette direction, non seulement est bonne pour la période considérée,<br />

mais elle est suffisamment générale aussi pour donner à la francophonie<br />

une dimension axiologique élargissant considérablement l’idée, désormais<br />

courante, d’une communauté mondiale, intellectuelle et spirituelle parlant une<br />

langue nullement sanctuarisée dans l’Hexagone, chargée de mysticisme autant<br />

que de pragmatisme et servant les grands idéaux universels de combat pour la<br />

justice, les droits de l’homme et des peuples, l’égalité et la fraternité 19 .<br />

Que la langue française ait toutes les qualités qu’on s’accorde ainsi à lui<br />

reconnaître, n’appelle, de notre part, aucune réserve particulière même si<br />

nous sommes enclin à penser, avec André Martinet, qu’elle jouit tout de même<br />

d’une belle rente de situation historique. Mais c’est là un fait qu’on ne saurait<br />

pas plus lui reprocher qu’à sa rivale sûre d’elle et dominatrice, l’anglais ou<br />

l’anglo-américain, qui jouit exactement du même privilège. C’est du reste<br />

aussi le cas de l’espagnol et du portugais.<br />

Ce qu’il faut rappeler, toutefois, c’est que cette France des années 60 est très<br />

prospère. Nous sommes dans la période des 30 glorieuses (allant à peu près<br />

de 1945 à 1973). La progression annuelle du PIB est de l’ordre de 8%. Cela<br />

donne des moyens financiers considérables autorisant la république gaullienne<br />

à envoyer des milliers de coopérants français dans tous les pays du monde.<br />

Effort considérable sur le plan financier, mais on note tout de même, sous la<br />

plume de Jean-Marc Léger notamment (il n’est pas le seul), des doutes sur la<br />

« motivation » des Français à défendre leur langue extra muros.<br />

Sans donner dans le catastrophisme de Nicolas Baverez 20 (par exemple) pour ce<br />

qui concerne l’état actuel de la France ; sans accorder non plus aux prévisions<br />

planétaires angoissantes de Samuel P.Huntington 21 une confiance totale, disons<br />

que la question coloniale a grandement perdu de son importance au regard de<br />

la situation actuelle. Et la francophonie, dans le contexte international de ce<br />

siècle commençant, est à repenser sérieusement car elle est plus que jamais<br />

en danger.<br />

Elle est en danger parce que la donne économique, politique et sociale a changé<br />

comme le souligne pertinemment Nicolas Baverez : « Depuis les années 1970, les<br />

démocraties développées ont été confrontées à trois bouleversements majeurs<br />

114


La Francophonie à l’aube des indépendances<br />

de leur environnement : les chocs pétroliers des années 1970 et l’entrée en<br />

crise du modèle de croissance intensive de l’après-Seconde Guerre mondiale ;<br />

l’implosion de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide à la fin des années<br />

1980 ; la mondialisation et son retournement à partir de 2000 ».<br />

Lorsqu’on examine la politique française actuelle en matière de francophonie<br />

– et c’est précisément le rôle que s’est assigné le Congrès de Vienne de<br />

novembre 2006 - on peut légitimement manifester une certaine inquiétude.<br />

Il existe, par exemple, un réseau international d’instituts français de plus en<br />

plus fragilisé, nous dit-on, par des remaniements et réorientations présentés<br />

comme nécessaires. Des fermetures en série (Graz, Salzbourg, Gand, Porto,<br />

Hanoï, Vienne…) quelles que soient les raisons que l’on invoque, apparaissent à<br />

tous les observateurs contemporains, comme un indicateur de recul. Dominique<br />

Wolton, aux « Journées du Réseau » organisées par le M.A.E. au Palais des Congrès<br />

de Paris, en juillet 2006, a fort justement imputé ces fermetures « aux petits<br />

Marquis de Bercy » qui ne pensent la francophonie qu’en termes de rendement<br />

financier. La francophonie n’est pas une marchandise, c’est un symbole. Les<br />

investissements consentis par la France dans le domaine linguistique et culturel<br />

sont des placements qui ne peuvent être rentables qu’à long terme et de façon<br />

diffuse, indirecte et purement politique. Défendre la langue française dans<br />

un pays, c’est se donner des alliés pour protéger tout le reste, sans aucune<br />

exception. Au texte que je citais supra de Jean-Marc Léger pour les années 60,<br />

répond en écho celui-ci pour aujourd’hui et demain 22 :<br />

« La Francophonie avec 175 millions de francophones, 63 pays et 711 millions<br />

d’habitants constitue un acteur majeur de cette cohabitation pacifique<br />

à construire. Mais les Français n’en sont pas fiers, alors qu’il s’agit d’une<br />

fenêtre formidable ouverte sur le monde. Ni nostalgie, ni reste de l’Empire,<br />

elle est au contraire le moyen de parler de tout. Et d’agir. La France est<br />

déjà multiculturelle avec les outre-mers et les enfants de l’immigration.<br />

Avec la francophonie, elle est de plain-pied dans la mondialisation et la<br />

diversité culturelle. Elle lui apporte une richesse humaine exceptionnelle.<br />

La francophonie, un vestige du passé ? Non, elle est la jeunesse et l’avenir.<br />

La solidarité et la diversité culturelle en actes. La possibilité de conjuguer<br />

autrement, culture, économie, démocratie et société.»<br />

Notes<br />

1 Jean-Marie Domenach ( 1922 - 1997) est un écrivain et intellectuel français. Il fut, de 1957<br />

à 1976, directeur de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier en 1932. Il était également<br />

militant au Mouvement de la paix.<br />

2 Camille Bourniquel (né à Paris le 7 mars 1918). Romancier, auteur de préfaces, d’articles et<br />

de nombreuses chroniques dans des revues d’art. Entré en 1946 à la revue Esprit, il en devint<br />

directeur littéraire en 1957.<br />

3 Toutes les citations renvoient à l’introduction de la revue, pp.561-563<br />

115


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 101-116<br />

Jacques Cortès<br />

4 NB : Dans la trentaine d’articles que comportent les 310 pages consacrées par la revue à la<br />

langue française, nous avons évidemment fait quelques coupes sombres en laissant de côté, par<br />

exemple, les textes concernant les instruments et méthodes de l’époque pour l’enseignementapprentissage<br />

de la langue. Dans une optique épistémologique de la didactique des langues,<br />

ces textes présenteraient certainement un intérêt historique mais ils traitent d’une question<br />

bien connue des spécialistes que nous ne retiendrons pas ici. Il serait sans doute intéressant<br />

de retrouver aussi, en 1962, la situation du français en Suisse, en Belgique, dans le val d’Aoste,<br />

au Canada, en Haïti, aux Etats-Unis, dans l’ancienne Indochine, au Cambodge, au Japon, en<br />

Israël, au Liban, en Tunisie, au Maroc et en Afrique noire, mais cela nous entraînerait à grossir<br />

démesurément notre article dans une perspective plus descriptiviste qu’analytique.<br />

5 Toutes les citations de JML renvoient au texte de la revue, pp.564-571<br />

6 Toutes les citations d’A.M. renvoient au texte, pp.620-631<br />

7Le français sans fard, collection SUP, PUF, 1969, 9-24<br />

8Toutes les citations de H.L. renvoient au texte, pp. 632-639<br />

9 Il conserve aujourd’hui, 44 ans plus tard, ses fonctions au CIFLE ; il est également Président<br />

du Centre d’Etudes et d’Actions Européennes (CEAE) et membre du Comité d’Action pour la<br />

Méditerranée (CAM)<br />

10 http://www.presse-francophone.org/GAZETTE:gazette_109lavenir.htm<br />

11 Kateb Yacine : 1929-1989.<br />

12 Toutes les citations de K.Y renvoient au texte, pp. 770-774<br />

13 Toutes les citations de J.L renvoient au texte, pp. 775-782<br />

14 « Où les étudiants communistes menèrent campagne contre les publications rédigées en<br />

français, langue déclarée indigne de servir de véhicule culturel à des patriotes arabes »<br />

15 Toutes les citations de C.B. renvoient au texte, pp.822-836<br />

16 Toutes les citations de L.S.S renvoient au texte pp.837-844<br />

17 Les deux autres étant Aimé Césaire et Léon Gontran Damas<br />

18 Toutes les citations de PHS renvoient au texte pp.845-866<br />

19 NB : C’est là, observe Xavier Deniau, une appréciation « incompréhensible à beaucoup<br />

d’étrangers, en particulier aux Américains »<br />

20. On peut légitimement les comprendre.<br />

21 Nicolas Baverez, La France qui tombe, Editions Perrin, coll. Tempus, Paris, 2003, 135 p.<br />

22 Samuel P.Huntington, Le choc des civilisations, traduction française, Odile Jacob, 1997, Paris,<br />

4002 p.<br />

23 Dominique Wolton, Demain la Francophonie, texte de présentation http://www.wolton.cnrs.<br />

fr 2006<br />

116


La Roumanie essaye-t-elle de séduire la France dans le<br />

nouveau contexte de son adhésion à l’Union Européenne ?<br />

Daniela Ghinea<br />

Chargée de mission<br />

Jean-Thomas Lesueur<br />

Chargé des Etudes et des Publications<br />

Institut Thomas More<br />

Résumé : La Roumanie est généralement reconnue comme un pays<br />

francophone. Mais au-delà des quelques personnalités qui ont<br />

renforcé cette image, est-ce que la politique actuelle de la Roumanie<br />

manifeste un rapprochement vers la France ?<br />

Abstract : Romania is generally seen as a francophone country. But,<br />

does the policy of today’s Romania show a closer relation to France,<br />

apart from this traditional image strengthened by some important<br />

personalities ?<br />

Mots-clés : diplomatie roumaine, francophonie, relations francoroumaine<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 117-121<br />

Dans l’année de la francophonie, quelques mois avant le sommet à Bucarest,<br />

on a beaucoup parlé en Roumanie sur les relations entre la France et ce pays,<br />

entre l’Institut français et l’Académie Roumaine, des relations entre les deux<br />

instituts académiques ainsi qu’entre les deux pays latins.<br />

Ces derniers temps, on voit le rapprochement de la Roumanie vers la France<br />

plus que vers « l’américanisation » bien que ses marques sont partout « à vue »<br />

dans la société.<br />

Monsieur le secrétaire permanent d’honneur de l’Académie Française, M.<br />

Maurice Druon, a souligné la nécessité de la solidarisation à la défense spécifique<br />

et à l’identité culturelle nationale contre la menace de l’uniformité culturelle.<br />

Il accentuait que « la Roumanie a un rôle de pilot dans l’ensemble des pays du<br />

centre de l’Europe, son attachement pour la langue française n’étant pas un<br />

accident de l’histoire et non pas une conséquence des conquêtes de l’époque<br />

coloniale, mais une option culturelle et une communauté de civilisation ». En<br />

le citant, Gabriel de Broglie a développé cette idée en l’illustrant avec des<br />

exemples puisés dans l’histoire, évoquant Napoléon III et son rôle dans l’Union<br />

des Principautés Roumaines, convaincu qu’à l’époque, « la cause roumaine est<br />

117


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 117-121<br />

Daniela Ghinea, Jean-Thomas Lesueur<br />

devenue une cause française. Et si Bucarest était un miroir du Paris, Paris est<br />

devenu une seconde patrie pour les talents roumains : Constantin Brancusi,<br />

Martha Bibesco, Anna de Noailles, les artistes Maria Ventura et Elvire Popesco ;<br />

les écrivains Panait Istrati et Tristan Tzara, le fondateur du dadaïsme ; les<br />

ingénieurs Traian Vuia et Henri Coanda ; Eugen Ionesco, Mircea Eliade, Emil<br />

Cioran, le grand styliste de la langue française du XXème siècle ».<br />

On a de nombreuses références à l’histoire politique, sociale et culturelle,<br />

exemples qui attestent que, selon les mots de l’académicien Dan Berindei,<br />

« dans les deux derniers siècles, l’histoire de la Roumanie s’est déroulée sous<br />

le signe protecteur et amiable de la France », vérité qu’on ne peut pas oublier.<br />

La Roumanie représente une île de romanité qui survit à l’histoire et qui a<br />

connu plusieurs miracles. Dans l’accomplissement de ce troisième miracle,<br />

la constitution et l’achèvement de l’Etat roumain, la France a eu un rôle<br />

essentiel.<br />

On parle de l’influence française dans l’art et la philosophie et de « ceux<br />

roumains qui ont fait la France », comme le disait M. E. S. Philippe Etienne,<br />

ex-ambassadeur de France à Bucarest. La Roumanie est « un modèle de<br />

francophonie dans le sud-ouest de l’Europe ».<br />

La Roumanie fait partie de l’OIF depuis 1993, la Francophonie est partie de<br />

notre identité dans la diplomatie.<br />

Le sommet de la Francophonie du 25-29 septembre a réuni 63 chefs de<br />

gouvernement et d’Etat, ainsi que les représentants des organisations<br />

internationales. Le sommet de la Francophonie a été le plus grand événement<br />

politique organisé par la Roumanie dans les 50 dernières années, représentant<br />

une occasion de consolidation des relations France-Roumanie. On se demande<br />

si la Roumanie essaye vraiment de séduire la France dans le contexte de son<br />

adhésion à l’Union Européenne, dans les conditions où la France a été assez<br />

retenue dans son encouragement de la Roumanie.<br />

La France et la Roumanie ont toujours eu des relations privilégiées, consolidées<br />

par la dimension francophone de cette dernière. Se référant aux liens existants<br />

entre ces deux pays, le grand diplômé roumain, Nicolae Titulescu, le fondateur<br />

de la Ligue des Nations, disait : « Quand il s’agit de la Roumanie et de la<br />

France, il est difficile de séparer les sentiments et la raison ». Ces relations<br />

se sont gardées pendant les siècles, s’intensifiant après la chute du régime<br />

communiste.<br />

Dans le XIXème siècle, la majorité des étudiants faisaient leurs études à Paris,<br />

en acquerrant ainsi des connaissances et des idées modernes de renouvellement<br />

politique et social. En 1846 les étudiants roumains fondaient, au Quartier Latin,<br />

« La Société des étudiants roumains à Paris », ayant comme président d’honneur<br />

le poète Alphonse de Lamartine.<br />

Les relations franco-roumaines, dans leur ensemble, que ce soit au niveau<br />

politique, administratif ou économique, ont été fondées et développées selon<br />

et dans le contexte particulier des relations culturelles. L’essence de cette<br />

réalité se retrouve dans ce que Pompiliu Eliade écrivait dans son ouvrage « De<br />

l’influence française sur l’esprit public en Roumanie du XIXème siècle » (Paris,<br />

118


La Roumanie essaye-t-elle de séduire la France dans<br />

le nouveau contexte de son adhésion à l’Union Européenne ?<br />

1914) : « Rarement l’influence d’un peuple sur un autre fut plus complète, plus<br />

envahissante… que l’influence française en Roumanie… On la reconnaît dans<br />

toutes les manifestations de l’esprit humain, en politique aussi bien qu’en la<br />

législation, dans la littérature aussi bien que dans la conception administrative<br />

ou dans la vie sociale ».<br />

Avec 1830, pendant le XIXème et dans la première moitié du XXème siècle<br />

on peut parler d’une classe politique et d’une intellectualité roumaines<br />

francophones et francophiles dans leur totalité. Pendant deux siècles, cet<br />

assemblage est resté vivant grâce à la circulation, en les deux sens, de la<br />

création et des idées spirituelles. Si tout au début ce fut la France qui a offert<br />

plus dans cette relation, au cours du XXème siècle elle recevra, surtout grâce<br />

aux artistes roumains intégrés dans l’espace français, une importante partie de<br />

son « investissement » culturel en Roumanie.<br />

Dans le contexte créé au début des années 1990 par la relance des relations<br />

avec les pays démocratiques et par le profond attachement roumain aux idéaux<br />

francophones – la paix, la démocratie et les droits de l’homme, la diversité<br />

culturelle, la solidarité comme moteur du développement – la Roumanie a déposé<br />

sa candidature pour entrer dans les structures institutionnelles francophones<br />

de l’époque. En 1991, la Roumanie a été invitée à participer, avec le statut<br />

d’observateur, au IVème Sommet de la Francophonie, à Paris-Chaillot. Deux ans<br />

plus tard, en 1993, dans le cadre du Vème Sommet de Mauritius, la Roumanie a<br />

reçu le statut de membre aux pleins droits.<br />

En soulignant qu’à la logique de l’élargissement vers Nord-Sud – objectif qui<br />

date de la création de la Francophonie (OIF), on doit ajouter une dimension vers<br />

l’Est, imposée par la nouvelle architecture internationale, la Roumanie s’est<br />

prononcée en faveur de la consolidation du pôle de la francophonie en Europe<br />

Centrale et de l’Est. Ce pôle contient, à présent, des membres de pleins droits<br />

en OIF (la Bulgarie, la République Moldave), des membres associés (l’Albanie, La<br />

Grèce, la République Macédoine) et des membres ayant le statut d’observateur<br />

(l’Arménie, l’Autriche, la Croatie, la Georgie, la Hongrie, la Lituanie, la Pologne,<br />

la République Tchèque, la République Slovaque, la Slovénie).<br />

On voit la coopération collatérale entre ces deux pays : pour la visite du<br />

président français Jacques Chirac en Roumanie, en 1997, a été lancé le<br />

Partenariat Spécial entre la Roumanie et la France. Le 18 octobre 2004 a eu<br />

lieu la première réunion du séminaire intergouvernemental franco-roumain. A<br />

cette occasion, les deux premiers ministres ont formulé la volonté de consolider<br />

les relations bilatérales dans une formule axée sur des coordonnés européennes<br />

– « Partenariat stratégique pour l’Europe ». Le 31 janvier 2004 a été signée à<br />

Paris une « Entente de coopération administrative entre le MAE roumain et<br />

le français » qui se déroule depuis février 2004. Sur le plan politique il y a<br />

constamment des consultations à tous les niveaux.<br />

La France a toujours été un ami constant de la Roumanie, un partenaire<br />

privilégié. Pendant la présidence roumaine de l’OSCE (2001), la France a offert<br />

son soutien pour que les autorités roumaines accomplissent avec succès leurs<br />

tâches. Dans le cadre de l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie, la<br />

119


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 117-121<br />

Daniela Ghinea, Jean-Thomas Lesueur<br />

coopération franco-roumaine est excellente, la Roumanie réussit, avec l’appui<br />

de la France, à jouer un rôle actif.<br />

Après 1989, les relations franco-roumaines ont connu un véritable revirement,<br />

étant consolidées par le Programme de Coopération Culturelle, Scientifique et<br />

Technique. On témoigne actuellement d’un vrai partenariat stratégique entre<br />

les deux Etats ; de nouvelles institutions culturelles ont été créées : l’Institut<br />

Français à Bucarest, l’Institut Culturel Roumain à Paris, des centres culturels<br />

français à Cluj-Napoca, Iasi et Timisoara, des bibliothèques françaises, le<br />

théâtre franco-roumain à Bucarest.<br />

Du point de vue économique, en 2005, la France a été le quatrième pays d’origine<br />

des investissements étrangers en Roumanie, sa position indiquant une forte<br />

implication des sociétés françaises dans le processus de privatisation (Dacia<br />

– Renault, Apa Nova Bucarest, BRD – Société Générale, Lafarge – Romcim).<br />

Concernant les aspects sociaux, la France a signé avec le gouvernement roumain<br />

un accord concernant l’amélioration des conditions de vie des enfants roumains<br />

abandonnés, des orphelins et des handicapés.<br />

Au niveau politique, il y a des conventions avantageuses pour la Roumanie :<br />

la réadmission des personnes en situation d’illégalité, l’assistance judiciaire<br />

en matière civile, commerciale et pénale, des accords particuliers pour les<br />

exceptions de titres de séjour.<br />

Cependant, l’époque où Paris soutenait inconditionnellement la Roumanie<br />

dans ses démarches d’adhésion à l’UE est passée. « L’adhésion à l’UE n’est<br />

pas l’équivalent d’entrer dans un supermarché. On ne fait pas de commerce<br />

avec l’Europe pour faire de la politique avec l’OTAN » disait le ministre des<br />

affaires étrangères français à Bucarest, mots qui montrent suffisamment bien<br />

la réticence avec laquelle Paris a reçu l’une des nouvelles directions de la<br />

politique étrangère roumaine : « L’axe Washinghton – Londres – Bucarest ». « La<br />

Roumanie doit d’abord avoir un réflexe européen. » ajoutait Michel Barnier. 1<br />

« Dans l’Union Européenne on fait effectivement du commerce mais aussi de<br />

la politique. Et on le fait entre nous, les européens ». L’invocation de l’« Axe »<br />

a surpris Paris : « la France a toujours été l’avocat de la Roumanie devant les<br />

instances européennes, même dans des moments où cela n’était pas facile.<br />

Parfois on a l’impression que Bucarest ne répond pas de la même manière, qu’il<br />

y a des malentendus. » Les exemples de « malentendus » ne manquent pas dans<br />

ces dernières années : de la Cour Internationale à la « Lettre des 10 » et le<br />

soutien offert aux Etats-Unis en Irak au moment où en Europe les débats étaient<br />

très forts, et en finissant avec l’« Axe » proclamé par le président Basescu<br />

dans son premier discours après avoir gagné les élections. La problématique<br />

de l’ « Axe » tient aux questions de sécurité de la Roumanie – car en matière<br />

de sécurité Washington et Londres sont les capitales dont la porte doit être<br />

frappée. Le ministre roumain des affaires étrangères, Mihai Ungureanu était<br />

légèrement exaspéré par ce problème, en déclarant que « l’expression du<br />

président roumain ne doit pas être regardée dans un sens exclusiviste ; je<br />

fais moins de confiance dans la rhétorique et plus dans les gestes réels ».<br />

Cependant, dans d’autres capitales européennes, cette hâte de Bucarest de<br />

120


parler de l’approchement de Washington et de Londres n’est pas comprise de<br />

la même façon. « Si on pense à la sécurité, la Roumanie a déjà le parapluie de<br />

l’OTAN », commente un diplômé européen. « … Je ne comprends pas pour quoi<br />

elle a besoin des garanties supplémentaires.»<br />

Dans la diplomatie française il y a la crainte que la Roumanie ne soit pas un<br />

« cheval troyen » des Etats-Unis dans l’UE. Autrement dit, la France ne veut pas<br />

que la Roumanie fasse les surprises qu’a faites la Pologne.<br />

Le ministre français des affaires étrangères avouait que l’amitié franco-roumaine<br />

était ancienne et solide mais que cela n’était pas suffisant et la nostalgie n’est<br />

jamais une bonne manière de faire de la politique axée sur l’avenir.<br />

Pour les pays ex-communistes les ambitions sont limitées : ils sont d’abord<br />

intéressés par le soutien financier accordé par l’Union et par le libre accès au<br />

marché du continent. C’est pour cette raison que la préoccupation de la France<br />

de contrebalancer les Etats-Unis sur le plan global est, pour la majorité des pays<br />

est-européens, loin de représenter une haute priorité. Même ceux qui n’ont pas<br />

regardé d’un bon œil la ligne politique adoptée par l’actuelle administration<br />

de Washington ne semblent pas pressés de renoncer au parapluie de sécurité<br />

américain.<br />

En examinant la trajectoire culturelle et politique de la Roumanie plus ou moins<br />

à l’ombre protectrice de la France, on peut dire assez facilement que oui,<br />

il s’agit là d’un jeu de séduction de la part de la Roumanie, non dépourvu<br />

d’une certaine vanité pour les valeurs humaines, artistiques et géographiques,<br />

mais en même temps d’un malaise et d’une peur en rapport avec sa position<br />

sécuritaire.<br />

N’est-ce pas que la grande fête de la Francophonie de septembre a essayé de<br />

combler culturellement le vide de la non-compréhension au niveau politique ?<br />

Notes<br />

1<br />

Remplacé en 2005 par M. Philippe Douste-Blazy<br />

La Roumanie essaye-t-elle de séduire la France dans<br />

le nouveau contexte de son adhésion à l’Union Européenne ?<br />

121


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été –<br />

la Roumanie<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

Ministère de l’Education et de la Recherche<br />

Interprète pour la Délégation du Canada -<br />

Québec au XIe Sommet de la Francophonie<br />

Résumé : Le Chefs d’Etats de et gouvernements de 60 de pays se sont<br />

rencontre à Bucarest au 28 et 29 septembre 2006 pour le 11 sommet<br />

de l’Organisation de la Francophonie (OIF). Pour la France l’objectif<br />

a été de consolider la dimension politique de l’OIF.<br />

Dans le présent étude nous essayons de répondre a des question tel :<br />

Qu est ce que la Francophonie ? La Roumanie est francophone ou<br />

francophile ? Quels sont les résultats de la Sommet ? Quels ont été les<br />

bénéfices de la Roumanie en organisant le Sommet trois mois avant<br />

son admission à l’Union Européenne ?<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Abstract : The heads of states and of governments of 60 countries<br />

met in Bucharest on the 28 th and the 29 th of September 2006 for the<br />

11 th Summit of the International Organisation of Francophony. For<br />

France, the objective was to consolidate the political dimension of<br />

the OIF.<br />

In the present work paper, I will try to answer some questions such as : What is<br />

Francophony? Is Romania Francophone or Francophile? What are the results of<br />

the Summit? And which were the benefits for Romania as a host country, three<br />

months before its accession to the European Union?<br />

Mots-clefs : le XI e sommet de la francophonie, culture roumaine, politique<br />

extérieure de la Roumanie<br />

I. La Francophonie<br />

En général, le mot «Francophone» signifie «qui parle habituellement le français,<br />

au moins dans certaines circonstances de la communication, soit comme langue<br />

maternelle soit comme langue seconde... » 1 .<br />

Cependant, la façon de comprendre ce terme est plus vague qu’il n’y paraît. Il<br />

faut distinguer les pays où le français est langue officielle (unique ou non), ceux<br />

où le français est la langue maternelle d’une grande partie de la population,<br />

ceux où il est la langue de culture, ceux où il est utilisé par certains classes<br />

123


sociales de la population, etc. Or ces catégories ne se regroupent pas. Dans<br />

certains pays, par exemple, bien qu’étant langue officielle, le français n’est<br />

pas la langue maternelle de la population, ni celle couramment utilisée par<br />

celle-ci.<br />

En outre, on confond parfois la francophonie en tant que concept avec<br />

l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), organisation beaucoup<br />

plus politique et économique que culturelle, qui regroupe un certain nombre<br />

de pays qui ne sont pas pour autant ceux où le français est fréquemment utilisé<br />

ou reconnu officiellement.<br />

Mais cette diversité de la Francophonie est d’ailleurs peut-être son plus éclatant<br />

atout puisque, par la diversité des formes de vie des locuteurs français, la<br />

Francophonie est le seul ensemble linguistique du monde qui puisse se comparer<br />

en universalité ou diversité au monde anglophone.<br />

En 1970, lorsque la francophonie institutionnelle voit le jour à Niamey sous<br />

l’appellation d’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), son<br />

ambition avouée est de devenir un « Commonwealth » à la française 2 .<br />

Surgie de la volonté tenace de Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori, Habib<br />

Bourguiba ou M. Norodom Sihanouk, l’ACCT réunissait lors de sa création vingt<br />

et un Etats et gouvernements, principalement la France et des Etats issus des<br />

anciens empires coloniaux français et belges, des pays liés par une histoire<br />

commune.<br />

Ce nouvel ensemble francophone n’était pas le produit du néocolonialisme<br />

et d’après l’expression de Léopold Sédar Senghor « La colonisation a été une<br />

aventure humaine. Comme toute aventure humaine, elle a charrié de la boue<br />

et de l’or. Pourquoi ne faudrait-il prendre que la boue et ne pas retenir les<br />

pépites? »<br />

En 1991, au Palais de Chaillot, où se déroulait la quatrième rencontre des<br />

chefs d’Etats et de gouvernements francophones, la Roumanie et la Bulgarie<br />

sont les premiers Etats d’Europe de l’Est, présents en tant que membres et<br />

observateurs. C’est à Paris la première fois quand la francophonie accueille<br />

alors des Etats européens qui n’ont pas de passé colonial avec l’Afrique, mais<br />

le fait que ces membres étaient issus de l’ancien espace du Rideau de Fer ne<br />

devait rien au hasard.<br />

Du point de vue historique, cet élargissement vers l’est donne à l’Organisation<br />

Internationale de la Francophonie (OIF) une configuration géopolitique<br />

différente, qui la distingue de son modèle, le « Commonwealth ». Même si,<br />

dans leur majorité, ces Etats d’Europe de l’Est accèdent d’abord au statut<br />

d’observateurs de l’organisation avant d’en devenir membres, leur arrivée au<br />

sein de la francophonie institutionnelle bouleverse les équilibres Nord-Sud.<br />

II. Francophonie et francophilie en Roumanie<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

«Quand il s’agit de la Roumanie et de la France, il est difficile de séparer le cœur<br />

et la raison », disait Nicolae Titulescu, fondateur de la Société des Nations.<br />

124


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été<br />

– la Roumanie<br />

« Le français a influencé plusieurs langues romanes en Europe, dont le<br />

roumain » 3 . Les raisons de cette influence sont historiques, politiques<br />

(l’importance de la Révolution française, de celle de 1848 en Roumanie),<br />

économiques (le prestige des certains produits importés de la France) et<br />

culturelles (le prestige de la littérature française). Tout cela a fait du français,<br />

au XVIIIe et XIXe siècle, une langue internationale de communication.<br />

Déjà, à l’époque des phanariotes, ces princes qui administraient le régime<br />

ottoman au XVIIIe siècle, le français était la langue des élites. L’enseignement<br />

du français était assez répandu, et la littérature française très présente dans<br />

les bibliothèques des « boyards ».<br />

C’est en France que la plupart des intellectuels et hommes politiques roumains<br />

du XIXe siècle ont fait leurs études. Parmi eux, les révolutionnaires, tels Nicolae<br />

Bălcescu, Ion Ghica, Alexandru Rosetti ou encore Alexandru Ioan Cuza. La<br />

civilisation française s’impose alors dans les pays roumains comme l’exemple<br />

à suivre, la seule culture occidentale susceptible de pérenniser l’héritage latin<br />

du pays.<br />

C’est ainsi que sur les barricades parisiennes de 1848, on retrouve côte à côte<br />

le drapeau français et le drapeau roumain. Ce sont des évènements qui ont créé<br />

une communauté d’esprit entre les politiciens des deux pays.<br />

De cette époque là jusqu’à présent même, les relations politiques de la France et<br />

de la Roumanie se sont développées sous le désir d’affirmation, reconnaissance<br />

et ascension d’un pays de l’Europe Orientale et le désir d’un Grand Pouvoir de<br />

l’Europe Occidentale de se créer un point d’appui pour mieux élargir son champ<br />

d’influence dans l’autre partie du continent. Mais, le contexte de cet essor a<br />

été toujours celui de l’amitié. La France soutient, d’ailleurs, la création de<br />

la Grande Roumanie et inspire largement la Constitution de 1923, ainsi que le<br />

Code civil, calqué sur le modèle napoléonien. Cette communion a abouti, en<br />

1939 à la signature des « Accords franco-roumains de coopération culturelle et<br />

intellectuelle », dernier traité symbolique et démocratique avant la tombée du<br />

Rideau de Fer. A partir des années ’50, la coopération prend un tournant plus<br />

stratégique, les partis communistes des deux pays ont entretenu des relations<br />

étroites. La visite du Général de Gaulle en Roumanie est un autre signe de<br />

l’amitié franco - roumanie. La pratique du français reste vivace, alors que<br />

d’autres langues étrangères étaient mises au rancart. « Le français a permis aux<br />

intellectuels roumains de trouver une échappatoire à leur quotidien difficile » 4 .<br />

La révolution de 1989 et le retour de la démocratie s’inspirent beaucoup du<br />

modèle français. La Constitution de 1991 reprend les grands principes de la Ve<br />

République. Ainsi, le long de plus de deux siècles, la Roumanie est devenu le plus<br />

important vecteur de la Francophonie dans l’Europe centrale et orientale.<br />

Aujourd’hui, environ 15 à 20% des mots du roumain de base proviennent du<br />

français. Là encore, beaucoup de mots anglo-saxons sont arrivés à travers le<br />

français.<br />

La francophonie «artistique» et « littéraire », celle de nombreux Roumains<br />

qui ont choisi la France comme espace d’accueil temporaire ou permanent,<br />

soit qu’il s’agisse de Grigorescu, Martha Bibesco, Elvire Popesco, Constantin<br />

Brancusi, Panait Istrati, Eugène Ionesco, Emil Cioran, Georges Enesco, soit<br />

125


de Monica Lovinescu, Virgil Ierunca, Paul Goma, Matei Visniec, Dumintru<br />

Tsepeneag, Nicolae Breban, Lucian Pintilie, reste un témoin important de<br />

l’attachement des Roumains à la langue et à la culture françaises. En dépit<br />

de leurs divergences idéologiques et esthétiques, ces symboles éclatants de<br />

la francophonie roumaine avaient et ont au moins deux points communs : un<br />

talent fou, et un amour immodéré pour la langue française.<br />

C’est toujours de la francophilie et de la francophonie qu’a pris naissance le<br />

« Petit Paris » ou le « Paris des Balkans ». En 1847, un incendie ravage une grande<br />

partie de la ville de Bucarest, détruisant environ 2000 maisons. Un an plus tard,<br />

un plan de reconstruction est élaboré autour d’un projet d’urbanisme moderne,<br />

influencé par l’architecture occidentale. Grâce aux liens étroits avec la France,<br />

plusieurs maîtres français débarquent alors à Bucarest, à l’époque la capitale<br />

de la Valachie, devenue, en 1859, la capitale des Principautés roumaines. Petit<br />

à petit, la présence des architectes français se réduit, en même temps qu’un<br />

nombre croissant de jeunes Roumains se dirigent vers Paris pour apprendre<br />

l’architecture « à la source ». Ainsi, un Français de passage à Bucarest, au début<br />

du XXe siècle pouvait-il descendre à l’Hôtel du Louvre, prendre un verre au Café<br />

de la Paix et faire ses courses aux Galeries Lafayette. Le « Petit Paris » a constitué<br />

une belle période de l’histoire de la capitale roumaine, aussi anthropologique<br />

qu’architecturale (hôtels particuliers, magasins, palais, édifices publics).<br />

De nos jours, le français est présent aussi dans le milieu économique où des milliers<br />

de compagnies françaises, belges, suisses ou canadiennes se sont implantées en<br />

Roumanie. La France est l’un des plus importants partenaires commerciaux de<br />

la Roumanie, couvrant presque 7% des importations roumaines.<br />

On peut parler aussi d’une francophonie institutionnelle, celle de l’OIF, de<br />

l’AUF, des Alliances françaises, et des différentes ambassades, délégations et<br />

centres culturels des pays qui ont en partage le français.<br />

Dans le système d’enseignement roumain, la langue française garde toujours<br />

une place de choix. L’étude de la langue française se donne une mission très<br />

importante : maintenir la tradition francophone en Roumanie. Les données<br />

statistiques et les mobilités prouvent que le français est un élément fondamental<br />

dans la formation culturelle des jeunes roumains au niveau préuniversitaire<br />

et supérieur. On compte environ 20% des francophones dans la population<br />

roumaine 5 .<br />

Même si, aujourd’hui on parle plus l’anglais que le français, pour les Roumains<br />

parler français signifie plus que maîtriser un outil linguistique, c’est un véritable<br />

partage des valeurs et des idées d’une grande civilisation.<br />

III. Approches du XIe Sommet de la Francophonie<br />

III. 1. L’approche politique<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

Dans la période du 25-29 septembre 2006, s’est déroulée à Bucarest la XIe<br />

Conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement qui ont en partage le Français<br />

– le Sommet de la Francophonie.<br />

126


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été<br />

– la Roumanie<br />

Si on fait un petit travail de comptabilité, on peut observer qu’y ont été présents<br />

36 chefs d’Etat et de gouvernement, 25 ministres des affaires étrangères, 11<br />

ministres de la culture et de la francophonie.<br />

La Conférence à haut niveau a inclus les réunions des trois instances de la<br />

francophonie : le Conseil Permanent de la Francophonie avec la participation des<br />

chefs d’Etat et de gouvernement de la Francophonie (le 25 septembre 2006) ; la<br />

Conférence Ministérielle de la Francophonie, avec la participation des ministres<br />

des affaires étrangères et de la Francophonie des Etats et des gouvernements<br />

membres de l’OIF (le 26 septembre 2006) ; le Sommet proprement dit qui a<br />

réuni les chefs d’Etat et de gouvernement de la Francophonie (du 28 au 29<br />

septembre 2006).<br />

Le Conseil Permanent de la Francophonie (CPF) a eu comme but la préparation<br />

des travaux de la Conférence Ministérielle de la Francophonie (CMF) qui, à son<br />

tour, a dû organiser l’ordre du jour, les documents et les décisions proposées<br />

pour adoption, la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de la<br />

Francophonie.<br />

Dans l’ordre du jour des travaux des instances de la Francophonie ont figuré :<br />

la présentation et l’analyse des 12 sollicitations d’adhésion ou de changement<br />

du statut au sein de l’OIF (Albanie, Andorre, Grèce, Chypre, Ghâna, Serbie,<br />

Ukraine, l’Ordre Souverain de Malte, République de Macédoine, Mozambique,<br />

Thaïlande et Soudan) ; le Vade-mecum sur l’utilisation du Français au sein des<br />

organisations internationales ; le projet de la Déclaration de Bucarest; l’activité<br />

et le maintien des responsabilités du Haut Conseil de la Francophonie ; le barème<br />

des contributions statutaires ; l’état du processus de ratification de la Convention<br />

ONU sur la diversité culturelle ; la fondation de la Maison de la Francophonie à<br />

Paris ; la nomination, pour une période de 4 années, du Commissaire de la Cour<br />

des Comptes de l’OIF et du Fonds Multilatéral Unique (FMU) ; le fonctionnement<br />

du Comité International des Jeux de la Francophonie.<br />

Suite aux consultations au niveau du CPF, CMF et du Sommet, on a décidé la<br />

création d’un nouveau groupe de réflexion sur le barème de la contribution<br />

statutaire, l’approbation de la création de la Maison de la Francophonie à Paris,<br />

l’organisation de la 62 e session de la CPF à Paris, le 12 décembre 2006, en<br />

vue d’analyser la programmation 2007-2009 de l’OIF et l’adoption des budgets<br />

afférents ; l’organisation de la 23 e session du CMF à Vientiane (Laos), dans la<br />

période du 20-21 novembre 2007 et l’adoption du Vade-mecum sur l’utilisation<br />

du Français à l’intérieur des organisations internationales. On a exprimé aussi<br />

le soutien accordé par les instances de la Francophonie à la Convention sur la<br />

protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles et pour le<br />

développement des directions dans lesquelles l’OIF doit agir.<br />

Suite à la proposition faite par le CMF, on a adopté trois amendements au Statut<br />

et aux moyens d’adhésion à la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement<br />

de la Francophonie. Ces amendements concernent la participitation des Etats<br />

membres et observatoires aux activités des instances de la Francophonie et les<br />

contributions financières.<br />

127


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

Les travaux de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement ont compris<br />

deux réunions à huis clos où on a débattu des questions de politique internationale<br />

et on a élu le Secrétaire général de la Francophonie, M. Abdou Diouf.<br />

La plupart des délégations officielles sont arrivées à Bucarest dès le 27 septembre.<br />

Des mesures de sécurité exceptionnelles ont été prises aussi bien au niveau<br />

de l’aéroport Henri Coanda que sur toute la ville de Bucarest. La cérémonie<br />

solennelle d’ouverture a commencé le jour J, le matin de 28 septembre, à<br />

9h00, au Palais du Parlement, pour se terminer avec la traditionnelle photo<br />

up, suivie d’un déjeuner offert par le Secrétaire général de la Francophonie,<br />

M. Abdou Diouf, aux chefs des délégations. La liste des intervenants à la<br />

cérémonie officielle d’ouverture du Sommet a prévu des interventions des<br />

chefs d’Etat et de gouvernement de la Roumanie, de la France, du Burkina<br />

Faso, du Canada, du Laos, des Seychelles, du Maroc et d’Haïti. Le président<br />

de la Commission européenne, Jose Manuel Barroso, et le directeur général<br />

de l’UNESCO, Koichiro Matsuura, ont également prononcé des discours lors de<br />

cette cérémonie clôturée par le Secrétaire général de la Francophonie. Barroso<br />

a assisté à cette réunion deux jours après le feu vert donné par Bruxelles à<br />

l’entrée dans l’Union européenne (le 1 er janvier 2007) de la Roumanie et de la<br />

Bulgarie, les deux membres de l’OIF.<br />

« Soyez les bienvenus! » a déclaré le Président Basescu dans un message<br />

laconique en français, avant de passer la parole au Premier Ministre, Calin<br />

Popescu Tariceanu, qui dans son discours, tenu en français, a fait part de<br />

la francophonie et de la francophilie des Roumains : « Que je vous dise un<br />

petit secret : vous vous trouvez dans un pays qui aime le français… En fait, la<br />

Roumanie est le plus important vecteur de promotion de la langue française en<br />

Europe centrale et orientale. Les chiffres sont éloquents : il y a en Roumanie<br />

24 universités membres de l’Agence Universitaire de la Francophonie ; 40 000<br />

étudiants roumains francophones et 14 000 professeurs de français. 88% des<br />

élèves apprennent le français à l’école ». « La Roumanie soutient fermement<br />

la manière dont la Francophonie entend accorder son appui au processus de<br />

transition démocratique dans les Etats membres qui en ont besoin. Notre pays<br />

a une expérience dans ce domaine et il est prêt à la partager, au nom de la<br />

coopération et de la solidarité qui animent nos actions » 6 .<br />

Le Président français, Jacques Chirac, a parlé, dans son discours, du<br />

développement et du rôle de plus en plus actif de l’OIF dans la résolution<br />

des obstacles et des défis du contexte international: « Alors que le monde<br />

est en proie à des bouleversements intenses, le projet francophone est plus<br />

que jamais d’actualité. Léopold Sédar Senghor aurait eu cent ans le 9 octobre<br />

prochain : son rêve, la Francophonie, est une réalité. Il reste une aventure,<br />

un pari et un défi. L’aventure d’une langue, le pari du développement, le défi<br />

de la paix » 7 .<br />

Blaise Compaoré, le Président du Burkina Faso, pays hôte du Xe Sommet de la<br />

Francophonie, avouait : « Au cours du dernier Sommet, nous avons partagé la<br />

conviction sur la nécessité de construire une solidarité active et plus concrète<br />

en rapport avec les grandes questions mondiales et la vie au quotidien des<br />

128


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été<br />

– la Roumanie<br />

populations. Cet élan de fraternité se traduit déjà par une aide d’urgence, sur<br />

les plans humanitaire et financier aux pays de notre espace, touchés par les<br />

conflits » 8 .<br />

Dans son allocution, parsemée de temps en temps avec des explications<br />

en Anglais, le Premier-ministre du Canada, Stephen Harper, a présenté la<br />

contribution de la Francophonie à réduire les tensions et les conflits de l’espace<br />

international, tels : Haïti, Darfour, Soudan, Liban, Afghanistan en affirmant: « A<br />

cette solidarité de l’esprit s’ajoute dorénavant celle de l’action » 9 .<br />

Tous les participants ont réaffirmé leur attachement profond à la francophonie<br />

et leur souhait de renforcer la dynamique de la collaboration réciproque et de<br />

la solidarité envers les pays moins développés.<br />

Dans l’après midi du premier jour, le programme a compris la première séance<br />

plénière avec à l’ordre du jour la passation des pouvoirs de la présidence du<br />

Sommet (du Burkina Faso à la Roumanie), l’examen des demandes d’adhésion<br />

ou de modification du statut ainsi que les rapports du Président de la CMF et du<br />

Secrétaire général de la Francophonie.<br />

Pour le second jour du Sommet, le 29 septembre, les chefs d’Etat et de<br />

gouvernement ont débattu à huis clos de la situation politique internationale<br />

et ont procédé à l’élection du Secrétaire général de l’OIF. Dans une deuxième<br />

séance plénière, les participants ont examiné et adopté la Déclaration de<br />

Bucarest, un texte politique débattu auparavant par les ministres des affaires<br />

étrangères lors de la CMF.<br />

Une des questions les plus vives et les plus débattues du XIe Sommet de la<br />

Francophonie a été la présence du Liban. Emile Lahoud, le président du Liban<br />

avait déclaré, le 26 septembre, que le Liban ne participerait pas au Sommet, en<br />

accusant, comme il avait fait fin juin, son homologue français, Jacques Chirac,<br />

d’avoir exercé des « pressions directes » 10 sur Bucarest pour que le seul invité<br />

soit le Premier ministre pro-occidental, Fouad Siniora.<br />

Interrogé par des journalistes à l’issue d’une rencontre avec le Premier ministre<br />

canadien, Stephen Harper, le Président roumain, Traian Basescu, a affirmé: « Je<br />

pense que le Président de la République du Liban a fait une erreur. C’est mon<br />

choix personnel de ne pas l’avoir invité », « Pour qu’il n’y ait pas de confusion,<br />

je peux vous dire que j’ai transmis l’invitation au Premier ministre libanais<br />

et je pense avoir bien procédé » 11 . Le Liban se fait pourtant représenter par<br />

son ministre de la Culture, Tareq Mitri, un des plus sollicités acteurs de ce<br />

Sommet par les media. Cristian Preda, Ministre Secrétaire d’Etat roumain<br />

pour la Francophonie, affirmait: « M. Mitri a eu un entretien avec le président<br />

roumain, Traian Basescu, et tout de suite après, il a occupé la place réservée<br />

au Liban dans la salle réunissant les chefs d’Etat et de gouvernement présents<br />

à Bucarest ». «Un Sommet sans Liban n’est pas un bon Sommet » 12 .<br />

Une autre absence, pas annoncée et surprenante, a été celle du président de la<br />

Moldavie, Vladimir Voronin. Celui-ci a préféré que son pays soit représenté au<br />

niveau secondaire, par le président du Parlement.<br />

129


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

A partir du III e Sommet de la Francophonie, tenu à Dakar (Sénégal), en 1989,<br />

en vue de réaliser une concentration du pensé des pays francophones autour<br />

d’un sujet d’intérêt général, on a introduit la coutume d’un thème central pour<br />

les débats. Le mot qui est revenu le plus souvent dans les interventions lors du<br />

Sommet a été l’Education.<br />

« C’est l’Education et les nouvelles technologies que nous avons choisi<br />

comme thème de ce XIe Sommet. C’est là un sujet grave et d’une importance<br />

exceptionnelle. Nous savons qu’il est inimaginable d’installer dans notre monde<br />

une paix durable, une démocratie crédible, une croissance et un développement<br />

solides, sans renforcer et moderniser nos systèmes éducatifs, en particulier<br />

ceux qui dans nos pays connaissent le plus de difficultés, de retards, voire<br />

d’échecs. Cent vingt millions d’enfants dans le monde – plus de la moitié sont<br />

des filles – ne sont pas scolarisés, dont pas moins d’1/3 en Afrique du Sud au<br />

Sahara. Deux enfants francophones sur cinq ne connaissent pas l’école, et deux<br />

autres ne peuvent arriver au bout de leur cycle primaire. Cette situation est<br />

un drame de l’humanité. Elle est inacceptable et dangereuse. Elle favorise<br />

l’inégalité, l’exclusion, l’incompréhension. Elle menace la paix. Elle est un<br />

terrible handicap pour réussir le dialogue des civilisations et enraciner la<br />

démocratie » 13 .<br />

Puisque le monde contemporain est devenu dépendant des technologies de<br />

l’information et ces technologies sont utilisées de plus en plus dans l’éducation,<br />

le choix du thème : Les technologies de l’information dans l’éducation pour le<br />

Sommet de Bucarest a été fort opportun, il a engendré des débats fructueux et<br />

il a encouragé des prises de décision.<br />

En consacrant ce XIe Sommet à l’éducation, « un des chantiers historiquement<br />

prioritaire » 14 , la Francophonie a voulu et veut accélérer son action pour atteindre<br />

l’un des plus importants Objectifs du millénaire pour le développement :<br />

l’éducation pour tous. Elle s’est assigné deux grands objectifs stratégiques<br />

décennaux : contribuer à l’effort international pour permettre aux Etats et<br />

gouvernements d’assurer l’accès de tous les enfants à un cycle complet d’études<br />

primaires en éliminant les disparités entre les sexes et favoriser l’enseignement,<br />

la formation et la recherche vers le développement et l’emploi. L’action menée<br />

par l’Organisation Internationale de la Francophonie ces dernières années,<br />

notamment pour la démocratisation de l’accès aux technologies, s’inscrit en<br />

cohérence avec sa priorité pour l’éducation dans la mesure où combler la fracture<br />

numérique entre le Nord et le Sud contribue à colmater la brèche éducative.<br />

III.2. L’approche organisationnelle<br />

« Entouré de mesures de sécurité sans précédent, avec notamment les abords<br />

du gigantesque Palais du Parlement interdits d’accès sauf pour les cortèges<br />

officiels, le sommet est consacré aux «technologies de la communication dans<br />

l’enseignement» » 15 .<br />

Les démarches proprement dites pour la préparation et l’organisation de cet<br />

événement ont commencé un an auparavant et devaient mettre en œuvre les<br />

bases logistiques et de coordination.<br />

130


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été<br />

– la Roumanie<br />

Les activités liées aux arrivées et aux départs des délégations officielles ont été<br />

mises en place par un groupe de travail inter-institutionnel (le Ministère des<br />

Affaires Etrangères à travers le Commissariat Général à la Francophonie (CGF)<br />

et le Protocole National, toutes les autorités aéroportuaires et les services de<br />

handling, le Service de Protection et Garde (SPP), le Ministère de l’Administration<br />

et des Affaires Intérieures, le Service de Transmissions Spéciales, le Ministère<br />

de la Justice, le Ministère de la Santé etc.).<br />

Environ 36 agents externes, recrutés et coordonnés par le CGF (agents d’accueil,<br />

agents de bureau de renseignements, agents media, transport, bagages etc.) ont<br />

facilité le transfert des participants de l’aéroport aux hôtels. L’infrastructure<br />

hôtelière choisie au début du 2006 a rendu possible l’hébergement des tous les<br />

hauts dignitaires présents à Bucarest dans des hôtels de 5 étoiles, au niveau des<br />

exigences protocolaires. Selon le Ministère des Affaires Etrangères de Roumanie<br />

– le CGF, on a hébergé un total de 84 délégations.<br />

Puisque la ville de Québec accueillera le prochain Sommet, le journal québécois<br />

Le Soleil publiait l’article Des prix au Sommet, ayant comme sujet les plus<br />

importants éléments organisationnels :<br />

« Le concept de l’offre et de la demande a été trop bien compris par les<br />

hôteliers de la capitale de la Roumanie. Le dopage du prix de leurs chambres<br />

a découragé des délégations de participer au XIe Sommet de la Francophonie.<br />

«C’est une occasion dont les hôtels ont voulu profiter, confirme Ion Dan Nicola,<br />

de l’office du tourisme de Bucarest, au Soleil. Le gouvernement ne peut rien<br />

faire contre ça. Il n’est pas propriétaire. Nous vivons dans une économie de<br />

marché. Les hôtels affichent les prix qu’ils veulent.» La chose a récemment fait<br />

grand bruit à Bucarest. Sans les hausses, le nombre de participants au Sommet<br />

aurait été de 3000, a estimé l’Organisation Internationale de la Francophonie.<br />

Ils sont un millier de moins » 16 .<br />

Les activités liées à l’accréditation de toutes les délégations, du personnel<br />

local et des tous les représentants des media ont été réalisées au Centre<br />

d’inscription et d’accréditation, organisé dans le siège de l’Institut National<br />

d’Administration, du 26 juin au 2 octobre 2006. Dans toute cette période,<br />

on a émis, selon le Ministère des Affaires Etrangères – le CGF, 14100 badges<br />

individuels et 4200 badges pour les voitures utilisées lors du Sommet.<br />

En ce qui concerne la participation des media, on a enregistré un autre record,<br />

avec environ 1000 journalistes accrédités, dont 400 journalistes étrangers.<br />

Le Centre international de presse qui a desservi le Sommet de la Francophonie<br />

a été aménagé avec le soutien du Ministère des Affaires Etrangères de France<br />

et il a été considéré comme le plus grand et le mieux doté des centres de<br />

presse organisés jusqu’à présent dans l’histoire des Sommets. La Salle des<br />

conférences (Spiru Haret) du Centre de presse a accueilli plus de 15 déclarations<br />

et briefings de presse. Toujours dans le même espace, les porte-parole des 5<br />

délégations (Roumanie, OIF, France, Canada et Canada - Québec) sont restés en<br />

permanence à la disposition des représentants des media. Le long du Sommet<br />

131


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

on a utilisé simultanément quatre canaux de transmission par satellite pour les<br />

transmissions des journalistes étrangers.<br />

L’Etat roumain a mis à la disposition des délégations, des media et des<br />

organisateurs 33 espaces, dont l’utilisation a été diverse. Des 63 délégations,<br />

8 ont reçu des bureaux de travail et pour d’autres cinq espaces ont été<br />

transformés en salles pour les rencontres bilatérales. Souvent, on entendait<br />

les membres des délégations étrangères qui se déplaçaient dans le Palais du<br />

Parlement disant qu’ils avaient l’impression de traverser une ville.<br />

« La moindre salle de réunion a la grandeur du Salon bleu de l’Assemblée<br />

nationale du Québec, où se déroule la période des questions. Un sixième de la<br />

ville a été rasé pour édifier le bâtiment » 17 .<br />

Photos : Viorel Mihai<br />

Palais du Parlement Bucarest<br />

Rue Bucarest<br />

Les plus grands hôpitaux de Bucarest ont été prêts à parer à toute éventualité<br />

pour résoudre tout problème médical. Les services mobiles d’assistance<br />

d’urgence, les cabinets médicaux dans les hôtels ou les locaux où se sont<br />

déroulées les conférences ont assuré l’assistance médicale en permanence.<br />

L’aéroport Henri Coanda qui n’a jamais accueilli autant de hautes personnalités<br />

en une seule journée, a été surveillé 24 heures sur 24 par le Service Roumain de<br />

Renseignements (SRI). Si besoin, d’autres pistes d’atterrissage pouvaient être<br />

mises à la disposition des invités.<br />

Les services de renseignements roumains ont été en alerte maximale. Selon<br />

la chaîne de télévision Antena 3, tous ceux qui travaillent à l’aéroport Henri<br />

Coanda, au Palais du Parlement et dans les hôtels où allaient être logées les<br />

délégations officielles ont été vérifiés rigoureusement. Les plats et les boissons<br />

qui se retrouvaient sur la table des 300 VIP ont été vérifiés plusieurs fois par les<br />

officiers du SPP.<br />

« A Bucarest, nous n’avons pas suffisamment d’effectifs pour faire face à un tel<br />

défi. D’ailleurs, nous avons été obligés de diminuer de 60% les services pour les<br />

hautes responsables roumains, dont le Président Basescu, ceci afin de pouvoir<br />

répondre aux besoins de sécurité de chaque délégation. Certains ministres ou<br />

132


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été<br />

– la Roumanie<br />

secrétaires d’Etat roumains vont même se retrouver sans chauffer pendant trois<br />

jours » 18 .<br />

Le couloir unique a constitué une solution viable pour le déplacement des<br />

colonnes des délégations participantes au Sommet, ce qui a été apprécié par les<br />

hauts officiels présents à Bucarest. Contrairement aux attentes, les restrictions<br />

de circulation imposées pour faciliter le déplacement des délégations officielles<br />

n’avaient pas entraîné les goulots d’étranglement auxquels on s’attendait, même<br />

si les media roumains ont fait de cela la partie la plus connue du Sommet.<br />

« Des rues du cœur de la capitale roumaine devaient se sentir un peu seules,<br />

hier, à la veille de l’ouverture du Sommet de la Francophonie. Sans le brouhaha<br />

quotidien des voitures et des autobus, des artères généralement achalandées de<br />

Bucarest donnent l’impression d’avoir la voix étouffée. Seuls quelques cortèges<br />

de véhicules officiels sous escorte policière profitaient à belle allure des grands<br />

boulevards libérés… Tous les Bucarestois dont la maison borde l’un ou l’autre des<br />

corridors réservés ont dû trouver un autre endroit pour stationner leur véhicule.<br />

Toute automobile encore sur place sera remorquée, ont prévenu les autorités.<br />

Par mesure de sécurité, les égouts le long des boulevards ont été scellés… Les<br />

entraves temporaires à la circulation sont donc un problème bien relatif dans<br />

la capitale. «Pour la renommée internationale de la Roumanie, la tenue du<br />

Sommet est très importante, estime Nadia Manea, professeur à l’Université<br />

de Bucarest. Elle doit démontrer qu’elle mérite de faire partie de l’Union<br />

européenne, qu’elle en a les capacités économique et institutionnelle.» » 19 .<br />

L’opinion générale sur l’organisation du Sommet à Bucarest a été la réussite<br />

et, lors de la conférence de presse finale, Stephen Harper, le Premier ministre<br />

canadien, parlant sur le XIIe Sommet de 2008 accueilli par la ville de Québec 20 ,<br />

manifestait l’espérance d’être au niveau de XIe Sommet.<br />

III. 3. L’approche culturelle<br />

L’Année de la Francophonie en Roumanie a été ouverte officiellement le 20<br />

septembre 2005, à l’occasion du Concert de clôture soutenu par l’Orchestre<br />

nationale de France, à la fin de la XVIIe édition du Festival international «George<br />

Enescu ».<br />

Déroulé sous la devise «Parrrlez-vous frrrançais ?», le point majeur de l’Année<br />

de la Francophonie, organisé dans la période du XIe Sommet, a été «Bucarest<br />

Francophone », dont l’objectif s’est proposé de sensibiliser le public roumain<br />

face à la diversité culturelle de l’espace francophone. Ainsi, du 22 au 30<br />

septembre 2006, Bucarest a accueilli des dizaines d’événements culturels qui<br />

ont réunit des artistes de la Francophonie : « Les rythmes et les images de la<br />

Francophonie », « Le tapis numérique », « Les milles faces de la Francophonie »,<br />

« Le carrefour francophone », « La francophonie vient chez vous », « Littérature<br />

francophone d’hier et d’aujourd’hui », « Constantin Brancusi – photographe »,<br />

« Mot à main. Images et écritures de Belgique », « Les couleurs du jardin dans<br />

le paysage roumain. 1850-1955 », « Antoine Bourdelle ».<br />

133


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

IV. L’importance pour la Roumanie<br />

Le Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement des pays qui ont en partage<br />

le français est sans doute pour la Roumanie l’événement médiatique le plus<br />

important qu’elle aura à organiser dans les 15-20 prochaines années. Peu de<br />

Roumains se sont rendu compte de cet événement et sa médiatisation a été<br />

assez faible dans le pays.<br />

Hormis les Jeux Olympiques et des coupes d’Europe de Football (ou autre sport),<br />

selon François Renaut, on ne voit pas bien comment plus de 60 chefs d’Etat<br />

pourraient apparaître à Bucarest ou en Roumanie, sans compter la presse et les<br />

accompagnateurs, pour un autre motif ! La retransmission sans être planétaire<br />

est assurée par TV5 Monde qui sait rassembler plusieurs dizaines de millions de<br />

téléspectateurs, sans compter la presse écrite et parlée qui en rendra compte.<br />

La Roumanie est sortie grandie, sans conteste.<br />

Le XIe Sommet a été pour la Roumanie une occasion majeure d’exprimer sa<br />

Francophonie et sa Francophilie. Il a été aussi l’opportunité pour que Bucarest<br />

prouve qu’elle est une capitale dans laquelle on peut organiser des réunions<br />

internationales de haut niveau.<br />

D’autre part, il a été une bonne occasion pour lancer des projets, y compris<br />

des projets de coopération bilatérale avec les Etats francophones. Ainsi, le<br />

Président roumain a eu des rencontres bilatérales avec : Moritz Leuenberger<br />

(Suisse), Stephen Harper (Canada), Jacques Chirac (France), Tareq Mitri (Liban),<br />

Abdoulaye Wade (Sénégal), Vaira Vike-Freiberga (Lettonie), Albert II de Monaco<br />

(Monaco), Blaise Compaoré (Burkina Faso), Koichiro Matsuura (UNESCO), Jean<br />

Charest (Canada-Québec).<br />

A partir du 1 er janvier 2007, en tant que membre de l’Union européenne, la<br />

Roumanie devra assumer aussi les dossiers concernant la participation à des<br />

projets de développement.<br />

A trois mois de son entrée dans l’Union européenne, la Roumanie entend<br />

profiter de l’événement pour resserrer ses liens avec les poids-lourds de l’UE.<br />

Ainsi, le Président Basescu affirmait: « C’est un privilège pour nous d’organiser,<br />

quelques mois avant l’intégration, un événement qui va grouper, autour de la<br />

table de la Francophonie, 13 Etats membres de l’Union sur un total de 27, si<br />

l’on compte la Roumanie et la Bulgarie ». 21<br />

Après son alignement sur Washington et son intervention militaire en Irak,<br />

comme la Pologne et d’autres pays de l’Est, la Roumanie va pouvoir rectifier le<br />

tir en direction de l’Union européenne.<br />

Etant aussi une aventure qu’un pari et un défi pour l’Etat roumain, le XIe<br />

Sommet de la Francophonie a joué aussi le rôle d’un symbole important. « Pour<br />

la première fois, un sommet de la Francophonie se tient dans cette partie du<br />

continent européen enfin réconcilié. Cette réunion de Bucarest témoigne de la<br />

vitalité et de la diversité du mouvement francophone. Cette diversité constitue<br />

le cœur même de son projet, sa raison d’être et son avenir » 22 .<br />

134


Le XIe Sommet de la Francophonie tel qu’il a été<br />

– la Roumanie<br />

Notes<br />

1<br />

Le Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, rédaction<br />

dirigée par A. Rey et J. Rey- Debove, Paris, 1990, p. 824.<br />

2<br />

Abdou Diouf, Les enjeux européens du sommet de Bucarest, in « Le Monde diplomatique », no 630,<br />

Supplément, Paris, septembre 2006, p. I.<br />

3<br />

Marius Sala, De l’influence du français sur la langue roumaine, in « Regard », no 22, 20 septembre<br />

- 20 octobre 2006, p. 17.<br />

4<br />

Victor Negrescu, Deux siècles de francophonie politique, in « Regard», no 22, 20 septembre - 20<br />

octobre 2006, p. 32.<br />

5<br />

Cf. le Rapport 2004-2005 du Haut Conseil de la Francophonie.<br />

6<br />

Le Discours du Premier-ministre Calin Popescu Tariceanu, Guvernul Romaniei, Bucarest, le 28<br />

septembre 2006.<br />

7<br />

Discours de Monsieur Jacques Chirac, Président de la République Française lors du XIe Sommet<br />

des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Francophonie, Présidence de la République – Service de<br />

Presse, Bucarest, le 28 septembre 2006.<br />

8<br />

Discours de Son Excellence Monsieur Blaise Compaore, Président du Faso, à l’occasion XIe Sommet<br />

des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Francophonie, Bucarest, le 28 septembre 2006.<br />

9<br />

Allocution du Premier Ministre Stephen Harper au Sommet de la Francophonie, Cabinet du Premier<br />

Ministre, Ottawa, Canada, Bucarest, 28 septembre 2006.<br />

10<br />

Cf. Camelia Cusnir, Les chefs d’État et de gouvernement entrent en action, in « Bucarest Hebdo<br />

– le Journal du Sommet », jeudi, 28 septembre 2006, p. 3.<br />

11<br />

Ibidem.<br />

12<br />

Cf. Ruxandra Radoslavescu, La famille francophone s’agrandit, in « Bucarest Hebdo – le Journal<br />

du Sommet », vendredi, 29 septembre 2006, p. 3.<br />

13<br />

Allocution de Son Excellence Monsieur Abdou Diouf, Secrétaire général de la Francophonie,<br />

Cérémonie d’ouverture du XIème Sommet, Bucarest, le 28 septembre 2006.<br />

14<br />

Dossier de presse - XIe Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Francophonie, OIF,<br />

Bucarest, 28-29 septembre 2006.<br />

15<br />

Francophonie: Chirac défend la diversité culturelle in « Le Nouvel Observatoire », Paris, jeudi,<br />

le 28 septembre 2006.<br />

16<br />

Simon Boivin, Des prix au Sommet, in «Le Soleil », Québec, dimanche, 24 septembre 2006, p. 5.<br />

17<br />

Idem, XIe Sommet de la Francophonie - Lucian Pahontu, «Monsieur sécurité» à Bucarest, in «Le<br />

Soleil », Québec, dimanche, 1 octobre 2006, p. 19.<br />

18<br />

Cf. Laura Chiriac, Un sommet de sécurité, in « Regard », no 22, 20 septembre – 20 octobre 2006,<br />

p. 22.<br />

19<br />

Simon Boivin, XIe Sommet de la Francophonie – Les blues du boulevard bloqué, in «Le Soleil»,<br />

Québec, jeudi, 28 septembre 2006, p. 6.<br />

20<br />

Lors de la séance de clôture du XIe Sommet de la Francophonie tenu à Bucarest, le Premier<br />

ministre québécois, Jean Charest, a annoncé que le prochain Sommet de la Francophonie se tiendra<br />

à Québec du 17 au 19 octobre 2008. Cet événement majeur de la vie francophone viendra clore les<br />

célébrations du 400 e anniversaire de Québec, berceau de la Francophonie en Amérique.<br />

21<br />

Cf. «Regard », no 22, 20 septembre- 20 octobre 2006, p.7.<br />

22<br />

Discours de Monsieur Jacques Chirac, Président de la République Française lors du XIe Sommet<br />

des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Francophonie, Présidence de la République – Service de<br />

Presse, Bucarest, le 28 septembre 2006.<br />

Bibliographie<br />

Boivin, Simon, XIe Sommet de la Francophonie – Les blues du boulevard bloqué, dans «Le<br />

Soleil», Québec, jeudi, 28 septembre 2006<br />

135


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 123-136<br />

Constantin Viorel Mihai<br />

Boivin, Simon, Des prix au Sommet, dans «Le Soleil », Québec, dimanche, 24 septembre<br />

2006<br />

Chiriac, Laura, Un sommet de sécurité, dans « Regard », no 22, 20 septembre – 20<br />

octobre 2006<br />

Cusnir, Camelia, Les chefs d’État et de gouvernement entrent en action, dans « Bucarest<br />

Hebdo – le Journal du Sommet », jeudi, 28 septembre 2006<br />

Diouf, Abdou, Les enjeux européens du sommet de Bucarest, dans « Le Monde<br />

diplomatique », no 630, Supplément, Paris, septembre 2006<br />

Negrescu, Victor, Deux siècles de francophonie politique, dans « Regard», no 22, 20<br />

septembre - 20 octobre 2006<br />

Radoslavescu, Ruxandra, La famille francophone s’agrandit, dans « Bucarest Hebdo – le<br />

Journal du Sommet », vendredi, 29 septembre 2006<br />

Sala, Marius, De l’influence du français sur la langue roumaine, dans « Regard », no 22,<br />

20 septembre - 20 octobre 2006<br />

136


La francophonie comme politique<br />

des espaces linguistiques<br />

Sergiu Mişcoiu<br />

Assistant<br />

Faculté d’Etudes Européennes, Université Babeş-Bolyai<br />

Val-Codrin Tăut<br />

Journaliste<br />

Abstract : The following article tries to forward a non-political interpretation<br />

of Francophony, as Francophony still pretends to play a first range role within<br />

the new global order. Without denying the political importance of Francophony,<br />

we believe that it should primarily be consistent with the linguistic behaviour<br />

of the citizens.<br />

Mots-clés : francophonie, linguistique<br />

Mon attachement au français a des formes que<br />

parfois je juge « névrotiques ». Je me sens perdu hors<br />

du français. Les autres langues, celles que plus ou<br />

moins maladroitement je lis, déchiffre, parle parfois,<br />

ce sont des langues que je n’habiterai jamais.<br />

Jacques Derrida<br />

Résumé : L’article ci-dessous essaye d’avancer une interprétation<br />

dépolitisante de la francophonie, dans la mesure où celle-ci prétend<br />

encore jouer un rôle de premier rang dans le cadre de la nouvelle<br />

ordre globale. Sans nier l’importance politique de la francophonie,<br />

nous croyons que celle-ci doit se plier sur l’encadrement de la conduite<br />

linguistique du citoyen.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 137-142<br />

Quand on parle aujourd’hui de la francophonie, on envisage le plus souvent<br />

une politique qui vise à préserver et à élargir l’espace d’influence de la langue<br />

française. C’est pour cela que pour beaucoup de théoriciens, cette stratégie<br />

francophone ne représente pas qu’un mécanisme défensif contre l’expansion<br />

anglophone privilégie par la mondialisation du libéralisme à l’échelle du monde<br />

entier. Cette situation soulève une question : est-ce que la résistance à la<br />

domination de l’anglais peut s’opérer à travers une francophonie qui défende<br />

une langue immuable ? Mais, si aujourd’hui la position du français est menacée<br />

par l’hégémonie de l’anglais, il ne faut pas oublier ces les langues se sont<br />

imposées de façons similaires. Les deux sont les héritières de l’appareil colonial<br />

du XIXe siècle, qui assurait la domination politique aussi à travers des moyens<br />

137


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 137-142<br />

Sergiu Mişcoiu, Val-Codrin Tăut<br />

linguistiques et culturels. C’est pour cela qu’on doit poser une deuxième<br />

question : comment est-ce que la francophonie pourrait prendre sa distance<br />

par rapport à l’espace de domination coloniale de la France et notamment par<br />

rapport aux pratiques de l’époque.<br />

Un autre réseau thématique dans lequel le concept de francophonie se manifeste<br />

de nos jours est la mondialisation. C’est peut-être pour cela que le concept de<br />

francophonie semble être marqué par une polysémie qui rende difficile une<br />

utilisation univoque. Si on suit les emplois courants du terme « francophonie »,<br />

on constate qu’il y a du moins trois significations qui lui sont prêtés. En tout<br />

premier, être francophone nécessiterait que la personne en cause ait le français<br />

comme langue maternelle. Mais cet usage particulièrement restreint est loin<br />

d’être le seul possible. Dans une deuxième interprétation, être francophone<br />

signifierait l’utilisation du français en tant que langue officielle. Finalement,<br />

il y a des experts qui considèrent que la francophonie équivaut à un espace<br />

plus étendu, celui où le français est utilisé en tant que langue de culture. La<br />

première version est défendue par la chercheurs qui sont hantés par l’idée de<br />

la pureté linguistique et qui mettent en lumière l’ainsi dite capacité unique du<br />

français d’exprimer d’une manière précise des idées, des faits et des situations 1 .<br />

Pour illustrer la seconde vision, il y a le cas des pays autre que la France ayant<br />

choisi le français en tant que langue officielle. Dans ce cas, la francophonie<br />

consiste aussi dans le fait que la France fournit des aides matériels aux pays<br />

francophones en difficulté. Finalement, la vision culturaliste de francophonie<br />

souligne le rôle modernisateur de l’usage préférentiel ou même exclusif du<br />

français notamment au sein des élites des pays en voie de développement au<br />

XIXe siècle 2 .<br />

Pour bien comprendre les rapports qui existent entre francophonie et<br />

mondialisation, on doit distinguer entre l’expansion à l’échelle planétaire<br />

du néo-libéralisme et l’essor des institutions à vocation globale. Bernard<br />

Cassen a distingué avec rigueur la mondialisation (ou globalisation) et<br />

l’internationalisation situant ces deux termes dans une certaine tension. Selon<br />

cet auteur, l’internationalisation représente une étape située entre le sentiment<br />

d’appartenance nationale et la conscience selon laquelle l’humanité forme<br />

un tout. On peut dire que l’internationalisation dépasse les structures de la<br />

nation sans les détruire. Selon Bernard Cassen, l’internalisation est aujourd’hui<br />

représentée par des institutions comme l’ONU, l’UNICEF ou l’UNESCO.<br />

Le spécifique du fonctionnement de ces institutions est de promouvoir un bien<br />

commun par les représentants des communautés nationales. De l’autre côté,<br />

il y a la mondialisation libérale. Selon Cassen, elle représente l’optimisation<br />

à l’échelle planétaire du capital. Ses acteurs privilégiés sont les marchés<br />

financiers, les banques internationales ou les compagnies d’assurances. Conçue<br />

de cette manière, la mondialisation a comme fonction principale la négation les<br />

structures de la nation. Elle renvoie seulement aux mécanismes de l’économie<br />

globalisée, dans laquelle les économies nationales sont déconstruites et<br />

réarticulées dans un ensemble qui fonctionne au niveau mondial. Bernard Cassen<br />

affirme que cette mondialisation ne représente pas en fait qu’une construction<br />

politique qui a comme effet le processus de dépossession des Etats, ce qui<br />

138


La francophonie comme politique<br />

des espaces linguistiques<br />

équivaut en fin de compte à confisquer aux citoyens leurs libertés de…<br />

Le concept d’internationalisation est proche de ce qu’Etienne Balibar a<br />

conceptualisé sous le nom « d’universalité réelle » ; celle-ci exprime le fait,<br />

unique dans l’histoire, que le monde dans son ensemble est immédiatement<br />

en communication avec lui-même. Cela veut dire que, tout en se sentant<br />

divergents dans leur intérêts et étrangers quant à la langue utilisée par chacun,<br />

les individus ont la possibilité d’être au courant de l’existence de l’autre. Il<br />

est hors de doute que la francophonie doit assumer une portée et une mission<br />

universelle. Mais, le seul appel à l’universalité n’est pas épargné par l’apparition<br />

des effets pervers : il y a d’un part un universalisme extensif ou hégémonique<br />

et, de l’autre part, on peut décrire un universalisme intensif qui est qualitatif,<br />

marqué par la revendication de l’égalité et la lutte contre la discrimination.<br />

Est-ce que la francophonie s’inscrit plutôt dans l’universalisme à tendance<br />

hégémonique ou bien constitue-t-elle un contrepoids à une mondialisation « à<br />

l’américaine » ? Pour répondre à cette question, il fallait opérer une recherche<br />

complexe sur les bases et les pratiques de l’Organisation Internationale de<br />

Francophonie. Pour cet article, nous allons nous contenter d’inventorier les<br />

arguments principaux qui soutiennent ces deux visions.<br />

Il faut dire dès le début de cette discussion que la question d’en-haut ne suppose<br />

pas d’une manière obligatoire le positionnement opposé des deux possibiltés de<br />

réponse. En fait, tout en étant un contrepoids au système d’influence globaliste<br />

américain, la francophonie peut être soi-même un système d’influence et<br />

d’hégémonie. En fait, comment pourrait-on mieux « résister » face à la<br />

« domination américaine » exercée à travers les institutions à vocation globale<br />

sinon que par la création et le financement des structures reposant plutôt sur<br />

les mêmes règles d’organisation et ayant la même capacité d’influence ?<br />

Quelque soit la réponse, il y a au moins deux arguments favorables au<br />

développement de la francophonie. En tout premier, celui de la diversité.<br />

Si la francophonie peut être comprise comme une alternative culturelle à<br />

l’anglophonie à vocation hégémonique, alors la francophonie est nécessaire<br />

au nom de la diversité. Tout en prenant pour une certitude l’idée que sans la<br />

diversité, toute culture est vouée à l’auto-implosion et tout en considérant le<br />

processus de constitution d’une culture globale anglophone, la francophonie<br />

apparaîtrait comme un nécessaire détour face à une route au bout de laquelle<br />

une alternative devrait se constituer de toute manière. Dans ces conditionsci,<br />

la francophonie, perçue comme un espace culturel alternatif ayant des<br />

fortes traditions déjà enracinées dans les pratiques collectives d’une partie<br />

considérable de l’humanité, répandue sur plusieurs continents, pourrait<br />

constituer la solution principale au monisme globaliste américain.<br />

En effet, la francophonie, organisée dans l’Origanisation Internationale de la<br />

Francophonie 3 , comprend des pays ayant des traditions francophones, entre<br />

lesquels il y a des liens profonds ; et ces liens-ci ne se résument pas à des échanges<br />

culturels, mais à des consultations à portée politique et économique.<br />

Un deuxième argument relève de la sphère du socio-éconimique. Bien que<br />

139


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 137-142<br />

Sergiu Mişcoiu, Val-Codrin Tăut<br />

diverses de tous les poins de vue, les pays francophones semblent avoir une<br />

philosophie socio-économique qui tienne moins au libéralisme globaliste et plus<br />

à l’économie sociale du marché. Il est certain que tous les pays francophones<br />

ne sont pas non-libéraux (comme le Canada et les pays de l’Europe Centrale<br />

et Orientale), mai, pour la majorité des membres, la philosophie sociale et<br />

économique consiste dans le rejet du libéralisme radical et, à l’instar de la<br />

France, dans l’insitution du républicanisme social. Même si les bilans d’un<br />

tel système restent controversés, celui-ci constitue une alternative face au<br />

libéralisme d’inspiration américaine. Quand même, cet argument ne devrait<br />

pas s’appliquer pour étayer les régimes non-démocratique, qui emploient la<br />

diversité opar rapport « à l’américanisme » comme un élément rhétorique<br />

afin de se maintenir comme tels. Malheureusement, à la différence du<br />

Commonwealth, l’OIF est loin d’imposer pour l’instant des conditions strictes<br />

pour ses membres en ce qui concerne l’Etat de droit et la démocratie. En effet,<br />

les pressions exercées par l’organisation sur les pays membres de l’OIF dirigés<br />

par des dictateurs sont moins efficaces que celles exercées au sein des autres<br />

organisations qui comprennent des pays démocratiques.<br />

Mais la vision monolythique selon laquelle tout espace linguistique est un<br />

espace forcément politique (ou du moins à vocation politique) est assez<br />

restrictive. En fait, elle pourrait faire place à une vision plus ouverte, selon,<br />

laquelle l’anglophonie, l’hispanophonie ... la francophonie représentent non<br />

pas des espaces avec lesquels les individus s’identifient, mais seulement des<br />

espaces d’inter-communication. Dans cette vision, la liberté individuelle<br />

de l’identification aux répères sociaux demeure intacte, puisque l’espace<br />

linguistique international n’est point contraignant : il se limite aux cadres intercommunicationnels<br />

et n’interfère pas sur l’autonomie culturelle et politique<br />

des Etats et des autres structures qui assurent la vie en commun. Perçue de<br />

cette manière, la francophonie offre la possibilité de la communication dans un<br />

espace étendu à l’échelle planétaire sans faire tort à la diversité culturelle des<br />

nations. C’est dans ce sens qu’on pourrait interpréter la liberté relative – parfois<br />

considérée comme une laxité morale par rapport à l’universalité des droits de<br />

l’homme – accordée aux Etats au sein des organismes de la francophonie quant<br />

à leur propre manière de s’organiser et de se gérer. Et c’est bien dans ce sens<br />

que se dirige l’explication théorique ci-dessous.<br />

Toute politique linguistique doit tenir compte de la structure interne de la<br />

langue. Les linguistes ont démontré déjà depuis longtemps que la langue est un<br />

système d’isoglosses 4 . Cela veut dire que, loin d’être un bloc monolithique, la<br />

langue est un organisme avec plusieurs régimes de fonctionnement. Cette thèse<br />

apporte aussi un changement référentiel, car la langue ne se rapporte plus<br />

au seul espace ethnique, mais aux divers noyaux intersubjectifs dans lesquels<br />

est immergé l’être humain. Une francophonie qui refuse d’être simplement un<br />

instrument de propagande doit, en premier lieu, décupler le rapport qui existe<br />

entre le monolinguisme et l’identité de la personne. Comme la montre Jaques<br />

Derrida, cette relation renforcée par la longue consolidation de l’Etat nation<br />

représente un véritable champ d’opacité :<br />

140


La francophonie comme politique<br />

des espaces linguistiques<br />

Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma<br />

demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite. Le<br />

monolinguisme dans lequel je respire, même, c’est pour moi l’élément. Non<br />

pas un élément naturel, non pas la transparence de l’éther mais un milieu<br />

absolu. Indépassable, incontestable: je ne peux le récuser qu’en attestant<br />

son omniprésence en moi. Il m’aura de tout temps précédé. C’est moi. Ce<br />

monolinguisme, pour moi, c’est moi. Cela ne veut pas dire, surtout pas,<br />

ne va pas le croire, que je sois une figure allégorique de cet animal ou de<br />

cette vérité, le monolinguisme. Mais hors de lui je ne serais pas moi-même.<br />

Il me constitue, il me dicte jusqu’à l’ipséité de tout, il me prescrit, aussi,<br />

une solitude monacale, comme si des voeux m’avaient lié avant même que<br />

j’apprenne à parler. Ce solipsisme intarissable, c’est moi avant moi 5 .<br />

Il faudrait donc qu’on dispose d’un modèle fondé sur l’hypothèse que les langues<br />

sont reliées entre elles par certains rapports dont l’étagement, nous permettant<br />

de présenter leurs relations en termes gravitationnels 6 . Selon ce model, autour<br />

d’une langue hypercentrale (l’anglais), gravitent ainsi une dizaine de langues<br />

super-centrales (le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois, le hindi, le malais,<br />

etc...), autour desquelles gravitent cent à deux cents langues centrales qui<br />

sont à leur tour le pivot de la gravitation de quatre à cinq mille langues<br />

périphériques. A chacun des étages de ce système peuvent se manifester deux<br />

tendances, l’une vers un bilinguisme horizontal (acquisition d’une langue de<br />

même niveau que la sienne) et l’autre vers un bilinguisme vertical (acquisition<br />

d’une langue de niveau supérieur). Ces deux courants représentent le moteur<br />

dynamique, du modèle. Cette structure des langues se vérifie chaque jour.<br />

Les bilingues ou les plurilingues n’utilisent pas les langues dans les mêmes<br />

situations ni avec les mêmes fonctions, et l’analyse de leurs pratiques est<br />

nécessaire à l’élaboration de toute politique linguistique. La mondialisation,<br />

dans son aspect linguistique, implique en effet différents types de<br />

communication, du cercle familial à l’espace mondial, chaque individu se<br />

trouvant au centre de différents réseaux que nous pouvons représenter par<br />

une série de cercles concentriques correspondant à l’acquisition de différents<br />

registres, variétés ou langues, et synchroniquement à l’usage de ces variétés en<br />

fonction du contexte. Le premier cercle est celui de la communication la plus<br />

intime, la plus grégaire, la communication de type familial. Puis, l’on passe<br />

à la communication de voisinage, de quartier. Un troisième cercle pourrait<br />

représenter la communication régionale, un quatrième la communication<br />

publique à l’échelle nationale, etc... Si ces cercles permettent de visualiser<br />

l’interpénétration de ces différents niveaux, le passage de l’un à l’autre<br />

n’est pas nécessairement digital mais plutôt progressif, continu, et peut, sur<br />

le plan linguistique, correspondre soit à une adaptation de registre, soit à<br />

un changement de langue. Cette vision en termes de cercles concentriques<br />

traversés par un mouvement continu/discontinu d’adaptation linguistique a<br />

l’avantage de nous montrer que les besoins linguistiques des individus et des<br />

groupes varient selon les situations. Même si une charte complète est peut-être<br />

impossible de réaliser il serait pourtant possible de suggérer un modèle dans<br />

lequel chaque citoyen aurait besoin de, et droit, à trois types de langues :<br />

141


1) Une langue internationale pour ses rapports extérieurs.<br />

2) La langue de l’État (normée, standardisée), qui est souvent super-centrale ou<br />

centrale et qui lui permet de s’insérer dans la vie publique de son pays.<br />

3) Une langue grégaire enfin qui peut être une forme locale de la langue de l’État<br />

langue qui peut être écrite ou non écrite, jouir ou non d’un statut ou d’une<br />

reconnaissance régionale, etc.<br />

Ainsi, la francophonie pourrait bien remplir le rôle d’espace linguistique de<br />

type 1, c’est-à-dire d’espace linguistique international, assumé par les Etats<br />

membres de l’OIF, plutôt au détriment de l’anglais, assumé par d’autres<br />

Etats. Comme nous avons vu, la séparation entre la langue comme instrument<br />

communicationnel et la langue comme instrument de domination politique est<br />

possible, à condition que les acteurs s’assument une vision à la fois consensuelle<br />

et réaliste de la portée de l’usage de la langue. Consensuelle, au sens où les<br />

termes du « contrat » de l’organisation communautaire sont bien connus et<br />

acceptés ; et réaliste, au sens où les attentes des acteurs sont liés quasiment<br />

à la coopération culturelle et à la facilitation communicationnelle et non pas à<br />

des résultats qui tiennent à la sphère du politique.<br />

Notes<br />

1<br />

Voir les activités de l’Association pour la Diffusion de la Pensée Française sur www.adpf.asso.fr<br />

2<br />

Tout comme le montre l’Atlas Mondial de la Francophonie, édité par Ariane Poissonnier, Gérard<br />

Sournia, Fabrice Le Goff .<br />

3<br />

www.francophonie.org<br />

4<br />

Eugen Coseriu, Introducere in lingvistică, Introduction à la linguistique, ed Echinox, 1994<br />

5<br />

Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Éditions Galilée, 1996, p. 13<br />

6<br />

Yves-Jean Calvet, Le plurilinguisme urbain, Éditions Didier, 2000<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 137-142<br />

Sergiu Mişcoiu, Val-Codrin Tăut<br />

Bibliographie<br />

Calvet, Yves-Jean : Le plurilinquisme urbain, Editions Didier, 2000<br />

Coseriu, Eugen : Introducere în lingvitică, Ed. Echinox, 1994<br />

Derrida, Jacques : Le monolinguisme de l’autre, Editions Galilée, 1996<br />

Poissonnier, Ariane, Gérard, Sournia, Fabrice Le Goff (ed.) : L’Atlas Mondial de la<br />

Francophonie<br />

142


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

Laurent Pochat<br />

Historien<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Que l’histoire parle...<br />

Mémoire des Volontaires francophones<br />

Djibouti Octobre 2003<br />

Résumé : Nous disposons d’un héritage culturel francophone dont nous sousestimons<br />

l’ampleur et la portée. Cet espace est de plus en plus structuré parmi<br />

les autres aires linguistiques. La dynamique francophone est un vecteur de<br />

puissance à long terme pour définir un nouveau type d’échanges entre les nations.<br />

Alors que nous disposons d’un tel potentiel, l’ignorance, l’incompréhension<br />

voire le repli des centres de décision fondés sur le sentiment d’insécurité et de<br />

priorités non définies ne font qu’amplifier un pouvoir incapable d’en mesurer<br />

la richesse ou de manifester un intérêt à la valeur francophone.<br />

La francophonie est pourtant une réponse aux replis identitaires et une condition<br />

au dépassement de la pensée unique. Ce pourrait être un modèle en réseau<br />

pour intensifier les échanges en répondant aux défis de la mondialisation.<br />

Mots clés : Réseau culturel, francophonie, héritage culturel, coopération.<br />

Abstract : We have inherited cultural values of a vast French speaking world of<br />

which we underestimate the scope and the weight. The French-speaking world<br />

143


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

is getting more and more structured among other linguistic zones. Its dynamics<br />

is a powerful, long-term tool which could define a new type of exchanges<br />

between nations. But this enormous potential is diminished by ignorance,<br />

misunderstanding, even disinterest of decision makers whose feeling of<br />

insecurity and non-defined priorities merely contribute to the incapacity of<br />

the ruling class to measure its richness or show an interest in its value.<br />

However, the ‘francophonie’ is an answer to the questions of identity and the<br />

condition to go beyond the theory of liberal thought. It could be a model for<br />

strengthening exchanges and a response to the challenge of globalisation.<br />

Key words : cultural network, French speaking world, cultural heritage,<br />

cooperation<br />

« Qu’il soit connu du monde entier que d’une terre nouvelle,<br />

conquise hier, peut surgir une manière nouvelle est véritable<br />

de bien écrire valable pour tous les peuples. »<br />

Mateo Alemán, Ortografía castellana, Mexico, 1609.<br />

Le français est à l’image de la géographie, c’est une navigation dans le monde<br />

avec des courants marins et des marées volcaniques. Il faut savoir louvoyer,<br />

remonter les courants, les fleuves marins, partir à la dérive et découvrir les<br />

contre-courants qui vous rappellent l’adversité de ce monde tel que nous<br />

l’avons construit.<br />

La diffusion du français, une langue internationale, s’identifie à la Genèse<br />

des continents et des océans, d’un continent unique la Pangée, nous étions,<br />

jusqu’à la naissance du mouvement des cinq continents. Aujourd’hui, nous<br />

sommes plus que divisés à la recherche d’une identité pour la survie de notre<br />

culture prétendument universelle, des continents, sans unité, qui se disloquent<br />

vers l’incertitude alors que la lune quitte la terre, centimètre par centimètre.<br />

Quelque part, nous sommes tous des nomades à la dérive qui cherchons à<br />

donner du sens à l’impossible. Et comme la mer bouge, le français bouge, mute<br />

en plusieurs flots, courants, ondes qui s’intègrent dans un vaste mouvement<br />

francophone ou se désintègrent dans des luttes sans fin. Ibn Abbas 1 , interprète<br />

d’une tradition islamique raconte la naissance du monde : «Dieu, créa une perle<br />

blanche ayant les dimensions du ciel et de la terre. Elle a sept mille langues<br />

dont chacune glorifie Dieu en sept mille langages.[…]. ». Le monde marin est<br />

alors à l’image de cette langue, un espace de liberté où les communications se<br />

rencontrent et se complexifient. La nature même d’une langue n’est-elle pas de<br />

s’exporter au-delà des océans pour aller à l’encontre de l’autre, l’étranger.<br />

Ainsi, le doute me gagne lorsqu’il s’agit de parler de la défense du français. La<br />

menace est-elle réelle et par rapport à qui, à quel adversaire ? L’Amérique ?<br />

L’Amérique, n’est-elle pas aussi menacée par la diversité linguistique ? Mettant<br />

en cause l’unité d’un territoire, d’un espace où les bases d’un État. La structure<br />

d’un État, une société composée ne sont pas construites pour l’éternité, mais<br />

144


de leur évolution, dépend la constitution de cultures disparates, un voyage<br />

au cœur de nouvelles civilisations. Dans cette tourmente, un chroniqueur<br />

portugais de Goa en 1604 raconte : « Le pire que l’on trouve là-bas, c’est nous<br />

qui sommes venus détériorer une terre merveilleuse avec nos mensonges, nos<br />

tromperies, nos escroqueries, nos convoitises. »<br />

Rencontres d’un hasard<br />

Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

Une amie revenant d’Amérique me raconte l’histoire suivante : De nationalité<br />

slovène, elle poursuit des études scientifiques dans une université américaine.<br />

Au cours d’un entretien avec un américain converti, celui-ci lui dit : « Pourquoi<br />

vous parlez une autre langue alors que l’anglais suffit ».<br />

Cette simple remarque est-elle à prendre au sérieux ?<br />

Un ami séjournant dans une partie de l’Europe du Nord observe le comportement<br />

d’un chef de mission. Régulièrement chaque année au mois de mars, c’est la<br />

fête de la francophonie. Pour inaugurer les festivités, le chef de mission invite<br />

une délégation de fonctionnaires étrangers à la résidence dont la particularité<br />

est celle d’apprendre le français. Le discours traditionnel débute donc en anglais<br />

le jour de la francophonie devant un parterre d’invités, dont la présence de<br />

beaucoup de francophones !<br />

Cette simple observation est-elle à prendre au sérieux ?<br />

La sphère anglaise est-elle la langue de l’universalité ? J’en doute. Nous voici au<br />

Luxembourg, pays du plurilinguisme. Àu cours d’une exposition sur Sigismond,<br />

Roi et Empereur – 1387-1437 – au musée national d’Histoire et d’Art, un visiteur<br />

américain se présente en tenue obligée, basket, short et casquette prêt à<br />

investir les lieux, mais au comble du désespoir, tout n’est qu’en français et en<br />

allemand, rien en anglais ou si peu.<br />

Qu’en concluez-vous ?<br />

Il était une fois dans une région de l’Afrique centrale, une garnison militaire<br />

française. Un jour, un homme d’une haute stature, très âgé se présente à<br />

la sentinelle du poste muni d’une lettre écrite en français. Cet homme, au<br />

garde-à-vous, avait marché depuis plusieurs lunes et demandait à être reçu<br />

par le général afin qu’il puisse lui remettre cette lettre où il demandait une<br />

revalorisation de sa pension militaire. Cet homme fut mal accueilli par la<br />

sentinelle visiblement agacée, ne comprenant pas la portée du message. Un<br />

lieutenant de service vînt sur les lieux et se mit au garde-à-vous devant ce<br />

vieillard qui brillait de médailles militaires. Il s’agissait d’un ancien combattant<br />

des forces françaises libres dont son chef avait été le général De Gaulle. Celui-ci<br />

insiste pour que la lettre soit transmise au général. Nous étions dans les années<br />

1980. Le général était mort depuis le 9 novembre 1970. Le lieutenant remercia<br />

chaleureusement cet homme honoré d’avoir servi la France en l’informant que<br />

la lettre parviendra au Général. La lettre fut transmise aux autorités militaires<br />

pour que suite soit donnée…<br />

Cette simple émotion ne suffit-elle pas à la France reconnaissante ?<br />

145


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

Nous sommes à Djibouti, pays de la francophonie, terre des extrêmes, septembre<br />

2003. Il fait plus de 45°. La chaleur vous brûle les yeux. La base militaire<br />

française est endormie. Une section motorisée allemande rentre au poste.<br />

Quelques rares Djiboutiens circulent maladroitement en broutant du khat.<br />

Les Américains viennent de prendre pied récemment dans cette zone aride<br />

et installe une base militaire pour la lutte contre le terrorisme en mer Rouge.<br />

L’influence française va-t-elle se réduire ? C’est la question que l’on se pose.<br />

Les Djiboutiens, vont-ils se mettre à parler l’anglais ? A priori, non. Surtout<br />

lorsque l’armée américaine fait l’objet de sarcasmes du peuple notamment,<br />

quand les patrouilles américaines commettent des erreurs en tuant un cheptel<br />

de chameaux en pleine nuit prétextant de l’intrusion de terroristes. Nous en<br />

concluons que la présence française conserve encore un impact psychologique<br />

de considération pour la population.<br />

Rencontre d’un soir dans un quartier de Djibouti : Le commissaire de police,<br />

des banquiers, des commerçants, des conseillers politiques se rencontrent chez<br />

un ami pour m’expliquer la situation politique du pays avec abondance de thé<br />

sucré et de khat. Il est vrai, l’appât du khat fraîchement recueilli dans les<br />

hauteurs de l’Éthiopie ou à proximité de la propriété du président dans la forêt<br />

du Day, si récolte il y a, ranime les esprits, entretient le débat. Et soudain, je<br />

réalise qu’ils sont tous français quelque part puisqu’ ils ont fait leur service<br />

militaire dans l’armée française dans les années 60.<br />

Ils se mettent à critiquer abondamment le gouvernement de leur pays en<br />

français, en arabe et de temps en temps dans les deux langues nationales, Afar<br />

et Issa.<br />

Bienvenu à Djibouti. Ils se préoccupaient de mon installation, mais je sentais<br />

ma présence parmi leur assemblée comme la marque d’un respect de l’hôte. Ils<br />

aimaient le français, ils l’avaient appris sur les bancs de l’école quand le TFAI 2<br />

était encore une colonie française.<br />

L’accueil d’un moment : Après avoir échappé au Goubet Al-Kharab, le gouffre<br />

des démons, un territoire volcanique mêlé de couleurs éblouissantes au noir<br />

de galets dans un bleu de mer, il fait environ 55°, en plein territoire Afar, nous<br />

suivons un oued sur plusieurs kilomètres, un paysage lunaire, d’ombres et de<br />

lumière jusqu’à la rencontre d’un homme. Il nous explique dans un parfait<br />

français ce que fût ce monde autrefois verdoyant et boisé de la forêt primaire du<br />

Day avant la désertification. D’un village perché, nous partons pour Tadjourah.<br />

Au large, nous apercevons Jean-François Deniau sur une embarcation, de son<br />

lieu de retraite.<br />

L’empreinte française est réelle, mais discrète. Cela oblige à penser autrement<br />

nos valeurs.<br />

L’histoire témoigne : Un jour, à l’école française Françoise Dolto, un Issa me<br />

fait part de l’histoire de sa famille et notamment des services rendus à la<br />

France libre. Il éprouvait une grande fierté avec de tels titres.<br />

146


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

Mémoire des Volontaires francophones<br />

Djibouti, Octobre 2003<br />

Je cite : « Isman Aoualé mat 1816<br />

Répondant à l’appel de la France en péril de mort,<br />

vous avez rallié les forces françaises libres.<br />

Vous avez été de l’équipe volontaire des bons<br />

compagnons qui ont maintenu notre pays<br />

dans la guerre et dans l’honneur.<br />

Vous avez été de ceux qui, au premier rang,<br />

lui ont permis de remporter la victoire !<br />

Au moment où le but est atteint, je tiens à vous<br />

remercier amicalement, simplement, au nom de la France !<br />

1er septembre 1945 C. de Gaulle »<br />

147


L’image du français à l’extérieur de l’hexagone se mesure à son authenticité,<br />

une langue véhiculaire d’une telle richesse, un héritage historique à ne pas<br />

compromettre, une culture du sacré pour la mémoire collective.<br />

Ainsi va l’identité du français entre le perçu et le vécu.<br />

Une autre réflexion porte sur l’expression même de la défense du français. Si<br />

l’on prétend parler de défense du français, c’est que la langue française est<br />

en péril. Mais je n’en suis pas convaincu. La crise ou les crises cycliques pour<br />

reprendre l’expression de Nikolaï Dmitrievitch Kondratiev sont des périodes de<br />

renouveau, des stimulants, du recyclage. Les espaces francophones vont alors<br />

sauver le français par l’invention, la création. Pour reprendre la terminologie<br />

militaire, la notion de défense caractérise le faible, celui qui a failli à son<br />

devoir, celui qui n’entreprend pas, une attitude dite de la défensive. C’est<br />

donc subir. La défense est un art militaire, mais qui a ses limites lorsqu’il s’agit<br />

de maintenir un état de fait, une voie statique, une identité sans lendemain.<br />

Les peuples qui abusent de l’expression défense, amenuisent leurs chances<br />

de succès et de survie. La protection d’une langue ne doit sa survie qu’à<br />

l’offensive, expression bien militaire. En l’occurrence, la stratégie offensive<br />

doit être ciblée, réfléchie, bien pensée pour maintenir l’équilibre des forces et<br />

recevoir l’admiration de l’adversaire. Il s’agit bien de conquêtes à l’instar de la<br />

préservation. La langue est donc partie intégrante à l’esprit de conquête, qu’il<br />

soit d’ordre culturel, économique, politique ou militaire.<br />

Cette analyse est-elle à prendre au sérieux ?<br />

L’ambition du français<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

Le français a eu son heure de gloire, mais encore. Cela n’engage en rien l’avenir<br />

de cette langue qui doit s’adapter aux mutations de la société. Au contraire, ce<br />

n’est pas l’expression même de la mondialisation et de ses avatars qui porteront<br />

préjudice à la diversité linguistique. Par ailleurs, il semble nécessaire de rappeler<br />

que la mondialisation est un faux ami ; loin d’être récent, ce concept appartient<br />

à l’histoire de l’humanité, il suffit pour cela de faire l’histoire du coton ou<br />

du café pour démontrer l’enchevêtrement des relations entre les sociétés et<br />

l’organisation de réseaux. Dans ce concert des nations, la communication était<br />

ce mélange de langues et de cultures ou finalement, chacun se positionnait<br />

en fonction de ses capacités culturelles. Il y avait de véritables contacts, une<br />

entente cordiale où l’on faisait tout simplement du commerce dans sa langue<br />

maternelle. Rien ne nuit, par conséquent, au commerce quand il s’agit de faire<br />

fortune.<br />

En aucun cas, il y a une forme d’acculturation. Qui veut communiquer avec<br />

l’étranger pour faire du commerce n’éprouve pas nécessairement le besoin<br />

d’utiliser l’anglais, ou un semblant d’anglais. On crée le besoin. On anticipe le<br />

besoin. Le monde anglo-saxon ne nous l’impose pas, on s’acharne à faire croire<br />

que tout est nécessaire. Qu’est-ce qui est vital avant tout ! C’est sa culture<br />

originelle qu’il comporte de préserver. L’anglais est associé à la mondialisation<br />

par défaut comme jadis l’espagnol et le responsable est celui qui en abuse en<br />

faisant fi de ses origines. Les sociétés multinationales génèrent l’anglais par<br />

commodité parce qu’elles n’éprouvent pas le besoin de connaître la culture du<br />

pays exploité. A priori, ce ne sont pas les sociétés multinationales qui façonnent<br />

148


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

la vie parce qu’elles sont réductrices de l’intérêt qu’elles portent à la culture.<br />

Nous sommes responsables quelque part de n’avoir pas su nous affranchir à<br />

temps. L’organisation institutionnelle de la francophonie peut s’exprimer en<br />

français dans des conférences à l’ONU. Rien ne l’autorise dans les textes à<br />

l’usage unique de l’anglais. Les diplomates francophones peuvent rédiger des<br />

rapports en français et dialoguer si la volonté politique est mature. S’affirmer<br />

ainsi ne présente que des bienfaits pour la conscience francophone et le respect<br />

de l’autre. Pourquoi un tel abandon ? L’Amérique nous est familière, c’est une<br />

alliée et nous aurons toujours des liens de bon voisinage au-delà du mur de<br />

l’atlantique.<br />

Le monde arabo-musulman communique autrement. Le monde latinoaméricain<br />

communique autrement. Et l’Afrique, ce vaste continent inconnu,<br />

aux multiples facettes, est fragmentée en plusieurs espaces linguistiques.<br />

L’Éthiopie a plusieurs langues nationales et de dialectes. Cela ne constitue pas<br />

une contrainte, encore moins pour Djibouti. Cet espace est largement sous<br />

l’influence arabo-musulmane jusqu’à la périphérie yéménite et le monde des<br />

sultanats. La langue arabe est incontournable avec les langues minoritaires,<br />

cela n’a pas nui à l’introduction du français dans cette contrée. Curieusement,<br />

il y a une émulation pour l’apprentissage de cette langue comme si l’on pouvait<br />

établir une corrélation historique entre cette langue et l’implantation de la<br />

ligne de chemin de fer Djibouti- Addis-Abeba.<br />

Nous apprenons une langue parce que nous l’aimons. Il s’agit bien de sentiments<br />

et si c’est la contrainte qui l’emporte, son effet dévastateur réduit l’apport<br />

culturel à sa plus simple expression. On apprend l’anglais, le russe, l’arabe, le<br />

français… pour le respect mutuel des cultures. Si l’image d’une mondialisation<br />

nous exorcise fréquemment avec l’avancée de l’anglais comme un projet<br />

politique, la diversité linguistique n’est pas à ce point stérile, encore moins<br />

désarmorcée avec ses manifestations et ses velléités d’autonomie en marge d’un<br />

monde parfait. En témoigne la renaissance de nombreuses langues régionales<br />

en Europe, la combativité des cultures latino-indiennes devant l’espagnol.<br />

Au XVIe siècle espagnol, messianismes et millénarismes ont inculqué déjà des<br />

visions globales du monde en diffusant un imaginaire d’un continent à un autre<br />

avec quantité d’interprétations et de croyances. La mondialisation ibérique s’est<br />

appliquée à construire des imaginaires, mais entre les obsessions de parvenir à<br />

dominer un monde et le rapport à la puissance réelle, les conflits d’influence ne<br />

génèrent à long terme ni vainqueur, ni vaincu, mais des turbulences sans fin.<br />

« Les langues de la Monarchie, qu’il s’agisse du latin de l’église et du droit, de<br />

l’Italien des poètes, du castillan et du portugais des administrateurs, sont des vecteurs<br />

indissociables de la globalisation intellectuelle. ... La globalisation du latin, des langues<br />

ibériques et de l’Italien n’interdit pas l’évolution des langues parlées. Métissages,<br />

occidentalisation et globalisation sont des processus parallèles et simultanés qui se<br />

complètent autant qu’ils s’opposent ou se contrarient. Les langues parlées dans la vie<br />

quotidienne, à commencer par l’espagnol, subissent toutes les distorsions possibles....<br />

Tout comme les images métisses ne cessent de proliférer, les mots, les expressions se<br />

transforment, s’africanisent, s’indianisent, se créolisent. [...] » 3<br />

149


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

Ainsi, les langues de communication destinée surtout à l’échange entre les<br />

individus permettent de surmonter les barrières linguistiques, mais selon les<br />

contextes locaux, régionaux ou nationaux, les langues identitaires ne sont<br />

pas condamnées. Au cœur même de l’Amérique libérale, le bilinguisme est<br />

devenu de plus en plus une réalité notamment dans les quartiers des villes<br />

américaines comme New York où s’affichent l’anglais et l’espagnol. L’hindi et<br />

l’anglais sont répandus en Inde. Les langues dites impériales que sont surtout<br />

l’anglais, l’espagnol, l’arabe, le russe, le portugais et le français se distinguent<br />

parce que ce sont des flux de communication en usage et répandus dans des<br />

pays autres que le pays d’origine. Ce groupe de langues constitue des nœuds,<br />

des carrefours de la géographie spatiale des aires culturelles en puissance et ne<br />

contribue en rien à l’émergence de nouvelles identités, de dynamiques telles<br />

que le mandarin en Chine, le basque ou le catalan en Espagne, le swahili en<br />

Afrique orientale où le polonais qui va devenir une langue pivot des institutions<br />

européennes.<br />

Peut-on parler de dynamique du français et introduire le risque comme vecteur<br />

pour la promotion d’une culture ? Savoir prendre des risques, et l’histoire nous<br />

le rappelle inlassablement, en voici le témoignage d’un instituteur musulman,<br />

1924 – 1927 :<br />

[… ] J’ai été reçu au concours des bourses [… ]. Mon père est allé voir (pour<br />

demander conseil) le premier maître d’école coranique que j’avais eu. D’origine<br />

maraboutique, très pieux, il était retiré dans le douar. Il lui dit : « Gendouzek - c’est<br />

toujours ton élève - est à tes pieds - dis - lui quoi faire. » Ce bon vieux maître réfléchit<br />

et lui dit : « Ton fils sait assez de religion, il est inaltérable, et l’avenir est à la langue<br />

française. Fais - en un instituteur » et je suis allé en ville, au cours complémentaire, à<br />

la véritable école.<br />

Documents cités par F. Colonna, Instituteurs algériens : 1883 -1939, Presses de Sciences Po, 1975.<br />

Diversité, disparités, le monde connaît à la fois des replis identitaires et<br />

l’épanouissement d’autres cultures. Les turbulences politiques sont vieilles<br />

comme le monde et sont l’apanage de l’homme qui se cherche. Nous sommes<br />

une mosaïque culturelle avec nos traditions, nos coutumes, nos dogmes, nos<br />

cultes monothéistes ou polythéistes. Nous devons nous supporter.<br />

Pour un géographe, prenons une carte et observons. Le monde se divise<br />

pratiquement en six grands groupes : le monde africain, le monde arabomusulman,<br />

le monde latino-américain, le monde chinois, le monde européen<br />

et nord-américain et le monde indo-malais. La présence coloniale française a<br />

siégé pratiquement aux quatre points cardinaux du monde. Il n’est pas un point<br />

géographique vierge où la mémoire de la France ne s’affiche même dans les<br />

territoires de l’Antarctique austral.<br />

Ce n’est pas de l’orgueil. Au contraire, c’est la rencontre de l’étranger qui fait<br />

vivre la France. Point de regrets, point de frustrations, comme de par le passé,<br />

nous devons reconnaître certes nos erreurs coloniales, nos déchirements et<br />

aussi notre immense labeur dans la rencontre de l’étranger. L’apport culturel<br />

de la France n’est pas neutre, il faut lutter contre le repli identitaire, facteur<br />

de nationalisme et d’incohérences.<br />

150


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

À la question : Avons-nous une mission à remplir ?<br />

Combattre pour l’influence du français est un devoir, un respect pour sa propre<br />

identité, la mer n’a aucune limite spatiale, le français non plus. Nous devons<br />

engendrer une vision de notre existence conforme à nos ambitions. C’est-à-dire<br />

ne pas effleurer les problèmes à la surface sans chercher à les résoudre, mais<br />

persévérer avec le bon sens du droit pour assurer un avenir et se positionner en<br />

leader sur les théâtres d’opération extérieurs.<br />

Le français est un courant marin. Comme pour observer la mer, je cite :<br />

« aussi, depuis près de trente ans, l’homme a-t-il lancé des yeux dans le ciel pour<br />

qu’ils observent la mer. Ses yeux vont-ils se fermer ? On peut le craindre. Les satellites<br />

vieillissent. Si l’on ne décide pas à temps leur remplacement, le moment viendra où,<br />

faute de guetteurs, le guet s’interrompra. Des dizaines d’années d’efforts seront, pour<br />

partie, ruinées. La valeur d’une curiosité, c’est sa continuité. Et aussi son insatisfaction<br />

permanente : peut-on se contenter de guetter la surface de la mer sans s’acharner à explorer<br />

ses profondeurs ?<br />

L’utilité d’un œil, c’est la double capacité qu’à celui qui regarde de comprendre les<br />

informations reçues et d’en tirer les conséquences pour, au besoin, sonner l’alarme. » 4<br />

Regardons de plus près cette carte du monde :<br />

Sommes-nous prêts à moduler une politique culturelle cohérente, à investir les<br />

moyens qui s’imposent ? Le monde francophone, même en ébullition, nous est<br />

acquis, celui-ci constitue de plus en plus un attrait des autres nations pour une<br />

diplomatie de l’éthique. Et le reste, ce sont des mondes disparates où nous<br />

devons être présents. Posez une pierre, formez un être humain à notre culture,<br />

c’est reconnaître sa valeur, son existence, sa vie.<br />

Nous avons des liens culturels traditionnels avec l’Amérique. C’est notre voisin<br />

atlantique. Le monde asiatique est en ébullition et notre influence est largement<br />

préoccupante pour une population de plus de 1,5 milliard d’habitants.<br />

Le sous-continent indien est une puissance en gestation. L’espace islamique<br />

entre identités, souveraineté limitée et conflits partisans regorge de vitalité,<br />

notamment une population jeune. L’Iran doit être reconsidéré dans cette partie<br />

du monde. L’Afrique multiple n’en finit pas de surprendre par sa capacité<br />

d’adaptation aux risques et de générer une nouvelle renaissance. Cette Afrique<br />

est pleine de mystères pour celui qui sait observer et dispose d’un potentiel<br />

sans limites. L’avenir de la France est ailleurs pour épouser cette mosaïque<br />

culturelle. Un syncrétisme culturel où peuvent cohabiter sans heurts des<br />

populations issues de la colonisation et de l’immigration.<br />

Dans cette turbulence géopolitique, un élément semble déterminant et<br />

prometteur pour rassembler les êtres humains en éliminant les obstacles<br />

culturels pervers vers un monde plus humanisé. Et cela vous l’observez<br />

partout, c’est la place de la femme dans la société des hommes. Le mouvement<br />

d’émancipation de la femme contient en elle une synergie capable de lutter<br />

contre les violences physiques, l’esclavage, les inégalités, l’injustice. Cette<br />

femme que l’on trouve partout combat pour le droit à l’instruction. 75 % des<br />

femmes étaient analphabètes à Djibouti et l’essor du mouvement associatif<br />

contribue toujours à faire évoluer une société. Sans prétention, nous pouvons<br />

engager des actions de formation et d’apprentissage de la langue française<br />

151


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

en parfaite symbiose avec l’émancipation des femmes. Un jour, ces femmes<br />

deviendront des cadres de l’économique et du politique et porteront en estime<br />

la langue qu’elles ont apprise ici et là.<br />

L’institution : un partenaire impliqué ?<br />

Enseigner une langue, former un personnel, créer un institut ou bien fermer un<br />

établissement culturel, tout cela, ce n’est pas seulement et simplement une<br />

décision administrative. C’est un acte politique. Aussi, l’influence du français<br />

à l’étranger dépend largement du corps diplomatique et de sa volonté d’en<br />

faire un outil de négociation. Or, c’est souvent le règne des apparences qui<br />

l’emportent. La diplomatie peut-elle être audacieuse pour le français ?<br />

Dans ce cas de figure, la personnalité du chef de mission est primordiale pour des<br />

relations cordiales. Rien n’empêche à la diplomatie d’être audacieuse pour la<br />

réputation d’une culture au lieu de se cantonner à une simple représentation, à la<br />

peur de la sanction diplomatique ou aux rituels des conduites de comportement<br />

qui nuisent à la qualité de la mission.<br />

Rien n’oblige les entreprises françaises à avoir recours le tout à l’anglais, le<br />

bilinguisme peut aussi devenir une règle. Elles ont, elles aussi, un rôle capital<br />

dans la diffusion de la langue française et du prestige de cette langue.<br />

Je cite : « ... Les utilisateurs de nos postes (industriels banquiers, hauts fonctionnaires<br />

d’autres administrations), soulignent que l’ambassadeur et ses collaborateurs peuvent<br />

jouer un rôle décisif pour les intérêts français quand ils bénéficient des introductions que<br />

leur assure un comportement dynamique. Cette capacité d’intervention peut devenir<br />

essentielle dans les pays où les autorités sont impliquées dans la direction de l’économie.<br />

C’est en règle générale, le cas dans le Tiers-monde où la France doit être représentée par<br />

des fonctionnaires de qualité. » 5<br />

Alors, tout n’est qu’apparence ou désillusion ! La sincérité peut-elle avoir un<br />

prix ? Cette logique du paraître, ce repli sur la représentation, cette pesanteur<br />

hiérarchique illustrée par le télégramme diplomatique ou l’usage du secret<br />

alors que le pouvoir est ailleurs, entretiennent un conformisme, une incapacité<br />

à agir en temps réel. Travailler pour de projets fiables nécessite une grande<br />

concentration de l’esprit, un engagement personnel où l’on n’a que faire des<br />

querelles de postes, des anecdotes telles que l’égarement de télégrammes<br />

diplomatiques au secret dévoilé.<br />

Je cite : « le dilemme entre « la distance de l’enceinte de la personne » et « la<br />

communion avec autrui », se pose en termes concrets aux ambassadeurs. Ceuxci<br />

modèrent à la fois leur engagement et leur distanciation, construisent leur<br />

attitude en fonction des contours de leur civilité et de leur rôle institutionnel.<br />

Ils évitent les audaces ou les actes trop pondérés au prix d’un certain sacrifice<br />

de soi, d’une part de modération de leur caractère. 6<br />

Faire de la grande politique, c’est savoir écouter les doléances de ce monde<br />

où la culture française doit être un service pour l’exportation du savoir en<br />

le transmettant à ceux qui ne possèdent pas. Il est facile de détruire, il est<br />

difficile de reconstruire. Nous devons reconsidérer l’institution française et son<br />

réseau culturel. Mais que faire s’il n’y a pas de volonté politique !<br />

Une volonté politique, c’est une décision politique qui relève d’un cabinet<br />

152


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

opérationnel structuré en réseau, un cadre administratif policé pour l’intérêt<br />

général, c’est déjà faire la révolution. Il faut pourtant rassembler toutes ses<br />

énergies éparpillées ici et là pour unir des moyens indispensables à une gestion<br />

saine des ressources humaines.<br />

Y a-t-il autant d’intérêts partisans en jeu pour ne plus être en mesure de remplir<br />

sa mission ?<br />

Les réformes s’imposent à un moment donné dans la vie d’une institution. Il ne<br />

suffit pas d’entreprendre des coupes budgétaires pour insuffler une nouvelle<br />

politique. Toute politique réfléchie nécessite un investissement financier<br />

adapté aux circonstances. Tout le monde se prête à dire que le réseau culturel<br />

français est la fierté de la France. Tout le monde est bouffi d’orgueil de cette<br />

toile d’araignée qui ne forme pas un réel réseau, mais une structure pyramidale<br />

à pouvoir hiérarchisé.<br />

Première objection : L’institution ne peut pas être rentable dans une structure<br />

hiérarchisée où le pouvoir se concentre souvent dans la main d’un seul. Il faut<br />

alors diluer le pouvoir au risque de compromettre, de mettre à jour des formes<br />

d’incompétence. Le principe hiérarchique nuit à la qualité du travail, mais<br />

constitue en revanche un refuge pour les conservateurs et le carriérisme qui<br />

ne nécessite aucun risque. La structure en réseau de type horizontal avec la<br />

coresponsabilité répond alors aux enjeux de notre société.<br />

Deuxième objection : Une institution vit de son personnel. C’est dire<br />

l’importance du recrutement de cadres et d’employés ayant le sens de l’intérêt<br />

général. Dans bon nombre de cas, c’est le carriérisme qui l’emporte, le réflexe<br />

corporatiste. Les intrigues, les querelles amenuisent la qualité du travail. Une<br />

vision de l’ordre, une organisation administrative souple, flexible s’impose<br />

avec des cadres compétents, une formation adéquate, des missions clairement<br />

définies avec l’obligation de résultat.<br />

Un partage de responsabilité du recrutement s’impose entre plusieurs ministères<br />

au sein d’une commission regroupant les affaires culturelles, la Direction des<br />

Relations Européennes, Internationales et de la Coopération (DREIC) du ministère<br />

de l’Education, les Affaires étrangères ainsi que la présence de membres élus<br />

du Parlement (commissions culturelles). À ce stade, les autorités compétentes<br />

négocient alors la création de postes budgétaires incluant système de carrière<br />

et gestion souple de l’emploi sous forme de contrats pour l’efficacité de ce<br />

réseau francophone. Intégrité, professionnalisme et impartialité doivent guider<br />

l’agent dans la mission de service public.<br />

Un système de carrière similaire aux institutions européennes garantit une<br />

gestion de l’emploi souple à la condition qu’il faille respecter une certaine<br />

déontologie du service public. La mission à l’étranger doit répondre à des<br />

règles de gestion spécifique pour valoriser les compétences et les parcours<br />

professionnels des agents. Le contrat de travail de type communautaire selon<br />

le principe de la libre circulation des personnes devra plus tard se généraliser<br />

dans le droit de la fonction publique en donnant la possibilité à l’agent d’être<br />

affecté sur un emploi en reconnaissant le mérite et sans le léser dans ces droits<br />

selon la règle de l’équivalence des expériences professionnelles.<br />

153


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

Troisième objection : la formation au management public. Le personnel est<br />

rarement formé. Rien ne s’invente, tout est formation. Alors que la société<br />

s’informatise, que des Etats soient équipés en technologies de l’information<br />

de dernière génération, capable de créer un gouvernement virtuel, les postes<br />

du réseau sont encore sous-alimentés. L’emprise de l’informatique est telle<br />

qu’il faut imposer au personnel l’acquisition d’un titre de compétences<br />

en technologies de l’information. Cela existe, l’ECDL 7 est une certification<br />

de compétences informatiques acquises en formation continue ou par<br />

autoformation, reconnue dans le monde entier. Dans la même perspective,<br />

savoir présenter une programmation annuelle budgétaire en parfaite harmonie<br />

avec les besoins locaux permettra d’atteindre les objectifs fixés par le poste.<br />

Cela suppose faire l’état des lieux et engager si nécessité il y a, la responsabilité<br />

de l’agent, eu égard des dépenses budgétaires.<br />

Le secteur culturel est la reproduction des excès de la fonction publique, une<br />

administration centralisée qui est étrangère à la performance, au mérite des<br />

agents et à la responsabilité dans un contexte de morosité, d’injustices sociales et<br />

de crise d’un modèle social. La conception figée du service public prive le citoyen<br />

de services compétents et cela se répercute sur la représentation française à<br />

l’étranger. Bien que la maîtrise des dépenses publiques soit indispensable pour<br />

assainir les finances, la méthode, l’authenticité du fonctionnaire sont des vertus<br />

propres à la manière de servir notamment en cours de mission. Cela implique<br />

quelques règles de confiance et d’entente cordiale telles que :<br />

- Le respect mutuel : Que pouvons-nous entendre par « respect mutuel»?<br />

Il s’agit d’établir une règle de conduite pour pouvoir mieux évaluer les<br />

besoins. La langue française est le premier ambassadeur pour les services de<br />

représentation de notre pays, une confiance mutuelle doit s’établir et sans<br />

équivoque notamment dans la remise des lettres de créance. «Respect» signifie<br />

aller à l’encontre de l’autre, de son patrimoine, de sa langue, de son histoire.<br />

Les actes de la correspondance peuvent se faire dans la langue du pays hôte<br />

sans l’usage abusif de l’anglais, avec l’appui de traducteurs assermentés. Non<br />

seulement, nous respectons et portons en estime une autre culture ; par cet<br />

investissement, nous pouvons obtenir des retombées pour la compréhension de<br />

nos systèmes de pensée et la motivation pour l’étude du français. C’est donc<br />

une question d’éthique.<br />

- Des conventions de coopération : Trois axes majeurs peuvent être élaborés<br />

pour définir des conventions, formalisées par le droit.<br />

Premier point : des actes juridiques qui permettent de légaliser des négociations<br />

entre postes et pays hôte. Être en possession d’informations fiables sur la<br />

situation du pays, c’est-à-dire le renseignement rare qui permet par la suite<br />

de se positionner et d’avoir des arguments juridiques pour justifier son action.<br />

Prenons l’exemple du traité d’amitié franco-estonien signé en 1993 entre le<br />

Président M. F. Mitterrand et son homologue estonien M. L. Meri. Ce traité<br />

judicieux avait la particularité de poser les bases d’une coopération linguistique<br />

en vertu de l’article 8.<br />

154


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

Extrait :<br />

Dans le cadre de l’article 8 du Traité d’entente, d’amitié et de coopération entre<br />

la République d’Estonie et la République française du 26 janvier 1993 relatif à<br />

l’engagement de favoriser la formation continue des enseignants de français avec une<br />

importance particulière aux formations linguistiques, qui constituent un préalable<br />

nécessaire à des actions de coopération durable et conformément aux dispositifs du<br />

projet “ Mise en place d’un réseau de formateurs pour les enseignants de français<br />

dans les Républiques de Lettonie, de Lithuanie et de l’Estonie ”, entre le Ministère de<br />

l’Education de la République de l’Estonie et l’Ambassade de France en Estonie (nommés<br />

par la suite – les deux Parties) il a été convenu ce qui suit :<br />

Objet de la Convention<br />

Préparer des formateurs dans le domaine de l’enseignement du français et assurer<br />

aux enseignants de français la possibilité de développer leurs compétences<br />

professionnelles.<br />

… Le ministère estonien de l’éducation, Département de la politique linguistique<br />

analyse les besoins des enseignants de français en matière de formation continue et<br />

présente au Coordinateur du projet avant le début du mois d’avril de chaque année des<br />

recommandations à prendre en compte pour l’élaboration des programmes de formation<br />

continue pour les enseignants de français.<br />

…<br />

Deuxième point : des actes juridiques qui confortent la position des organisations<br />

francophones. Les partenaires institutionnels francophones sont largement sousestimés<br />

dans la politique linguistique des postes. Ils disposent d’une logistique<br />

et d’un réseau qu’il convient d’exploiter à des fins de bonne gouvernance.<br />

Troisième point : des actes juridiques qui formalisent le cadre des programmes<br />

européens de formation et d’éducation. L’UE (réseau Eurydice et agences de<br />

droit public) est un vaste chantier qui dispose de projets culturels avec un<br />

appui financier pour l’intégration des nations, la formation de la jeunesse à la<br />

citoyenneté.<br />

- Le tissu associatif non contraignant : Améliorer les performances du français<br />

suppose des investissements dans les technologies de l’information et de la<br />

communication pour pouvoir accéder aux sources de l’information francophone.<br />

Des progrès considérables ont été réalisés dans ce domaine. C’est le cas en<br />

Afrique après la décision de certains Etats d’abaisser les droits de douane<br />

concernant l’entrée des produits technologiques. Cela a permis de renforcer<br />

les biens d’équipement à usage domestique. L’accès aux sites Internet peut<br />

se révéler être un élément fédérateur pour la francophonie et un stimulant<br />

pour découvrir les mondes francophones si variés. Le tissu associatif, composé<br />

de microsociétés, les alliances françaises et toute organisation sporadique qui<br />

se créée avec en commun l’attache au français sont largement représentatifs<br />

d’un monde dynamique. L’organigramme du réseau culturel français et de ses<br />

composantes est une masse critique dont la qualité ne peut pas se mesurer<br />

aux résultats obtenus ou escomptés. La contrainte administrative l’emporte au<br />

détriment de la productivité. Le monde associatif répond de loin aux exigences<br />

d’un encadrement et d’un enseignement du français en termes de souplesse,<br />

d’initiative, de simplicité et de brièveté dans la prise de décision.<br />

155


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

- Un appui à la traduction : Globalement, les programmations budgétaires<br />

disposent de moyens matériels pour un appui à la traduction. C’est une nécessité<br />

d’affirmer une politique du livre parce que celui-ci a une valeur symbolique.<br />

Traduire un ouvrage français dans une langue étrangère ou inversement un<br />

ouvrage étranger en langue française stimule la création. Dans le domaine<br />

de l’enseignement, cela fait largement défaut et c’est dommageable pour la<br />

diffusion du français. En effet, l’enseignement proposé du français se fait à partir<br />

de manuels français édités par des maisons d’édition françaises bien connues<br />

puisqu’elles se partagent le marché de l’édition notamment à l’étranger. Pour un<br />

poste, la contribution financière dans le renouvellement des stocks d’ouvrages,<br />

la passation de commandes à destination des établissements d’enseignement est<br />

considérable et ampute sérieusement le dispositif, les projets et les objectifs<br />

à atteindre, faute de moyens. Et cela, sans considérer les pertes, les ouvrages<br />

périmés. Il ne s’agit pas de réduire les stocks pour priver les établissements<br />

étrangers qui par ailleurs sont attentifs au livre et à sa valeur. Au lieu de se<br />

référer aux ouvrages des grandes maisons d’édition qui ne correspondent pas<br />

toujours aux besoins exprimés par les pays demandeurs, il pourrait y avoir<br />

des coopérations bilatérales avec une contribution financière entre le pays<br />

demandeur et le poste pour la création de manuels locaux bilingues. Une telle<br />

initiative a vu le jour en Estonie avec la création d’un manuel franco- estonien<br />

à l’usage du français précoce. Non seulement, l’investissement est rentable, la<br />

charge financière est considérablement réduite pour le poste et l’enseignement<br />

correspond à un réel besoin. Une telle dynamique peut se développer dans<br />

d’autres disciplines comme récemment l’introduction d’un manuel d’histoire<br />

franco-allemand. Une telle mutation devrait faire réfléchir ceux, pour qui le<br />

français, ne nécessite aucune implication, voire un désintéressement de son<br />

identité.<br />

- La coopération renforcée entre postes : Dans bien des cas, les postes<br />

exercent une souveraineté qui à défaut peut nuire à la volonté de coopérer<br />

entre partenaires. Au lieu de formuler un repli, le corollaire de la défensive,<br />

le travail en réseau permettrait de mieux cibler les besoins et de faire des<br />

économies d’échelle. À cela, les postes, les instituts culturels appliquent une<br />

souveraineté partagée avec leurs homologues dans des projets transnationaux,<br />

transfrontaliers. Jusqu’à présent, une telle initiative avait été déployée dans le<br />

monde baltique avec la création d’une convention de formation des professeurs,<br />

des formateurs des pays baltes. Dans cet esprit, la création d’une revue<br />

francophone du monde baltique avec la coopération du monde scandinave,<br />

de l’Islande et du proche étranger témoigne de l’efficacité de partenaires<br />

convaincus des bienfaits de la langue et de la culture françaises.<br />

Par le jeu des échanges culturels, c’est-à-dire l’harmonisation des missions et des<br />

programmes de formation, les capacités financières peuvent s’améliorer pour<br />

mieux s’investir dans d’autres projets. La rationalisation des choix budgétaires<br />

drastiques ne s’impose donc pas nécessairement quand il y a une émulation<br />

humaine pour valoriser le capital et dégager par la suite des multiplicateurs de<br />

bénéfices.<br />

La diffusion du français y gagnerait en qualité et en reconnaissance auprès de<br />

l’étranger.<br />

156


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

Par ailleurs, si le français est bien perçu comme langue de culture, elle est mal<br />

perçue comme langue de travail. Cette constatation est d’autant plus forte<br />

depuis l’adhésion de nouveaux pays à l’Union européenne. Que fait l’Union<br />

européenne dans ce domaine ?<br />

Quelle est la perception des agents européens ? Le français a-t-il encore une<br />

chance ?<br />

C’est en tout cas, un réel défi qui ne relève pas seulement de bons sentiments,<br />

mais d’une volonté ferme pour maintenir cette langue en compétition avec les<br />

autres langues pivots.<br />

Les statistiques de l’Union européenne montrent en règle générale, un recul<br />

de la langue française dans les documents de travail au bénéfice de l’anglais.<br />

Mais, cela dépend du type d’institutions. Si la Commission européenne, le<br />

Conseil européen sont plutôt laxistes et cela dépend aussi fortement du pays<br />

de la présidence de l’Union, la Cour de justice des Communautés reste, quant<br />

à elle, fortement attachée à l’usage du français juridique, pilier du droit<br />

communautaire et de la construction politique de l’Union. Le français est donc<br />

important. Alors que la tendance porte à dire que depuis l’adhésion des pays<br />

d’Europe centrale et du Nord, il y a une progression de l’anglicisme, en même<br />

temps, le français est aussi une préoccupation majeure pour les nouveaux<br />

agents recrutés où l’usage de cette langue fait défaut. C’est notamment le cas<br />

des traducteurs et des interprètes. Dans bien des cas, les divisions linguistiques<br />

des institutions manquent de professionnels devant la masse de documents à<br />

traduire dans des délais raisonnables.<br />

Au Parlement européen, les commissions de travail ont soulevé un aspect<br />

technique d’ordre linguistique dans la rédaction des documents. Les députés<br />

dont beaucoup de membres des nouveaux pays se sentent investi d’une forme<br />

d’obligation d’utiliser l’anglais au détriment de leur langue maternelle pour<br />

rédiger les rapports, les amendements. Cela a des conséquences en termes<br />

de productivité de travail, d’une part, la qualité des rapports et d’autre part,<br />

la traduction en bonne et due forme. En effet, les traducteurs peuvent être<br />

confrontés à un document de mauvaise qualité, rédigé par un député dont sa<br />

langue n’est pas l’anglais. Mais cela vaut pour un traducteur anglais qui traduit<br />

un document anglais rédigé par un non-angliciste. Les conséquences sont<br />

fâcheuses parce que les délais de traduction ne sont plus respectés alors que<br />

le bon sens, le principe seraient qu’un député puisse rédiger un document dans<br />

sa langue maternelle, document facilement traduit en français ou en anglais<br />

par des traducteurs compétents et des réviseurs. Cette forme d’incohérence<br />

a tendance à devenir la règle. La tâche des services de traduction en serait<br />

simplifiée dans le respect mutuel des langues si chacun se prenait à rédiger<br />

dans sa langue pour se faire comprendre.<br />

Les langues pivots sont certes l’anglais, le français, l’allemand et demain le<br />

Polonais. C’est déjà une simplification des données pour se faire comprendre<br />

sans omettre le respect des autres langues. Tout cela a un coût financier.<br />

Bien qu’une convention ait été signée entre les pays francophones de l’Union<br />

pour la diffusion du français et la formation du personnel des institutions,<br />

une politique commune pour le français peut-elle constituer une réponse<br />

157


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 143-159<br />

Laurent Pochat<br />

aux enjeux culturels ? Aucune certitude, aucune assurance. L’éducation, la<br />

formation pour adultes sont de la compétence des Etats selon l’application<br />

du principe de subsidiarité. Il n’y a pas de politique européenne en matière<br />

d’éducation et de formation, mais un assemblage de politiques disparates des<br />

Etats. En l’occurrence, ce sont donc des politiques nationales qui dépendent de<br />

l’intérêt des Etats. Quelques Etats ont mis en place des politiques de formation<br />

aux langues pour leur personnel. C’est le cas de l’Estonie où la maîtrise du<br />

français est indispensable pour occuper des fonctions importantes à l’étranger.<br />

Si politique commune, il y avait, ce serait une politique commune des langues<br />

pivots.<br />

Toutefois, la Commission européenne souligne la nécessité de faire des efforts<br />

en matière d’éducation et de formation pour atteindre les objectifs définis à<br />

Lisbonne. Le rapport annuel de la Commission européenne sur les progrès vers<br />

les objectifs de Lisbonne dans l’éducation indique que les systèmes d’éducation<br />

et de formation européens sont insuffisamment adaptés à l’évolution du<br />

contexte mondial.<br />

Par exemple, la plupart des étudiants de l’UE n’apprennent pas au moins<br />

deux langues étrangères depuis leur plus jeune âge, ainsi que l’a demandé le<br />

Conseil européen de Barcelone en 2002. Dans les États membres, la moyenne<br />

des langues étrangères enseignées par élève n’est, respectivement, que de<br />

1,3 et de 1,6 dans l’enseignement général secondaire premier et deuxième<br />

cycle. M. Ján Figel’, membre de la Commission européenne responsable de<br />

l’éducation et de la formation, a déclaré que “L’éducation et la formation sont<br />

indispensables pour atteindre les objectifs fixés en 2000 par le Conseil européen<br />

de Lisbonne. En conséquence, les États membres ont convenu de travailler<br />

à l’établissement d’objectifs communs pour leurs systèmes d’éducation et<br />

de formation et de suivre leurs progrès par rapport à un ensemble de cinq<br />

critères de référence qui sont les bases de l’amélioration de l’éducation et<br />

de la formation en Europe. D’autres efforts urgents s’imposent évidemment<br />

pour atteindre les cinq critères de référence d’ici 2010.” Le commissaire a<br />

conclu que “Sans une amélioration des systèmes d’éducation et de formation<br />

et une participation plus large à ces systèmes, la compétitivité de l’Europe ne<br />

pourra pas progresser. L’investissement dans le capital humain est donc très<br />

nettement un investissement vital dans l’avenir de l’Europe.”<br />

16 mai 2006 Bruxelles<br />

La connaissance de plusieurs langues est un objectif à long terme, mais cela<br />

est intrinsèquement lié à l’emploi. Or, la précarité de l’emploi que l’on offre<br />

aux jeunes générations ne remettrait-elle pas en cause la motivation même si<br />

le niveau des connaissances linguistiques s’améliore et que la proportion de<br />

ceux qui maîtrisent l’anglais et l’espagnol augmente de quatre points et la<br />

proportion de ceux qui parlent très bien le français et l’allemand augmente de<br />

respectivement trois et deux points d’après les conclusions de l’eurobaromètre<br />

de février 2006.<br />

L’Union européenne élabore des programmes d’éducation et de formation,<br />

propose une ligne directrice, mais les Etats sont maîtres du jeu. Il semblerait<br />

nécessaire que les institutions françaises redéfinissent la politique européenne<br />

158


Voyages au cœur de l’incertitude<br />

Réflexions d’un ami du français<br />

et ne sous-estiment pas leur rôle au sein des institutions européennes, le<br />

français en serait renforcé. Après tout, nous avons des traditions qui doivent<br />

nous pousser au-devant de la scène internationale.<br />

Le français est donc par essence dynamique.<br />

Notes<br />

1<br />

Abd Allâh, né trois ans avant l’Hégire (en 619 de l’ère chrétienne), était le fils d’Al-’Abbas, un des<br />

oncles du Prophète.<br />

2<br />

Territoire français des Afars et des Issas.<br />

3<br />

Gruzinski, Serge. 2004. Les quatre parties du monde, Editions de La Martinière.<br />

4<br />

Orsenna, Erik. 2005. Portrait du Gulf Stream, Editions du Seuil, p. 110.<br />

4<br />

MAE.1987. Rapport de la commission de réforme et de modernisation, Viot, Paris.<br />

5<br />

Kingston de Leusse, Meredith.1998. Diplomate, L’Harmattan, p. 118.<br />

6<br />

Permis de conduire informatique européen.<br />

Bibliographie<br />

Bordes-Benayoun, Chantal, Schnapper, Dominique. 2006. Diasporas et Nations, Paris,<br />

Odile Jacob.<br />

Brzezinski, Zbigniew. 1997. Le grand échiquier, Paris, Bayard Editions.<br />

Chagnollaud, Jean-Paul.1997. Relations internationales contemporaines, Paris, Logiques<br />

Politiques, L’Harmattan.<br />

Mondialisation et Inégalités, « Francophonie et démocratie dans le monde », Questions<br />

internationales, la documentation française, n°22 nov.-déc. 2006.<br />

Wolton, Dominique. 2006. Demain, La Francophonie, Paris, Editions Flammarion.<br />

159


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

Docteur en Sciences du Langage et<br />

Didactologie des Langues et des Cultures<br />

Résumé : La postérité commence enfin à réhabiliter Habib Bourguiba.<br />

Il fut, en effet, un moderniste fervent. Ses opinions sur la femme,<br />

la religion et la culture offusquèrent ses contemporains, notamment<br />

les membres du MTI 1 qui voyaient en lui un dictateur non croyant. A<br />

travers le rôle de Bourguiba dans le projet de Communauté Organique<br />

partagé avec Senghor, Diori et les autres chefs d’État de l’Afrique<br />

occidentale, nous tenterons de montrer que les discours prononcés<br />

lors du « pèlerinage » de 1965 (en Afrique et au Moyen-Orient)<br />

révèlent un homme profondément pacifiste dont la pensée s’inscrit<br />

dans une dimension universaliste. Cet universalisme n’avait aucune<br />

ambition hégémonique mais visait simplement à « donner du liant »<br />

entre les hommes pour ouvrir un espace de compréhension, d’amitié<br />

et d’amour. Sa politique interculturelle, voire transculturelle, et sa<br />

volonté de réunir les âmes et les cœurs, sont donc des principes que<br />

l’on retrouve au cœur de la réflexion philosophique contemporaine.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Abstract : Posterity is finally rehabilitating Habib Bourguiba. He was actually<br />

an ardent modernist. His opinions concerning women condition, religion and<br />

culture offended some of his contemporary society, specially the MTI members<br />

who considered him as a dictator and a faithless Muslim. We’ll try to show,<br />

by the organic community, a project in deal with Senghor, Diori and some<br />

other presidents of West Africa, that Bourguiba’s discourses delivered in 1965<br />

in Africa and Middle-East, reveal a deeply pacifist man whose thinking tells a<br />

universalistic dimension. This Universalism had not any hegemonic ambition,<br />

but simply linking developing between human beings al over the world. In the<br />

same way, that ambition makes possible comprehension, friendship and love.<br />

The intercultural and even transcultural Bourguiba’s politic, his will-power to<br />

joint together spirits and hearts, are values that we can find deep in the actual<br />

philosophical thinking.<br />

Mots-clé : Analyse du discours politique, Francophonie, Didactologie des<br />

Langues-Cultures.<br />

161


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

Introduction<br />

La pensée universaliste fonde ses origines au plus profond des siècles passés.<br />

Déjà au 16 ème siècle, Charles VIII, Louis XII et François I er furent parmi les<br />

principaux rois dont les rêves de notoriété s’accompagnèrent d’une illusion<br />

sur « la concorde universelle ». Cette illusion, en opposition au pragmatisme<br />

de Machiavel, fut soutenue par des humanistes français et des adulateurs<br />

d’Érasme. Chez Charles Quint ou François Ier, la question de la concorde<br />

s’identifie souvent à l’attrait pour une « monarchie universelle » dans laquelle<br />

la propension à l’unité est basée sur une adhésion forcée. Mais à l’époque,<br />

l’allégeance à la religion était toujours présente puisqu’il s’agissait de former<br />

une chrétienté unie contre l’empire ottoman. Ce n’est là qu’un versant trop<br />

négativement ambitieux de la concorde universelle, thèse qui sera réitéré par<br />

d’autres personnalités dans l’histoire des hommes.<br />

Ainsi, au milieu du 20 ème siècle et suite à une ère de décolonisation progressive<br />

dans plusieurs pays d’Afrique et du Moyen-Orient, certains révolutionnaires<br />

sont alors passés d’un nationalisme exacerbé à un esprit de communion et de<br />

paix avec l’ancien colonisateur en tant que partenaire actif. Habib Bourguiba<br />

et Léopold Sédar Senghor en étaient de parfaits exemples. Ils ont fondé avec<br />

Hamani Diori l’A.C.C.T - aujourd’hui Agence pour la Francophonie- comme un<br />

espace de rencontres où les hommes peuvent enfin coopérer en respectant<br />

leurs diversités. Quel a été le rôle de Bourguiba dans ce projet ? Quelle pensée<br />

se dégage des nombreux discours prononcés à l’occasion des deux tournées<br />

moyen-orientale ( mars et avril 1965)et africaine (novembre-décembre de la<br />

même année) ?<br />

Habib Bourguiba, partisan actif de la coopération universelle<br />

Habib Bourguiba fut certes un nationaliste révolutionnaire, mais il s’est<br />

transformé vers les dernières années de son pouvoir en tyran. Cette dernière<br />

figure associée à celle d’un président étouffant son peuple, effaça radicalement<br />

une autre image, peu reconnue et peu visitée, celle d’un humaniste pour qui<br />

les hommes doivent accomplir leur unité dans la complexité. Cette rencontre<br />

entre l’Afrique, l’Orient et l’Occident est un moyen de nouer des relations non<br />

seulement au niveau économique, mais aussi et surtout culturel.<br />

Le 26 novembre 1965 à Dakar, il insistait sur les vertus de la coopération entre<br />

peuples « les échanges seront plus nombreux, ce qui nous permettra de mieux<br />

nous connaître, de mieux nous comprendre et de renforcer par là, même<br />

notre amitié » 2 Cette déclaration met en valeur trois mots résumant la pensée<br />

philosophique de Bourguiba qui trouve son origine dans les courants culturels et<br />

littéraires du 19 ème siècle, époque d’une jeunesse européenne révolutionnant<br />

les mœurs de son temps : Bourguiba, romantique et pragmatique à la fois,<br />

réalise sa pensée humaniste. Nous allons donc en rappeler, sans exagération,<br />

la profondeur. Pour résumer, il s’agit de mieux se connaître, de mieux se<br />

comprendre et ainsi de construire et consolider une amitié.<br />

162


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

Connaissance, compréhension et amitié<br />

Influences discursives<br />

Dans son discours Se mieux connaître pour se mieux aimer, Bourguiba pose<br />

la pierre angulaire de toute relation humaine. La connaissance de l’autre<br />

dépend de la volonté de l’homme à aller vers l’autre. Au-delà des obstacles,<br />

il s’agit de comprendre que l’on se construit par le contact avec l’autre. Les<br />

hommes se définissent par ce rapport intrinsèque qui les unit et désunit à la<br />

fois. La connaissance de l’autre est en relation avec la question du sujet telle<br />

posée en philosophie : quelle fonction joue autrui dans la structuration de ma<br />

conscience ? N’est-ce pas par le rapport à l’autre que je me trouve et me<br />

construis ? Ce rapport n’est pas toujours basé sur l’entente, au contraire, il<br />

se créé dans la différence, c’est-à-dire dans le conflit qui est paradoxalement<br />

et nécessairement constructeur- destructeur, même si certains refusent de le<br />

reconnaître. Le relations entre les hommes débute ainsi, soit par un malaise,<br />

soit par une familiarité, éprouvés au contact des autres. C’est dans ce dernier<br />

sens que l’on comprend Bourguiba lorsque, arrivé au Sénégal, il sens comme<br />

un air de famille « Je ressens tout l’honneur et tous le plaisir que me procure<br />

cette visite. C’est avec joie que pour la première fois je foule le sol du Sénégal.<br />

Je vous dirai qu’à peine débarqué d’avion, je me suis senti, avec tous ceux<br />

venus m’accueillir, un air de famille. J’ai comme l’impression d’être chez moi,<br />

au milieu de ce brave peuple sénégalais que nous aimons… » 3 . Cette pensée<br />

prend sa source dans celle d’Aristote pour qui l’ami est un intermédiaire dans<br />

la connaissance de soi, il avoue lui-même la difficulté que l’on peut avoir à se<br />

connaître, mais souligne aussi le plaisir que l’homme ressent à l’issue de cette<br />

quête personnelle :<br />

« Apprendre à se connaître est très difficile… et un très grand<br />

plaisir en même temps (quel plaisir de se connaître !) ; mais nous<br />

ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes à partir de nousmêmes<br />

: ce qui le prouve, ce sont les reproches que nous adressons<br />

à d’autres, sans nous rendre compte que nous commettons les<br />

mêmes erreurs, aveuglés que nous sommes, pour beaucoup d’entre<br />

nous, par l’indulgence et la passion qui nous empêchent de juger<br />

correctement. Par conséquent, à la façon dont nous regardons<br />

dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous<br />

voulons apprendre à nous connaître, c’est en tournant nos regards<br />

vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu’un ami<br />

est un autre soi-même. Concluons : la connaissance de soi est un<br />

plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre<br />

qui soit notre ami ; l’homme qui se suffit à lui-même aurait donc<br />

besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même » 4<br />

Aristote désapprouve donc l’égocentrisme basé sur une connaissance directe<br />

de soi. En effet, c’est une entreprise ardue, qui plonge l’homme dans sa<br />

solitude. L’ami est donc un alter ego miroir de soi-même et permettant de se<br />

connaître. Ainsi, et comme le souligne Bourguiba à l’instar d’Aristote, l’amitié<br />

est une expérience privilégiée conduisant à la conscience personnelle et à la<br />

163


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

représentation de soi-même. La connaissance des autres est essentielle car<br />

elle ouvre l’esprit sur la diversité. C’est ce que soulignait déjà Montaigne dans<br />

le chapitre XXXI des Essais où il analyse la barbarie comme un préjugé de la<br />

coutume. Il donne l’exemple du Brésil, découvert à l’époque, et l’évoque par<br />

la foi d’un marin dont le naturel ne peut déguiser la vérité « Or, je trouve,<br />

pour mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation,<br />

à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est<br />

pas de son usage ; comme de vrai il semble que nous n’avons d’autres mire<br />

de la vérité et de la raison que l’exemple et idées des opinions des usages du<br />

pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police,<br />

le parfait et accompli usage de toutes choses » 5 . On appelle donc barbares les<br />

mœurs qui appartiennent aux étrangers, car c’est en les comparant à celles,<br />

parfaites, de son pays que l’on arrive à telle conclusion. Il s’agit d’une idéologie<br />

individualiste, limitée et incapable d’auto-éthique pour reprendre le terme<br />

d’Edgar Morin. Pour Lévi-Strauss, le barbare serait plutôt celui qui ne sait pas<br />

reconnaître l’humanité de l’autre, et Sartre n’affirmait-il pas qu’«autrui c’est<br />

le regard qui me révèle à moi-même » ? La connaissance de l’autre nécessite<br />

la compréhension qui est une seconde étape de toute relation humaine. Nous y<br />

voyons des influences discursives diverses datant de l’Antiquité gréco-latine et<br />

se prolongeant jusqu’à la modernité.<br />

Pourquoi cette nécessité de compréhension ? Et comment la réaliser ?<br />

Dans le même discours cité supra, Bourguiba explicite sa méthode personnelle<br />

pour la compréhension d’autrui : «Je suis persuadé que je connaîtrai davantage<br />

le Sénégal, quand je me mêlerai à son peuple, quand je rencontrerai ses<br />

représentants, quand je prendrai la parole devant l’Assemblée Nationale<br />

sénégalaise, et à l’Université ». La connaissance d’autrui implique une<br />

totale découverte. Qu’est-ce que la compréhension ? C’est pour Bourguiba la<br />

capacité de discernement que possède l’homme. Tout homme en est capable<br />

et ceux qui refusent de le reconnaître sont souvent aveuglés par eux-mêmes<br />

et par leur propre ignorance, notamment, des hommes d’État : ainsi la volonté<br />

d’hégémonie de Nasser ou de Mao, est soulignée dans un autre discours « je<br />

ne tiens pas moins au réalisme dans l’ordre des relations maghrébines,<br />

internationales. Dans ces domaines d’ailleurs, on m’accuserait volontiers ici<br />

ou là d’être imprudent. Pourquoi ? Je reconnais que cela peut s’entendre de<br />

plusieurs manières. Tantôt, c’est parce que je dis tout haut ce que d’autres<br />

pensent tout bas : on l’a vu lorsque j’ai abordé, au Moyen-Orient même, le<br />

problème de la Palestine et des relations entre Juifs et Arabes. Ce peut être<br />

aussi, dans une perspective voisine, parce que je dénonce l’hégémonie. Ce<br />

peut être chez les impérialistes bien sûr, ce peut être aussi chez tel pays frère<br />

qui voulait s’arroger la prérogative d’éclairer notre route, en tout cas de nous<br />

juger. Ce peut être aussi chez les Chinois.»<br />

Être capable de compréhension, comme l’a souligné Bourguiba, c’est d’abord<br />

chercher ce qui sépare les hommes afin de « dégager ce qui [les] unit ». Á<br />

ce propos, et dans le même esprit, Edgar Morin préconise une reconnaissance<br />

de l’incompréhension comme un seuil permettant à l’homme de dépasser ses<br />

préjugés et son dogmatisme.<br />

164


Il dit au tout début du chapitre « Éthique de la compréhension » : « L’incompré<br />

hension règne dans les relations entre humains. Elle sévit au cœur des familles,<br />

au cœur du travail et de la vie professionnelle, dans les relations entre individus,<br />

peuples, religions. Elle est quotidienne, omniprésente, planétaire, elle enfante<br />

les malentendus, déclenche les mépris et les haines, suscite les violences et<br />

accompagne toujours les guerres. Souvent, à l’origine des fanatismes, des<br />

dogmatismes, des imprécations, des fureurs, il y a l’incompréhension de soi<br />

et d’autrui » 6 .N’est-ce pas ici, que Bourguiba apparaît tout à fait visionnaire.<br />

La compréhension de l’autre comme une nécessité pour se saisir soi-même et<br />

se construire, le place parmi les humanistes de notre temps. Comment donc<br />

comprendre les autres ? Comment se comprendre soi-même ? Ce sont encore des<br />

questions humainement fondamentales. Bourguiba préconise un changement<br />

dans les mentalités et considère que l’homme est un être doué d’une grande<br />

force spirituelle : « toute ma vie, j’ai cru en la supériorité de l’esprit sur<br />

la matière » c’est d’ailleurs ce qui lui permet d’affirmer que l’homme peut<br />

s’engager dans la voie du progrès selon un processus de perfectionnement<br />

infini. La supériorité de l’esprit est placée dans une dynamique humaine.<br />

Compréhensions, incompréhensions, un mal nécessaire<br />

Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

Ainsi, Bourguiba a conçu l’homme comme une alliance de matière et<br />

d’esprit, de bien et de mal, en même temps qu’un être de raison capable<br />

de distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais, et d’adopter une conduite<br />

lucidement délibérée. C’est une sorte de dynamique des contraires qui sans<br />

être totalement destructrice, permet de dégager l’essentiel : être comme<br />

un autre. C’est une dichotomie, évoquée d’ailleurs par Edgar Morin dans La<br />

Méthode (particulièrement la 5 ème et la 6 ème ) sur la nature de l’homme comme<br />

un être de raison et de passion : homo sapiens sapiens et homo demens. La<br />

compréhension ainsi que l’incompréhension sont non seulement opposées mais<br />

aussi, évidemment, émergeant l’une de l’autre et vice versa. C’est dans la nature<br />

même de l’homme quelle que soit sa couleur, sa religion, son rang, ou encore<br />

sa fortune. Ces prédispositions à la compréhension comme à l’incompréhension<br />

émanent donc d’une capacité consubstantielle à l’humain, liée à sa réalité<br />

objective et subjective. La réalité objective, extérieure à soi, est en rapport<br />

avec le contexte et exige de l’homme discernement et observation intelligente<br />

des faits lorsqu’il est dans l’incompréhension. Edgar Morin parle dans le même<br />

sens de « compréhension objective » « (de cum-prehendere, appréhender<br />

ensemble) comporte l’explication (ex-plicar, sortir de l’implicite, délier).<br />

L’explication acquiert, assemble et articule données et informations objectives<br />

concernant une personne, un comportement, une situation, etc. Elle fournit<br />

les causes et déterminations nécessaires à une compréhension objective qui<br />

intègre ces données dans une appréhension globale ». 7<br />

Il faut donc comme le soulignait Bourguiba faire « prévaloir la raison et l’intérêt<br />

commun sur la passion, l’intérêt immédiat, les rancunes et les ambitions »,<br />

pour s’unir sans être animé par aucune arrière pensée dans son action et sans<br />

chercher à « imposer sa volonté ou son leadership ni en Afrique, ni au Maghreb,<br />

ni ailleurs ». Il apparaît donc que tout conflit est nécessaire dans l’émergence<br />

d’un équilibre qui sera lui-même précaire, car il se vouera aussi au désaccord<br />

165


avec une autre réalité et / ou opinion. C’est la boucle récursive qu’évoque<br />

Morin. Bourguiba s’est contenté de soulever le problème et de l’analyser dans<br />

la perspective rousseauiste du progrès illimité de l’humain.<br />

Compréhension, un rêve de paix et un mot d’ordre<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

Pour que règne Compréhension dans la Communauté Organique « la volonté<br />

populaire et l’autodétermination » sont des valeurs se réalisant « par le<br />

consentement des peuples et leur conviction que cette union est vitale pour<br />

tous » 8 . Se comprendre est donc le mot d’ordre de l’unité comme l’affirmait<br />

clairement Bourguiba « le mieux que nous puissions faire est de multiplier<br />

les contacts et de nous comprendre mutuellement. » Unique moyen pour<br />

une impulsion commune vers un progrès énoncé en ces termes dans un autre<br />

discours : « L’œuvre qui consiste à rapprocher les opinions, à établir une même<br />

échelle des valeurs, ne se limitera pas, nous l’espérons, aux seuls Tunisiens.<br />

Nous souhaitons qu’elle puisse s’étendre aux Algériens, aux Maghrébins, aux<br />

Arabes, à tous les Africains. Dès lors se poursuivra d’un même mouvement<br />

notre marche commune vers le progrès. » 9<br />

Parvenir à saisir l’altérité et ainsi à mieux l’appréhender est porteur de droits<br />

inaliénables : le droit à une vie matériellement décente, à la responsabilité<br />

personnelle, à la liberté exercée comme un « désir réfléchi » selon les propres<br />

termes d’Aristote. La compréhension objective est donc le chemin qui mène<br />

à une compréhension subjective, c’est-à-dire à une compréhension de l’autre<br />

dans ce qu’il vit de plus intime, de plus personnel, et comme le précise si bien<br />

Edgar Morin, « C’est surtout la souffrance et le malheur d’autrui qui nous amène<br />

à la reconnaissance de son être subjectif et éveillent en nous la perception<br />

de notre communauté humaine » 10 . Ainsi les deux formes de compréhension<br />

se complètent : la dimension subjective est fondamentale pour se rapprocher<br />

d’autrui et atteindre la capacité de compréhension objective. « La sympathie<br />

et l’amour facilitent la compréhension intellectuelle, mais ils ont besoin de<br />

la compréhension subjective » ajoute l’auteur. Á cet égard, Bourguiba a su<br />

expliquer la nécessité de s’aimer pour mieux se comprendre, car en aimant<br />

autrui on dépasse son ego pour se diriger vers son alter qui devient un alter ego<br />

« Je pense que, afin de mener à bien l’œuvre que nous avons à entreprendre,<br />

aussi bien pour la promotion de l’homme, que pour l’unité de l’Afrique, il est<br />

indispensable que les Africains s’aiment et se comprennent ».<br />

Le message est des plus clairs : l’amour et la compréhension d’autrui fonde une<br />

humanité nouvelle, pacifique et tolérante. Il est nécessaire, dans ce cadre, de<br />

parler des Algériens qui ont égorgé d’autres Algériens pour leurs différences<br />

d’opinion au cours des évènements sanglants de 1994 ; utile aussi d’évoquer les<br />

massacres sauvages entre Palestiniens et Israéliens, entre les Palestiniens euxmêmes,<br />

ou encore la montée de la torture dans beaucoup de pays en voie de<br />

développement parce qu’on refuse que des hommes parlent de leur époque et<br />

la regardent d’un œil critique. Il n’y a plus d’amour, plus de compréhension et<br />

plus d’amitié. Souvent pour être amis, deux personnes s’arrangent pour être du<br />

même clan porteurs d’une même idéologie. Or, il s’agit, d’être des amis malgré<br />

les divergences… C’est justement le secret d’une meilleure symbiose humaine,<br />

166


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

celle qui soulignerait la capacité chez l’homme d’atteindre la sagesse, ultime<br />

vertu contre les violences de tout bord et les crises de folles barbaries, même<br />

si certains pourraient les considérer comme justes et justifiées. Cette sagesse<br />

cultivera la force du pardon et réduira à néant la conception archaïque d’une<br />

justice par le châtiment et le talion.<br />

Le conflit comme une crise de l’incompréhension<br />

Vers la sagesse d’une compréhension<br />

Tout en démythifiant la question palestinienne, Bourguiba laissait entendre<br />

qu’il était conscient du caractère explosif de ses déclarations. Se souciant de<br />

placer le conflit israélo-arabe dans le cadre instable et tourmenté de l’époque<br />

précédant la Seconde Guerre Mondiale, sa représentation du Moyen-Orient<br />

mettait en évidence le second axe de sa politique étrangère : l’importance<br />

de la connaissance de l’autre dans la négociation. Le fameux discours aux<br />

réfugiés de Jéricho du 3 mars 1965 et les conférences de presses tenues dans<br />

la Vieille Ville de Jérusalem (à l’époque, sous administration de la Jordanie)<br />

avancent l’idée d’un règlement négocié du conflit israélo-arabe par un retour à<br />

la légalité onusienne. Le courage de cette démarche lui valut un tollé général<br />

au Moyen-Orient et particulièrement en Égypte par Nasser et toute la presse<br />

qui lui est rattachée. Le monde occidental saluait en revanche son courage<br />

et son pacifisme. Il fut le premier dirigeant arabe à envisager un accord en<br />

termes cruciaux d’impératifs de paix négociée, les exhortant à abandonner leur<br />

démagogie cause de la tragédie palestinienne.<br />

Aujourd’hui, l’histoire nous montre que ce qu’il a envisagé est exemplaire ;<br />

n’affirmait-il pas dans une conférence de presse à Jérusalem « Nous connaissons<br />

la Palestine où le sang a coulé autrefois et où ont combattu les Croisés. (…)<br />

Aujourd’hui je vois des Chrétiens laïques ou appartenant au clergé, vivre en<br />

paix et dans la fraternité avec les Musulmans de Jordanie. Cela prouve que<br />

lorsque disparaissent les complexes d’infériorité et le goût de pouvoir, il y<br />

a place pour la cohabitation pour toutes les sectes. (…) C’est pourquoi il me<br />

semble que l’on peut parvenir à une coexistence de ce genre avec les juifs<br />

(…) et un jour viendra où il apparaîtra clairement à tous que ces tragédies<br />

n’ont aucun sens… Les religions ont des liens entre elles et offrent une large<br />

sphère de coopération sur la base du respect de notre liberté et de notre<br />

honneur. (…) C’est une chose possible. Il est possible de coopérer avec les<br />

juifs sur la base du respect mutuel. Nos mains se joignent aux leurs puisqu’ils<br />

sont un « peuple du Livre ». Sur cette terre existe une grande possibilité pour<br />

toutes les communautés ethniques ou religieuses de vivre dans l’harmonie et<br />

la coopération (…) si seulement elles veulent repousser la haine et se libérer<br />

de leurs complexes et de leurs extrémismes. (…) Ce que nous souhaitons c’est<br />

une paix fondée sur l’amour et la fraternité » : une aussi bouleversante prise<br />

de position, valut à Bourguiba la proposition au prix Nobel de la paix par la<br />

presse américaine et européenne. Cet appel à la fraternité, à l’amour et à<br />

l’harmonie entre peuples dans leurs diversités est reprise par Ytzhak Rabin<br />

à Washington, le 13 septembre 1993 à l’adresse de Yasser Arafat lors de la<br />

signature des accords d’Oslo : « Palestiniens, laissez-moi vous dire que nous<br />

sommes destinés à vivre ensemble sur le même sol de la même terre. Nous qui<br />

167


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

sommes battus contre vous, nous vous disons aujourd’hui, d’une voix claire<br />

et forte : assez avec le sang, avec les larmes, assez ! ». Cette voix pacifique<br />

fut étouffée par l’extrémisme israélien. Cela montre à quel point cette<br />

entreprise demeure difficile aujourd’hui où l’humanisme est illusoire aux yeux<br />

de beaucoup et la paix risible. Cela montre aussi à quel point la construction<br />

d’un monde plus humaniste doté de capacités de pardon et d’amour est une<br />

nécessité de l’époque. Cette approche des conflits ethniques demeure encore<br />

une solution laissée pour compte car elle attend un terrain d’application là où<br />

la violence et la haine envers autrui continuent à causer la mort d’innocents<br />

individus. Il nous semble que la compréhension est l’éthique qui permettra<br />

d’enrayer les intégrismes de tout bord comme les attaques terroristes qui tuent<br />

des innocents.<br />

Pour une « communauté organique des échanges culturels »<br />

Il s’avère ainsi, qu’il est nécessaire selon Bourguiba d’atteindre à une symbiose<br />

africano-europpéenne, pour une méditerranée et un Moyen-Orient pacifiques<br />

permettant ainsi une Coopération Universelle. Il en parle dans trois discours<br />

d’époques plus ou moins rapprochées « Aujourd’hui que l’Afrique est devenue<br />

africaine et l’Europe européenne, chacune prenant en charge ses propres<br />

destinées, il me paraît souhaitable de substituer aux liens de domination,<br />

désormais dépassés, des relations de coopération qui, par dessus frontières<br />

et idéologies, auront pour finalité d’affranchir l’homme de la misère, de<br />

l’ignorance et de la peur. Je crois quant à moi, qu’il est conforme au mouvement<br />

d’évolution qui se dessine en cette seconde moitié de notre siècle qu’un nouveau<br />

départ soit donnée aux relations de nos deux continents, et que soit enfin<br />

réalisée entre eux cette symbiose dans laquelle l’Afrique trouvera l’occasion<br />

d’affirmer sa personnalité et d’accéder au développement. Et qui sait ? Peutêtre,<br />

de cette symbiose, naîtra le monde de demain, un monde où il n’y aura<br />

plus ni analphabètes ni affamés, et où les nations ne seront pas vassales, mais<br />

fraternelles, assumant chacune sa part dans le progrès universel » 11 .<br />

La volonté de communion entre les peuples est clairement exprimée ici,<br />

Bourguiba ne l’aurait pas mieux énoncée. Son discours montre une approche<br />

interculturelle de la politique et des relations entre nations. Cela est dicté par<br />

sa grande ouverture d’esprit et son modernisme caractériels par lesquels il a<br />

imprégné toute une génération. Au-delà de toute différence, il y a l’esprit de<br />

discernement qui doit guider les humains vers une réforme universelle fondée<br />

sur la paix. Ce désir est un sentiment humain, né d’un raisonnement pragmatique<br />

et d’un amour que tous les hommes sont capables de donner. En 1965, Bourguiba<br />

appelait déjà à une coopération universelle : «nous constatons que le retard<br />

des peuples au sud de la Méditerranée n’est pas si considérable. Il est dû à<br />

des raisons historiques. Grâce à leur sérieux, à leur intelligence, et avec le<br />

temps, il leur sera possible de le combler. L’œuvre accomplie ici illustre cette<br />

coopération destinée à créer de nouvelles richesses, à assurer les fondements<br />

de la fraternité et de la paix entre les peuples… » 12<br />

Il ajoutait, dans un élan de fraternité et d’unité « l’exemple 13 est édifiant. Il<br />

montre ce que permet de réaliser la coopération entre les hommes. La paix<br />

168


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

mondiale ne peut qu’y gagner, en se fondant sur le respect du prochain et la<br />

collaboration, de tous, dans l’intérêt commun ». Construire un lien universel<br />

entre les hommes, rejoint l’utopie de Léopold Sédar Senghor, qui en 1955,<br />

lorsqu’il était secrétaire d’État à la présidence du conseil dans le gouvernement<br />

d’Edgar Faure, chargé de la révision du titre VII de la Constitution, lié aux<br />

départements, territoires d’outre-mer et protectorats, eut l’opportunité de<br />

s’en entretenir avec Habib Bourguiba qui était alors en résidence surveillée.<br />

Senghor en parle en ces termes : « c’est de là que date notre amitié et notre<br />

coopération. Il s’agissait, comme je l’ai dit en son temps, d’élaborer, puis<br />

d’édifier ensemble un « Commonwealth à la française ». Il rappelle plus loin<br />

que cette nomination donnée au projet est différente du Commonwealth<br />

of nations, né en 1931 dont la nouvelle définition datant de 1971 est une<br />

« Association librement consentie d’États souverains et indépendants, ayant,<br />

chacun, la pleine responsabilité de ses décisions politiques, qui se consultent<br />

et coopèrent en vue de servir les intérêts communs de leurs peuples et la cause<br />

de la compréhension et de la paix mondiale », et comme le rappelle à juste<br />

titre Senghor, « chaque mot a, ici, son importance ». Cette nouvelle définition<br />

du Commonwealth est intéressante dans la mesure où elle « reflète la crise<br />

actuelle des valeurs et la nouvelle dimension, plus exactement, le nouveau<br />

regard qui s’impose si nous voulons sauver l’humanité en évitant une troisième<br />

guerre mondiale ». Il n’en demeure pas moins que pour lui, ce nouvel ordre<br />

économique international désiré par les pays en voie de développement (dit<br />

naguère « sous-développés ») « ne saurait s’accomplir s’il n’y avait, d’abord,<br />

un Nouvel Ordre culturel mondial. Car l’homme, comme créateur, est l’agent<br />

actif et le but de la croissance économique. C’est en lui que se réalise le<br />

développement » 14 . Les paroles de Senghor, reflètent la conviction de Bourguiba<br />

que l’homme est le seul fondateur et meneur du progrès. Mais la réorientation<br />

des problèmes par Senghor et Bourguiba de l’économie politique à la culture,<br />

a conduit en définitive à une nomination nouvelle de cette organisation<br />

souhaitée. On parle aujourd’hui de Communauté Organique ou ce que Senghor<br />

a appelé, suite à la conférence franco-africaine de Nice, du 8 au 10 mai 1978,<br />

d’« Organisation commune des pays partiellement ou entièrement de langue<br />

française » ou encore « Communauté organique pour le développement des<br />

échanges culturels .»<br />

Ce qui semble important ce n’est pas tant le titre du projet que le dessein « dans<br />

ses dispositions concrètes », comme le rappelle Senghor. Il ajoute, en écho à<br />

la tournée de Bourguiba au Moyen-Orient (mars 1965) et à celle en Afrique<br />

occidentale en novembre et décembre de la même année, « il s’agit de réunir,<br />

certes, la France et l’Afrique du Nord, Égypte comprise, au Moyen-Orient,<br />

au Sud-Est asiatique et à l’Océanie, à l’Amérique du Nord et aux Caraïbes,<br />

en commençant, d’abord et naturellement, par la Belgique. Et la Somalie ne<br />

sera pas oubliée, ni les pays lusophones s’ils le désirent, dont certains sont<br />

membres de l’association internationale des parlementaires francophones ».<br />

Cette nouvelle organisation unificatrice visait l’abolition de l’injustice et de<br />

l’inégalité entre peuples par le développement de rapports complémentaires,<br />

dépassant ainsi la vieille dichotomie Nord-Sud. Mais ce dépassement ne se<br />

169


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

réalisera que par ce que Senghor appelle le « Droit à la différence, Promotion<br />

des cultures du Tiers-Monde, Échanges culturels ». C’est par l’imprégnation<br />

des diverses cultures du monde que les hommes pourront mieux se comprendre,<br />

s’aimer et se tolérer malgré les différences. Les plus grands humanistes sont<br />

souvent des révolutionnaires, perturbateurs d’un ancien ordre injuste, j’élimine<br />

donc naturellement les hommes violents, les bandits ou encore les terroristes<br />

qui tuent des innocents et violent des femmes.<br />

H. Bourguiba, Francophonie et réforme de l’Humain<br />

L’ouverture sur le monde n’est pas une ouverture à l’Occident de façon<br />

spécifique comme d’autant pourraient le penser… Bourguiba n’était pas acheté<br />

par l’Occident et il a eu son mot à dire lorsqu’il s’agissait d’évacuer la ville de<br />

Bizerte (Tunisie) en 1962. L’arsenal militaire qui y était et la position stratégique<br />

de la ville (à l’extrémité nord de la Tunisie) rendaient la perspective difficile.<br />

L’Italie et l’Allemagne de la 2 nde Guerre Mondiale avaient des vues sur cette<br />

région. Tant d’autres exemples montrent que Bourguiba a surtout le don de la<br />

communication (ce que certains appellent aussi, en le confondant, la langue<br />

de bois) et une facilité à aborder les autres. Il est caractériellement ouvert<br />

aux autres de part sa symbiose culturelle (arabe et occidentale à la fois), sa<br />

formation universitaire (Sciences Politiques et Droit) et son amour de la vie.<br />

C’est un réformateur actif, un humaniste qui croie en l’homme et en sa capacité<br />

d’œuvrer pour un monde meilleur. C’est aussi un philosophe peu reconnu en<br />

tant que tel. Ses principes, il les doit à la philosophie des lumières, époque<br />

qui le fascine car elle a montré que l’homme est capable de dépasser les<br />

contraintes morales et religieuses d’un ordre vieilli, incapable de s’adapter à la<br />

nouvelle mentalité que des hommes cherchent à construire pour une nouvelle<br />

organisation du monde et une conception réformiste de l’humain.<br />

Ainsi, la Déclaration des Droits de l’Homme est aujourd’hui considérée en<br />

Tunisie, par des hommes de loi comme un texte fondateur, résolument moderne.<br />

Si Bourguiba mît tous les avocats et juges sur ce texte et l’intégra dans la<br />

législation et la Constitution de son pays, ce n’était pas par stratégie politique<br />

visant séduire la France, mais par égard et respect de la dignité humaine.<br />

Bourguiba est un homme pacifique et tolérant. Sa pensée émane d’une grande<br />

foi en la force spirituelle de l’homme. C’est ce qui ressort en tous les cas de<br />

ses discours et allocutions prononcés lors de la tournée au Moyen-Orient et de<br />

celle d’Afrique occidentale.<br />

Bourguiba et la controverse religieuse<br />

Étant un homme qui n’avait pas peur des réformes nécessaires en matière de<br />

religion musulmane afin de conduire le progrès humain, il pouvait aller jusqu’à<br />

la provocation et voici, paradoxalement, ce que dit de lui un certain Habib<br />

Mokni longtemps porte-parole du MTI en France : « Pour nous Bourguiba c’était<br />

un Kafir (incroyant), un dictateur, un anti-islamiste. L’État bourguibien était<br />

un État impie. Dès le départ, le règne de Bourguiba était le dawlat kaafira<br />

170


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

(l’État impie), l’État kaafir, l’État des mécréants. Mais il n’y avait pas encore<br />

d’opposition frontale à Bourguiba. Les gestes anti-musulmans de Bourguiba, nous<br />

ne les avions pas tous vécus mais nous les avions dans la mémoire : la fermeture<br />

de la Zitouna, le dévoilement des femmes… les conférences de Bourguiba à<br />

l’Institut de Presse (IPSI) étaient pour nous une véritable provocation (…). Avant<br />

1980, nous adhérions à une idéologie radicale : pour nous, le gouvernement<br />

était impie et illégitime. Après 1980, notre analyse sur la société tunisienne<br />

a évolué. Il y avait chez nous une volonté de réfléchir sur la Tunisie : nous<br />

avons opéré une tunisification de notre réflexion » 15 . Témoignage intéressant<br />

parce qu’il exprime à la fois la position de l’extrémiste fanatique, et celle de<br />

l’homme capable de « réfléchir » comme il le dit lui-même dans son discours.<br />

Mais les opposants au réformisme de Bourguiba et à sa vision dynamique de la<br />

religion le placent comme quelqu’un qui eut une vision «occidentalisée » de<br />

la Tunisie. Sur ce point ils se basaient sur une interprétation légitimiste de<br />

l’histoire dégageant une conception fixiste : Bourguiba est considéré comme un<br />

imitateur et un copieur de l’Occident et son État comme un « imprévu » dans<br />

l’histoire tunisienne bloquant l’évolution de la société vers une identité arabomusulmane<br />

: « Bourguiba voulait transformer les Tunisiens en pays occidental.<br />

Bourguiba avait un mépris pour l’identité arabo-musulmane. C’est le problème<br />

du bourguibisme et de la gauche actuelle. Je n’aime pas qu’on m’impose à moi.<br />

Or, Bourguiba est un « imposeur ». Il a imposé à un pays. On doit respecter le<br />

peuple, on doit respecter les gens ! L’évolution de la société tunisienne au<br />

moment de la colonisation était relativement saine. Lorsque Bourguiba est<br />

arrivé à la présidence, il a détruit la société. Il a saccagé les bons fruits qui<br />

avaient mûris. C’est un projet négatif » 16<br />

Ce témoignage montre encore aujourd’hui combien Bourguiba a toujours été<br />

mal compris dans son adhérence à la modernité occidentale. Il est toujours en<br />

cela considéré comme un impie, un détracteur de l’identité arabe et de l’Islam<br />

alors que sa position est celle d’un humaniste modéré qui a embrassé l’homme<br />

dans toutes sa diversité. Il a tout simplement osé dire à certains comme Nasser,<br />

ou comme Ben Youssef que l’identité arabo-musulmane est bien là, encore fautil<br />

tolérer les autres cultures, les autres religions et s’ouvrir sur le monde.<br />

C’est le vrai message de Bourguiba, sa politique que nous avons gardée en<br />

mémoire depuis longtemps. Il ne s’agit pas d’être constamment laudatif ou<br />

de lui vouer un culte, mais de montrer son humanisme qui jusque-là a été<br />

une part inexplorée de sa personnalité. Bourguiba n’a jamais été un dictateur<br />

dans sa pensée profonde. La position que nous venons de visiter (légitimiste),<br />

semble paradoxalement et selon les mêmes auteurs déboucher sur « une vision<br />

optimiste » : les « exilés de Londres » et à leur tête Rached Ghannouchi, pensent<br />

que la Tunisie va finir par se désoccidentaliser progressivement pour retrouver<br />

son identité arabo-musulmane… Cela signifie que ce qui se passe aujourd’hui<br />

en latence dans le pays en est une preuve : les femmes ne se baignent plus en<br />

maillots de bain, mais avec des collants épais portés en dessous de robes longue<br />

noires dont elles sont parées ; le nombre de population pratiquant la religion<br />

islamique et celui des femmes voilées augmentent d’année en année…<br />

171


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

Le nombre d’enfants parlant des langues étrangères est en baisse rapide. Une<br />

génération d’islamistes enfermée sur elle-même est en train de voir le jour,<br />

elle verrait dans la « oumma islamia », jadis fondée par le prophète Mahomet,<br />

un modèle politique exemplaire … On n’en est pourtant qu’aux premières<br />

étapes de ce processus mis en place en latence par des islamistes. Même ceux<br />

qui vivent en France, en Angleterre etc.… sont sur cette même voie… On est<br />

en train de former des futurs fanatiques, aujourd’hui pratiquants tout court,<br />

mais demain ils seront inévitablement les prochains soldats de Dieu. Écoutons<br />

encore ce témoignage plus aberrant que le précédent « Pour moi, Bourguiba a<br />

occidentalisé la société tunisienne et ça, c’est positif ! Il a contribué à changer<br />

une société qu’il fallait changer, qui avait besoin de changement, de ménage<br />

(…) Il a secoué un corps vieux, ça, c’est positif ! Je compare l’expérience<br />

bourguibienne par rapport aux autres sociétés arabes. Il a préparé le terrain<br />

au changement. Le fait, par exemple de détruire la Zitouna constitue pour<br />

les islamistes une faute grave. Mais dans le même temps, le fait d’avoir<br />

crée le vide au niveau de la représentation légitime de l’Islam a profité au<br />

mouvement islamiste, à un projet islamiste nouveau. Le changement supposait<br />

deux étapes : la démolition et la reconstruction. Bourguiba nous a donné le<br />

permis de reconstruire. L’alternance islamiste n’était possible que grâce au<br />

modernisme bourguibien. Sans la rupture bourguibienne, l’alternance islamiste<br />

n’aurait pas été possible. Bourguiba a secoué la société et il a imputé une<br />

volonté de changement » 17 Ce qui demeure peu connu, c’est que Bourguiba<br />

n’a jamais incité les Tunisiens à négliger leur religion, c’était dans les mœurs<br />

profondes de la société depuis des siècles, Hussein bey, au 18 ème siècle avait<br />

bien souligné la négligence de la religion par les tunisiens et a mis en place<br />

des écoles coraniques. La caractéristique libertaire face à une religion n’est<br />

pas due à des facteurs politiques, mais culturels, il y avait peu de familles où<br />

la pratique de la prière se faisait avant un âge bien avancé (souvent vers la<br />

vieillesse), il y avait des familles où cette pratique était inexistante, car les<br />

populations d’un âge avancées étaient majoritairement illettrées, surtout les<br />

femmes.<br />

D’un autre côté, et pour avoir des adhérents parmi les plus modernisés de la<br />

population, on qualifie de mémoire pragmatique, le pouvoir de Bourguiba dans<br />

lequel on tente de garder les réformes positives déjà apportées à la société en<br />

opérant une sélection des acquis (l’égalité homme-femme…le socialisme..).<br />

Cet intermède permet de comprendre aujourd’hui à quel point la conception<br />

de l’homme chez Bourguiba a dérangé les fanatiques, les nationalistes et les<br />

extrémistes de tout bord surtout les islamistes qui dans la diversité de leurs<br />

positions se recoupent pour dire que Bourguiba est un traître de l’arabité, de<br />

l’Islam… Si sa position dérangea et dérange encore aujourd’hui beaucoup, c’est<br />

une bonne raison d’affirmer son modernisme et son humanisme. Car c’est en<br />

cela qu’il gène. Mais c’est en cela qu’il fut visionnaire, il sut dès le départ que<br />

le fanatisme, comme l’Histoire le démontre, est un moyen de destruction de<br />

l’autre, une machine qui refuse tout humanisme car fermée sur elle-même,<br />

sur ses obsessions et surtout ne subsistant que dans l’isolement pour mieux<br />

régner.<br />

172


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

Bourguiba et les Islamistes, une relation qu’on ressasse encore aujourd’hui pour<br />

justifier des revendications politiques sous couvert de religion. Ce qui reste<br />

de cet homme, c’est beaucoup de choses. Inutile de tout rappeler, mais il est<br />

utile, sans doute, de souligner qu’il fut un fervent humaniste, aux côtés de<br />

Senghor, admirateur du pacifisme indien (de Gandhi) et de la force de l’esprit<br />

humain qu’il découvrit chez les philosophes et les hommes de lettre qu’il<br />

lisait. Bourguiba croyait en l’homme, il ne faut pas parler de lui au passé, mais<br />

au présent car il demeure très contemporain. Son humanisme est nécessaire<br />

aujourd’hui encore que les luttes entre religions et ethnies continuent. Il faut y<br />

croire pour y arriver. Il est une voix venue du passé mais qui le transcende pour<br />

atteindre l’avenir.<br />

Pour conclure<br />

Enfin, Bourguiba est un modèle du syncrétisme entre l’Occident et l’Orient, entre<br />

le passé et le présent, entre la raison et les passions. Cette triple dichotomie<br />

s’aperçoit dans sa politique extérieure qui reflète d’évidence une dimension<br />

interculturelle, voire transculturelle, car elle est fondée sur la conviction<br />

profonde que l’homme ne peut vivre en retrait des autres communautés du<br />

monde, il ne peut en effet que s’abreuver de la connaissance d’autrui pour<br />

mieux se construire et mieux aimer ses semblables.<br />

L’universalisme ne se limite pas à la coopération technique et culturelle entre<br />

peuples, comme pour Senghor, la coopération est une conséquence naturelle<br />

dans un monde où les hommes, faits de la même étoffe, ne peuvent que se<br />

ressembler et s’assembler dans la différence. Ce qui nous amène finalement à la<br />

théorie de la complexité élaborée par Edgar Morin : L’univers est plus complexe<br />

qu’on ne pourrait l’imaginer, au-delà des systèmes de systèmes de système<br />

que l’homme essaie d’élaborer pour réduire son champ d’investigation et de<br />

vie, il y a des tissus d’atomes, de molécules, de valeurs qui dépassent notre<br />

réductionnisme. Réduire c’est limiter, limiter c’est appauvrir, appauvrir c’est<br />

tuer. Pour mieux appréhender les nouvelles réalités du monde, il faut partir du<br />

complexe au plus complexe. Le message de Morin semble clair, pour atteindre<br />

donc un universalisme humaniste, il est nécessaire de dépasser les limites<br />

d’une ethnie, d’une religion, d’une morale pour appréhender les différences<br />

avec sérénité : la différence fait la similitude et vice versa. Bourguiba l’avait<br />

aussi compris et exprimé à sa façon au travers d’une conception dynamique de<br />

l’humain et de l’univers. Il est plus que tout actuel car si l’on se penche sur<br />

la crise actuelle que ce soit dans certains pays en Afrique ou au Moyen-Orient,<br />

on se rend compte que sa philosophie de l’homme, un mélange de raison et de<br />

passion en équilibre perpétuel, demeure très opératoire, car elle émane du<br />

fond de l’Antiquité.<br />

Notes<br />

1<br />

Mouvement Tunisien Intégriste<br />

2<br />

Extrait de l’interview accordée par le Président Bourguiba à l’O.C.O.R.A et à l’O.C.I.F Discours de<br />

Bourguiba, Dakar, le 22 nov. 1965, « Se mieux connaître pour se mieux aimer »<br />

173


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 161-175<br />

Henda Zaghouani-Dhaouadi<br />

3<br />

Discours de Bourguiba, Dakar, le 22 nov. 1965, « Se mieux connaître pour se mieux aimer »<br />

4<br />

Ce texte d’Aristote est controversé, parfois on l’attribue à ses disciples.<br />

5<br />

« Assimiler sans se laisser assimiler » Dakar 1965.<br />

6<br />

Edgar Morin, Lé Méthode 6, Le Seuil, 2004.<br />

7<br />

Idem p.125<br />

8<br />

Extrait du discours prononcé par Bourguiba le 30 décembre 1960.<br />

9<br />

Bourguiba, Discours de Monastir, 28 décembre 1963.<br />

10<br />

Morin, Idem p.125<br />

11<br />

Extrait du discours prononcé par le président Bourguiba devant le gouvernement des Pays-Bas,<br />

La Hayes, 7 juillet 1966.<br />

12<br />

Extrait de l’allocution prononcée à la société Bong-Mines , le 2o-11-1965.<br />

13<br />

Ici, il parle des matières premières rigoureusement exploitées par les Mineurs du Libéria avec<br />

l’aide de la Grande Bretagne et de l’Italie, contribuant ainsi à améliorer la niveau de vie du<br />

peuple.<br />

14<br />

Léopold Sédar Senghor, « Une certaine idée de la Francophonie » in Le Dialogue des Cultures,<br />

Seuil Janvier 1993. Discours de réception à l’Académie des sciences d’outre-mer, 2 octobre 1981.<br />

15<br />

Cité par Vincent Geisser et Chokri Hamrouni, dans « Bourguiba, dans la mémoire islamiste<br />

tunisienne » In Michel Camau et V. Geisser Habib Bourguiba, la trace et l’héritage.<br />

16<br />

Discours d’un islamiste Sayyed Ferjani, cité par V. Geisser et C. Hamrouni. OP. Cit.<br />

17<br />

Discours rapporté de Habib Mokni (MTI) par Geisser et Hamrouni Chokri. Idem.<br />

Bibliographie<br />

Aristote, Rhétorique, Gallimard, Octobre 2003<br />

- Les politiques, Traduction et présentation par Pierre Pellegrin, Garnier Flammarion,<br />

2 ème édition revue et corrigée, 1993.<br />

Bourguiba H. Discours, Vol XIII, 1964-1965, Publication du Secrétariat de l’État à<br />

l’information, Tunis, 1978.<br />

Camau M. Geiser V. Habib Bourguiba, la trace et l’héritage, Éditions Karthala, Centre de<br />

Sciences Politiques comparative – IEP Aix-en-Provence.<br />

Cortès J. « Cette chose délicate et sacrée…laïcité, diversité et paix religieuse ». In<br />

Synergie Amérique du Nord, n°1, année 2004. Revue de Didactologie des Langues -<br />

Cultures, coordonnée par J. Cortès, J.-P. Piriou et B. Mousli Bennett. Publiée par le<br />

Gerflint.<br />

Morin E. La méthode 5-L’humanité de l’humanité. L’identité humaine. Editions du Seuil,<br />

2001, n°508.<br />

- La méthode 6, Éthique, Éditions du Seuil, novembre 2004.<br />

Zaghouani-Dhaouadi H. « L’Orient et l’Occident peuvent-ils dialoguer ? » In Synergie<br />

Amérique du Nord, n°1, année 2004. Revue de Didatologie des Langues-Cultures.<br />

Coordonnée par J. Cortès, J.-P. Piriou et B. Mousli Bennett. Publiée par le Gerflint.<br />

- 2006, La Francophonie de Habib Bourguiba, essais d’analyses de discours, 1960-1970.<br />

Thèse de Doctorat de 3 ème Cycle en Sciences du langage et Didactologie des Langues-<br />

Cultures, sous la direction des Professeurs Jacques Cortès et Christian Puren. Université<br />

Jean-Monnet de Saint Étienne. à paraître dans Émergences n°1 du Gerflint<br />

174


Habib Bourguiba,<br />

un homme à la pensée universaliste<br />

- 2007, « De la pluridisciplinarité en analyse de discours », In <strong>Synergies</strong> Pérou n°3, Revue<br />

de Didactologie des Langues-Cultures. Gerflint.<br />

Á paraître,<br />

- « Vouer aux valeurs spirituelles le culte le plus profond. Une conception progressiste<br />

de la religion chez H. Bourguiba. Essai d’analyse de discours, Beyrouth 10 mars 1965 » In<br />

<strong>Synergies</strong> Monde arabe n°3. Octobre 2007.<br />

- « La Francophonie de Habib Bourguiba » In <strong>Synergies</strong> Pérou n°4. Octobre 2007.<br />

- « Le texte et le discours ou de l’implicite dans le langage » In les PURH, Actes du<br />

colloque international sur l’Implicite. 3-4 mai 2007. Université de Rouen.<br />

- « Analyse du discours politique et Didactologie des Langues-Cultures, rencontre de<br />

deux domaines des Sciences du Langage » In Les Cahiers de la langue française, Canada.<br />

Décembre 2007.<br />

175


<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie<br />

3. Dossier<br />

« Didactologie »


Techniques et mécanismes de lecture<br />

dans l’enseignement des langues étrangères<br />

Maria Măţel-Boatcă<br />

Assistante<br />

Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca<br />

Résumé : Dans cette étude nous nous proposons de présenter des<br />

stratégies pédagogiques pour l’enseignement des langues étrangères.<br />

Le processus d’apprentissage d’une langue étrangère passe par<br />

l’exercice de la lecture. Mais, une pédagogie complète ne doit pas<br />

exclure les autres techniques.<br />

Abstract : In this article we attempt to expose some pedagogical<br />

strategies for the teaching of foreign languages. The process of<br />

learning a foreign language goes through the exercise of the reading.<br />

But, a complete pedagogy must not exclude other techniques.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 179-184<br />

Mots-clés : didactique, lecture, manuels scolaires<br />

Les problèmes que pose la transmission du goût de la lecture en général<br />

viennent en corolaire quand il s’agit de l’enseignement de la lecture en cours<br />

de langue étrangère. La raison en est la double provocation que représente pour<br />

le professeur de langues la nécessité de transmettre des savoirs et des savoirsfaire<br />

en même temps. D’une part, les élèves se trouvent en contact avec une<br />

langue dont ils ne peuvent pas encore manier toutes les subtilités, d’autre<br />

part, ils ont affaire à un savoir-faire qui suppose d’ores et déjà la maîtrise de<br />

certaines notions de lecture. Et les aspects ci-dessus ne sont pas pour autant les<br />

seules questions ardues concernant l’enseignement des techniques de lecture.<br />

Selon le support offert comme sujet de lecture, les avantages et désavantages<br />

de chaque approche sont des plus divers. Considérons, pour commencer, le<br />

cas du récit, type de texte auquel les auteurs de manuels scolaires assimilent<br />

parfois le fragment d’une nouvelle ou bien d’un roman (le plus souvent, un<br />

roman pour la jeunesse).<br />

C’est l’exemple d’une lecture dans la plupart des cas unicode, puisque le texte<br />

est rarement accompagné d’illustrations, si ce n’est de photos ou de paysages.<br />

Mais cette lecture à instrument unique s’avère particulièrement récompensant<br />

pour le lecteur. L’enjeu en est de donner du sens et c’est le côté ludique du<br />

décryptage qui assure le passage de la lecture-devoir à la lecture-plaisir.<br />

179


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 179-184<br />

Maria Măţel-Boatcă<br />

Dans son ouvrage Donner le goût de lire, Christian Poslaniec mentionne le côté<br />

non-rationnel de cet acte :<br />

« On ne commence pas à lire un roman, une nouvelle ou un poème parce<br />

qu’on cherche une réponse précise à une question précise. En revanche,<br />

quand on a déjà vécu la lecture comme un dialogue entre l’imaginaire et le<br />

texte, lire devient une sorte de passion… » 1<br />

Cependant, pour que l’acte de lecture devienne une passion, le lecteur doit<br />

avoir déjà vécu l’expérience en tant que participant volontaire au processus<br />

d’encodage et, donc, de mise en rapport de l’imaginaire subjectif avec<br />

le support qu’est le texte. Nous soulignerons ce déjà qui incarne l’une des<br />

conditions du plaisir. Car, si l’acte de lire est vu par le lecteur (en l’occurrence,<br />

l’élève) comme un devoir obligatoire, il existe très peu de chances que ce qui<br />

est psychologiquement ressenti comme une punition devienne nécéssairement<br />

un plaisir.<br />

C’est justement le cas cité par Ganna Ottevaere-van Praag, qui affirme que dès<br />

que l’enseignant impose des lectures aux élèves, cex derniers perdent presque<br />

immédiatement leur envie de lire, soit en raison des difficultés que présente la<br />

langue sophistiquée dans laquelle le livre en question est écrit, soit à cause de<br />

son contenu qui ne suscite aucunement leur intérêt. Et la spécialiste étaye son<br />

idée à l’aide de l’exemple d’une étudiante qui a perdu tout goût de la lecture<br />

pendant le collège, quand les professeurs lui ont interdit les livres pour enfants<br />

pour privilégier les livres pour adultes. 2<br />

C’est la raison pour laquelle la première question que l’enseignant de langues<br />

doit se poser devrait être : quel est la manière dont l’élève lit ? Autrement<br />

dit, quelles satisfactions cherche le jeune lecteur ? Comment procéder pour<br />

éveiller et ensuite assouvir sa curiosité ?<br />

Nous avons mentionné ci-dessus le côté ludique que revêt tout processus de<br />

lecture. Mais le jeu y incarne toute une multitude de perspectives : le lecteur<br />

y cherche inconsciemment une image du monde, que ce soit une image d’une<br />

réalité corrigée (taillée selon les rêves du lecteur) ou autre. Et, involontairement,<br />

il y inclue bon nombre de ses opinions sur le monde autour de lui. La manière<br />

dont il voit les autres et lui-même, l’image qu’il se fait des relations sociales<br />

ou de l’idéal humain n’en sont que quelques exemples.<br />

Et c’est dans la subjectivité de cette conception du monde, dans l’unicité<br />

de la pensée que l’enseignant doit puiser une partie de son approche. Plus<br />

précisément, des consignes trop contraignantes risquent d’étouffer la quotepart<br />

d’implication émotionnelle du jeune lecteur, conséquence que peuvent<br />

avoir également les attitudes de l’enseignant lors de la lecture d’un texte.<br />

Christian Poslaniec détaille tout un crédo du lire, comprenant des règles portant<br />

à la fois sur la variété des textes, aussi bien que sur le rythme des lectures. 3<br />

Il s’agit, donc, de déceler non seulement la réponse à la question Qui lit ? ,<br />

mais aussi la solution du problème du Comment ? Denise Escarpit pense que<br />

l’enfant lit dès qu’il aperçoit une image ou un dessin représentant un animal<br />

180


Techniques et mécanismes de lecture dans<br />

l’enseignement des langues étrangères<br />

ou un être humain et il le reconnaît comme tel. À l’avis de la chercheuse,<br />

c’est déjà une lecture paradigmatique que l’enfant y opère, puisqu’il repère et<br />

énonce les éléments de l’image. 4<br />

Même quand l’enfant grandit et il passe à la lecture du texte écrit, il garde le<br />

souvenir de ce premier décodage. Et cela, entre autres, parce que la transition<br />

est faite graduellement : de l’album, l’enfant passe au livre de contes (où la<br />

part de l’illustration est visiblement plus importante que celle du texte écrit)<br />

et seulement ensuite aux livres moins et pour finir point illustrés. Le texte<br />

même participe à cette transformation visuelle : les caractères grands, voire<br />

ornementés, des livres pour petits enfants deviennent de plus en plus simples<br />

à mesure qu’ils diminuent ; le format de la page tend à rapetisser au fur et à<br />

mesure que l’âge du lecteur envisagé est plus avancé, et même le grain de la<br />

page est de moins en moins soigné selon l’âge du lecteur (exception en faisant,<br />

toutefois, les éditions pour bibliophiles, mais leur cas particulier témoigne d’un<br />

phénomène qui ne fait pas le sujet de cette étude).<br />

Si les éditeurs manient leur « public » avec tant de souci pour l’adéquation, la<br />

situation de l’enseignant est d’autant plus ingrate. Car l’enseignant se doit de<br />

savoir manipuler une multitude de techniques de persuasion visant à la création<br />

de la complicité, de l’intimité entre l’élève et le texte à lire. Et, comme la<br />

récompense visuelle est la plus facile à atteindre, l’une des techniques les<br />

plus fréquemment employées consiste dans la présentation en classe de la<br />

planche à images ou à dessins, moyen particulièrement efficace quand il s’agit<br />

d’inculquer des notions de prononciation en toute langue (non seulement en<br />

langue étrangère) ou bien d’enseigner des termes nouveaux (moins en langue<br />

maternelle qu’en langues étrangères).<br />

C’est, par exemple, le cas, lors de l’enseignement du français langue étrangère,<br />

des dessins représentant des oiseaux tel le moineau ou l’oie au moyen desquels<br />

on explique aux élèves débutants comment prononcer les lettres /oi/ sans pour<br />

autant leur annoncer qu’il s’agit d’un cours de prononciation ou que, pour<br />

commencer, ce sont ces lettres qui font l’objet de la leçon.<br />

Cependant, dans un monde ou les savoirs-faire enseignés dans le cadre de<br />

l’école sont fortement concurrencés par des faires et des paradigmes d’accès<br />

extrêmement facile, les simples planches n’ont aucune chance devant les moyens<br />

techniques épatants employés par les multimédias. Pour co-intéresser la classe,<br />

l’enseignant doit savoir allier l’image et le son, le pictural et l’écrit, le tout<br />

dans une approche le plus claire et le plus explicite possible. Dans son ouvrage<br />

de didactique du français Enseigner le français. Pour qui ? Comment ?, Gilberte<br />

Niquet propose la solution sur laquelle on pourra fonder une dialectique et une<br />

pratique de l’enseignement renouvellées, et, par conséquent, plus appropriées<br />

au contexte social et culturel actuel. Elle parle du fait que l’école a le devoir<br />

d’enseigner à penser et non pas d’inqulquer simplement des notions toutes<br />

faites :<br />

« Aux enfants de la civilisation des vidéoclips, des jeux électroniques, des<br />

spots publicitaires et de la B.D. souveraine, nous devrons […] dispenser<br />

obligatoirement un enseignement clair, ou échouer. […] C’est à l’école qu’ils<br />

181


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 179-184<br />

Maria Măţel-Boatcă<br />

devront retrouver, à travers un enseignement de la langue clair et réussi, les<br />

moyens d’apprendre à exercer leur pensée, puis à l’exprimer.» 5<br />

Nous y ajouterons que, de ce point de vue, la provocation à laquelle font face<br />

les enseignants de langues étrangères est redoublée de la necessité de motiver<br />

les élèves de manière à ce qu’ils apprennent à exercer et exprimer leur pensée<br />

justement dans une langue étrangère. Un enjeu qu’il est difficile de saisir dans<br />

toute sa complexité, notamment puisque souvent on risque de prendre des<br />

matériaux ou des techniques d’apprentissage de la langue maternelle pour des<br />

moyens spécifiques à l’apprentissage des langues étrangères.<br />

Considérons l’exemple d’un manuel conçu en français et qui peut témoigner des<br />

deux visées à la fois. Car les procédés pédagogiques publiés dans la collection<br />

Littérature et langages à l’intention des enseignants de français représentent<br />

une approche utilisable et dans les classes de français langue maternelle et<br />

dans les classes de français langue étrangère.<br />

Cependant, dans ce cas l’âge des francophones doit être plus avancé (à partir de<br />

10-12 ans et même plus) et leur connaissances en matière de critique littéraire<br />

– et plus particulièrement en matière de techniques de lecture – doivent être<br />

assez étendues.<br />

« …les contes […] sont accompagnés d’une batterie d’observations et de<br />

questions, qui aident l’élève à situer le texte, à en discerner et en exposer<br />

les thèmes, la disposition, les structures, les sens, les effets littéraires. […]<br />

…chaque appareil pédagogique s’achève par la section Recherches et Essais,<br />

qui incite les élèves à des travaux d’analyse, de réflexion approfondie,<br />

d’enquête, de création.» 6<br />

Ce sont des procédés visant plutôt l’acquisition de techniques de commentaire<br />

de texte et moins l’apprentissage de techniques langagières dans une langue<br />

qui n’est pas la langue de communication usuelle des élèves. Quoique présente,<br />

cette dernière finalité est quelque peu marginale, étant accomplie uniquement<br />

en complément de la visée principale des exercices, qui est d’intéresser les<br />

élèves à l’analyse de textes littéraires conçus en français.<br />

Et ce risque de ne pas comprendre la portée du manuel avec lequel on<br />

travaille n’est pas le seul que l’enseignant court. À part le souci d’adéquation<br />

et de motivation, l’enseignant doit également adapter sa technique au profil<br />

pédagogique de la classe. Certains groupes d’études réagissent mieux aux<br />

techniques suscitant la vision, d’autres sont plutôt intéressés par le côté auditif<br />

de la transmission des savoirs. De ce point de vue, la provocation consiste<br />

à intéresser à certains types de transmission même les élèves dont le profil<br />

pédagogique ne favorise pas nécessairement le type en question.<br />

Un autre point important dans le processus de fixation des connaissances est<br />

représenté par la manière dont l’enseignant entend stimuler la mémoire de<br />

l’élève, au moyen de la répétition verbale des notions importantes ou de la représentation<br />

d’une même notion verbalement et par l’intermédiaire d’images<br />

ou bien par l’utilisation de textes écrits (préférablement illustrés).<br />

182


Techniques et mécanismes de lecture dans<br />

l’enseignement des langues étrangères<br />

Nous venons de souligner l’importance du rôle de l’enseignant dans le processus<br />

d’apprentissage d’une langue étrangère moyennant des techniques de lecture.<br />

Mais il existe un autre facteur que nous risquons trop souvent d’oublier :<br />

l’éditeur.<br />

Il est indiscutable que l’éditeur a une fonction essentielle quand il s’agit de<br />

transformer une œuvre originale en ouvrage plus adéquat pour les enfants ou<br />

la jeunesse 7 .<br />

Mais le rôle de l’éditeur est également important dans la transformation<br />

d’œuvres originales en langue étrangère en des livres simplifiés à l’usage du<br />

lecteur débutant. Ces dernières variantes sont accompagnées (images à l’appui)<br />

de glossaires, de petits dictionnaires en fin de volume, ou bien de notes en bas<br />

de page très explicites ; le tout pour assurer le maintien de l’intérêt pour la<br />

trame narrative, tout en enseignant (plus ou moins subrepticement) des notions<br />

lexicales jusqu’alors inconnues.<br />

Pour conclure, toutes les techniques énumérées ci-dessus et tous les facteurs<br />

(enseignant, élève, éditeur et autres) concurrencent afin d’atteindre un<br />

même objectif : l’efficacité du processus d’enseignement. Et, comme Gilberte<br />

Niquet l’affirme d’ailleurs, cette efficacité est le produit de l’adéquation et de<br />

l’adaptation – et, dirons nous, de la collaboration entre les divers facteurs :<br />

« Il ne s’agira donc plus d’aller ensemble, du même pas, vers le même<br />

objectif, mais d’y aller ensemble par des voies temporairement ou<br />

durablement différentes.» 8<br />

Notes<br />

1<br />

Christian Poslaniec, Donner le goût de lire. Des animations pour faire découvrir aux jeunes le<br />

plaisir de la lecture, Paris, Éditions du Sorbier, 1990, p. 9.<br />

2<br />

Cf. Ganna Ottevaere-Van Sprang, Le roman pour la jeunesse. Approches – Définitions – Techniques<br />

narratives, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt/M., New York, Wien, Peter Lang, 2000, p. 11.<br />

3<br />

Christian Poslaniec, op. cit., pp. 10-12 passim.<br />

4<br />

Cf. Denise Escarpit, « Les niveaux d’élaboration du récit par l’image à l’âge pré-adulte », pp. 70-<br />

71, in Denise Escarpit (sous la direction de), L’enfant, l’image et le récit, Paris, La Haye, New York,<br />

Mouton Éditeur, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, no 12, 1977, pp. 69-76.<br />

5<br />

Gilberte Niquet, Enseigner le français. Pour qui ? Comment ?, Paris, Hachette, coll. « Hachette<br />

Éducation », série « Pédagogies pour demain. Didactiques », 1991, p. 217.<br />

6<br />

Roger Laufer, Bernard Lecherbonnier, Littérature et langages. Les genres et les thèmes, volume 2,<br />

Le conte – La poésie. Textes et travaux, Paris, Fernand Nathan Éditeur, 1974, Avant-propos, p. III.<br />

7<br />

Cf. Jean Fabre, « L’éditeur médiateur », p. 19, in Denise Escarpit (sous la direction de), L’enfant,<br />

l’image et le récit, Paris, La Haye, New York, Mouton Éditeur, Maison des sciences de l’homme<br />

d’Aquitaine, no 12, 1977, pp. 19-31.<br />

8<br />

Gilberte Niquet, op. cit., p. 216.<br />

183


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 179-184<br />

Maria Măţel-Boatcă<br />

Bibliographie<br />

Bernard Cocula, Claude Peyroutet, Didactique de l’expression de la théorie à la pratique,<br />

s.l., Librairie Delagrave, coll. « G. Belloc », 1978, 319 p.<br />

Arnaud De La Croix, Frank Andriat, Pour lire la bande dessinée, Bruxelles-Paris, De<br />

Boeck-Duculot, coll. « Formation continuée », 1991, 142 p.<br />

P. Delpierre, P. Furcy, X. Fregosi (avec la collaboration de), Lire et parler, Paris, Fernand<br />

Nathan, 1968, 247 p.<br />

Denise Escarpit (sous la direction de), L’enfant, l’image et le récit, Paris, La Haye, New<br />

York, Mouton Éditeur, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, no 12, 1977, 155 p.<br />

Roger Laufer, Bernard Lecherbonnier, Littérature et langages. Les genres et les thèmes,<br />

volume 2, Le conte – La poésie. Textes et travaux, Paris, Fernand Nathan Éditeur, 1974,<br />

303 p.<br />

Gilberte Niquet, Enseigner le français. Pour qui ? Comment ?, Paris, Hachette, coll.<br />

« Hachette Éducation », série « Pédagogies pour demain. Didactiques », 1991, 224 p.<br />

Ganna Otevaere-Van Sprang, Le roman pour la jeunesse. Approches – Définitions<br />

– Techniques narratives, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt/M., New York, Wien, Peter<br />

Lang, 2000 (3 e édition revue et corrigée), 1 ère édition 1996, 296 p.<br />

Christian Poslaniec, Donner le goût de lire. Des animations pour faire découvrir aux<br />

jeunes le plaisir de la lecture, Paris, Éditions du Sorbier, 1990, 237 p.<br />

184


La didactique de l’exploitation du texte littéraire<br />

Assist. Dr. Simona Furdui<br />

Faculté des Lettres<br />

Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca<br />

Résumé : L’article vise la didactique de l’enseignement du FLE au<br />

niveau universitaire. Il se propose de montrer les particularités du cours<br />

pratique intitulé « Explication de textes », où des textes littéraires<br />

sont analysés en vue de la rédaction d’un « commentaire littéraire ».<br />

Les aspects théoriques mettent en lumière le côté d’analyse poétique<br />

qui y intervient (maîtrise d’un certain métalangage). Prédominent<br />

les conseils pratiques adressés surtout aux étudiants, puisés dans<br />

l’expérience pratique du professeur. Sont relevées les difficultés, les<br />

erreurs à ne pas commettre et on propose des solutions, toujours<br />

justifiées et exemplifiées.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 185-192<br />

Abstract : This article studies the didactic of teaching French as a foreign<br />

language at university level. Its objective is to expose the particularities of the<br />

practical course called “Text explanation”, where literary texts are analyzed<br />

for the purpose of the writing of a “literary comment”. The theoretical aspects<br />

enlighten the level of lyrics’ analysis that intercedes (mastered by a certain<br />

meta-language). Predominant are the practical advices addressed especially<br />

to the students extracted from the practical experience of the teacher. There<br />

are shown the difficulties, the mistakes to be avoided and there are suggested<br />

solutions, every situation being exemplified.<br />

Mots-clés : didactique, explication de texte, plan du commentaire, figures de<br />

style, interprétation.<br />

Dans le programme de chaque semestre universitaire les étudiants retrouvent<br />

la possibilité de suivre, parmi d’autres cours pratiques (travaux dirigés), une<br />

discipline nommée « Interprétations de textes » ou « Explications de textes»<br />

à qui sont allouées deux heures par semaine. Comme très peu de cours<br />

magistraux de Littérature française ont « le droit » d’être accompagnés par<br />

un séminaire, pour bien approfondir les notions et pour analyser en détail une<br />

œuvre littéraire, le rôle revient à ce cours, qui, en raison de deux heures par<br />

185


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 185-192<br />

Dr. Simona Furdui<br />

semaine, doit préparer les étudiants pour l’examen – difficile à leur avis – de<br />

Littérature française. L’équivalent français pour cet exercice d’écriture serait<br />

le commentaire composé, épreuve dure du bac français.<br />

Quant à la note de cours pratique (nous allons utiliser dans notre article ce<br />

syntagme, plus proche de la variante roumaine et avec laquelle nos étudiants<br />

sont familiarisés), il faut dire que le principe varie d’un semestre à l’autre : soit<br />

il fait une moyenne de Cours pratiques avec un autre cours du même niveau,<br />

genre Thème ou Expression orale, soit il se combine avec la note du cours<br />

magistral de Littérature française. Son évaluation porte la mention « évaluation<br />

permanente », ce qui veut dire que la note finale est le résultat de plusieurs<br />

notes obtenues tout au long du semestre : pour les interventions orales, les<br />

devoirs écrits à la maison, les épreuves orales ou écrites annoncées et fixées dès<br />

le début du semestre – la liberté appartient au professeur qui obtient l’accord<br />

des étudiants.<br />

Dans le cadre de notre faculté, le siècle d’où le titulaire de cours puise les<br />

textes à analyser est, le plus souvent celui qui est donné par lui-même ou par<br />

un autre professeur. De cette façon, la matière du cours est enrichie par les<br />

discussions plus focalisées sur les textes les plus représentatifs de l’époque<br />

respective.<br />

Chaque professeur a sa manière d’« attaquer » un texte littéraire, et nous<br />

croyons que cela offre aux étudiants une large gamme d’exemples à la suite<br />

desquels ils peuvent se former leur propre manière d’interpréter un texte.<br />

L’expérience dans l’enseignement universitaire nous a conduit à l’article présent,<br />

car nous avons ressenti le besoin de donner une grille d’interprétation, bien<br />

sûr, modifiable et améliorable en fonction des particularités de chaque texte<br />

analysé, et en fonction de la sensibilité littéraire et le bagage de techniques<br />

et de lectures de chaque étudiant. Notre entreprise est motivée aussi par le<br />

fait que le cours d’Explications de textes est souvent au choix, les étudiants ne<br />

fréquentent pas en permanence les classes et « sautent » les explications et les<br />

applications pratiques.<br />

Il est vrai que chaque grand genre littéraire – et nous pensons aux trois genres<br />

traditionnels : poésie, prose, théâtre – exige d’être abordé à sa façon, mais<br />

leurs points communs nous permettent de les envisager ensemble dans cet<br />

article ; nous allons faire les distinctions quand il sera nécessaire.<br />

Il appartient au professeur de faire le choix du livre en discussion ; même s’il<br />

s’agit d’analyser une œuvre entière, une « explication » de texte ne peut se<br />

réaliser que sur un fragment de ce livre. Et alors le choix véritable vise le morceau<br />

que le professeur considère comme essentiel pour être « disséqué » par l’analyse,<br />

révélateur pour la compréhension de l’œuvre entière. Il s’agit pratiquement de<br />

photocopier ou taper sur l’ordinateur une ou deux pages, et les mettre à la<br />

disposition des étudiants. À la fin du semestre les étudiants seront en possession<br />

d’un petit dossier – un support de cours qui facilitera certainement la révision<br />

pour l’examen.<br />

186


L’analyse faite en classe est orale, toujours faute de temps, mais il s’agit de<br />

courtes activités de rédactions. Nous allons utiliser dans notre article le terme<br />

de « commentaire » pour désigner et la variante orale et la variante écrite de<br />

cette interprétation.<br />

I. La lecture initiale<br />

La gestion du temps nous a fait donner comme devoir préalable aux étudiants<br />

de lire à la maison le texte. Cela fonctionne comme un premier contact avec<br />

le texte, afin de commencer son « décryptage » : la lecture en classe sera plus<br />

facile du point de vue de la prononciation et de l’intonation, et le sens des mots<br />

inconnus sera cherché individuellement dans le dictionnaire.<br />

II. La lecture en classe<br />

La lecture peut être faite en classe intégralement ou par morceaux, le professeur<br />

choisit en fonction du texte en cause et du type d’analyse qu’il veut réaliser<br />

avec les étudiants. Pour éviter l’ennui et les automatismes unidirectionnels et<br />

réduisants, il est bien de varier la modalité d’aborder le texte en insistant, tout<br />

de même, sur quelques types pour fixer les techniques.<br />

La lecture intégrale ne doit être jamais « gratuite » : il est évident que le<br />

professeur fera, sur place ou à la fin de la lecture, les corrections, mais cette<br />

lecture sera accompagnée d’une tâche :<br />

- expliquer certains mots (pour voir si le devoir préparatif a été fait à la<br />

maison)<br />

- préciser le thème général (et voir, par la suite s’il a été bien identifié), etc.<br />

- préciser le genre littéraire<br />

- dire s’ils ont aimé ou non le texte, et pourquoi – impressions générales (un<br />

Mallarmé hermétique risque de choquer leur horizon d’attente…), etc.<br />

III. L’analyse orale/le brouillon<br />

La didactique de l’exploitation du texte littéraire<br />

La pratique nous a conduit à préférer l’analyse linéaire, sorte de redécouverte<br />

du texte en même temps que les étudiants. En grandes lignes il s’agit d’une<br />

interprétation, vers par vers, phrase par phrase, mais les textes ne sont pas<br />

toujours « démontables » de cette manière, il faut s’adapter pour que l’unité<br />

de sens n’ait pas à en souffrir. Les flash-back sont souvent nécessaires pour<br />

compléter un sens, pour nuancer ou même pour renoncer à une certaine<br />

hypothèse qui n’a plus assez de force.<br />

L’analyse de divers textes a toujours amené les étudiants à se constituer une<br />

sorte de « Fiche de mots-clé » qui soit comme une grille pour vérifier s’ils ont<br />

exploité le texte suffisamment et n’ont pas oublié certaines choses. Nous avons<br />

insisté pour que les étudiants analysent le texte cette fiche à la main, afin<br />

qu’au moment de l’examen final, la mémoire visuelle et l’exercice contribuent<br />

à l’obtention d’une bonne note.<br />

187


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 185-192<br />

Dr. Simona Furdui<br />

L’interprétation orale suit les règles d’une composition écrite, dans le sens que<br />

le professeur suggère aux étudiants de respecter les trois grandes parties d’un<br />

commentaire écrit : introduction, développement (contenu) et conclusion.<br />

Nous allons ensuite rédiger cette « Fiche de mots-clé » en fonctions de ces<br />

parties, en précisant ce qui peut être dit dans chacune. Il faut mentionner<br />

que les idées peuvent migrer d’une partie à l’autre en fonction des nécessités<br />

de l’interprétation ; nous conseillons aux étudiants de ne pas considérer une<br />

catastrophe s’ils ont oublié une idée, ils pourront certainement la rattraper<br />

quelque part dans leur commentaire ultérieur. Ce qui importe est de ne pas<br />

laisser de côté des informations essentielles.<br />

Un autre conseil est de faire d’abord le plan de leur commentaire sur un<br />

brouillon, pour ne pas travailler directement sur du propre. De cette manière si<br />

une idée a été oubliée, elle peut être complétée. Le grand avantage du plan est<br />

qu’il ordonne les idées ; très souvent les commentaires faits par les étudiants<br />

ressemblent à un fourre-tout, sans ordre ni logique, les idées qui leur passent<br />

par la tête sont immédiatement consignées. Leurs commentaires manquent de<br />

cohérence, leur démarche interprétative n’est pas visible, certaines idées se<br />

répètent sans rien apporter de neuf. Pour la « sensibilité » du professeur il<br />

apparaît que le commentaire de l’étudiant détruit le texte au lieu de mettre<br />

en valeur sa beauté et sa richesse.<br />

L’introduction<br />

- Informations sur l’auteur du texte<br />

Il faut préciser dès le début qu’une introduction est une introduction pour le<br />

texte à commenter, en fonction de la consigne donnée par le professeur, et<br />

non pas une introduction générale, qui pourrait servir à d’autres sujets aussi.<br />

Notre expérience nous a montré combien il est difficile pour l’étudiant de «<br />

commencer » un commentaire : il ressent, malheureusement, le besoin de dire<br />

tout ce qu’il sait sur l’auteur, ce qui le met « à l’aise », lui offrant une sorte<br />

de sécurité genre « voilà, professeur, je sais pas mal de choses, vous pourrez<br />

certainement y pêcher quelques bonnes idées ». Donc :<br />

- Toute introduction doit être focalisée sur la consigne donnée<br />

S’il s’agit d’un commentaire à réaliser pendant les deux heures d’examen<br />

écrit, il faut compter 2,5-4 pages A4. L’introduction doit occuper un ou deux<br />

paragraphes (une demi page), et d’autres informations doivent y apparaître :<br />

- informations sur l’œuvre entière (toujours brèves)<br />

- court historique du problème, du thème à traiter<br />

- préciser le courant littéraire (et en liaison avec cela, l’année de la<br />

parution)<br />

188


- préciser le genre littéraire<br />

- mentionner l’idée générale du texte en cause (l’énoncer seulement, le reste<br />

du commentaire en constitue la démonstration)<br />

-identifier le thème dominant<br />

- exposer la méthode de travail, la démarche à suivre<br />

- encadrer le texte dans le volume dont il a été extrait.<br />

Le développement<br />

La didactique de l’exploitation du texte littéraire<br />

Le contenu proprement dit du commentaire peut reprendre une partie des<br />

éléments que nous venons de mentionner surtout s’ils se prêtent à des analyses<br />

plus amples. Mais il faut éviter les digressions inutiles, hors sujet (il faut avoir<br />

toujours en tête les exigences de la consigne). Les transitions d’une idée à<br />

l’autre, d’un paragraphe à l’autre doivent être logiques, évidentes. Nous<br />

sommes parfois exaspéré de la mise en page du commentaire : les étudiants ne<br />

respectent pas l’alinéa (les deux centimètres en retrait, à la marge de la feuille),<br />

ils écrivent chaque phrase à la marge ou avec un alinéa nouveau (montrant que<br />

la notion de paragraphe leur est complètement étrangère) ou ils écrivent tout<br />

d’un trait, et les trois pages de commentaire ne forment qu’un seul paragraphe.<br />

Comme dimension, le paragraphe a plus de deux lignes (sauf si un certain effet<br />

stylistique n’est pas poursuivi par la brièveté de la phrase unique). Il est fait de<br />

plusieurs phrases, car mieux vaut faire de nouvelles phrases que d’en faire une<br />

toute proustienne, avec plein de subordonnées (plus difficilement à gérer du<br />

point de vue de la concordance et d’autres règles syntaxiques) et dont on perd<br />

le sens du début avant d’arriver à la fin. Si le commentaire a trois parties, il est<br />

logique d’envisager au moins trois paragraphes ; la règle dit que le paragraphe<br />

circonscrit une certaine idée, qui est développée dans plusieurs phrases qui lui<br />

apportent des nuances ; dès qu’on passe à une autre idée, on passe à la ligne<br />

et on forme un autre paragraphe.<br />

On peut commencer (ou continuer) le commentaire avec une analyse formelle,<br />

c’est-à-dire avec l’analyse de la forme du texte, surtout s’il s’agit d’une poésie.<br />

Cette première attaque est motivée par le fait que le premier contact avec le<br />

texte est de nature formelle, visuelle, et cela contribue déjà à créer au lecteur<br />

un horizon d’attente. La forme choisie par un auteur n’est jamais gratuite, car<br />

elle colle de près au sens du texte, elle l’anticipe d’une certaine manière.<br />

Il faut respecter dans un commentaire une démarche qui part de l’observation<br />

d’un fait littéraire (un simple constat de son existence) à la dénomination (il<br />

faut utiliser une certaine terminologie, un métalangage spécifique), passe par<br />

l’explication (paraphraser), pour arriver à l’interprétation (avec mise en valeurs<br />

d’au moins deux sens différents).<br />

OBSERVER/NOMMER → EXPLIQUER → INTERPRÉTER<br />

(le poète X utilise le sonnet, poème à forme fixe, montrant l’intérêt des parnassiens<br />

pour la recherche formelle)<br />

189


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 185-192<br />

Dr. Simona Furdui<br />

- éléments de prosodie et de versification (typologie de la strophe, du vers, le<br />

rythme, la rime) + effets stylistiques produits<br />

- explication du titre (du recueil, si c’est le cas, en rapport avec le titre du<br />

texte en cause) : on part du sens propre vers les sens figurés, symboliques – au<br />

moins deux, pour montrer la richesse des symboles (on élimine, bien sûr, les<br />

sens qui ne conviennent pas au texte en cause)<br />

- analyse détaillée du premier vers/de la première phrase, de même que pour<br />

le dernier vers/la dernière phrase (l’incipit et l’excipit)<br />

- identifier les mots-clé (qui indiquent l’évolution idéique, autour desquels<br />

peut se construire tout le commentaire)<br />

- les thèmes → sous-thèmes → leitmotifs → motifs → symboles<br />

- les champs lexicaux (qui mettent en évidence les thèmes et les motifs)<br />

- le système verbal<br />

- le système pronominal<br />

Toutes les remarques doivent être complétées par des exemples tirés du texte<br />

respectif, elles ne doivent pas rester générales. La voie de l’argumentation va<br />

de la thèse à l’argument (souhaitables plusieurs) qui s’appuie sur des exemples<br />

concrets (des citations entre guillemets – français : « …», avec des références<br />

complètes si elles sont plus longues). Si la thèse (l’idée générale) n’est pas<br />

particularisée, elle est incomplète, vague même.<br />

- Les figures de style<br />

Nous devons faire une observation qui va en contradiction avec la manière dans<br />

laquelle les Français rédigent ce qu’ils appellent « commentaire composé ».<br />

Ils placent à la fin du développement quelques paragraphes visant les figures<br />

de style, et cela donne l’impression – fausse – que ces figures sont un simple<br />

ornement décelable en surface de texte, dont on peut même se dispenser.<br />

Il nous semble naturel d’intégrer l’analyse des figures de style au moment<br />

où elles sont sujettes à d’autres analyses. Malheureusement, le professeur<br />

rencontre souvent dans les copies d’examen, un dernier paragraphe avant la<br />

conclusion ou même comme conclusion, où l’étudiant se dépêche à énumérer<br />

tout simplement quelques épithètes, métaphores et comparaisons, sans penser<br />

à les « défaire » pour montrer quels « secrets » elles cachent.<br />

La conclusion<br />

La majorité des étudiants n’accordent pas une grande importance aux<br />

conclusions de leur commentaire littéraire. Le paragraphe final peut manquer<br />

complètement, faute de temps ou d’idées. Il semble que les étudiants ne sont<br />

pas capables de gérer la dose d’effort intellectuel et idéatique. Épuisés, il ne<br />

leur reste que de répéter ce qu’ils ont déjà dit dans les lignes antérieures,<br />

190


La didactique de l’exploitation du texte littéraire<br />

parfois avec les mêmes mots.<br />

Nous leur recommandons de ne pas tout dire dans le développement de leur<br />

commentaire, de garder une idée pour la fin, car le paragraphe final, de par<br />

sa position comme dernier lu, laisse une certaine impression qui doit être<br />

bonne. Ils peuvent aussi, reprendre leur démarche interprétative, en résumant<br />

brièvement les résultats, synthétiser les idées déjà dites/écrites – revenir donc<br />

à l’idée de base du texte, mais l’exprimer autrement. Une autre modalité est<br />

d’ouvrir des perspectives vers d’autres interprétations possibles.<br />

IV. Le commentaire écrit<br />

A. Le plan<br />

Le plan avec les idées générales du commentaire de texte, qui doivent<br />

apparaître dans la version finale, écrite, ne doit pas manquer comme étape<br />

préparatoire. Les interprétations que nous avons détaillées ci-dessus visent<br />

la capacité d’analyse des étudiants ; la rédaction d’un plan vise la synthèse<br />

des informations, nécessaire après que les étudiants se sont « dispersés » pour<br />

dépister multiples sens cachés et nuances. C’est le « squelette » du texte à<br />

commenter, qui peut être plus facilement retenu, mémorisé.<br />

Pour les dimensions données d’un commentaire (2,5-4 pages), le plan doit<br />

occuper 1-1,5 pages. La maîtrise de sa rédaction ne s’acquiert que dans le<br />

temps, car il s’agit d’un exercice de synthèse ; la démarche est déductive :<br />

on part toujours d’une idée générale, essentielle (thèse) pour montrer ses<br />

arguments d’appui. Les citations n’existent pas dans un plan, sauf des motsclé.<br />

Il faut renoncer complètement à commencer les idées par des citations<br />

suivies par un tiret que l’on « explique » par ses propres mots…<br />

La faute la plus grave commise par les étudiants c’est de commencer chaque<br />

idée à la ligne, ce qui annihile toute hiérarchie des idées. Par contre, les flèches<br />

(à plusieurs bras), les tirets (subordonnateurs), numéroter les idées par des<br />

chiffres (1., 2,…) ou par des lettres (a, b, c, …), tout ce qui tient d’un schéma<br />

doivent aider l’œil à mieux retrouver l’essentiel du texte.<br />

Une autre « bizarrerie » estudiantine est de rédiger le commentaire et ensuite<br />

d’en faire le plan. D’un coup, le manque de cohérence et de hiérarchisation des<br />

idées du commentaire en cause saute aux yeux. Le même étonnement ressent<br />

le professeur devant les commentaires qui ne respectent pas le plan qui les<br />

accompagne, chacun a une indépendance totale ou presque.<br />

Ces fautes nous font tirer la conclusion que les étudiants (en philologie, au moins)<br />

ne comprennent pas l’utilité d’un plan, par commodité, par manque de temps,<br />

par manque d’exercice. Comme si la liberté du texte littéraire était impossible<br />

à cerner de façon plutôt « mathématique », ils ne se rendent pas compte que<br />

les processus intellectuels (compréhension, analyse, synthèse, généralisation,<br />

abstraction) agissent de la même manière chez tous les humains.<br />

191


<strong>Synergies</strong> Roumanie n° 2 - 2007 pp. 185-192<br />

Dr. Simona Furdui<br />

B. La rédaction proprement dite<br />

Cette dernière étape se réalise selon le plan ; un brouillon serait recommandable<br />

avant la version au propre que le professeur corrigera, il « rassure » les<br />

étudiants au cas où une idée intéressante surgit pendant la rédaction et doit<br />

être intercalée dans le commentaire.<br />

Nous recommandons aux étudiants de faire attention aux questions de style, à<br />

la propriété des mots (surtout dans le cas du français comme langue étrangère),<br />

et parce qu’il y a un certain métalangage à utiliser (la terminologie de la<br />

poétique), de travailler toujours avec un dictionnaire (de mots, de verbes,<br />

etc.) à la main. Ils doivent varier les tournures, le lexique, vérifier la fréquence<br />

d’emploi de certains mots pour ne pas montrer une pauvreté de vocabulaire. Le<br />

style (les expressions, les constructions syntaxiques) ne doit pas être familier,<br />

il faut utiliser un langage assez soutenu. Il faut obligatoirement se réserver le<br />

temps pour relire ce qui a été écrit pour corriger les désaccords, remarquer<br />

les accents manquants et d’autres fautes de grammaire ou d’orthographe (ce<br />

qui n’est pas trop sévèrement pénalisé en littérature, mais fait une mauvaise<br />

impression). Si le commentaire est tapé sur ordinateur, Windows possède<br />

l’Orthographe (Speller) qui met en évidence beaucoup d’erreurs, en proposant<br />

même des formes corrigées.<br />

Quant à la présentation, nous revenons sur le problème de la mise en page, avec<br />

alinéas et paragraphes bien aérés dans la version manuscrite. Contrairement à<br />

l’opinion de certains étudiants, la ponctuation n’est pas indispensable (et il y a<br />

d’autres signes de ponctuation que le point final…), elle contribue à comprendre<br />

plus facilement le sens de l’énoncé, une simple virgule peut complètement<br />

changer le message d’une phrase.<br />

Et parfois c’est tellement mal écrit, jusqu’à l’illisibilité, ce qui oblige le<br />

professeur de poser en digne continuateur de Champollion…<br />

Bibliographie<br />

Jauffré, J. 1984. Le Vers et le Poème. Textes, analyses, métodes de travail. Paris :<br />

Nathan.<br />

Patillon, M. 1986. Précis d’analyses littéraires. I.Les structures de la fiction. Paris :<br />

Nathan.<br />

Le Hir, Y. Analyses stylistiques. 1965. Paris. Armand Colin.<br />

192


Explications lexicales et accès au sens des textes<br />

dans les manuels scolaires récents<br />

de français langue étrangère<br />

Monica Vlad<br />

Chargée de cours<br />

Université Ovidius Constanta<br />

Diltec, Université Paris III Sorbonne Nouvelle<br />

Résumé : Sur la base d’un corpus de manuels roumains récents de<br />

français langue étrangère pour le lycée, cet article se propose de<br />

dresser un panorama analytique des types d’aides lexicales mises<br />

au service de la lecture scolaire des textes. Sont ainsi examinées<br />

de manière comparative les diverses structurations des rubriques<br />

d’explications lexicales situées en marge des textes de lecture ainsi<br />

que leur manière de se rapporter aux textes à lire.<br />

Abstract : This article – founded on a corpus of recent Romanian<br />

manuals of French learned in high school as foreign language – wishes<br />

to present an analytical panorama of lexical assistance supporting the<br />

school reading of texts. The diverse structures of lexical explanation<br />

columns, situated nearby the lecture texts, are also examined, as<br />

well as their manner to relate to the reading texts.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 193-202<br />

Mots-clés : lexique, explication lexicale, manuel, lecture scolaire.<br />

La compréhension des textes est fonction de la « saisie des valeurs sémantiques<br />

des structures linguistiques » (Dancette, 1995 : 25). Pourtant, que représente la<br />

« saisie des valeurs sémantiques » et quels moyens peuvent être mis en œuvre<br />

pour l’atteindre ? En quelle langue travailler ? Quand passe-t-on de la langue<br />

maternelle à la langue étrangère pour les explications ? Sur quelles structures<br />

est-on en droit et sur lesquelles en obligation de travailler pour aboutir à un<br />

seuil de compréhension compatible avec les objectifs scolaires de la lecture ?<br />

Voilà autant de questionnements qui balisent d’une manière relativement<br />

non-uniforme les diverses méthodologies d’apprentissage des langues et dont<br />

les manuels semblent être des témoins privilégiés. Constitués de batteries<br />

de textes-support pour des apprentissages divers, les manuels occultent ou<br />

mettent en exergue les « mots » en fonction de postulats la plupart du temps<br />

obscurs mais qui, une fois explicités, pourraient offrir des indices précieux pour<br />

la méthodologie de lecture de textes mise en œuvre.<br />

193


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 193-202<br />

Monica Vlad<br />

Dans ce qui suit, nous allons analyser une série de 6 manuels pour le lycée parus<br />

chez quatre maisons d’édition différentes (Carminis, Cavallioti, Rao, Corint),<br />

après 2000, afin de voir quelle est la place du lexique dans la méthodologie mise<br />

en œuvre actuellement dans le contexte roumain pour la lecture des textes en<br />

français langue étrangère. Nous allons examiner à chaque fois la typologie des<br />

aides lexicales mises en marge des textes de lecture.<br />

Pour le premier manuel, IX, Cavaliotti, 2001, le contenu/objectif « lecture et<br />

compréhension écrite » est accompagné à chaque fois par l’icône d’un petit<br />

serpent à lunettes. A l’intérieur des unités, les textes suivis par ce logo sont<br />

assez nombreux, les unités regroupant en réalité, dans ce manuel, plusieurs<br />

« leçons » au sens classique du terme.<br />

Suite à chaque texte, les explications lexicales sont regroupées sous l’étiquette<br />

« Des mots pour comprendre ». Lien explicite donc entre la lecture du texte et<br />

les explications fournies sous des formes différentes :<br />

(a) bourgade - gros village qui sert de marché pour les villages<br />

voisins<br />

(b) boum - succès considérable, retentissant (p. 8)<br />

(c) condamner une porte / une fenêtre - en interdire l’accès, en<br />

rendre l’usage impossible (p. 23)<br />

(d) bec papillon - support de lampe pour l’éclairage au gaz (p. 26)<br />

(e) le facteur de la Noël - le facteur qui porte sur son ventre les<br />

calendriers de la Poste<br />

(f) des cris de mirliton - des cris aigus (p. 44).<br />

Ces exemples, mélangés tels qu’ils apparaissent dans les listes du manuel,<br />

et qui ne suivent que l’ordre des textes dont ils proviennent, appartiennent<br />

en grandes lignes à deux catégories : des mots mis en équivalence avec des<br />

paraphrases synonymiques en langue étrangère supposées connues (b), (c), (d),<br />

(f) et des mots définis par le biais de paraphrases explicatives, là où les termes<br />

isolés renvoient à des référents à charge civilisationnelle (a), (e).<br />

Pour ce qui est de la consigne qui accompagne les textes, il s’agit, dans la moitié<br />

des cas, de la consigne « Lisez et traduisez le texte ci-dessous. Aidez-vous du<br />

dictionnaire ». La lecture-compréhension est donc clairement mise en relation<br />

avec la traduction en tant qu’exercice scolaire d’appropriation textuelle. Il<br />

n’est dès lors pas étonnant que les définitions données aux mots collent aux<br />

contextes, et qu’il n’ait qu’un sens mis en exergue par les auteurs.<br />

Par ailleurs, tous les textes ne sont pas suivis par des compléments lexicaux<br />

(Des lieux et des gens, p. 12 ; Grand standing, p. 13 ; Une maison pas comme<br />

les autres, p. 30 ; Les adolescents... tout va très bien, p. 40 ; La Gloire de<br />

mon père, p. 54). Textes littéraires et non-littéraires confondus, sujets à des<br />

exercices de traduction, ils devraient donc soit être plus transparents que les<br />

autres (ce dont on peut bien douter, étant donné que pour d’autres textes<br />

tirés de Marcel Pagnol le complément lexical s’était avéré nécessaire), soit<br />

194


Explications lexicales et accès au sens des textes<br />

dans les manuels scolaires récents de français langue étrangère<br />

demander expressément de la part de l’apprenant un exercice individuel de<br />

recherche dans le dictionnaire.<br />

Cette deuxième hypothèse nous semble plus pertinente, étant donné qu’on<br />

trouve dans ce manuel, à l’unité 1, un petit guide de lecture des définitions de<br />

dictionnaire (p. 22). Il sert plus à la description des objets, mais il invite quand<br />

même, par le biais de quelques consignes, à repérer la structure de certaines<br />

définitions tirées du Petit Larousse et à donner des définitions personnelles pour<br />

certains mots connus (avion, chaise, lettre).<br />

Cet appel explicite au dictionnaire lors de la pratique de lecture de textes<br />

était appelé de tous ses voeux par Galisson (1983 : 36) lorsqu’il disait, à<br />

propos de la lecture des documents authentiques, que « l’enseignant doit se<br />

contenter de fournir à l’apprenant des méthodes et des outils d’élucidation<br />

du sens, et de découverte de l’usage des mots. Il n’a pas à court-circuiter<br />

l’effort de l’apprenant à ce niveau : le vocabulaire est davantage un problème<br />

d’apprentissage, d’investissement personnel, que d’enseignement ».<br />

Le manuel X, 2000, Carminis marque une diminution encore plus marquée des<br />

explications lexicales et celles-ci portent généralement sur des mots isolés dont<br />

la compréhension poserait problème :<br />

ex. (a) sabbatique, adj. - Qui a rapport au sabbat - Repos sabbatique.<br />

Année sabbatique, septième année pendant laquelle on devait laisser<br />

reposer la terre et ne pas exiger les créances. (fig.) Année de congé<br />

accordée tous les 7 ans aux professeurs de certaines universités des Etats<br />

Unis et du Canada - p. 10<br />

(b) parchemin - ici, document écrit, brevet - p. 12<br />

(c) rayons multiples – l’ensemble de produits de même nature - épicerie,<br />

poissons, laiterie (dans un magasin qui vend toutes sortes de produits<br />

- supermarché) - p. 21<br />

(d) le taux - cours, montant, pourcentage, taxe - p. 23<br />

(e) catherinette - jeune fille qui fête la Sainte Catherine ; fête<br />

traditionnelle des ouvrières de la mode, ou des non-mariées à 25 ans - p.<br />

36<br />

(f) tuile aux amandes - petit four sec monté en forme de tuile sur un<br />

rouleau à pâtisserie - p. 37.<br />

Les exemples que nous venons de donner sont différents à dessein. Ils nous<br />

permettent de faire quelques remarques sur l’organisation des explications<br />

lexicales dans ce manuel :<br />

- les mots sont expliqués en français, il n’y a pas d’équivalent roumain<br />

des termes sélectionnés ;<br />

- les définitions ressortissent pour la plupart de dictionnaires francofrançais<br />

: (a), (e), (f), ce qui pose le problème de la compréhension des<br />

définitions, avant la compréhension des mots à définir. Pour l’exemple<br />

(a), « laisser reposer la terre et ne pas exiger les créances » exigerait<br />

à son tour des compléments d’explication. D’où le problème de la<br />

195


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 193-202<br />

Monica Vlad<br />

circularité des démarches de compréhension en langue étrangère : pour<br />

apporter des aides à la compréhension on passe par du linguistique, ce<br />

qui ramène à comprendre le linguistique qui est donné en aide, etc.<br />

Extraire les définitions de dictionnaires de la langue maternelle est,<br />

certes, profitable pour tout l’apport des analogies et des synonymes,<br />

ainsi que pour la pertinence des définitions, mais pour la compréhension<br />

effective des mots à définir cela soulève d’autres problèmes en amont<br />

(dont le problème du définisseur qui devrait être obligatoirement plus<br />

connu que le défini n’est pas le moindre !) ;<br />

- les termes sélectionnés pour l’explication sont des termes qui :<br />

- font partie de registres spécifiques de la langue (sabbatique,<br />

azulejo, mais aussi transat, guinguette, échoppe);<br />

- renvoient à des références socioculturelles de nature diverse<br />

(catherinette, rayons multiples, tuile aux amandes, etc.);<br />

- ont dans le texte dont ils sont tirés un sens différent de leur<br />

sens propre (ont un sens contextuel différent, comme parchemin, pour<br />

l’explication duquel on a ajouté un « ici »).<br />

La particularité la plus importante, à notre avis, des explications données<br />

dans ce manuel est représentée par le fait que les définitions essaient d’une<br />

manière constante de donner des indices sur le contexte discursif d’usage des<br />

mots qu’on définit. Plus proches des définitions classiques des dictionnaires<br />

monolingues que du genre définitionnel propre aux manuels de français langue<br />

étrangère (définitions sélectives, qui collent au contexte), ces définitions<br />

incluent non seulement des éléments de description morphologique (subst.,<br />

adj., adv., etc.), mais aussi des indications du type fam. pour marquer un mot<br />

réservé à l’usage familier :<br />

transat - (fam.) chaise longue, fauteuil pliant en toile, d’abord en usage<br />

sur les ponts des paquebots, employé ensuite sur les plages, les terrasses,<br />

dans les jardins.<br />

ou alors des remarques concernant la sphère d’usage du mot :<br />

échoppe - petite boutique (en parlant des artisans) (p. 20).<br />

Les définitions incluent aussi des précisions sur les extensions possibles des<br />

mots, sur les synonymes, là où cela paraît nécessaire à la compréhension<br />

textuelle, mais ne restent pas pour autant au seul sens exigé par le<br />

contexte à lire :<br />

bigarré - qui a des couleurs variées ; bariolé, chamarré (par ext.) formé<br />

d’éléments disparates : hétéroclite, hétérogène, mêlé, varié (une société<br />

bigarrée) - en appui du segment textuel « La foule jeune et bigarrée<br />

d’Oberkampf vous accueille et vous entraîne avec des accents d’Istanbul<br />

et de Shanghai, de Tanger et de Constantine ».<br />

Si ces définitions restent très peu nombreuses par rapport au nombre des<br />

textes présents dans les unités analysées (20 définitions au total pour les trois<br />

unités analysées, qui comprennent 29 textes de dimensions différentes), elles<br />

196


Explications lexicales et accès au sens des textes<br />

dans les manuels scolaires récents de français langue étrangère<br />

s’inscrivent tout de même dans une démarche très intéressante et profitable<br />

pour la compréhension des textes longs, en offrant la possibilité aux apprenants<br />

d’entrer en contact avec le genre discursif de la définition en français, tel qu’ils<br />

pourraient le trouver en feuilletant un dictionnaire monolingue. Par ailleurs,<br />

les définitions ainsi incluses dans le manuel offrent la possibilité d’ouvrir<br />

les apprenants vers la constellation d’indices qui font la pertinence d’usage<br />

des mots en discours qui est une condition indispensable pour accéder à une<br />

véritable compétence de communication en langue étrangère (Galisson, 1983 :<br />

49).<br />

Dans les manuels édités par la maison d’édition Rao (IX, Rao, 2000) et (X, Rao,<br />

2000), la prise en compte du lexique dans la compréhension des textes écrits se<br />

fait d’une manière complètement différente.<br />

Pour ce qui est des explications lexicales, leur absence totale dans les deux<br />

manuels invite à penser que l’apprentissage explicite du lexique par le biais des<br />

définitions est considéré inutile à ce niveau d’étude (8ème année d’étude du<br />

français), ou alors que la pratique de recherche dans le dictionnaire devrait être<br />

une pratique acquise et individuelle. Pas de définitions donc, pas d’exercices<br />

qui invitent à une recherche dans le dictionnaire, pas de métalangage<br />

explicitement donné pour l’apprentissage du lexique. Une telle méthodologie<br />

paraît faire complètement basculer le rôle des composantes traditionnellement<br />

incluses dans l’acte de lecture (et parmi lesquelles le lexique jouait un rôle<br />

important).<br />

Seuls exigent une explication les mots de l’informatique, qui font l’objet d’un<br />

« Abécédaire » (IX, Rao, p. 117 repris dans X, Rao, 2000, p. 57), ou ceux du jargon<br />

actuel des jeunes (IX, Rao, p. 75 repris dans X, Rao, 2000, p. 15). Mais dans<br />

ce cas, les explications se constituent moins dans une aide à la compréhension<br />

et plus dans un type de discours à part entière qui est celui de la définition en<br />

langue étrangère. Elles exigeraient à leur tour des compléments d’explication<br />

lexicale, compléments que les auteurs ne sentent pas la nécessité de fournir :<br />

Courrier électronique : message échangé entre deux ordinateurs<br />

connectés à un réseau.<br />

Cybermonde (cyberespace) : espace de communication qui se trouve audelà<br />

du terminal de l’usager.<br />

Bitume (n.m.) = asphalte<br />

Branché (adj. et n.) = dans le coup, à la mode, câblé<br />

Cybercafé = espace où le public, assis devant l’ordinateur, peut se<br />

brancher sur l’internet et commander une consommation<br />

Fringues (n.f. pl.) = habits, vêtements<br />

Cette absence d’explications lexicales en marge des textes singularise les deux<br />

manuels dans le paysage varié offert par notre corpus : s’il ne s’agit plus de<br />

traduire les textes en s’appuyant sur des listes-béquilles construites pour les<br />

besoins de la cause, s’il ne s’agit pas non plus de sélectionner le sens des mots<br />

et des syntagmes à partir des définitions et en fonction des contextes discursifs,<br />

quel type de compréhension textuelle viserait-on dans ce cas ?<br />

197


Dans les deux manuels parus chez Corint (un pour la classe de Xème et l’autre<br />

pour la classe de XIème), le lexique apparaît de manière claire en tant qu’aide<br />

à la lecture : il est mis sous l’étiquette Lexique d’appui (ou Vocabulaire<br />

d’appui dans le deuxième manuel, rubrique Passerelle). Qu’est-ce qui, dans<br />

ces manuels, reste constant et qu’est-ce qui change par rapport aux démarches<br />

méthodologiques antérieurement décrites ?<br />

Pour ce qui est d’abord des mots inclus dans la colonne du Lexique d’appui,<br />

il s’agit essentiellement de mots « à sens plein » et moins de mots à charge<br />

civilisationnelle : pour le premier texte de l’unité 1 du manuel (X, Corint,<br />

2000), intitulé Ados, soyons au top pour la rentrée, qui met en parallèle deux<br />

dialogues, un dans les Galeries La Fayette et l’autre au Marché aux Puces, le<br />

Lexique d’appui se présente comme suit :<br />

faire les boutiques - acheter<br />

la meute - foule, bande de gens<br />

bousculer - pousser<br />

augmenter - agrandir<br />

l’assaut – l’attaque<br />

les moyens - (ici) ressources pécuniaires (p. 10)<br />

Ce qui nous semble intéressant à souligner c’est la préférence des auteurs pour<br />

les explications portant sur des mots à sens propre, au détriment de mots ou<br />

de structures qui pourraient rentrer dans la catégorie des locutions figuratives<br />

définies par Galisson et ayant une forte charge civilisationnelle. L’absence, du<br />

Lexique d’appui, d’explications sur l’exposition de blanc (syntagme qui est repris,<br />

quelques pages plus loin, dans un texte de Zola, sous la forme suivante :<br />

Et, sous la fine poussière, tout arrivait à se confondre, on ne reconnaissait<br />

pas la division des rayons : là-bas, la mercerie paraissait noyée ; plus<br />

loin, au blanc, un angle de soleil, entré par la vitrine de la rue Neuve-<br />

Saint-Augustin, était comme une flèche d’or dans la neige. (p. 18)<br />

nous semble fournir un exemple révélateur.<br />

Une deuxième chose à souligner à propos de la stratégie de présentation du<br />

Lexique en marge des textes se rapporte au lexique des explications. On ne<br />

va pas revenir sur les commentaires qu’on a déjà faits sur l’obligation que<br />

le définisseur soit plus connu que le défini afin d’assurer la pertinence de la<br />

définition. Nous allons juste donner quelques exemples, ici, de pièges auxquels<br />

on risque de se heurter dans l’effort d’épurer les définitions ressorties de<br />

dictionnaires monolingues, pour les rendre conformes à la conception qu’on se<br />

fait du niveau de connaissances des apprenants auxquels on s’adresse :<br />

le thym - plante aromatique<br />

la haie - clôture végétale<br />

l’oie - oiseau palmipède<br />

le lièvre - mammifère rongeur (p. 30).<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 193-202<br />

Monica Vlad<br />

198


Explications lexicales et accès au sens des textes<br />

dans les manuels scolaires récents de français langue étrangère<br />

Il nous semble que ces définitions qui mettent en évidence le genre prochain (qui<br />

situe globalement le signifié pris en compte dans une classe de signifiés voisins)<br />

sans faire référence à la différence spécifique (qui caractérise précisément le<br />

signifié en question, par rapport aux signifiés qui relèvent de la même classe)<br />

risque d’embrouiller les pistes de dépannage plus que de servir d’appui. On<br />

définirait de la même manière le thym, le basilic, le safran, etc., tout comme<br />

on donnerait la même définition au lièvre et à la souris. Si la simplification des<br />

définitions mène vers l’occultation des différences spécifiques, dans ce cas le<br />

rôle du lexique pour la compréhension textuelle risque de se voir modifier au<br />

profit d’une appréhension globale des mots, technique qu’il faudrait peut-être<br />

rediscuter sur d’autres bases, car elle n’est pas conforme non plus à ce que l’on<br />

a l’habitude de nommer « la compréhension globale des textes ».<br />

Ce qu’il faudrait, en plus, ajouter à propos de l’exemple qu’on vient de donner,<br />

et qui nous paraît être un « piège » d’ordre différent que celui qu’on vient de<br />

discuter, c’est le fait qu’on définit le mot isolé oie, sans prendre en compte le<br />

fait que dans le texte il apparaît dans le syntagme la patte d’oie de sentiers (Je<br />

lui montrai, de la main, au bout du vallon, la patte d’oie de sentiers...). Alors<br />

que l’accès au sens devrait se faire ici par un « décodage syncrétique », par<br />

appréhension globale indifférenciée du tout sémantique produit par le groupe<br />

de mots lexicalisé, le mot oie défini séparément induit l’idée d’une lecture<br />

analytique, lecture qui est loin d’être adaptée au contexte en question.<br />

Pour ce qui est du parti-pris lexical visible dans le deuxième manuel de la<br />

série, il s’inscrit à peu près dans les mêmes coordonnées. Ce qu’il faut tout de<br />

même remarquer c’est l’apparition de plus en plus fréquente des notations du<br />

type fam. ou ici qui indiquent (comme on l’a vu supra) une préoccupation plus<br />

cohérente envers le contexte discursif et textuel d’emploi du mot, d’autant plus<br />

lorsqu’il s’agit d’expressions qu’on pourrait qualifier de locutions figuratives :<br />

jouer les gentilles - allusion aux jeux enfantins : les gentils et les<br />

méchants ; (ici) je n’ai contrarié personne<br />

taper - (fam.) emprunter de l’argent à quelqu’un<br />

une vraie tache - (fam.) quelqu’un d’insignifiant (p. 12).<br />

Par contre, l’absence d’explications pour les mots à charge civilisationnelle est<br />

très frappante dans ces manuels. Dans un texte comme Le travail au féminin<br />

tiré de Label France n° 37, oct. 1999 (p. 24) des termes tels le Centre National<br />

de la Recherche Scientifique, la fonction publique, les services aux particuliers<br />

et aux entreprises, les postes de cadres restent non explicités, alors qu’ils<br />

renvoient à des réalités sociales sinon typiquement françaises, tout au moins<br />

très éloignées de l’univers référentiel des apprenants roumains. Qui plus est,<br />

peu de ces termes risquent d’être repérés dans un dictionnaire.<br />

Le manuel pour la classe de XIème voit aussi se modifier la stratégie de renvoi<br />

aux mots expliqués, dans les textes de la rubrique Passerelle. Les explications<br />

se font sous la forme de notes placées non en bas des pages, mais sur une bande<br />

verticale à gauche du texte. Les particularités d’une telle approche tiennent à<br />

ce qu’elle paraît très semblable à la mise en page des écrits destinés à la lecture<br />

199


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 193-202<br />

Monica Vlad<br />

privée, et s’éloigne de la pratique dictionnairique explicative des manuels de<br />

langue. Un risque subsiste tout de même : les chiffres qui indiquent le numéro<br />

de la note gardent toute l’ambiguïté sur le fragment qui sera explicité : s’agirat-il<br />

du mot isolé ? l’explication portera-t-elle sur un syntagme ? ou sur la phrase<br />

toute entière ? Voilà quelques exemples tirés du texte Vos idoles mises à nu tiré<br />

de La Société de l’ubiquité de J. Cazeneuve, p. 20 dans le manuel :<br />

[...] les sociologues ont noté que le voyeurisme (1) dans cette adulation<br />

est moins manifeste chez... [...]<br />

1 - obsession morbide consistant à observer quelqu’un avec une insistance<br />

gênante et sans respecter son droit à l’intimité<br />

[...] modèle de réussite foudroyante (2) [...]<br />

2 - éclatante, brusque et violente<br />

[...] il peut être méprisant, désinvolte, hautain (5), bon enfant,<br />

condescendant, violent ou aimable : tout porté à son crédit (6), car il<br />

incarne tous les espoirs... [...]<br />

5 - altier, arrogant, orgueilleux (opposé à modeste)<br />

6 - lui assurant un capital de confiance et de faveur auprès du public.<br />

On peut bien observer, dans l’exemple qu’on vient de donner, le fait que les<br />

notes (1), (2) et (5) renvoient aux mots pris isolément, alors que la note (6)<br />

renvoie au syntagme tout porté à son crédit. Les habitudes de lecture devraient<br />

jouer dans ce cas beaucoup dans le repérage, et c’est peut-être le pari que<br />

l’auteur fait avec ses lecteurs arrivés à un niveau censé être avancé en matière<br />

de compréhension de textes aussi, où les notes servaient à la compréhension<br />

des textes littéraires dans un paradigme jugé très proche de celui des lectures<br />

en français facile, très en vogue à l’époque).<br />

Bilan<br />

Les manuels affichent leur volonté de fournir des aides lexicales de dépannage<br />

pour la lecture des textes, mais dans des proportions et avec des manières<br />

différentes. Entre l’absence totale d’explications des manuels parus chez Rao<br />

et les explications tirées de dictionnaires monolingues français des manuels<br />

parus chez Carminis, le genre définitionnel change apparemment d’allure et<br />

de fonctionnalité. La variation des textes support de lecture dont se réclament<br />

tous ces manuels, sans aucune exception, fait penser à un saut méthodologique<br />

considérable en matière de moyens mis en jeu pour la compréhension des<br />

textes. Les caractéristiques de ce saut seraient principalement la diminution<br />

jusqu’à élimination totale des aides lexicales de dépannage, l’utilisation<br />

exclusive de la langue étrangère dans les définitions et les consignes d’appel<br />

individuel, explicite au dictionnaire. Au contraire, la permanence dans tous<br />

ces manuels des exercices de traduction de textes, nous semble démontrer<br />

le poids d’une tradition très longue au niveau didactique. Les supports de<br />

lecture se diversifient, certes, en partant des postulats de base de l’approche<br />

communicative, mais les moyens mis à leur disposition, les exercices, gardent<br />

un lien avec les approches antérieures, sans que cela soit justifié par d’autres<br />

contraintes que la longue fréquentation des méthodologies de lecture/<br />

traduction et leur bonne intégration par le personnel enseignant.<br />

200


Explications lexicales et accès au sens des textes<br />

dans les manuels scolaires récents de français langue étrangère<br />

Le rôle de première importance du lexique dans la médiation du sens des textes<br />

semble bien mis en évidence par les manuels analysés. Les changements de<br />

stratégie explicative, bien que clairement observables, cachent à notre sens<br />

plus de continuités que de ruptures paradigmatiques.<br />

Les aides lexicaux à la compréhension gardent, dans la plupart des manuels<br />

analysés, des fonctions de dépannage pour la lecture. Elles se classent plutôt<br />

du côté de la paraphrase synonymique (en roumain ou en français) pour les<br />

mots « à sens plein » et plus du côté de l’explication à proprement parler pour<br />

les mots à charge civilisationnelle ou pour les notions de rhétorique. Si le but<br />

principal de telles aides paraît être l’accès aux textes support (pour preuve,<br />

les nombreuses étiquettes qui relient étude du texte et travail sur le lexique),<br />

cet accès est censé se faire la plupart du temps par la traduction en langue<br />

maternelle, exercice qui traverse toutes les générations de manuels. C’est ce<br />

qui fait la spécificité des définitions recensées, qui s’éloignent sensiblement des<br />

définitions dictionnairiques classiques (fussent-elles monolingues ou bilingues)<br />

et qui se constituent dans un genre discursif à part à vocation explicative,<br />

certes, mais une explication très liée au contexte textuel d’emploi des mots en<br />

question et qui favorise la traduction interlinguale.<br />

Les changements très importants en matière de sélection de textes-support pour<br />

la lecture dont font preuve les manuels de la génération 2000 se concrétisent,<br />

en matière d’explication lexicale, dans une diminution des rubriques Lexique<br />

mises au service des textes. Le fait que cette diminution touche aussi bien la<br />

classe des mots « à sens plein » que celle des mots à charge civilisationnelle<br />

oblige à des réflexions sur les stratégies individuelles de consultation du<br />

dictionnaire et sur les types de dictionnaires à consulter en français langue<br />

étrangère, ainsi que sur les objectifs assignés à la lecture des textes en langue<br />

étrangère au niveau avancé.<br />

Liste des éléments du corpus<br />

Ibram, N., Grigore, M. 2001. Je parle français. Manuel de français pour la classe de<br />

IXème. Première langue étrangère étudiée : Bucarest ; Cavallioti [IX, Cavallioti, 2000].<br />

Cosma, M., Grigore, M. 2000. Pistes. Manuel de français pour la classe de Xème. Première<br />

langue étrangère étudiée. Pitesti, Carminis [X, Carminis, 2000].<br />

Coculescu, S., Radi, F., Fornica-Livada, G. 1999. Limba franceza. Manual pentru clasa a<br />

IX-a. Bucarest, Rao Educational / Clé international [IX, Rao, 2000].<br />

Coculescu, S., Radi, F., Fornica-Livada, G. 2000. Limba franceza. Manual pentru clasa a<br />

X-a. Bucarest, Rao Educational [X, Rao, 2000].<br />

Nasta, D. I. (coord.), Bratu, D., Sima, M., Tifrac-Stoian, M. 2000. Limba franceza. Manual<br />

pentru clasa a X-a. Limba moderna I. Bucarest, Corint [X, Corint, 2000].<br />

Nasta, D.I. 2001. Coup de coeur. Manuel pour la classe de XIème. Première langue<br />

moderne étudiée. Bucarest, Corint [XI, Corint, 2000].<br />

201


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 193-202<br />

Monica Vlad<br />

Bibliographie<br />

Dancette, J. 1995. Parcours de traduction. Etude expérimentale du processus de<br />

compréhension. Lille, PU de Lille.<br />

Galisson, R. 1991. De la langue à la culture par les mots. Paris, Clé international.<br />

Galisson, R. 1998. « Le Français langue étrangère montera-t-il dans le train en marche<br />

de la Didactique scolaire ? ». Etudes de Linguistique Appliquée, nr. 111, pp. 265-287.<br />

Paris, Didier Erudition.<br />

Gaonac’h, D. 1990. « Lire dans une langue étrangère : approche cognitive ». Revue<br />

Française de Pédagogie nr. 93, pp. 75-100. Paris, INRP.<br />

Gaonac’h, D. 1993 « Les composantes cognitives de la lecture ». Le Français dans le<br />

Monde nr. 255, pp. 87-92. Paris, Hachette / Edicef.<br />

Kintsch, E., Kintsch, W. 1990. « La compréhension des textes et l’apprentissage à partir<br />

de textes : la théorie peut-elle aider l’enseignement ? ». Les Entretiens Nathan (Actes<br />

I) : Lecture, p. 14- 21. Paris, Nathan.<br />

Vlad, M. 2006. Lire des textes en français langue étrangère à l’école. Louvain-la-Neuve,<br />

Editions Modulaires Européennes.<br />

202


<strong>Synergies</strong><br />

Roumanie<br />

4. Annexe


Analyse d’ouvrages<br />

Neuf recensions de Jacques Demorgon pour Jacques Cortès<br />

Et deux recensions de Pierre-Alban Delannoy et de Jean Durry<br />

sur « Les sports dans le devenir des sociétés » de Jacques Demorgon<br />

Albert Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité<br />

et racisme dans les sociétés européennes d’immigration,<br />

Sociologie d’aujourd’hui, PUF, 2004.<br />

« Qu’est-ce qu’une société ethnique ? » est un ouvrage d’un<br />

grand intérêt pour une profonde réflexion socio-historique sur notre<br />

actualité. Il s’appuie sur une nouvelle théorie de l’action comme<br />

recherche de l’accomplissement social s’effectuant à partir des<br />

activités humaines. Celles-ci sont orientées à travers le politique,<br />

l’économique et le culturel. Dans les travaux classiques de Dumézil<br />

sur les Indo-européens, c’est le religieux qui est nommé avec le<br />

politique et l’économique.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Aujourd’hui, le religieux est encore une orientation majeure des activités<br />

humaines mais au sein d’un domaine que l’on peut nommer « ethnique ». Il<br />

ne s’agit plus d’une référence biologique mais d’une dimension d’incarnation<br />

des membres d’une population dans leur espace-temps socio-culturel, à la fois<br />

réel, symbolique et imaginaire. Comme tel, il est constitutif de leur existence<br />

et de leur identité. C’est de là que part inévitablement leur action, sans<br />

nécessairement les y enfermer. On est donc tout à fait à côté du problème en<br />

évoquant le politique comme s’opposant à l’ethnique que l’on confond avec le<br />

racial.<br />

A cet égard, la lutte antiraciste est singulièrement réductrice, peut-être même<br />

chez Tagieff ou Viewiorka. Ce qu’il faut mettre en œuvre, c’est bien plutôt une<br />

action politique capable d’être concrètement inventive à partir de cet ethnique<br />

culturel et à travers lui. En effet, les immigrés sont singulièrement barrés sur<br />

les plans économique et politique. Leur ethnicité est souvent leur unique atout,<br />

dans la mesure d’ailleurs où elle fait écho au registre de la diversité qui reste<br />

posée comme valeur dans la culture dominante.<br />

205


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Pour les immigrés, leur non-reconnaissance du point de vue de leur ethnicité<br />

équivaut pratiquement à une négation de leur possibilité de se situer et de<br />

s’orienter au sein des populations d’accueil. Loin d’être une régression, la<br />

référence aux droits culturels est une question de survie pour les nouveaux<br />

entrants.<br />

L’auteur souligne qu’il rejoint sur ce point les récents travaux de Touraine. Qu’estce<br />

que la société ethnique ? Nous avons la réponse. Après la multiplication des<br />

génocides, la dimension ethnique, celle de l’appartenance, s’affirme comme<br />

irréductible. Ce n’est pas à côté ou au-delà d’elle mais à travers elle que doit<br />

se faire le travail politique qui lui permettra d’évoluer. C’est dans cette tension<br />

entre l’ethnique et le politique que réside, aujourd’hui, le défi majeur de nos<br />

sociétés.<br />

Voir aussi :<br />

Touraine A., Un nouveau paradigme, Paris, Fayard, 2004.<br />

Demorgon J., L’histoire interculturelle des sociétés. Une information monde, 2 e<br />

édition,<br />

Paris, Economica, 2002.<br />

206


Analyse d’ouvrages<br />

Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat, Norbert Elias et l’anthropologie :<br />

Nous sommes tous si étranges…CNRS Editions, Paris, 2004.<br />

Norbert Elias a fondé et développé une connaissance nouvelle, celle du<br />

« processus de civilisation ». Sociologue, il recourt à l’histoire, à l’ethnologie, à<br />

l’anthropologie. Intituler cet ouvrage « Norbert Elias et l’Anthropologie » risque<br />

d’apparaître comme le signe d’une limitation. Or, il n’en est rien. La trentaine<br />

de chercheurs internationaux, sollicités ici, relèvent des quatre disciplines<br />

précisées et nous proposent un bilan des recherches en cours sur la quasitotalité<br />

des thèmes abordés par Elias. Ils rappellent d’abord que le processus<br />

de civilisation conjoint deux dimensions : 1/ les sociétés se dotent d’un Etat<br />

régulateur, c’est la sociogenèse ; 2/ les individus régulent leurs pulsions, les<br />

retournant même en auto-contraintes, c’est la psychogenèse. Même si Elias<br />

ne sépare pas l’une de l’autre, et si les experts de cet ouvrage font de même,<br />

certains articles concernent des résultats plutôt psychogénétiques comme<br />

la constitution de la sphère privée, le traitement social du corps, la famille<br />

nucléaire, la mort solitaire. D’autres concernent les sociogenèses : celle, en<br />

France, de la société de cour sous Louis XIV ; celle, en Grande-Bretagne de<br />

l’Etat parlementaire et du sport aristocratique ; enfin, celle, tardivement<br />

abordée, de l’Allemagne.<br />

Ce n’est qu’un an avant sa mort (1990) qu’Elias publie ses « Etudes sur les<br />

Allemands » que commentent ici Freddy Raphaël et Geneviève Herberich-Marx.<br />

Ils rendent un grand service au lecteur français qui ne dispose toujours pas d’une<br />

traduction de cet ouvrage capital. Au fil des contributions divers jugements sont<br />

émis. Ils sont positifs pour la transdisciplinarité de l’œuvre; pour le recours<br />

à l’histoire longue ; pour la restauration du politique face à l’économique.<br />

D’autres, comportent maintes réserves. Pour Jack Goody, Elias croit trop au<br />

progrès. Il aurait dû faire davantage de travail comparatif. En ne traitant que<br />

de l’occident, il semble lui donner comme un brevet de civilisation. L’américain<br />

Daniel Gordon, dénonce ce qu’il appelle la « canonisation d’Elias en France ».<br />

Il accuse le sociologue de germanophilie et d’antisémitisme. Paradoxe, quand<br />

on pense que la mère d’Elias mourut à Auschwitz, en 1941. Roger Chartier<br />

répond et félicite Elias d’avoir voulu traiter le processus de décivilisation qui<br />

se révéla dans l’Allemagne nazie. Ainsi, avec « Elias et l ‘antropologie », le<br />

lecteur, instruit et curieux, dispose d’un véritable bilan actuel, documenté,<br />

complet, objectif, concernant la portée de cette œuvre d’un des plus grands<br />

sociologues du XXe siècle.<br />

Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, 1997<br />

207


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Régis Debray, Les communions humaines : Pour en finir avec la religion,<br />

Fayard, 2005.<br />

Dès le début, Debray rappelle que « De la critique de la raison politique<br />

ou l’inconscient religieux (1981) jusqu’au Feu sacré (2003) » (voir BCLF), il<br />

a plusieurs fois traité du « fait religieux ». Dès lors, le constat qu’il dresse<br />

aujourd’hui ne peut qu’étonner. Ses précédents ouvrages ont souffert, selon<br />

lui, des faiblesses d’un vocabulaire qu’il a utilisé pour employer les termes<br />

courants et connus du domaine. Or, ces termes recèlent bien des préjugés.<br />

Le moment lui paraît venu, non seulement de récapituler sa recherche mais<br />

de reprendre le vocabulaire de base qui a sa part dans les confusions, les<br />

piétinements, les incompréhensions, les hostilités. Pouvons-nous même définir<br />

la religion ?<br />

Le terme peut être étendu sans doute à l’excès. On a des religions de tout.<br />

Mais si l’on veut être rigoureux dans la définition, une surprise nous attend.<br />

« Religio » fait bien partie du vocabulaire latin mais il n’a d’équivalent ni en<br />

Asie, ni chez les Juifs, ni chez les Grecs. Sa fortune s’est faite, grâce au mariage<br />

du christianisme et de l’empire romain. La religion reste occidentale.<br />

Aujourd’hui, d’aucuns pensent pouvoir être satisfaits de la laïcité. Sans<br />

doute !<br />

Mais l’usage le plus répandu, c’est, au contraire, l’association, le mélange,<br />

comme on voudra, de la politique et de la religion. Il paraît tout à fait impossible<br />

de s’entendre à partir des écarts considérables de conception qui ont cours dans<br />

les différentes sociétés. C’est pour avoir reconnu cela que Debray pense devoir<br />

maintenant faire une tentative bien différente. Il veut approfondir toutes ces<br />

notions que l’on trouve à l’œuvre, directement ou indirectement, liées au fait<br />

religieux. Approfondissons la spiritualité, le symbolique, le sacré, la croyance,<br />

l’appartenance. Quelques vérités fondamentales finissent s’imposent. Pas<br />

d’action sans croyance ! Pas de société sans symbolique et sans sacré ! Tels<br />

sont les fondamentaux.<br />

Or, ils constituent une référence humaine largement commune et partagée,<br />

indépendamment des contenus et des dogmes qui les spécifient. En fait, le mot<br />

« religion » nous piège complètement. Il est urgent de lui trouver un substitut<br />

plus humain. Et, pour Debray, le meilleur terme est celui de « communion ».<br />

Que les ensembles humains acceptent donc les inévitables modalités de leurs<br />

incarnations qui ne sauraient être de simples raisons. C’est à partir de leurs<br />

incarnations qui, d’ailleurs, peuvent évoluer, que les sociétés pourront se<br />

reconnaître. A condition de comprendre qu’une reconnaissance du caractère<br />

inévitable des appartenances, diminuerait leur possibilité de se constituer en<br />

raisons contre l’autre.<br />

Certes, on n’en est pas là, mais Debray pense, sans doute, qu’il n’y a pas d’autre<br />

issue que celle de préparer le terrain pour avancer dans ce sens. En écho à la<br />

formule pascalienne qu’il cite, Debray semble penser qu’il n’y aurait rien de<br />

208


Analyse d’ouvrages<br />

plus religieux que ce renoncement des religions. Qu’elles se reconnaissent dans<br />

un rôle d’inévitable accompagnement de toute société, sans s’imaginer comme<br />

totalisations pour tous et devenir ainsi totalitaires ! Reconnaissons-nous plus<br />

humains dans nos communions que dans nos dogmes.<br />

Les lecteurs pourront être entraînés dans cette tentative originale, conduite<br />

avec force références culturelles, et beaucoup d’audace. Gageons cependant<br />

que certains, au détour d’une page, se diront soudain : « Et, Dieu, dans tout<br />

ça ? » Certes, le livre reste très humain dans tous les sens du mot. L’infinité de<br />

l’univers n’y apparaît pas. Sans doute, n’est-elle pas un argument !<br />

209


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Jacques Demorgon, Les sports dans le devenir des sociétés. Médiations<br />

et média, Éd. L’Harmattan, 2005, 268 p.<br />

Par Pierre Alban Delannoy in Anne Goliot-Lété, Le film architecte,<br />

p. 226-227, in Les Cahiers du CIRCAV, n° 17, décembre 2005, Lille 3<br />

Quels rôles peuvent avoir les sports dans l’évolution des sociétés ? Telle<br />

est la question à laquelle cherche à répondre cet ouvrage. Il ne s’agit pas de<br />

montrer « comment les sociétés expliquent les sports et encore moins l’inverse »,<br />

mais de quelle manière les unes et les autres arrivent parfois à « s’engendrer<br />

ensemble, déterminant des moments exceptionnels dans l’histoire humaine ».<br />

Dans une approche à la fois historique et systémique, Jacques Demorgon s’appuie<br />

sur l’idée que se sont succédées au cours de l’histoire quatre grandes formes<br />

sociétales : la société tribale ou communauté, la société royale-impériale, la<br />

nation marchande et, aujourd’hui, la société « d’économie informationnelle<br />

mondiale ». Par ailleurs, chaque forme sociétale est le produit de quatre grands<br />

secteurs d’activités : religieux, politique, économique et informationnel.<br />

Jacques Demorgon montre que les sports apparaissent dans l’histoire à des<br />

moments cruciaux caractérisés par des situations de violence guerrière qui<br />

manifestent des fractures entre deux formes sociétales. L’auteur identifie trois<br />

moments historiques exceptionnels pendant lesquels les activités sportives<br />

assurent un rôle de médiation.<br />

Dans l’Antiquité, les Grecs ont inventé les jeux sportifs sur la ligne de transition<br />

entre tribus et royaumes. Les Anglais ont créé les sports au moment où l’on<br />

passe en Europe des royaumes aux nations. Aujourd’hui, le sport, sous la forme<br />

médiatique (que l’auteur appelle « sporTVsation »), apparaît au cœur d’une<br />

autre transformation sociétale : le passage des nations aux sociétés d’économie<br />

globalisée.<br />

Au cours du XXème siècle déchiré par deux guerres mondiales et la guerre<br />

froide, une nouvelle grande ligne de fracture est apparue entre les pays de<br />

forme nationale et ceux qui sont déjà orientés dans la perspective de l’économie<br />

informationnelle mondialisée. Sur cette fracture, les sports ont proliféré<br />

« comme une sorte d’alternative impossible. »<br />

Tandis que le politique cherche à se construire à l’échelle continentale<br />

et planétaire (UE, ONU, OMC…), les sports occupent une place de « liant<br />

multiréférentiel » entre le local, le national et le mondial. Cette prolifération<br />

des sports s’est appuyée sur l’alliance de l’information et de l’économie<br />

mondialisée, grâce à la télévision.<br />

On le voit, cet ouvrage est bien plus qu’une étude sur la place des activités<br />

sportives dans la société : en interrogeant l’histoire sur le long terme, son<br />

auteur examine la manière dont s’opèrent les transformations des sociétés et<br />

comment s’inventent des nouvelles formes de culture comme celles du sport.<br />

Il permet de porter sur notre présent un regard extrêmement roboratif et<br />

régénérant.<br />

210


Analyse d’ouvrages<br />

Jacques Demorgon : Les sports dans le devenir des sociétés. Médiations<br />

et média, Paris, L’Harmattan, 2005, 266 p.<br />

(Audiovisuel et communication, ISSN 1624-2017)<br />

Bulletin critique du livre en français, n° 678, février 2006, p. 41-42,<br />

Président Jean Durry<br />

Parmi la masse des actualités éphémères et des analyses redondantes,<br />

il est précieux que certains se sentent et se montrent capables de dégager des<br />

lignes fortes, érigeant tout d’un coup un signal lumineux et dotant les lecteurs<br />

de nouvelles clés. Car l’audace et le courage de ceux-là balisent le chemin,<br />

éclairent la route, susceptibles qu’ils sont de faire avancer la réflexion et les<br />

débats à partir des hypothèses qu’ils auront formulées.<br />

C’est le cas de cette construction sur Les Sports dans le devenir des sociétés<br />

proposée par Jacques Demorgon. Le lecteur passera donc sur diverses<br />

inexactitudes, dues peut-être à une documentation un peu rapidement assemblée<br />

et exploitée ; ou sur le recours fréquent à la citation de textes pris comme<br />

référence et support alors qu’ils auraient eux-mêmes mérité discussion.<br />

En revanche, on se concentrera sur l’apport intellectuel de la démonstration<br />

menée à grande allure. Familier de « l’histoire interculturelle des sociétés » et<br />

de la médiatisation mondialisée, l’auteur procède en trois étapes.<br />

Vient d’abord l’approche par « l’histoire longue » étayant que le sport a pris une<br />

position forte et de « liant » lors de trois moments de fracture sociale : lorsque<br />

la Grèce passe des communautés tribales aux micro-sociétés royales, lesquelles<br />

n’excluront pas la démocratie aristocratique des cités ; celui où l’Angleterre<br />

est passée de la société royale, assortie d’un Parlement, à la prédominance<br />

des marchands ; enfin, récemment, lorsque des sociétés nationales on évolue,<br />

rapidement, vers des sociétés d’économie informationnelles et globalisées.<br />

Puis, entrent en jeu les systèmes, plus ou moins dominants selon les périodes<br />

– religieux, politiques, économiques et informationnels donc – avec mise en<br />

évidence de la polyvalence interculturelle des sports en éloignant les « thèses<br />

extrêmes (les) magnifiant ou les diabolisant ».<br />

Enfin, la confrontation entre « l’esprit des lois », les institutions et « l’esprit<br />

des sports » situe bien ces derniers « au cœur de l’interaction entre pensée<br />

identitaire (clubs, équipes, disciplines, vainqueurs) et pensée antagoniste. (…)<br />

Il ne s’agit (….) de rien de moins que de figurer, de façon décalée, la possibilité<br />

des humains de vivre ensemble avec leurs contradictions ».<br />

L’ultime phrase du livre ouvre de vastes champs de pensée et dit l’intérêt<br />

de cette prospective ambitieuse : « l’extension et la densité du déploiement<br />

des sports, en ce début du XXIe siècle, devraient être interrogées, dans le<br />

contexte d’une possible parade à la guerre des mondes que certains trouvent<br />

déjà commencée et d’autres encore promise ».<br />

211


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.<br />

05-IX A77263 ISBN 2-07-077263-2<br />

Analyse effectuée par Jacques Demorgon<br />

Dans « Par-delà nature et culture », Philippe Descola veut en finir<br />

avec l’« humanisme épuisé » de l’anthropologie. Un tel dualisme pensé comme<br />

définitif doit être remis à sa place. Ce n’est là qu’une vision du monde qu’il<br />

nomme « naturalisme » et qu’il traite d’« anthropocentrisme ». En effet, ce<br />

« naturalisme », au plan physique, définit tous les existants comme assimilables<br />

sur la base des sciences physico-chimiques mais, au plan de l’intériorité, pose<br />

les humains comme radicalement différents du monde non humain, en leur<br />

réservant la culture et la science.<br />

Cet « anthropocentrisme » doit être corrigé en nous référant à trois autres<br />

grandes « identifications » du monde. « L’animisme » inverse les prémisses du<br />

« naturalisme » : si, humains et non humains diffèrent au plan physique, ils sont<br />

semblables au plan de l’intériorité puisque tous peuvent communiquer entre<br />

eux. C’est là, pour l’auteur, un « anthropogénisme ».<br />

On a encore deux autres grandes identifications possibles du monde. Dans le<br />

« totémisme », la similitude l’emporte sur les deux plans. Humains et non<br />

humains sont produits ensemble dans des classes totémiques, avec des « attributs<br />

matériels et spirituels communs ». L’auteur définit donc le totémisme comme<br />

un « cosmogénisme ».<br />

Enfin, dans « l’analogisme », ce sont, cette fois, les différences qui l’emportent<br />

entre humains et non humains : tant au plan physique qu’à celui de l’intériorité.<br />

Toutefois, au cœur de cette extrême diversité, ils sont, les uns et les autres,<br />

référés à des analogies et à des hiérarchies qui les composent au sein d’un<br />

« cosmos organisé comme une société », ce que l’auteur nomme justement<br />

« cosmocentrisme ».<br />

Comment passer de cette logique analytique aux concrétudes ethnologiques<br />

et historiques des sociétés ? D’abord, si dans tel ensemble humain, l’une ou<br />

l’autre de ces visions est dominante, elle n’est pas pour autant exclusive d’une<br />

présence dominée des autres visions.<br />

Ensuite, chaque grande vision du monde est aux prises avec le jeu différent de<br />

relations inégalitaires : production, protection, transmission – ou réversibles :<br />

échange, prédation, don. L’auteur donne de nombreux exemples de cette<br />

complexité.<br />

Mais peut-on se dispenser d’une référence à l’évolution : animisme et totémisme<br />

primant dans les communautés et tribus ; l’analogisme, dans les empires ; et<br />

notre naturalisme, dans la modernité ? L’auteur fait un pas en ce sens, soulignant<br />

avec Granet, la prégnance de l’analogisme en Chine et en Inde.<br />

212


Analyse d’ouvrages<br />

Le progrès en anthropologie doit tourner le dos à notre anthropocentrisme<br />

et découvrir plutôt notre faillite interculturelle. L’Orient et l’Occident ne se<br />

sont peut-être toujours pas rencontrés ! La révolution épistémique qu’opère<br />

Philippe Descola conduit l’anthropologie à devenir une autre science désormais<br />

aussi au service de l’avenir.<br />

DEMORGON Jacques, L’histoire interculturelle des sociétés : une information monde,<br />

Economica, 2002.<br />

GRANET Marcel, Études sociologiques sur la Chine, Paris, PUF, 1963.<br />

JULIEN François, MARCHAISSE Thierry, Penser d’un dehors : la Chine, Seuil, 2000.<br />

213


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Milena Doytcheva, Le Multiculturalisme, La Découverte, 2005<br />

Dans Le multiculturalisme, Mylena Doytcheva propose un historique,<br />

une synthèse théorique, un bilan pratique international. Le multiculturalisme<br />

s’inscrit dans une démocratie politique intégrant, hier, les droits économiques ;<br />

aujourd’hui, les droits ethnoculturels. Reste une crainte : des communautés<br />

peuvent en profiter pour entamer la liberté de leurs membres. Le<br />

multiculturalisme se défend de ce risque à travers des travaux théoriques de<br />

fondation et de clarification comme ceux de Charles Taylor et de Will Kymlica.<br />

Suivent un historique et un bilan des développements du multiculturalisme<br />

dans les différents pays. Pays pionniers, le Canada et l’Australie : la forte<br />

diversité culturelle y imposait la recherche d’un vivre ensemble plus large. Aux<br />

États-Unis, pays du melting-pot blanc, le mouvement pour les droits civiques<br />

obtint des mesures en faveur des minorités raciales. Des chaires d’études<br />

ethniques furent créées dans les universités. Pourtant jusqu’en 1988, le terme<br />

« multiculturalisme », est absent de la grande presse et ne s’y installe vraiment<br />

qu’entre 1990 et 1994. Aujourd’hui encore, les discriminations positives sont<br />

loin d’être assurées ; ainsi, dix-sept États ont adopté une loi : « English<br />

only » A la même époque, nombre de pays d’Amérique latine se définissent<br />

clairement comme des nations multiculturelles. En Europe, le multiculturalisme<br />

n’a pas vaincu les racismes nourris de nostalgie du national. La France du<br />

modèle républicain a cependant inventé des politiques de « discrimination<br />

positive » en partant de lieux défavorisés (banlieues) et non de distinctions<br />

ethnoculturelles.<br />

Pour Mylena Doytcheva, « un certain multiculturalisme de fait » semble<br />

« aujourd’hui durablement installé », reconnaissant la personne humaine, « dans<br />

ses dimensions identitaire et culturelle. ». Ce multiculturalisme s’enracine,<br />

à la fois, dans l’horreur génocidaire, et dans un aujourd’hui d’immigrations<br />

plus qu’insistantes. Mais les obstacles restent prégnants : Mylena Doytcheva<br />

évoque le onze septembre 2001. Les différences économiques et culturelles<br />

menacent les tentatives multiculturalistes. Celles-ci peuvent régresser et, trop<br />

affaiblies, disparaître, faute de pouvoir imaginer l’horizon, même lointain, d’un<br />

multiculturalisme mondial. Mylena Doytcheva a traité du multiculturalisme de<br />

façon complète mais stricte, sans aborder sa confrontation ou sa coopération avec<br />

les perspectives interculturelle et transculturelle, d’ordinaire conjointement<br />

évoquées, comme chez Alain Touraine ou chez le politologue martiniquais Fred<br />

Constant.<br />

CONSTANT Fred, Le multiculturalisme, Paris, Flammarion, 2001.<br />

DEMORGON Jacques, Critique de l’interculturel : l’horizon de la sociologie, Paris,<br />

Economica, 2005.<br />

TOURAINE Alain, Un nouveau paradigme, Paris, Fayard, 2004.<br />

214


Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Paris, Editions<br />

la Découverte, Coll. Textes à l’appui/Politique et Sociétés, 179 p.<br />

Analyse d’ouvrages<br />

Qu’est-ce que la justice sociale ? est un recueil d’articles récents<br />

de Nancy Fraser, avec préface et postface de présentation et d’analyse de<br />

la traductrice, Estelle Ferrarese. L’ouvrage est sous-titré « reconnaissance et<br />

redistribution », deux dimensions de la justice sociale que l’auteur souhaite<br />

associer. Chacun sait que l’inégalité socio-économique est incompatible avec<br />

la justice sociale d’où la nécessité d’une politique de redistribution. Mais cette<br />

politique, menée seule, échoue car elle délaisse les discriminations prégnantes<br />

dans le contexte des migrations. La politique de redistribution a pu croire<br />

qu’elle, au moins, considérait à égalité tous les humains.<br />

En réalité, elle est sans cesse détournée par la dimension culturelle comme<br />

c’est le cas avec la domination masculine, encore occultée même en Occident.<br />

La politique de reconnaissance culturelle doit être prise en compte dans la<br />

politique de redistribution mais l’inverse est aussi vrai. Nancy Fraser le<br />

souligne : cette politique de la reconnaissance est, à son tour, mensonge et<br />

échec quand elle conduit au communautarisme. En effet, celui-ci laisse sans<br />

réponse la question des graves possibilités d’injustice à l’intérieur du groupe.<br />

Invoquer l’appartenance culturelle, oui, mais non sans référence à sa possible<br />

évolution. Dès lors, reconnaissance et redistribution associées, le véritable<br />

objet de la justice sociale est, pour chaque individu, sa « parité statutaire de<br />

participation à toutes les sphères de l’interaction sociale ». Ce niveau d’exigence<br />

universelle, éthique et politique, est tel que Nancy Fraser doit s’interroger sur<br />

les conditions qui rendraient au moins possible une telle réalisation. Pour les<br />

énoncer, elle redéfinit la notion d’« espace public » d’Habermas. Un espace<br />

public requiert un État organisé comme autorité de régulation sur un territoire<br />

précis et une population précise. L’espace public doit disposer d’un medium<br />

de communication - une langue -, d’un medium de formation aux références<br />

culturelles communes - une « littérature » - et de médias d’information et de<br />

communication entre tous les membres de l’espace. Il est clair que cet espace<br />

public est nécessairement national.<br />

Or, dans la conjoncture actuelle de mondialisation économique, affaiblissant<br />

chaque État national et son espace public, la question de la justice sociale est<br />

entièrement à reprendre. Le dernier texte du livre tente de mesurer l’état actuel<br />

et les chances de développement d’une telle transnationalisation de l’espace<br />

public ; ou bien, si l’on préfère, les chances d’avenir d’une démocratisation à<br />

l’échelle mondiale.<br />

Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, trois études, Stock, Paris, 2004<br />

Albert Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique ?, PUF, Paris, 2005<br />

215


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Pierre Manent, La Raison des Nations. Réflexions sur la démocratie<br />

en Europe, L’esprit de la Cité, Gallimard, ISBN 2-07-077734-0.<br />

L’ouvrage de Pierre Manent « La Raison des Nations » sous-titré<br />

« Réflexions sur la démocratie en Europe », aborde, successivement, la<br />

démocratie, la nation, la religion. L’auteur fait une sorte de bilan réflexif<br />

personnel, à contre-courant, dit-il, des pensées reçues. La démocratie, forme<br />

politique exceptionnelle, s’est construite en articulant semblable et différent,<br />

individuel et collectif, autorité et liberté. Dans la mondialisation économique,<br />

la démocratie est en crise. D’abord, quant à sa pratique dans chaque nation.<br />

Ensuite, quant à son esprit : en devenant ce produit d’exportation dont on peut<br />

même imposer la consommation.<br />

Enfin, s’impose le diagnostic de son refoulement en Occident. Mais alors la<br />

nation, l’Etat, le gouvernement ? La forme politique de notre société est<br />

un mixte étonnant que Pierre Manent exprime par cet oxymore : « l’empire<br />

démocratique ». Il y en a deux : l’américain et l’européen. Les Etats-Unis sont<br />

dans la nature qui demeure aussi une jungle. Ils s’affichent en nation puissante<br />

bien identifiée. L’Etat reconnaît au peuple un droit de légitime défense.<br />

Et, là où son contrôle a failli, l’Etat recourt à la peine de mort. L’empire<br />

démocratique européen « drapé dans les Droits de l’homme » se veut sans<br />

identité spécifique.<br />

Que ce soit mauvaise conscience de son passé d’horreur ou sentiment d’un<br />

sombre avenir démographique, l’Europe se prend désormais pour l’avant-garde<br />

de l’humanité unie. Elle ne compte plus ses nations qu’en les additionnant.<br />

Elle accueille tout postulant et, par exemple, la Turquie, avec ainsi, après le<br />

déni de la nation, celui de la religion. « L’Europe n’est pas un club chrétien »,<br />

formule de vérité, à condition de la retourner.<br />

L’auteur veut nous mettre en garde contre cette idéologie selon laquelle nous<br />

serions tous semblables. Elle empêche les Européens de faire face à ce qu’ils sont.<br />

Depuis le onze septembre 2001, le discours « touristique » sur les différences<br />

ne passe plus : les différences sont réelles, profondes. Elles se maintiennent<br />

dans les religions. Hier, en Europe, la nation a enchaîné sur la religion en<br />

lui reprenant la communion. En effet, pas de société sans communion. Deux<br />

exemples. L’islam : comment ne pas voir que c’est la communion propre à sa<br />

religion qui le constitue en « empire sans nations », Autre cas, Israël, né d’un<br />

« désir de nation » avec son retentissement du côté palestinien. Après le rideau<br />

de feu de 1914-1945, signe d’un échec immense et tragique, les Européens<br />

tournent le dos au religieux et au national, mais le problème de ce qu’ils sont,<br />

pour eux-mêmes et pour les autres, reste entier. Ils ont pourtant à reprendre<br />

la tâche interrompue : « nouer le plus étroitement possible la communion et<br />

la liberté ».<br />

216


Analyse d’ouvrages<br />

Patrick Pharo, Raison et civilisation, Cerf, 2006<br />

Analyse par Jacques Demorgon<br />

Dans « Raison et civilisation » Patrick Pharo, sociologue et philosophe,<br />

s’engage dans une enquête étendue et profonde sur « les chances de<br />

rationalisation morale de la société ». Raison, morale, civilisation ont failli<br />

ensemble et, pourtant, les tenants du libéralisme économique, comme<br />

ses opposants, placent encore la raison au fondement de toute civilisation<br />

morale.<br />

Patrick Pharo puise dans la philosophie, classique ou moderne, qui a étudié<br />

tout ce qui rend « la raison captive ». La morale a été recherchée dans un<br />

entre-deux incertain entre raison et sensibilité : à autrui, à soi, au plaisir. Mais,<br />

d’abord, savons-nous vraiment ce qu’est la raison ?<br />

L’auteur en établit la généalogie naturelle et sociale. Biologie « évolutionnaire »,<br />

éthologie, sciences cognitives indiquent que la réflexivité est à l’origine de la<br />

raison. Nous pouvons nous représenter nos représentations et nos systèmes de<br />

représentations. La réflexivité est sans limites mais elle n’est pas une faculté<br />

et pas davantage ne l’est la raison. Elles sont des constructions à l’œuvre dans<br />

tous les contextes de l’expérience humaine. D’où la généalogie sociale de la<br />

raison qu’établit ensuite Patrick Faro. A travers l’histoire, l’anthropologie, la<br />

sociologie, il étudie les grands domaines sociaux de rationalité esthétique,<br />

religieuse, économique, politique. Incroyables constructions humaines articulant<br />

les oppositions comme, par exemple, la démocratie.<br />

Mais cette rationalité morale n’est pas garantie au-delà des moments et des<br />

lieux où des acteurs humains la mettent en œuvre. Même si elle se garde dans<br />

une culture, celle-ci n’est jamais simplement transposable. L’acteur humain,<br />

individuel ou collectif, peut oublier cette culture ou ne pas en voir l’usage dans<br />

un contexte nouveau. Les réussites morales du passé ne sont donc pas garantes<br />

de l’avenir mais celui-ci n’est pas non plus compromis par les catastrophes<br />

morales. Il reste ouvert à la libre aventure humaine. La rationalisation morale<br />

de la société doit sans cesse reprendre le dernier ensemble réflexif, reliant<br />

contextes passés et nouveaux. Ainsi, aujourd’hui : écologie planétaire,<br />

inégalités, démocraties à l’échelle du monde, biotechnologies…Faute de cette<br />

rationalisation qui se reprend et qui anticipe, la civilisation morale acquise<br />

peut régresser, de nouveau, dans l’épreuve de la barbarie.<br />

217


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 205-219<br />

Jacques Demorgon<br />

Jacob Rogozinski, Faire part – Cryptes de Derrida, Paris, Lignes<br />

et Manifestes, 2005.<br />

Dans Faire part – Cryptes de Derrida, Jacob Rogozinski nous fait<br />

partager son travail de deuil concernant le philosophe Derrida et son œuvre. Il<br />

s’adresse à des lecteurs philosophes qui ont un début de connaissance de cette<br />

œuvre. Lui, l’ayant étudiée pendant plus d’un quart de siècle, conjugue ici,<br />

de façon stimulante, initiation et bilan. Il présente la déconstruction, mode<br />

d’analyse critique inventé et pratiqué par Derrida.<br />

Il le fait à travers trois grandes problématiques : le deuil auquel on n’est jamais<br />

certain de parvenir ; la vie toujours reprise par la mort, la vérité minée par<br />

la non-vérité. C’est ainsi que la déconstruction traite de ces grands opposés<br />

constitutifs de la pensée métaphysique occidentale.<br />

Leur distinction assurée n’est plus tenable quand on constate qu’ils sont pris<br />

ensemble dans une ambiguïté fondamentale. Toutefois, selon Rogozinski, cela<br />

ne constitue pas un nouveau scepticisme. Pour le montrer il établit que, dans la<br />

décennie quatre-vingt, l’œuvre de Derrida paraît changer avec ce qu’il nomme<br />

« le tournant de la générosité ».<br />

Changement de concepts, ceux-ci apparaissent plus engagés, plus positifs :<br />

l’autre, l’amitié, l’hospitalité, la justice, la vie. Changement du mode de lecture<br />

qui, maintenant, découvre plus souvent dans les grandes œuvres, de multiples<br />

résistances aux constructions illusoires. Si, à l’origine, la déconstruction souligne<br />

l’illusion de la séparation des opposés, dans la seconde période, elle souligne<br />

plutôt entre les opposés une tension permanente. L’autre, le moi, la vie, la<br />

vérité doivent être choisis contre la non-relation, la mort, la non-vérité.<br />

Dès lors, la déconstruction fonde la relation la plus exigeante à l’éthique et<br />

au politique. Mais, à ce point, Rogozinski, constate dans l’œuvre de Derrida<br />

des allusions ténues qui soulignent de profonds silences. Ce sont les cryptes de<br />

Derrida, impossibles à lever mais peut-être pas à nommer : le deuil, la folie,<br />

la Shoah, Dieu. Entré dans le possible/ impossible deuil de cette vie et de<br />

cette œuvre, Rogozinski, à travers sa relecture infidèle/ fidèle réussit à nous<br />

en communiquer la profondeur et la complexité.<br />

J. Rogozinki, « Salut à Derrida », Rue Descartes n° 48, Paris, 2005.<br />

218


Analyse d’ouvrages<br />

Table alphabétique des onze recensions<br />

Bastenier A., Qu’est-ce qu’une société ethnique ?<br />

Charpentier Privat Elias et l’anthopologie, Nous sommes tous si étranges<br />

Debray , Les communions humaines<br />

Demorgon J., Les sports dans le devenir des sociétés (Durry)<br />

Demorgon, J., Les sports dans le devenir des sociétés (Delannoy, Cahiers du Circav,<br />

Lille)<br />

Descola Ph., Par-delà nature et culture<br />

Doylotcheva M., le multiculturalisme<br />

Fraser N., Qu’est-ce que la justice sociale ?<br />

Manent P., La raison des nations, essai sur la démocratie en Europe<br />

Pharo P., Raison et civilisation<br />

Rogocinski J., Faire-part/cryptes de Derrida<br />

219


LE GERFLINT : ses objectifs, le réseau mondial<br />

Jacques Cortès<br />

Pourquoi le GERFLINT ?<br />

Né, au cours de l’année 1999-2000, de la volonté de s’unir d’un groupe<br />

international de chercheurs francophones en Sciences du Langage et<br />

Didactologie des Langues-Cultures, le GERFLINT procède d’une idée<br />

simple : si l’on veut vraiment, comme on l’affirme régulièrement,<br />

défendre le patrimoine linguistique et culturel de l’humanité, il faut<br />

s’en donner les moyens et les mettre en œuvre concrètement et<br />

résolument.<br />

Sa création se justifie par un constat empirique toujours facile à<br />

vérifier. Peu de chose est prévu post-doctoralement pour aider les<br />

chercheurs à poursuivre le travail dont leur thèse, en principe, n’est<br />

que le terminus a quo. Les revues de qualité sont rares, et, quand<br />

elles existent, sont souvent saturées pour deux ou trois ans.<br />

Le principe fondateur du GERFLINT est donc la défense de la recherche<br />

scientifique francophone par la mise en place d’un réseau mondial de diffusion<br />

se présentant essentiellement sous la forme de revues (29 à ce jour) animées<br />

par des rédactions locales autonomes travaillant en liaison paritaire avec un<br />

comité scientifique international.<br />

La finalité de ce réseau est triple. Il s’agit de :<br />

- Faciliter la formation d’équipes de recherches interdisciplinaires capables<br />

d’animer des projets de coopération scientifique, tant au plan local que<br />

régional et international ;<br />

- Créer un réseau mondial de publications respectant les standards scientifiques<br />

internationaux, tant pour les contenus que pour la qualité de la présentation ;<br />

- Donner surtout aux jeunes chercheurs la chance de publier le résultat de<br />

leurs travaux dans des revues d’excellence, et, par là-même de construire plus<br />

solidement leurs carrières universitaires et scientifiques.<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 221-223<br />

Le GERFLINT mode de fonctionnement général<br />

Le groupe n’a aucune ambition commerciale. Son action est vouée à une œuvre<br />

humaniste, entièrement bénévole, de dialogue des langues, des disciplines, des<br />

cultures et surtout des Hommes.<br />

221


<strong>Synergies</strong> Roumanie n°2 - 2007 pp. 221-223<br />

Jacques Cortès<br />

Le GERFLINT regroupe, en France et à l’étranger, des centaines de chercheurs<br />

motivés. Il bénéficie d’une subvention du Ministère de L’Education Nationale,<br />

de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche par l’intermédiaire de la DREIC<br />

(Direction de la Recherche Européenne, Internationale et de Coopération), de<br />

l’appui du Ministère des Affaires Etrangères via la DGCID (Direction Générale de la<br />

Coopération Internationale et du Développement) et c’est un programme rattaché<br />

à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris. Il a par ailleurs signé des conventions<br />

avec de nombreuses universités françaises et étrangères et rassemble désormais un<br />

potentiel d’une trentaine de publications (voir liste infra) travaillant en synergie.<br />

Chacune des revues qu’il accueille et soutient est donc, de façon autonome :<br />

- Une réflexion approfondie, en situation, sur la notion de coopération<br />

internationale ;<br />

- Une confrontation sans cesse repensée des choix et principes scientifiques<br />

(exprimés et exemplifiés dans chaque revue du réseau) avec les données actuelles<br />

de la recherche internationale dans le secteur des sciences du langage et de la<br />

communication (approche systémique, pragmatique, théories de la complexité,<br />

éthique, plurilinguisme, interculturalisme, transculturalisme, etc.) ;<br />

- Enfin il est certain que si l’on souhaite que la langue française se maintienne<br />

dans le cercle des grandes langues scientifiques du XXIème siècle, il est urgent<br />

de conforter les « équipes d’équipes » internationales, qui, comme la nôtre,<br />

oeuvrent à la maintenir en bon état de marche en lui donnant l’occasion de<br />

s’exprimer sur les sujets les plus divers, tant sur le web que par des écrits<br />

d’excellence et des échanges directs entre spécialistes du monde entier.<br />

Le GERFLINT et le travail en réseau<br />

Travailler en réseau, c’est tenter de rapprocher les êtres humains dans une action<br />

commune effectuée dans un esprit de solidarité et d’amitié sur une multiplicité de<br />

théâtres opérationnels.<br />

La notion de réseau est le principe du fonctionnement et de l’existence même<br />

du GERFLINT. C’est une notion complexe, encore relativement neuve, qui<br />

appelle donc toujours réflexion et adaptation continues à l’évolution du monde<br />

dans la mesure où il s’agit de concilier une double exigence : d’une part penser<br />

globalement, c’est-à-dire faire face à l’échelle des défis qui se posent au niveau<br />

planétaire ; mais surtout, et très complémentairement, agir localement c’està-dire<br />

appréhender à échelle humaine la complexité des situations. Nos revues<br />

sont donc fondées sur l’échange d’expériences pour parvenir à la construction<br />

de propositions d’ensemble toujours revisables, reliées en boucles de coproduction<br />

mutuelle entre action locale et pensée globale.<br />

Toute revue du réseau a donc pour objectif complexe :<br />

- D’échanger des idées pour améliorer son influence et son rendement,<br />

- De mesurer les progrès effectués d’année en année (notamment son impact<br />

sur l’environnement local, régional, continental),<br />

222


Le GERFLINT : ses objectifs, le réseau mondial<br />

- De repenser les questions techniques les plus diverses (numéros réguliers,<br />

numéros spéciaux, liens avec les ministères, les institutions universitaires<br />

locales, l’Ambassade de France, les sociétés savantes…) ;<br />

- D’évaluer, de valoriser et de faire connaître les publications déjà réalisées, les<br />

projets à court, moyen et long termes, les questions éditoriales (tirage, diffusion,<br />

présentation, les indexations nationale et internationale), le fonctionnement<br />

des divers comités d’encadrement; la «géographisation » de l’action locale et<br />

internationale, les obstacles rencontrés, la vie du réseau, les échanges de revue<br />

à revue, le forum http://gerflint.forumpro.fr, les collaborations scientifiques<br />

entre revues pour l’étude de grands thèmes régionaux ou mondiaux …<br />

- D’assurer la défense de la francophonie par une contribution concrète à la<br />

recherche contemporaine dans le domaine des Sciences du Langage et de la<br />

Communication.<br />

Les entretiens annuels du GERFLINT<br />

Comme toute organisation active, le GERFLINT nécessite une réorganisation<br />

permanente. C’est pour cela qu’un Colloque annuel rassemblant tous ses rédacteurs<br />

en chef et leurs adjoints, est une nécessité pour réparer, repenser, reproduire,<br />

instaurer, restaurer, renouveler, reconstituer, régénérer ce qui doit l’être.<br />

Permettre aux différentes composantes du réseau de se rencontrer n’est pas une<br />

récompense mais une incontournable obligation. Organisé déjà en févrer 2006 au<br />

FIAP Jean Monnet de Paris, puis en mai 2007 au CLA de l’Université de Franche<br />

Comté à Besançon, déjà programmée en juin 2008 à l’Université de Cracovie<br />

(Pologne), cette rencontre annuelle permet tout à la fois un débat rétroactif<br />

pour retrouver et recomposer dans un ensemble cohérent ce qui a été fait au<br />

cours de l’année écoulée mais surtout de tracer en concertation des pistes de<br />

travail pour esquisser le chemin à défricher à court, moyen et long termes.<br />

Liste des revues actuelles du GERFLINT<br />

<strong>Synergies</strong> Afrique Australe<br />

<strong>Synergies</strong> Afrique Centrale et de l’Ouest<br />

<strong>Synergies</strong> Algérie<br />

<strong>Synergies</strong> Amérique du Nord<br />

<strong>Synergies</strong> Amérique du Sud<br />

<strong>Synergies</strong> Brésil<br />

<strong>Synergies</strong> Chili<br />

<strong>Synergies</strong> Chine<br />

<strong>Synergies</strong> Colombie<br />

<strong>Synergies</strong> Corée du Sud<br />

<strong>Synergies</strong> Espagne<br />

<strong>Synergies</strong> Europe<br />

<strong>Synergies</strong> France<br />

<strong>Synergies</strong> Inde<br />

<strong>Synergies</strong> Italie<br />

<strong>Synergies</strong> Monde<br />

<strong>Synergies</strong> Monde Arabe<br />

<strong>Synergies</strong> Pays Germanophones<br />

<strong>Synergies</strong> Pays riverains de la Baltique<br />

<strong>Synergies</strong> Pays scandinaves<br />

<strong>Synergies</strong> Pérou<br />

<strong>Synergies</strong> Pologne<br />

<strong>Synergies</strong> Roumanie<br />

<strong>Synergies</strong> Royaume Uni et Irlande<br />

<strong>Synergies</strong> Russie<br />

<strong>Synergies</strong> Sud-Est européen (Grèce et Balkans)<br />

<strong>Synergies</strong> Venezuela<br />

<strong>Synergies</strong> Vietnam<br />

▪ Trois revues en négociation<br />

<strong>Synergies</strong> Mexique<br />

<strong>Synergies</strong> Turquie<br />

<strong>Synergies</strong> Ukraine<br />

223


GERFLINT<br />

Jacques Cortès<br />

Serge Borg, Roger Goglu, Małgorzata Pamuła<br />

Jean Paul Roumegas et Nelson Vallejo-Gomez<br />

Michel Girardin<br />

Service éditorial<br />

Jakub Pierzchała, Gabriel Głowacki, Laurent Pochat<br />

Małgorzata Pamuła<br />

Marilu Soria Borg<br />

Site internet<br />

Thierry Lebeaupin<br />

Président<br />

Vice-Présidents<br />

Trésorier<br />

Conception graphique et mise en page<br />

Relations avec l’éditeur<br />

Conseillère<br />

Administrateur<br />

Président du Comité d’Honneur : Edgar Morin<br />

Philosophe, Anthropo-sociologue, Directeur émérite au CNRS<br />

Conseil Scientifique et d’Orientation<br />

GERFLINT –<br />

Groupe d’Etudes et de Recherches<br />

pour le Français Langue Etrangère<br />

17, rue de la Ronde Mare,<br />

Le Buisson Chevalier<br />

27240 Sylvains les Moulins – France<br />

Tél : 02 32 34 35 78<br />

Courriel : Jacques.cortes@wanadoo.fr<br />

http : //gerflint.forumpro.fr<br />

Afrique Australe (Olivier Fléchais)<br />

Afrique centrale et de l’Ouest (Urbain Amoa)<br />

Algérie (Saddek Aouadi)<br />

Amérique du Nord (à désigner)<br />

<strong>Synergies</strong> Amérique du Sud (Patrick Chardenet)<br />

Brésil (Eliane Lousada)<br />

Chili (Oscar Valenzuela)<br />

Chine (Li Keyong)<br />

Colombie (Mercedes Vallejo-Gomez)<br />

Espagne (Sophie Aubin)<br />

Europe (Enrica Piccardo)<br />

France (Francis Yaiche)<br />

Inde (Vidya Vencatesan)<br />

Italie (Marie-Berthe Vittoz)<br />

Monde (Serge Borg)<br />

Monde Arabe (Ebrahim Al Balawi)<br />

Pays Germanophones (Florence Windmüller)<br />

Pays Riverains de la Baltique (Aleksandra Ljalikova)<br />

Pays Scandinaves (Hanne Leth Andersen)<br />

Pérou (Olinda Vilchez)<br />

Pologne (Malgorzata Pamula)<br />

Roumanie (Constantin Domuta)<br />

Royaume Uni et Irlande (Michael Kelly)<br />

Russie (Tatiana Kalentieva)<br />

Sud-Est Européen (Rea Moumtzidou)<br />

Venezuela (Yolanda Quintero de Rincon)<br />

Vietnam (An Na Truong Thi et Phi Nga Fournier)

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