Poème d'amour-Au soleil de la passion-Des baisers ... - Harlequin

1.
— Lisa est arrivée, mademoiselle Lanier.
— Merci, Margaret. Je viens tout de suite.
Jenna referma le dossier qu’elle tenait à la main et le
rangea dans un tiroir de son bureau avant de quitter la
pièce. Que dirait le Dr Kyler, l’insupportable directeur de
la clinique Bennett, s’il se doutait que la jeune psychologue
consacrait une partie de son temps à étudier la personnalité
de Neil Riordan au lieu de se vouer exclusivement aux
enfants surdoués dont elle avait la charge ?
Mme Jackson, la mère de Lisa, sourit en la voyant
entrer dans la salle d’attente.
— En cette saison d’hiver, si grise et si froide, vous
ressemblez à un matin de printemps !
Depuis qu’elle travaillait dans le petit établissement
spécialisé, Jenna s’était aperçue de l’effet bénéfique produit
par les couleurs vives et gaies sur de jeunes élèves trop
sérieux pour leur âge. Le tailleur rouge qu’elle portait ce
jour-là s’accordait à merveille avec son teint nacré et ses
longs cheveux blonds.
— Chicago est une ville horrible et déprimante en cette
saison, décréta Lisa du haut de ses huit ans tandis que
Jenna l’emmenait vers son bureau. Je voudrais pouvoir
hiberner comme une marmotte !
La jeune psychologue écoutait d’une oreille distraite
les commentaires de la fillette, mais son allusion au froid
qu’il faisait lui rappelait un souvenir bien précis. Il gelait à
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pierre fendre, le soir de janvier où elle avait rencontré Neil
Riordan pour la première fois. Sur l’invitation du doyen de
l’université, le célèbre poète irlandais allait passer un an
à Chicago pour y enseigner aux nombreux étudiants de la
faculté des lettres. Comme il avait lui-même été un enfant
surdoué, sa présence serait l’occasion rêvée pour Jenna de
se pencher sur les difficultés spécifiques que rencontrent
ce type d’individus lors du passage à l’âge adulte… si, du
moins, Neil Riordan acceptait de collaborer avec elle !
En compagnie de Julia, sa sœur cadette, la jeune
femme avait assisté à un cours de versification avant
d’être présentée au poète. Oh ! Il s’était montré tout à fait
charmant, mais peu coopératif. Tandis que, installée en
face de lui dans un restaurant voisin du campus, Jenna
tentait de lui expliquer ce qu’elle voulait de lui — des
détails sur son passé, sur les problèmes auxquels il avait
dû faire face —, Neil continuait à lui parler de poésie.
Elle avait même fini par régler l’addition ! Les génies
étaient, semblait‐il, trop détachés de la réalité matérielle
pour penser à emporter leur portefeuille !
— Le nouveau professeur de sciences naturelles me
plaît, annonça Lisa d’une voix docte. Il connaît son sujet
et ne me traite pas comme une vulgaire gamine.
— Parle-moi de lui.
Il était si rare d’entendre la fillette apprécier quoi que
ce soit !
— Comment est‐il ? Que faites-vous en classe ?
Lisa se mit à parler. Tout en lui prêtant une attention
machinale, Jenna revoyait la haute silhouette de Neil
Riordan entrer dans l’amphithéâtre. D’abord choquée par
son apparence négligée, elle avait rapidement oublié sa
veste de tweed trop large, l’ombre de barbe sur son menton
énergique, ses cheveux roux en bataille. Transfiguré par
la passion, le poète fascinait son auditoire, enflammait les
cœurs et les âmes par la seule force des mots. Quelques
instants avaient suffi à la jeune femme pour comprendre
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l’adoration que lui vouaient Julia et les autres étudiants.
De ses gestes assurés, de ses larges épaules émanait une
impression de force indomptée. Un frisson l’avait parcourue
lorsque les yeux gris de Neil Riordan avaient rencontré
les siens. Etudier cette personnalité hors du commun,
découvrir les raisons de son pouvoir sur autrui seraient
sans conteste l’un des sommets de sa carrière !
— M. Taylor et moi avons conclu un marché, poursuivait
la petite voix ferme de Lisa. Si j’accepte de sortir en
récréation et de jouer avec les autres, je pourrai étudier
à mon propre rythme. C’est stupide, mais je suis bien
obligée de le faire.
— Sage décision ! Il faut parfois donner pour recevoir,
tu sais ?
Ne devait‐elle pas elle-même se plier aux conditions
aberrantes fixées par Neil pour pouvoir le rencontrer ? Pas
de rendez-vous formels, pas de visites au bureau, pas de
magnétophone ni de bloc-notes. A quoi bon, d’ailleurs ?
Emporté par sa fougue, le poète savait tisser autour de
lui un voile étincelant de mots ensorceleurs qu’une bande
magnétique n’aurait su restituer.
— Un cœur vert ? Pouah ! s’exclama Lisa.
Elle s’approcha du bureau pour examiner l’objet de
son mépris. Sur un ton sentencieux, la fillette entreprit
de décrire en détail le fonctionnement du cœur humain.
— Ce n’est qu’une carte pour la Saint-Valentin, expliqua
la jeune femme d’une voix calme, sitôt la miniconférence
terminée. Une représentation réaliste ne serait pas si drôle !
Et toi, en as-tu envoyé ?
— Non. C’est une tradition grotesque.
— Grotesque ? Nous consacrerons donc notre prochaine
séance aux vertus du ridicule, conclut Jenna en se levant.
La jeune psychologue se sentait bouillir d’indignation.
Quel plaisir ce serait de voir Lisa écarter, ne fût-ce que
pour un instant, le masque rigide qu’elle arborait continuellement.
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La fillette prit un air horrifié.
— Sérieusement ?
De retour dans son bureau, Jenna sourit en contemplant
le cœur de papier vert. Qu’aurait pensé Lisa si elle avait
su que l’expéditeur n’était autre qu’un poète irlandais de
trente-cinq ans et qu’en réponse la jeune femme avait
transgressé pour la première fois la règle qu’elle s’était
fixée de ne jamais mêler vie professionnelle et vie privée ?
Jenna avait invité Neil Riordan à dîner chez elle, ce soir-là.
Peut-être aurait‐elle le temps de consulter une dernière
fois son dossier avant de se préparer à le recevoir.
En dépit de la réputation de rebelle brillant mais irascible
que lui avaient faite les critiques, il s’était toujours
montré patient et plein d’humour vis-à-vis de Jenna. Lors
d’une séance de signature dans une librairie, la semaine
précédente, Neil lui avait offert des exemplaires de ses
deux recueils de poèmes — Sur les cordes d’une harpe
celtique et Fils de la nature —, en la taquinant avec malice :
— Peut-être trouverez-vous dans ces pages le secret
de mon génie !
La jeune femme soupira, les yeux fixés sur la chemise
de carton beige marquée aux initiales du poète.
— Vous n’allez pas me faciliter la tâche, n’est-ce pas,
monsieur Riordan ? dit‐elle à voix haute.
Jenna tressaillit. Où avait‐elle la tête ? Heureusement,
la porte de son bureau était fermée !
La jeune femme repoussa les feuillets manuscrits. Ce
soir, elle trouverait peut-être l’occasion de faire parler Neil,
d’obtenir les renseignements dont elle avait besoin. Un
dîner en tête à tête dans un cadre tranquille et chaleureux
pourrait donner de meilleurs résultats que leurs rencontres
précédentes. Qui sait ? Un frisson d’impatience la parcourut.
Allons, la journée était loin d’être terminée !
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*
* *

— Je suis en retard, déclara Neil lorsque Jenna répondit
à son coup de sonnette. C’est malheureusement, l’un de
mes défauts.
D’une main large et carrée, il tenta de mettre un peu
d’ordre dans ses cheveux ébouriffés par le vent.
— Ce n’est rien, assura la jeune femme par souci de
le mettre à l’aise. Nous avons encore le temps de prendre
un verre ou une tasse de café pendant que le dîner mijote.
Intriguée, elle saisit le petit paquet allongé qu’il lui
tendait, en dénoua le ruban et déplia le papier. Une ravissante
flûte d’argent apparut, posée sur un lit de velours rouge.
— Le tin whistle n’est pas un jouet, expliqua Neil en
riant de sa surprise. Vous m’avez tout l’air d’une mélomane
en herbe ! Je serais ravi de vous en enseigner les rudiments.
— Je crains de ne pas avoir l’oreille musicale, avoua
Jenna à regret. J’ai désespéré tous mes professeurs de
piano jusqu’à ce que maman renonce à ses ambitions de
me voir devenir une virtuose !
La jeune femme posa avec délicatesse le gracieux
instrument sur la table du salon, puis passa dans la cuisine
pour surveiller la cuisson du ragoût. Neil la suivit sans
un mot. La présence derrière elle de sa haute silhouette
procurait à Jenna un étrange malaise. Elle ne devait surtout
pas perdre de vue l’objectif de leur rencontre et s’en tenir
à un plan strictement professionnel.
— La musique est‐elle l’une de vos passions ? s’enquit‐elle
pour rompre le silence. Julia m’a raconté que
vous faisiez intervenir de nombreuses notions artistiques
dans le cadre de vos conférences.
— Je m’intéresse en effet à des domaines très divers,
répondit‐il simplement.
— Ne pourriez-vous pas être plus précis ? L’un des
principaux problèmes que connaissent les enfants dont
je m’occupe est qu’ils se passionnent pour un sujet à l’exclusion
de tout autre, s’enfermant ainsi dans leur propre
univers de manière regrettable.
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Le regard pensif de Neil parcourut toute la pièce avant
de s’attarder sur les longs cheveux couleur de miel de la
jeune femme. Jenna détourna les yeux. Pendant un bref
instant, elle regretta de ne pas porter de la soie chatoyante
et de fins escarpins, puis se reprit, furieuse de sa propre
faiblesse.
— J’aime profiter de tout ce que le monde peut m’offrir,
répondit son compagnon de sa voix profonde. Voyager,
découvrir de nouveaux lieux, d’autres façons de vivre…
Satisfaite du tour que prenait la conversation, Jenna
fit asseoir son invité sur le canapé de velours rouge et
remplit deux verres de bière en écoutant Neil évoquer
les cinq dernières années de son existence : ses séjours à
Dublin, New York, Los Angeles, et maintenant Chicago.
Son goût pour les voyages, précisa-t‐il, s’était révélé dès
sa plus tendre enfance.
— Je n’ai jamais pu rester très longtemps au même
endroit. Il y a trop à voir, trop de gens passionnants à
rencontrer ailleurs. Tout petit, je m’enfuyais déjà à Galway
pour assister aux courses de chevaux, qui y avaient lieu.
Parfois, je me joignais pour quelques semaines à des
familles de travailleurs itinérants pour découvrir, à l’abri
de leurs roulottes, les nouveaux paysages de mon pays.
Mes parents m’appelaient leur bohémien !
La jeune femme se sentait étrangement émue par la
nature de ces révélations. Elles n’avaient pourtant rien
d’extraordinaire ! Beaucoup d’artistes étaient, comme lui,
incapables de se fixer, de supporter une vie sédentaire.
— Vous vous lassez rapidement d’un quotidien banal,
je suppose, dit‐elle avec intérêt. Il vous faut de nouveaux
horizons, la compagnie de personnages différents…
Le poète demeura un long moment silencieux, les yeux
rivés sur son verre.
— Je m’ennuie rarement, répondit‐il enfin. Partout où
je vais, des surprises m’attendent.
— Par exemple ?
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Jenna s’en voulut aussitôt d’avoir parlé aussi impulsivement.
Le regard de Neil se posa sur elle en une caresse
d’une sensualité troublante.
— Vous. J’ai trouvé amusant que Julia vous ait persuadée
d’assister à l’un de mes cours, vous, une jeune femme si
sérieuse et si moderne à la fois, si réfléchie et consciencieuse.
Votre présence parmi des étudiants turbulents
avait quelque chose de très surprenant.
Jenna se leva pour couper court à cette discussion qui
ne se déroulait pas du tout comme elle l’avait prévu.
— Passons à table, proposa-t‐elle. Le ragoût risque
d’attacher.
Neil reprit la parole sans paraître remarquer l’effort de
la jeune femme pour changer de sujet.
— Savez-vous que j’ai hésité à monter, lorsque j’ai
aperçu ce grand bâtiment sans âme, tout de béton et de
verre ? Vous voir ici, découvrir votre appartement si gai,
si chaleureux, est un émerveillement.
Jenna garda le silence tandis que son invité examinait
avec attention sa riche collection de gravures anciennes,
son mobilier, simple mais pratique, et ses tapis indiens
aux vives couleurs.
— Pourquoi ? demanda-t‐elle presque malgré elle.
Une étrange tension l’habitait, faisant battre son cœur
et trembler sa voix. Que lui arrivait‐il, ce soir ? Sans doute
parviendrait‐elle à se détendre, une fois la conversation
revenue sur un terrain plus ferme.
Rien ne semblait prédisposer à une ambiance romantique,
Jenna y avait veillé. Pas de bougies sur la table ni
de musique douce ; pourtant, une sorte d’intimité s’établit
entre eux dès le début du repas.
— Beaucoup de vos sentiments intimes transparaissent
dans votre œuvre, fit‐elle remarquer avec un sourire
innocent. Cependant, vous n’aimez pas parler de vousmême.
N’y a-t‐il pas là une certaine contradiction ?
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— Chacun a ses secrets, dont il dévoile parfois la
substance en des circonstances bien particulières.
La jeune femme hocha la tête.
— J’espère que vous comprenez mon objectif, Neil.
Je ne fouille pas votre passé par curiosité malsaine, mais
dans l’espoir d’y trouver des éléments susceptibles de
m’aider dans l’éducation des enfants surdoués. Je souhaite
simplement leur permettre d’éviter certaines difficultés
communes aux gens dotés d’une intelligence supérieure.
— Et moi, qu’y gagnerai-je ? Que pourrez-vous
m’apporter ?
Jenna leva les yeux, étonnée de constater qu’il ne
plaisantait pas. Que répondre ? Sa spécialisation en
psychologie de l’enfance ne l’avait pas préparée à traiter
avec des adultes forts et obstinés.
— Vous n’êtes pas un de mes patients, expliqua-t‐elle
en choisissant ses mots, aussi ne puis-je vous être d’aucun
secours pour régler vos problèmes éventuels.
— Non.
— Par ailleurs, vous n’avez certainement pas besoin
de publicité. De toute façon, les conclusions de l’étude
que je me propose de mener ne seront communiquées
qu’à un cercle restreint de spécialistes.
En dépit de son visage serein, Jenna sentait croître
en elle une légère tension, une étrange griserie qui la
saisissait chaque fois qu’elle se trouvait en compagnie du
poète. Sans doute était-ce la joie d’avoir rencontré l’être
idéal pour poursuivre ses recherches. Elle ne voulait à
aucun prix laisser échapper pareille chance, mais que
pouvait‐elle lui offrir en contrepartie ?
Neil se mit à rire.
— Je ne suis pas devenu poète dans le but de me
couvrir de gloire ! Si j’avais tenu à me faire connaître
du grand public, j’aurais écrit des romans, pas des vers !
Jenna se tourna vers la fenêtre pour chercher l’inspiration
dans le ciel nocturne constellé d’étoiles lointaines.
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— Je suppose que vous en viendrez à mieux vous
connaître, si nous travaillons ensemble.
Neil posa sa fourchette et s’empara de la main de la
jeune femme.
— Vous vous trompez, murmura-t‐il en effleurant de
ses lèvres les longs doigts fins de la jeune femme. Vous
m’avez ébloui à la seconde même où je vous ai aperçue,
si sage, si fraîche, dans l’amphithéâtre. Lorsque vous
avez évoqué devant moi les résultats miraculeux que
vous espériez tirer de votre entreprise, j’ai compris que
je vous décevrais. Me connaître mieux ? J’en sais davantage
à mon sujet que je ne le souhaiterais ! C’est vous qui
m’intéressez, votre vie, vos aspirations.
Jenna se raidit sous le choc de ses paroles. Dans un
effort de volonté, elle parvint à répondre d’une voix calme :
— Rien de plus facile. Je suis une excellente psychologue
et une femme comme les autres. Je dois mon physique
au hasard de ma naissance et mon savoir à des années
de travail acharné. A présent, si vous voulez bien lâcher
ma main, j’irai chercher le dessert et le café.
L’avait‐il entendue ? Neil se leva en même temps qu’elle,
sans pour autant la libérer. Le lustre du salon oscilla
lorsqu’il le toucha de son front.
— En dépit de ma taille, je ne suis pas si maladroit,
d’habitude, murmura-t‐il avec un sourire indéfinissable.
— Il n’y a pas de mal, mais je ne prendrai pas le risque
de vous confier ma vaisselle ! répliqua la jeune femme
sur un ton faussement léger.
Ses doigts picotaient encore lorsqu’elle porta leurs
assiettes et leurs couverts dans la cuisine. Quelques
instants de solitude seraient les bienvenus !
Il fallait avant tout qu’elle reprenne ses esprits, qu’elle
fixe une fois pour toutes les règles de leur relation sur un
terrain strictement professionnel. Ce ne serait pas facile.
Neil Riordan était doté d’une séduction diabolique et
ne l’ignorait pas. Il suffisait à Jenna de se souvenir de
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la chaleur qui l’avait envahie au seul contact de sa main
pour mesurer l’intensité du danger. Qu’à cela ne tienne !
Elle saurait résister.
Une exclamation de plaisir lui parvint depuis le salon
avant que ne s’élèvent les premières notes d’une symphonie
de Mozart. Neil avait découvert que l’antique poste à
lampes fonctionnait encore parfaitement.
— Nous avions le même chez nous, quand j’étais petit,
déclara-t‐il lorsque la jeune femme le rejoignit avec deux
tasses de café.
Il s’assit auprès d’elle, sur le canapé, et se mit à parler
d’une voix lente et rêveuse.
— Il y avait un immense tapis au centre de la pièce,
d un vert profond semé de roses rouges. Nous nous y
asseyions tous, ma mère, mes six frères et sœurs, et moi
pour écouter de la musique en attendant le retour de mon
père…
Jenna l’écoutait, fascinée par sa voix grave et apaisante
qu’accompagnait en sourdine le chant des violons. Les
anecdotes les plus simples, les récits les plus familiers se
transformaient dans la bouche du poète en de ravissantes
ballades où vibrait l’amour qu’il portait aux siens et à sa
terre d’Irlande.
Lorsque enfin Neil s’interrompit, il posa la tête contre
le dossier du sofa et observa la jeune femme à travers ses
paupières mi-closes.
— Je comprends que vous réussissiez dans votre
profession. Votre visage paisible, votre regard indulgent
m’amènent sans m’en rendre compte à vous parler de
souvenirs enfouis au plus profond de ma mémoire. Vous
a-t‐on enseigné cette attitude ?
Sa question brisa le charme. Jenna fronça les sourcils,
irritée par sa propre faiblesse. Au lieu d’analyser objectivement
les paroles de son interlocuteur, elle s’était laissé
envoûter, vivant avec intensité les événements qu’il lui
avait contés.
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— Personne ne m’a appris à observer tel ou tel comportement,
répliqua-t‐elle sèchement. On m’a seulement
conseillé d’établir une atmosphère de confiance avec mes
interlocuteurs. Nous n’aboutirons à aucun résultat concret,
Neil, si vous me soupçonnez de manquer de sincérité.
Nous devons nous rencontrer régulièrement et en tête à
tête pour parvenir à communiquer.
— Nous sommes seuls, ce soir, et si nous ne l’avons
pas été lors de ce dîner, la semaine dernière, après mon
séminaire à l’université, reconnaissez que je n’y étais
pour rien ! Votre sœur et son insupportable fiancé n’ont
pas attendu notre invitation pour se joindre à nous !
Jenna ne l’oublierait pas de sitôt ! Julia et Frank avaient
passé le plus clair de la soirée à se quereller avant que le
jeune homme n’accapare l’attention de Neil pour polémiquer
avec lui sur certains points de l’histoire d’Irlande.
— Vous m’avez parfaitement compris, approuva-t‐elle
avec satisfaction. Plus de coups de téléphone à l’improviste
ni de rendez-vous dans des librairies ou des foyers
d’étudiants !
— Ni dans votre bureau. Je ne suis pas du genre à
m’étendre sur un divan !
— Le Dr Kyler et la clinique Bennett n’ont rien à voir
avec mes recherches. Dans le cas qui nous concerne tous
deux, il s’agit d’une entreprise strictement personnelle.
— Pourquoi ne pas nous voir ici, dans ce cas ? proposa
Neil avec un sourire désarmant. Je prendrais volontiers
l’habitude de partager de si délicieux repas !
— Vous devriez épouser une virtuose du four à
micro-ondes, rétorqua Jenna en riant de bon cœur. Non,
sérieusement, je m’efforce de parvenir à un compromis
avec vous, pas de fixer dès aujourd’hui le calendrier de nos
rencontres. Votre propre bureau ferait très bien l’affaire.
— Ou ma maison, ajouta-t‐il d’un air malicieux. A
moins que vous ne me fassiez pas confiance ?
La jeune femme s’agita, mal à l’aise.
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— Nous verrons.
— Je suis très accommodant, rassurez-vous.
Jenna s’obligea au calme. Neil s’était approché d’elle,
infiniment troublant. Qu’espérait‐elle tirer de l’expérience
qu’elle prévoyait d’entreprendre avec lui si elle se laissait
intimider ?
Il l’observait en silence, les yeux plongés dans les siens
comme pour y lire le secret de son âme. La jeune femme
luttait de toutes ses forces contre l’envie de se détourner
de lui pour ne plus voir devant elle ce visage énergique
aux traits puissamment sculptés, cette silhouette taillée
dans le roc, cet homme si dangereusement irrésistible.
— Vous ne m’avez pas encore tout dit, murmura-t‐il.
Que voulez-vous connaître de moi ? Le poète ? L’homme
privé ?
— N’envisagez pas les choses sous cet angle-là, Neil.
Et sachez que j’ai pour principe de ne jamais mêler vie
professionnelle et vie privée. Sans cette distance nécessaire
entre vous et moi, il me serait impossible d’être objective.
Le souffle chaud de Neil contre sa joue la mettait au
supplice.
— Abandonnez ce langage de psychologue, Jenna.
Parlez comme une simple femme. Même si je suis un
intellectuel, je suis aussi un être de chair et de sang.
Mais mon être profond vous intéresse-t‐il vraiment, vous
souciez-vous de ce que je ressens ?
— Non… pas vraiment, balbutia-t‐elle. Vous êtes
fascinant et séduisant, Neil, mais…
Sans crier gare, il l’entoura de ses bras et l’attira contre
son torse puissant. Ses lèvres sensuelles effleurèrent la
bouche de la jeune femme sans pourtant s’y poser. Il la
mettait au défi de protester, de lutter, de prétendre qu’elle
ne voulait pas de lui. Partagée entre la peur et l’excitation,
Jenna ne put réprimer un frisson.
Alors, dans un mouvement d’une exquise douceur,
Neil se pencha vers son visage tourmenté pour l’apaiser
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d’un baiser. Ses lèvres goûtèrent celles de Jenna avec une
lenteur délibérée, comme s’il avait cherché à apprivoiser
un petit animal effrayé. Ses mains glissaient sur elle, la
couvraient de caresses tendres et persuasives.
La jeune femme sentit son cœur s’emballer. Dans un
ultime effort, elle repoussa son compagnon.
Neil ne chercha pas à la retenir. Il souligna d’un doigt
léger le contour de ses lèvres frémissantes et sourit.
— Est-ce là ce que vous attendiez de moi ? murmura-t‐il.
Jenna se leva, furieuse de constater que ses jambes la
trahissaient.
— Votre réputation de séducteur est déjà bien établie,
monsieur Riordan, dit‐elle avec froideur. Cette démonstration
était tout à fait inutile.
Elle s’empara de la veste de Neil, négligemment jetée
sur le bras d’un fauteuil, et la tendit à son propriétaire.
Le message ne pouvait être plus clair.
— Je n’ai pas pu résister, expliqua-t‐il en s’approchant.
J’ai eu envie de vous embrasser dès que je vous ai vue,
avant même de connaître votre nom. Vous avez reconnu
vous-même l’attirance que vous éprouviez pour moi…
— Je saurai la combattre, répliqua Jenna d’une voix
ferme. Je ne commettrai pas l’erreur de m’engager envers
un homme qui ne vit pas dans le même pays que moi.
— Vous pourriez me demander de rester, suggéra Neil
avec un clin d’œil taquin.
Cette fois, c’en était trop ! Une vague d’indignation amusée
la submergea. La vanité de cet homme n’avait d’égal que
son talent ! L’idée qu’une femme puisse demeurer indifférente
à son charme lui était manifestement inconcevable.
— Je suis désolée, murmura Jenna. Je crains qu’il ne
me faille réexaminer mon projet de travailler avec vous
afin de déterminer s’il y a lieu ou non d’y donner suite. Je
m’efforçais simplement de vous montrer qu’une certaine
distance est nécessaire entre nous, mais vous semblez
refuser de comprendre.
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— Excusez-moi, Jenna. En tout cas, je vous remercie
pour cette merveilleuse soirée.
Jenna s’effaça prudemment pour le laisser passer. Au
moindre contact, elle le sentait, toutes ses bonnes résolutions
seraient réduites à néant.
— J’en ai apprécié chaque instant, rétorqua-t‐elle sur
un ton sarcastique.
— Vraiment ? Téléphonez-moi dès que vous aurez
décidé de l’avenir de vos recherches, d’accord ?
Neil sortit sans même lui laisser le temps de répondre.
La jeune femme se mit à arpenter son appartement, frustrée
par ce départ si rapide et par sa propre colère. Elle venait
de briser à la fois sa réserve habituelle et la chance qui
lui souriait d’entreprendre une étude intéressante ! Voilà
qui ne lui ressemblait guère !
Son visage, reflété par le miroir de la salle de bains,
lui rappela à s’y méprendre celui de Julia. Sa conduite,
ce soir, s’accordait davantage avec le caractère impulsif
et sentimental de sa sœur cadette qu’à son tempérament
calme et réfléchi. Quelle mouche l’avait piquée ?
Neil Riordan… Que pouvait‐elle espérer d’une relation
avec un homme si insouciant, si sûr de son charme ?
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