Le secret des Wilmington - L'inconnu des Rocheuses - Harlequin

Le secret des Wilmington - L'inconnu des Rocheuses - Harlequin Le secret des Wilmington - L'inconnu des Rocheuses - Harlequin

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Chapitre 1 Karin Wilmington coupa le moteur de la Chrysler de location et leva les yeux vers la façade imposante du manoir familial. Rien n’avait changé. Les chênes centenaires balançaient mollement leurs branches jusque sous ses fenêtres, offrant l’image d’un lieu résolument en marge de toute espèce de progrès. Quel orgueil ! Karin avait toujours vaguement eu honte de vivre dans un décor aussi fastueux. Qui affichait un tel mépris… Ses aïeuls, non contents de régner sur la petite ville d’Oakwood, s’y étaient à l’évidence bâti cette forteresse pour signifier à leurs contemporains à quel point ils leur étaient supérieurs. Combien de fois Oliver Wilmington, son grand-père, lui avait‐il exprimé son dégoût pour ce qu’il considérait, chez ses congénères, comme des signes patents de décadence ? Il se félicitait d’être le dernier représentant d’un monde disparu et d’avoir su se tenir à l’écart du bas peuple, comme il aimait à nommer les gens simples. Karin frissonna. Malgré la brise douce de juillet et les senteurs suaves des fleurs de chèvrefeuille, la demeure, pour elle, avait quelque chose de lugubre, d’inquiétant même, d’autant que les reflets blafards de la lune, soulignant les aspérités de la pierre et la froideur des hauts murs, ajoutaient, s’il en était besoin, à sa physionomie inhospitalière. En réalité, cette maison était encore plus cauchemardesque que dans son souvenir. L’espace d’un instant, elle eut envie de faire demi-tour, de filer jusqu’à l’aéroport et de sauter dans le premier avion pour New York. Qu’est-ce qui lui avait pris de revenir à Oakwood ?

Chapitre 1<br />

Karin <strong>Wilmington</strong> coupa le moteur de la Chrysler de location<br />

et leva les yeux vers la façade imposante du manoir familial. Rien<br />

n’avait changé. <strong>Le</strong>s chênes centenaires balançaient mollement<br />

leurs branches jusque sous ses fenêtres, offrant l’image d’un<br />

lieu résolument en marge de toute espèce de progrès. Quel<br />

orgueil ! Karin avait toujours vaguement eu honte de vivre<br />

dans un décor aussi fastueux. Qui affichait un tel mépris… Ses<br />

aïeuls, non contents de régner sur la petite ville d’Oakwood,<br />

s’y étaient à l’évidence bâti cette forteresse pour signifier à<br />

leurs contemporains à quel point ils leur étaient supérieurs.<br />

Combien de fois Oliver <strong>Wilmington</strong>, son grand-père, lui<br />

avait‐il exprimé son dégoût pour ce qu’il considérait, chez<br />

ses congénères, comme <strong>des</strong> signes patents de décadence ? Il<br />

se félicitait d’être le dernier représentant d’un monde disparu<br />

et d’avoir su se tenir à l’écart du bas peuple, comme il aimait<br />

à nommer les gens simples.<br />

Karin frissonna. Malgré la brise douce de juillet et les senteurs<br />

suaves <strong>des</strong> fleurs de chèvrefeuille, la demeure, pour elle, avait<br />

quelque chose de lugubre, d’inquiétant même, d’autant que les<br />

reflets blafards de la lune, soulignant les aspérités de la pierre<br />

et la froideur <strong>des</strong> hauts murs, ajoutaient, s’il en était besoin, à<br />

sa physionomie inhospitalière. En réalité, cette maison était<br />

encore plus cauchemar<strong>des</strong>que que dans son souvenir. L’espace<br />

d’un instant, elle eut envie de faire demi-tour, de filer jusqu’à<br />

l’aéroport et de sauter dans le premier avion pour New York.<br />

Qu’est-ce qui lui avait pris de revenir à Oakwood ?


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le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

Qu’espérait‐elle y trouver ? Si elle était partie, dix-sept ans<br />

plus tôt, c’est qu’elle savait qu’il n’y avait pas d’issue pour elle<br />

dans ce coin perdu, que fuir était sa seule chance de survie.<br />

Et voilà qu’elle faisait machine arrière ? Ça n’avait aucun sens.<br />

Tout à l’heure, quand elle avait quitté le motel où elle était<br />

<strong>des</strong>cendue dans l’après-midi, elle était sûre qu’il n’y avait rien<br />

d’autre à faire, que son plan tenait la route. Mais maintenant<br />

qu’elle se trouvait devant la maison, seule, au milieu de la<br />

nuit, dans une voiture de location, à scruter les abords de<br />

Governor Square, elle doutait. Par-<strong>des</strong>sus tout, les vêtements<br />

noirs qu’elle avait revêtus avant de partir lui paraissaient du<br />

dernier ridicule. Elle se faisait l’effet d’une héroïne de série B !<br />

Toute cette mise en scène, juste pour revenir dans sa maison<br />

d’enfance… L’incongruité de la situation aurait frappé n’importe<br />

qui. Comme s’il n’avait pas été plus simple d’avertir son<br />

grand-père de sa visite ! Elle se moquait pas mal aujourd’hui de<br />

ce que le patriarche pensait d’elle, et n’était plus à un reproche<br />

près, de toute façon. De quoi avait‐elle donc si peur pour<br />

préférer s’introduire dans sa demeure comme une voleuse ?<br />

Un face-à-face avec cet homme lui était‐il si désagréable ?<br />

Elle poussa un soupir et s’adossa au siège, les poings crispés<br />

sur le volant. C’était bien le moment d’avoir <strong>des</strong> états d’âme !<br />

Ça faisait <strong>des</strong> semaines qu’elle méditait son coup : attendre la<br />

nuit, se rendre invisible, pénétrer dans le manoir sans se faire<br />

repérer. Prendre ce qu’elle était venue chercher et disparaître.<br />

Un vrai jeu d’enfant. Elle n’allait pas se mettre à gamberger<br />

maintenant. Quant à ce qu’Oliver <strong>Wilmington</strong> représentait<br />

pour elle, c’était une autre histoire. Pour l’heure, il valait mieux<br />

ne pas y penser. D’abord, parce que tout cela appartenait au<br />

passé ; ensuite, parce que ce qu’elle s’apprêtait à entreprendre<br />

ne changerait rien à leur relation. Tout était mort depuis<br />

longtemps, de toute façon.<br />

Elle leva de nouveau les yeux vers la chambre du vieil<br />

homme. Il devait dormir, à cette heure. D’après son souvenir,<br />

Oliver avait plutôt le sommeil lourd ; si tout se passait comme


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 9<br />

elle l’avait imaginé, il y avait peu de risques qu’il entende quoi<br />

que ce soit. Tout bien considéré, l’idée de s’insinuer dans la<br />

forteresse à l’insu de son arrogant propriétaire n’était pas pour<br />

lui déplaire. Karin sourit en imaginant la tête dépitée de son<br />

aïeul s’il venait à apprendre la chose. Lui qui se vantait de<br />

n’être jamais la dupe de personne !<br />

Bien sûr, elle aurait dû se sentir coupable de lui jouer ce<br />

mauvais tour. Après tout, Oliver était sa seule famille. Sa mère<br />

était morte en lui donnant le jour, son père s’était évaporé dans<br />

la nature avant même sa naissance, elle n’avait jamais eu que<br />

son grand-père. Ce dernier l’avait recueillie et avait pourvu à<br />

son éducation. Elle aurait dû lui en être reconnaissante. Mais<br />

elle avait tant souffert de l’autoritarisme obtus du vieil homme,<br />

de la froideur avec laquelle il avait constamment repoussé<br />

ses deman<strong>des</strong> d’affection, qu’elle avait fini par le détester. Et<br />

puis, ne l’avait‐il pas laissée tomber au moment où elle aurait<br />

eu le plus besoin de sa protection ? Non, elle n’avait pas à se<br />

sentir en faute. Après tout, elle ne lui voulait aucun mal ; elle<br />

souhaitait seulement ne pas le revoir. Il n’y avait rien là de<br />

répréhensible. Il ne devait pas savoir qu’elle était passée, voilà<br />

tout. Personne ne devait savoir, d’ailleurs. Si tout allait bien,<br />

elle trouverait vite ce qu’elle était venue chercher et serait<br />

rentrée à New York le lendemain soir. Ni vue ni connue. Elle<br />

pourrait reprendre le cours normal de son existence sans plus<br />

se soucier d’Oliver <strong>Wilmington</strong>.<br />

Elle ouvrit la portière et se glissa au-dehors, crispée. Surtout,<br />

garder la tête froide.<br />

— Entrer dans la maison, trouver le journal de maman<br />

et ressortir par le même chemin, se murmura-t‐elle pour se<br />

donner du courage.<br />

<strong>Le</strong> carnet, selon toute probabilité, devait se trouver au grenier,<br />

dans la vieille malle qui contenait les affaires de sa mère. Karin<br />

n’avait jamais eu le droit de s’en approcher. Ça faisait partie<br />

de ces interdits auxquels son grand-père l’avait soumise toute<br />

son enfance. Enfin, le temps avait passé, suffisamment pour


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le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

qu’elle s’émancipe d’un joug aussi insupportable qu’illégitime.<br />

Elle n’avait plus rien à perdre, aujourd’hui. Et surtout pas à<br />

se soucier de gagner l’affection d’un homme auquel elle avait<br />

définitivement tourné le dos pendant dix-sept longues années.<br />

Elle était même tout excitée à l’idée de désobéir, de transgresser<br />

la Loi sacrée. Elle allait se glisser dans le grenier, s’emparer du<br />

précieux cahier et filer. Il était exclu qu’elle se laisse détourner<br />

de son objectif par le moindre cas de conscience.<br />

Cependant, tandis qu’elle progressait silencieusement<br />

vers la demeure de pierre grise, son pas se fit moins assuré.<br />

C’était comme si son passé l’attendait, tapi derrière chaque<br />

rosier, chaque buisson, s’obstinant à se jeter en travers de sa<br />

route, réveillant <strong>des</strong> nostalgies dont elle se serait pourtant cru<br />

exempte. Elle contourna le bâtiment par la droite et tomba sur<br />

l’immense cyprès qui lui servait de refuge, dans son enfance.<br />

Combien de fois était‐elle venue se blottir dans son ombre<br />

pour y rêver à l’avenir ? Auprès de cet arbre, sa solitude lui<br />

devenait moins pesante ; elle y lisait <strong>des</strong> contes ou <strong>des</strong> romans<br />

d’aventures qui l’emportaient dans <strong>des</strong> contrées magnifiques,<br />

peuplées de gens sensibles et amicaux. Là, bien loin de l’amère<br />

réalité, elle sentait que tout pouvait advenir. Là, elle était libre !<br />

Elle ferma les paupières. La senteur entêtante du résineux<br />

la ramenait <strong>des</strong> années en arrière, faisant resurgir <strong>des</strong> images<br />

qu’elle pensait perdues depuis longtemps. C’était comme un<br />

vertige.<br />

Elle rouvrit enfin les yeux et se retint au tronc noueux de<br />

l’arbre, croyant un instant qu’elle allait s’évanouir. Puis, prenant<br />

une profonde inspiration, elle parvint à rassembler ses forces.<br />

Elle se détourna de son ancien refuge et reprit sa progression<br />

vers la maison. Ces rêves d’adolescente, il y avait une éternité<br />

qu’elle n’y croyait plus. A quoi bon se laisser attendrir ?<br />

Mais sa détermination s’émoussa bien vite. Elle n’avait fait<br />

que quelques pas quand elle sentit de nouveau sa gorge se<br />

nouer. La serre ! Au bout de la terrasse qui s’ouvrait à l’arrière,<br />

le bâtiment se tenait là, en tout point identique à l’image qu’elle


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 11<br />

en avait gardée. L’espace d’un instant, elle eut l’impression<br />

étrange de sortir d’un songe qui aurait duré dix-sept années.<br />

Peut-être n’avait‐elle jamais quitté Governor Square ? Peut-être<br />

avait‐elle seulement rêvé la vie qu’elle croyait être la sienne ?<br />

Quoi qu’il en soit, le temps, ici, s’était comme arrêté. <strong>Le</strong>s larges<br />

baies, les montants de bois au long <strong>des</strong>quels courait le lierre,<br />

tout était là, à sa place, intact. C’était proprement sidérant.<br />

Dire qu’elle pensait avoir laissé tout ça derrière elle, sans le<br />

moindre regret ! D’ordinaire, quand on l’interrogeait sur son<br />

enfance, elle avait en effet coutume de répondre que ça avait<br />

été la pire période de sa vie et qu’elle n’en avait conservé que<br />

de vagues souvenirs. Comme elle se trompait ! Maintenant<br />

qu’elle revoyait les lieux où elle avait vécu, elle sentait l’émotion<br />

l’envahir, une émotion neuve, chargée de réminiscences<br />

que rien, ni les années ni même sa propre volonté, n’avait<br />

réussi à émousser. Au vrai, cette serre était le seul endroit<br />

de la propriété qui lui ait jamais vraiment appartenu. Elle y<br />

passait <strong>des</strong> après-midi entiers à faire <strong>des</strong> boutures, à surveiller<br />

les nombreuses essences qu’elle y faisait pousser, mais aussi à<br />

lire, à rêver, sans craindre que son grand-père surgisse et la<br />

rabroue. Parfois seulement, il se moquait de ce qu’il appelait<br />

son obsession de la botanique, mais la critique n’allait jamais plus<br />

loin. Sans doute n’imaginait‐il pas ce que ce lieu représentait<br />

pour elle, ni combien, là, elle échappait mentalement à son<br />

emprise ; sinon, il se serait empressé d’y mettre bon ordre.<br />

Elle poussa un soupir et attendit quelques instants que son<br />

cœur reprenne un rythme normal. Ce n’était pas le moment<br />

de flancher. Pas maintenant. Pas si près du but.<br />

Elle traversa enfin la terrasse, sortit son tournevis de sa poche<br />

arrière puis s’agenouilla au pied du mur. La pierre <strong>des</strong>cellée était<br />

toujours là, elle aussi, juste sous la porte-fenêtre. Elle inséra<br />

dans l’interstice la lame de l’outil jusqu’à sentir l’extrémité<br />

de la barre métallique. Combien de fois avait‐elle accompli<br />

ce geste, après avoir fugué ? Elle aurait trouvé les yeux fermés<br />

l’endroit exact où glisser son levier, même après toutes ces


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le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

années. Elle était jeune, alors, quand elle se faufilait le long <strong>des</strong><br />

couloirs de la grande maison endormie et courait retrouver<br />

celui qui faisait battre son cœur. Et puis, électrisée par les<br />

baisers qu’ils avaient échangés, elle rentrait en empruntant ce<br />

même passage et regagnait sa chambre aux premières lueurs<br />

de l’aube. Elle était pleine d’espoirs en ce temps-là, elle aurait<br />

bravé tous les interdits pour rejoindre un amour qu’elle croyait<br />

éternel. Mais la vie avait bien vite eu raison de ses illusions…<br />

La crémone résista un peu puis se souleva. Karin poussa<br />

la porte-fenêtre, qui s’ouvrit dans un léger grincement. Elle<br />

retint son souffle. Pas d’alarme. Elle n’en attendait pas moins<br />

de son grand-père. Encore une chose qu’il devait considérer<br />

comme un gadget inutile. Il avait en horreur toutes les technologies<br />

nouvelles, aussi commo<strong>des</strong> soient‐elles. L’ordre du<br />

monde avait été établi une fois pour toutes et vouloir le changer<br />

n’aboutissait qu’à produire <strong>des</strong> monstruosités, voilà ce qu’il<br />

aimait à répéter. Karin sourit. Pour une fois, le conservatisme<br />

forcené d’Oliver était plutôt bienvenu.<br />

Elle remit son outil dans sa poche, prit une profonde<br />

inspiration et s’engouffra dans la pénombre du salon. Elle<br />

s’était pourtant juré de ne jamais remettre les pieds ici. Enfin,<br />

nécessité faisait loi, se dit‐elle en pressant le pas.<br />

— Je ne sais pas si j’ai bien fait de venir jusqu’ici…,<br />

marmonna pour lui-même Eric Rivers.<br />

Il coupa le gyrophare de la voiture de patrouille avant de<br />

s’engager dans Governor Square.<br />

— Je ne te le fais pas dire, répliqua Tony, son frère cadet,<br />

assis à côté de lui. Je m’en serais aussi bien sorti sans toi.<br />

— Ce n’est pas la question, trancha Eric en se garant<br />

devant le manoir <strong>Wilmington</strong>. Pas d’intervention seul sur<br />

un cambriolage, c’est la règle. On ne t’a donc rien appris, à<br />

l’Académie ?<br />

Il jeta un coup d’œil à son frère avant de se pencher sur le<br />

volant pour scruter les environs. Visiblement, Tony n’était


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 13<br />

pas d’humeur, ce soir. Ça tombait plutôt bien : lui non plus.<br />

Disons qu’il se serait bien passé de traîner du côté de Governor<br />

Square. Ça faisait même dix-sept ans qu’il s’appliquait à éviter<br />

le coin. Au-dehors, tout semblait calme. Aucun signe d’activité<br />

anormale. Cette patrouille n’était sans doute qu’une<br />

simple formalité.<br />

— Unité 15 à Central, déclara Tony dans l’émetteurrécepteur<br />

accroché au revers de son uniforme. On est devant<br />

le 2201, Governor Square. On prend cinq minutes pour aller<br />

voir de plus près.<br />

— Bien reçu, Unité 15, répondit Marge depuis le poste.<br />

Eric vérifia son arme avant de <strong>des</strong>cendre de voiture. Il<br />

n’aimait rien laisser au hasard. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il<br />

avait fait équiper la brigade de ces radios dernier cri ; chaque<br />

agent, quelle que soit sa mission, était en permanence relié<br />

au Central et pouvait se faire connaître instantanément en<br />

cas de difficulté. C’était un plus, indéniablement. Il attendit<br />

que son frère le rejoigne pour approcher de la maison. Tony<br />

traînait <strong>des</strong> pieds et n’avait vraiment pas l’air dans son assiette.<br />

— Tu as l’intention de tirer cette tête toute la nuit ? lui<br />

lança Eric quand il fut à sa hauteur. Tu râles depuis qu’on a<br />

quitté le commissariat. Détends-toi un peu, mon vieux !<br />

— Ouais, facile à dire ! Tu me traites comme si j’avais cinq<br />

ans devant tous les collègues. De quoi j’ai l’air, moi ?<br />

— Je ne vois pas de quoi tu parles. On n’était que tous les<br />

deux quand on a reçu l’appel. Je viens de te le dire, je n’envoie<br />

jamais un agent seul sur ce genre de coup, c’est un principe.<br />

Crois-moi, ça ne m’amuse pas du tout de traîner par ici !<br />

— Je ne parle pas seulement de ce soir. Et en l’occurrence,<br />

tu sais très bien qu’on s’est déplacés pour <strong>des</strong> prunes. C’est la<br />

troisième fois cette semaine que l’entreprise de sécurité qui a<br />

installé l’alarme silencieuse du vieux nous appelle pour rien.<br />

Il suffit d’un courant d’air pour qu’elle se déclenche. J’aurais<br />

parfaitement pu régler ça tout seul.


14<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

— Peut-être, répondit Eric en faisant signe à son frère de<br />

faire halte.<br />

Quelque chose clochait, il en était convaincu. Il parcourut<br />

<strong>des</strong> yeux les abords de la maison, l’oreille aux aguets, scrutant<br />

chaque bosquet, sondant chaque zone d’ombre. Rien. Rien<br />

qui justifiât son pressentiment, en tout cas. Cependant, la<br />

situation méritait qu’on prenne l’appel de la société de sécurité<br />

au sérieux. Oliver <strong>Wilmington</strong>, le citoyen le plus riche et le<br />

plus influent de la petite ville d’Oakwood, était à l’hôpital<br />

depuis quelques semaines. Il avait donné congé à son personnel<br />

jusqu’à son retour et fait installer cette alarme pour protéger les<br />

nombreuses œuvres d’art que recelait la demeure. La notoriété<br />

du bonhomme était telle que personne n’ignorait qu’il était<br />

malade et que, en conséquence, sa maison était vide. Autant<br />

dire que c’était une cible tentante pour les cambrioleurs.<br />

Tout paraissait absolument normal. Et pourtant… Eric<br />

réprima un rictus. <strong>Le</strong> malaise qu’il éprouvait avait sans doute<br />

à voir avec les nombreux souvenirs qui le liaient à ce lieu.<br />

Pure projection mentale, se dit‐il. Il alluma sa torche et se<br />

remit en route.<br />

— Et puis, reprit Tony avec un haussement d’épaules<br />

alors qu’ils s’engageaient sur l’escalier de marbre gris menant<br />

à la porte d’entrée, tu es shérif à présent. Tu n’as pas à sortir<br />

sur les opérations de routine. C’est l’affaire <strong>des</strong> agents, non ?<br />

— Sauf lorsqu’ils sont en sous-effectif.<br />

— Puisque je te dis que je n’avais pas besoin de renfort,<br />

grommela son cadet.<br />

Eric se tourna vers lui et le fixa un moment. Il savait son<br />

frère têtu mais là, ça dépassait les bornes.<br />

— Je ne sais pas comment je dois te le dire. Laisser un bleu,<br />

frais émoulu de l’école de police, sortir seul en mission, n’est<br />

pas dans mes habitu<strong>des</strong>. Point.<br />

— Et le fait que je sois ton frère n’a évidemment rien à<br />

voir avec ça ?<br />

C’était donc là où Tony voulait en venir ? Eric sourit.


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 15<br />

— Qu’est-ce que tu crois ? riposta-t‐il. Tu penses bénéficier<br />

d’un régime de faveur ?<br />

Son frère cadet avait à peine six ans quand leur père était<br />

mort. Depuis lors, Eric s’était fait un devoir de veiller sur lui.<br />

Quitte, sans doute, à le surprotéger un peu. Cependant, il savait<br />

aussi faire la part <strong>des</strong> choses. En l’occurrence, cette nuit, il ne<br />

s’agissait pas de la famille mais du boulot. Son expérience du<br />

métier de flic lui avait appris à ne prendre aucune intervention<br />

à la légère. Parfois, il fallait peu de chose pour qu’une mission<br />

anodine tourne au vinaigre et, dans ces cas-là, on n’était pas<br />

trop de deux.<br />

Quand ils furent sur le perron, il se retourna pour balayer<br />

le secteur avec sa lampe torche ; c’est alors qu’il remarqua la<br />

berline sombre garée le long du trottoir, devant la grille sud.<br />

En soi, la présence de ce véhicule n’avait rien d’extraordinaire,<br />

mais la propriété <strong>des</strong> <strong>Wilmington</strong> occupant tout un pâté de<br />

maisons, il était pour le moins étonnant que quelqu’un ait<br />

choisi de stationner ici, loin <strong>des</strong> autres villas. <strong>Le</strong> propriétaire<br />

de la voiture avait cherché la discrétion, c’était évident.<br />

— Fais vérifier la plaque d’immatriculation, dit‐il à son<br />

frère. On se retrouve derrière.<br />

Tony s’exécuta immédiatement tandis qu’Eric longeait la<br />

maison par la droite, éclairant l’allée bordée d’arbres qu’il<br />

avait si souvent empruntée par le passé. Il connaissait par cœur<br />

chaque buisson, chaque parterre. C’était hallucinant que rien<br />

n’ait changé. Jusqu’au vieux cyprès dont les branches leur<br />

avaient tant de fois servi de refuge, à Karin et à lui. Il réprima<br />

un frisson. Jamais il n’aurait cru ces souvenirs aussi vivants ;<br />

même s’il lui arrivait parfois de penser à cette période de son<br />

existence, il n’en avait jamais éprouvé la moindre nostalgie.<br />

Disons qu’il n’était pas du genre à ruminer le passé. Du moins<br />

l’avait‐il pensé jusqu’à présent. Parce que, à en croire le trouble<br />

qui l’avait envahi à peine entré dans le parc, rien n’était moins<br />

sûr ! Il était même plus que probable qu’il n’ait fait que se<br />

voiler la face <strong>des</strong> années durant. Comment expliquer, sinon,


16<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

qu’il ait mis tant de soin à se tenir éloigné de cette maison<br />

pendant dix-sept ans ?<br />

Il se ressaisit néanmoins et examina les abords du manoir.<br />

Bientôt, la lumière de sa torche lui révéla <strong>des</strong> empreintes<br />

suspectes. Fraîches, sans aucun doute, remarqua-t‐il en<br />

s’accroupissant pour tâter la terre humide. Et comme il se<br />

relevait, un petit bruit métallique lui parvint depuis l’arrière<br />

de la maison, venant confirmer ses craintes. Il défit la sécurité<br />

de son holster et avança dans l’ombre.<br />

— Tony, rapplique, on a de la compagnie, murmura-t‐il<br />

dans son émetteur.<br />

Il longea le mur jusqu’à l’angle et tourna prestement sur<br />

sa gauche, dirigeant le faisceau de sa lampe vers la serre. Une<br />

silhouette sortait de la demeure par la porte-fenêtre entrouverte.<br />

La porte-fenêtre… Un passage qu’il ne connaissait que<br />

trop bien !<br />

— Pas un geste ! hurla-t‐il en sortant son arme. Police !<br />

L’intrus roula sur le sol et bondit vers le jardin, l’obligeant<br />

à renouveler ses injonctions.<br />

— On ne bouge plus !<br />

<strong>Le</strong> fuyard fit encore quelques pas puis s’immobilisa brusquement<br />

et leva la tête dans sa direction. Eric braqua sa torche<br />

vers lui, tout en le tenant en joue, et s’approcha à pas mesurés.<br />

Il fut bientôt assez près pour en distinguer les traits. Non,<br />

c’était impossible ! Il se figea à son tour, foudroyé par ce qu’il<br />

découvrait. Karin… Karin <strong>Wilmington</strong> ! Surgie brusquement<br />

du passé. La lumière de la torche éclaboussait son visage, en<br />

estompant vaguement les traits. Pourtant, il n’y avait pas de<br />

doute, c’était bien elle. Pour autant qu’on pouvait le percevoir,<br />

elle n’avait pas changé. Ces cheveux blond cendré, légèrement<br />

ondulés, ces grands yeux verts, ce corps svelte, athlétique…<br />

C’était comme si le temps n’avait eu aucune prise sur elle.<br />

Comme s’ils s’étaient quittés la veille. Eric ravala sa salive.<br />

Non, leur séparation ne datait pas d’hier ; dix-sept années<br />

avaient passé. Et manifestement, Karin n’était pas revenue à


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 17<br />

Oakwood pour rendre à son grand-père une visite de courtoisie.<br />

Selon toute apparence, elle s’était même plutôt arrangée pour<br />

passer incognito. Etrange. Jusqu’à son accoutrement… Eric<br />

considéra un instant avec circonspection la combinaison noire<br />

qu’arborait la jeune femme avant de la dévisager de nouveau.<br />

Visiblement, elle ne paraissait pas moins surprise que lui. Elle<br />

le fixait, les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes, les joues<br />

pâles. En fait, elle semblait si exsangue qu’il se demanda un<br />

instant s’il n’avait pas affaire à un spectre. Instinctivement, il<br />

détourna le faisceau de sa lampe et baissa les paupières.<br />

— Eric ? l’entendit‐il prononcer. Que… qu’est-ce que tu<br />

fais là ?<br />

Sa voix… <strong>Le</strong>s inflexions n’étaient plus tout à fait les mêmes,<br />

son accent du Sud s’était estompé ; mais elle avait toujours<br />

ce timbre grave et chaleureux qu’il aimait tant autrefois. Il<br />

ferma les yeux une fraction de seconde, s’abandonnant tout<br />

entier aux réminiscences que ce son suave éveillait en lui. Il<br />

n’en fallut pas davantage à la belle voleuse : sans attendre de<br />

réponse, elle bondit de nouveau dans la nuit. Et quand Eric<br />

rouvrit les yeux, elle avait disparu.<br />

Quel idiot il faisait ! C’était bien le moment de céder au<br />

sentimentalisme ! Ce n’était pourtant pas son genre. Mais<br />

quoi, cette fille avait toujours eu le don de l’ensorceler. Déjà,<br />

autrefois, elle avait sur lui un pouvoir spécial, qu’il n’avait<br />

jamais rencontré chez aucune autre femme. Soit, il venait de<br />

commettre une erreur mais on ne l’y reprendrait plus. En tout<br />

cas, Karin ne s’en tirerait pas à si bon compte. Eric braqua<br />

de nouveau sa torche vers le parc et ne tarda pas à repérer la<br />

fuyarde, à une trentaine de mètres devant lui. Il rengaina son<br />

arme et s’élança à ses trousses. Il connaissait si bien les abords<br />

du manoir qu’il n’avait aucun mal à en éviter tous les obstacles<br />

et ce, malgré l’obscurité. Son ex n’avait aucune chance.<br />

Il se trouvait à quelques enjambées d’elle quand il vit Tony<br />

jaillir d’un buisson et la saisir par la taille. Pas mal, pour un<br />

débutant, songea-t‐il, tandis que son frère plaquait la jeune


18<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

femme au sol et s’efforçait de l’y maintenir, non sans mal<br />

d’ailleurs. Karin, en effet, se débattait comme une diablesse<br />

et ne paraissait pas du tout disposée à rendre les armes !<br />

— On se calme, émit Eric avec assurance quand il fut à<br />

sa hauteur. Ça ne sert à rien de t’agiter comme ça. Qu’est-ce<br />

qui t’a pris de… ?<br />

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La jeune femme<br />

tourna vers lui un visage livide et, à bout de forces et d’émotion<br />

sans doute, tomba évanouie sur le sol.<br />

— Ça va… ?<br />

Karin entrouvrit péniblement les yeux tandis qu’une main<br />

lui tapotait la joue. Où était‐elle ? Et Maggie ? Il faisait si noir<br />

autour d’elle…<br />

— Maggie ? reprit la voix masculine qui venait de la tirer<br />

du sommeil. De qui parles-tu, à la fin ?<br />

Cette voix… Elle la connaissait, pas de doute. Une voix<br />

qu’elle avait entendue il y a fort longtemps. Une voix… La réalité<br />

lui revint brutalement. Eric Rivers ! <strong>Le</strong>s derniers événements<br />

défilèrent rapidement dans son esprit. Governor Square. <strong>Le</strong><br />

manoir familial. Elle avait traversé le parc, s’était introduite<br />

dans la maison, jusqu’au grenier. Plus de malle. <strong>Le</strong>s affaires<br />

de sa mère avaient disparu. Elle avait eu peur de réveiller son<br />

grand-père, alors, elle était re<strong>des</strong>cendue. Elle sortait de la<br />

serre quand… Cette voix l’avait arrêtée, déchirant le silence<br />

nocturne. Elle l’aurait reconnue entre toutes. Eric Rivers… <strong>Le</strong><br />

seul homme, après son grand-père, bien sûr, qu’elle ne voulait<br />

pas revoir. Eh bien, c’était réussi ! Elle venait de s’évanouir<br />

à ses pieds ! Et maintenant, il la regardait avec un mélange<br />

de stupeur et d’inquiétude, penché sur elle, ses grands yeux<br />

noisette cherchant visiblement à lire dans les siens.<br />

— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? articula-t‐elle avec<br />

impatience en se redressant sur un coude.<br />

— C’est plutôt à toi qu’il faudrait poser la question.


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 19<br />

— Ah oui ? Et pourquoi ça ? Il est interdit de rendre visite<br />

à son grand-père, peut-être ?<br />

— En pleine nuit, et par la fenêtre de la serre ?<br />

Elle se releva, les mâchoires serrées. Avoir été si bêtement<br />

démasquée la mettait hors d’elle.<br />

— C’est quoi cet uniforme ? demanda-t‐elle pour donner<br />

le change.<br />

Quand elle avait imaginé son plan, jamais elle n’avait<br />

pensé tomber sur un os. Non seulement c’était raté, mais l’os<br />

en question était de taille ! Il fallait qu’elle se donne le temps<br />

d’improviser une riposte.<br />

— C’est-à-dire… il est livré avec le boulot.<br />

— Quoi ? Tu es flic ? !<br />

— C’est notre nouveau shérif, déclara une voix derrière elle.<br />

Elle se retourna brusquement. Bien sûr, elle s’en souvenait<br />

maintenant, un homme l’avait interceptée dans sa fuite. Ils<br />

étaient donc deux. Elle considéra un instant l’agent qui venait<br />

d’intervenir, perplexe. Son visage lui était familier, sans qu’elle<br />

puisse cependant y associer un nom. Machinalement, son<br />

regard glissa vers le badge du jeune homme. T. Rivers.<br />

— Tony ? balbutia-t‐elle, gagnée par l’émotion. Mon Dieu,<br />

mais… comme tu as grandi !<br />

<strong>Le</strong> petit frère d’Eric avait six ans la dernière fois qu’elle<br />

l’avait vu… Il lui sourit avec indulgence. Evidemment, dixsept<br />

années avaient passé. Elle aussi, certainement, avait pris<br />

un coup de vieux.<br />

— Tu es shérif de cette ville, toi ? reprit‐elle à l’adresse d’Eric.<br />

Il ne restait apparemment plus grand-chose de l’adolescent<br />

rebelle qu’elle avait connu. Son ancien amant était devenu<br />

un homme sérieux et responsable, un homme respecté à<br />

Oakwood, suffisamment pour que le conseil municipal lui<br />

confie le soin de veiller sur la sécurité de ses concitoyens. Et,<br />

en l’occurrence, le shérif frais émoulu qu’il était n’avait pas<br />

l’air de prendre son job à la légère, du moins à en croire la<br />

mine sévère avec laquelle il la considérait.


20<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

— J’aimerais bien savoir pourquoi tu es entrée par effraction<br />

chez ton grand-père, se contenta-t‐il de répondre, d’un<br />

ton sans appel.<br />

Pour notre fille, idiot.<br />

Karin se mordit la lèvre. Il était hors de question qu’elle<br />

lui dise quoi que ce soit à ce sujet. De toute manière, Eric<br />

ne s’intéressait plus à elle depuis longtemps. Jamais il n’avait<br />

cherché à savoir ce qu’elle était devenue. L’avait‐il seulement<br />

aimée ? A en croire la facilité avec laquelle il l’avait larguée, il<br />

y a dix-sept ans de cela, on pouvait en douter. Un petit flirt sans<br />

conséquence, voilà comment il avait qualifié leur relation. Sans<br />

conséquence ? C’était bien là toute l’inconstance masculine ! Il<br />

s’était bien amusé, il ne fallait pas lui en demander davantage.<br />

Karin soupira. Après tout, on ne pouvait pas lui en vouloir.<br />

Personne ne l’avait soutenue. C’était à croire que, dans certains<br />

cas, il n’y a rien à attendre de l’humanité. Que dire en effet<br />

de la réaction de son propre grand-père ? <strong>Le</strong> patriarche ne lui<br />

avait offert d’autre alternative que l’avortement ou l’exil. Non,<br />

il n’y avait personne ici en qui elle puisse avoir confiance.<br />

Personne à qui elle ait envie de parler de Maggie.<br />

— J’étais censée n’arriver que demain matin, improvisat‐elle.<br />

Après avoir trouvé toutes les portes closes, comme je<br />

ne voulais pas réveiller mon grand-père en plein milieu de la<br />

nuit, j’ai essayé la serre. Je me suis souvenue que la porte se<br />

déverrouillait facilement.<br />

— Mais, mademoiselle <strong>Wilmington</strong>…, commença Tony.<br />

— Si ton grand-père t’attendait, intervint Eric, comment<br />

se fait‐il qu’il ait enclenché l’alarme ? Tu es certaine qu’il était<br />

au courant de ta visite ?<br />

L’alarme ? Mais elle n’avait rien entendu. Sans doute Eric<br />

bluffait‐il. Quoi qu’il en soit, elle sentait bien que sa version<br />

<strong>des</strong> faits ne le convainquait guère et qu’il n’était pas disposé<br />

à lâcher si facilement l’affaire.<br />

— Evidemment, répondit‐elle en époussetant ses vêtements


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 21<br />

pour se donner une contenance. Tout ce qu’il me reste à faire est<br />

de trouver un motel pour la nuit. Je reviendrai demain matin.<br />

— Pourquoi ne pas régler cette affaire en sonnant à la<br />

porte ? proposa Eric.<br />

— Tu es fou ! s’exclama Karin, paniquée à l’idée de se<br />

retrouver face au patriarche. Oliver n’est plus tout jeune, je<br />

n’ai aucune envie de le réveiller brutalement.<br />

Eric marmonna un juron entre ses dents et détourna les<br />

yeux. <strong>Le</strong>s explications qu’elle lui donnait n’avaient pas l’air de<br />

le satisfaire, c’était le moins qu’on puisse dire.<br />

— Ton grand-père est à l’hôpital, l’informa sèchement le<br />

shérif. Il a eu une attaque il y a six semaines.<br />

Karin vacilla. A l’hôpital ? Mais, comment… ? Elle ravala<br />

sa salive. Evidemment, elle ne pouvait pas savoir : il y avait<br />

<strong>des</strong> années qu’elle n’avait pas pris de nouvelles d’Oliver. Cette<br />

fois, elle était coincée !<br />

— C’est que…, vois-tu, on n’a pas de contacts très fréquents…,<br />

allégua-t‐elle en s’efforçant tant bien que mal de masquer son<br />

malaise. Tu sais comme nos rapports sont… compliqués. Ils<br />

l’ont toujours été, d’ailleurs. En fait, ça fait deux mois que<br />

je ne l’ai pas appelé. J’avais projeté de lui rendre visite, sans<br />

toutefois arrêter de date. Dernièrement, j’ai été très occupée<br />

et j’avoue que je n’ai pas pris le temps de lui téléphoner.<br />

— Tu as dit, tout à l’heure, que tu n’étais censée arriver que<br />

demain. Ça laisse à croire que tu avais averti de ta visite, non ?<br />

— J’ai dit ça, oui… mais je parlais de moi. J’avais prévu de<br />

débarquer demain matin, à une heure… ouvrable. Et puis, j’ai<br />

trouvé un avion ce soir et je suis partie. Tout ça peut te paraître<br />

un peu bizarre, je comprends, mais ça tient seulement au fait<br />

que j’ai improvisé cette visite au dernier moment.<br />

Karin aurait tout donné pour écourter un entretien qui, elle<br />

le sentait bien, la menait droit dans le mur. Elle ne pourrait<br />

pas feindre longtemps, d’autant qu’elle n’avait jamais été très<br />

douée pour le mensonge.


22<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

— Et l’homme de loi de ton grand-père ne t’a pas prévenue<br />

de son état de santé ? insista Eric, le visage fermé.<br />

— J’étais en voyage d’affaires. Je n’ai pas été souvent chez<br />

moi.<br />

— Tu n’as pas de répondeur, non plus ?<br />

— Je te l’ai dit, j’étais très occupée, lança-t‐elle avec un<br />

rien d’exaspération. Je n’ai pas pris le temps de…<br />

— Mentir n’arrange pas tes affaires, crois-moi, trancha<br />

brusquement Eric, avec une froideur qu’elle ne lui connaissait<br />

pas. Tu te déci<strong>des</strong> à me dire ce qui se passe vraiment ou faut‐il<br />

que je t’embarque ?<br />

— M’embarquer ? répéta-t‐elle, médusée.<br />

Si elle s’était attendue à ce qu’on lui parle comme ça ! Après<br />

tout, ses motivations ne regardaient personne. Elle n’avait rien<br />

fait de grave : elle n’avait rien cassé, rien dérobé non plus, elle<br />

était juste entrée sans prévenir dans la maison de son enfance.<br />

— Donne-moi une seule bonne raison qui a pu te pousser<br />

à pénétrer par effraction chez ton grand-père, et peut-être<br />

qu’on en restera là.<br />

— Mais… c’est dingue, à la fin ! J’ai grandi dans ce manoir,<br />

tu t’en souviens ? Tu trouves anormal que je m’y sente un peu<br />

chez moi ? Que je ne prenne pas la peine d’envoyer un courrier<br />

recommandé chaque fois que j’ai envie d’y venir ?<br />

— Je ne dis pas que tu risques la prison, mais pour ce qui<br />

est de la garde à vue… Pourquoi ne me fais-tu pas confiance ?<br />

Dis-moi la vérité et je te laisse filer.<br />

Elle plissa les yeux et considéra un instant son interlocuteur.<br />

Lui faire confiance ? Voilà précisément ce dont elle était<br />

incapable. Parce qu’elle savait qu’elle ne pouvait pas se fier à<br />

lui, elle en avait déjà fait la triste expérience. Puisqu’il voulait<br />

jouer les flics obtus, eh bien, elle irait jusqu’au bout. Qu’est-ce<br />

qu’il croyait ? Parce qu’il était shérif, il se figurait qu’elle allait<br />

lui tomber dans les bras et implorer son pardon ? Sans doute<br />

parvenait‐il à impressionner les midinettes d’Oakwood avec son


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 23<br />

insigne de police, mais, quant à elle, il lui en fallait davantage<br />

pour lui faire perdre ses moyens.<br />

— Ce qui m’amène ici est strictement personnel, déclarat‐elle<br />

avec fermeté. Si je dois en parler à quelqu’un, c’est à<br />

mon grand-père, un point, c’est tout.<br />

Eric poussa un profond soupir et glissa une main nerveuse<br />

dans ses cheveux avant de se tourner vers son frère.<br />

— Appelle le poste et demande-leur de convoquer l’avocat<br />

de <strong>Wilmington</strong>.<br />

Karin se tenait là, devant lui, et ne bronchait pas. Elle avait<br />

toujours fait montre d’une certaine témérité, par le passé. Elle<br />

n’hésitait jamais, par exemple, à tenir tête à son grand-père,<br />

ce à quoi peu de gens, à Oakwood, connaissant le caractère<br />

intransigeant et irascible du bonhomme, se seraient risqués.<br />

C’était sans doute simplement lié au fait qu’elle aussi avait du<br />

sang <strong>Wilmington</strong> dans les veines. Mais Eric ne s’attendait<br />

pas à une telle obstination de sa part. Ils s’entendaient si bien,<br />

jadis, ils se disaient tout. Evidemment, leur histoire n’avait pas<br />

duré très longtemps, et puis, ils étaient jeunes. En fait, bien<br />

que le visage de son ex lui soit familier, et que sa présence<br />

réveille en lui <strong>des</strong> souvenirs nombreux, de bien <strong>des</strong> façons elle<br />

était devenue pour lui une étrangère. Comment, d’ailleurs,<br />

en aurait‐il été autrement ? D’abord, quand ils avaient mis<br />

fin à leur relation, elle s’était éloignée de lui avec une facilité<br />

déconcertante. Et puis elle n’avait jamais donné signe de vie<br />

en dix-sept ans. Preuve qu’il n’avait pas dû compter tellement<br />

pour elle. Ils se retrouvaient aujourd’hui face à face, mais un<br />

gouffre les séparait, c’était évident. Dix-sept années de silence.<br />

Pendant tout ce temps, bien sûr, il avait tout fait pour<br />

l’oublier. Il pensait même y être parvenu. Mais force lui<br />

était de constater qu’il se trompait. Il avait suffi que la jeune<br />

femme resurgisse pour que le passé remonte à la surface et le<br />

confonde. Certes, il vivait sa vie sans que le souvenir de Karin<br />

<strong>Wilmington</strong> le hante en permanence. Mais souvent, la nuit,


24<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

quand il fermait les paupières après une longue journée de<br />

travail, c’étaient les mêmes yeux verts qui, fugitivement, lui<br />

apparaissaient. Comme l’écho lointain d’un sentiment qu’il<br />

n’avait jamais pu étouffer totalement.<br />

Quoi qu’il en soit, ce sentiment n’était plus d’actualité.<br />

A en croire le visage fermé de son ex, Eric ne pouvait se<br />

leurrer : il était la dernière personne qu’elle avait envie de<br />

voir ! Malheureusement pour elle, et pour lui d’une certaine<br />

façon, elle n’avait pas le choix. Effraction, tentative de fuite,<br />

Karin avait accumulé les bévues. De plus, son entêtement<br />

à nier l’évidence aggravait considérablement son cas. Eric<br />

connaissait suffisamment <strong>Wilmington</strong> pour savoir que le<br />

vieux n’aurait pas apprécié qu’on laisse filer sa petite-fille sans<br />

autre explication. Et le bonhomme avait le bras long. Enfin,<br />

au-delà de sa propre carrière, le jeune shérif s’inquiétait pour<br />

son ancienne compagne. Sans savoir de quoi il s’agissait, il<br />

aurait pu jurer qu’elle avait <strong>des</strong> ennuis. Après tout, et même<br />

s’il était vraisemblable qu’elle ne lui demanderait rien, il était<br />

peut-être en mesure de l’aider.<br />

« Pas de panique », songeait Karin, assise à l’arrière de<br />

la voiture de patrouille qui roulait en direction du poste<br />

d’Oakwood. Juste un petit contretemps, rien de plus. D’abord,<br />

s’occuper de l’avocat, puis de son grand-père. Elle en avait vu<br />

d’autres ! Monter une société de comptabilité à New York, et<br />

ce sans le moindre appui, avait été une entreprise autrement<br />

plus épineuse. Et ce n’était qu’un exemple. La vie, de manière<br />

générale, ne l’avait pas épargnée. Elle en avait acquis une grande<br />

force de caractère, fondée entre autres sur une détermination<br />

sans bornes. Quand elle voulait quelque chose, elle n’était pas<br />

du genre à renoncer facilement. Son plan avait échoué ? Qu’à<br />

cela ne tienne ! Elle allait changer de tactique. Puisque Oliver<br />

serait bientôt averti de sa présence, il ne lui restait plus qu’à<br />

compter sur sa coopération. Après tout, rien ne disait que le<br />

vieil homme s’y opposerait. <strong>Le</strong> temps aidant, peut-être avait‐il


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 25<br />

fini par mettre de l’eau dans son vin. Et, si ce n’était pas le<br />

cas, il faudrait qu’elle le fasse plier. Après tout, il était grand<br />

temps qu’elle cesse de trembler devant lui. Elle n’était plus<br />

l’adolescente fragile et impressionnable d’autrefois, mais une<br />

femme d’affaires respectée, dans un milieu financier dont la<br />

misogynie et la rapacité étaient notoires. Une mère aussi, qui<br />

avait élevé seule son enfant. Bref, quelqu’un de solide, qui<br />

avait appris à imposer ses vues sans se laisser démonter. Une<br />

chose, avant tout, lui importait aujourd’hui : retrouver le<br />

carnet manquant de sa mère. Et elle le retrouverait, dût‐elle<br />

pour cela essuyer les foudres de son grand-père.<br />

Karin le sentait, ce journal intime était la clé. Elle avait<br />

dix ans lorsqu’elle était tombée sur les carnets de sa mère, un<br />

jour qu’elle fouinait dans la chambre de la défunte. Elle les<br />

avait dévorés un à un, avec l’impression un peu folle, illusoire<br />

tout du moins, de se rapprocher de cette femme qu’elle n’avait<br />

jamais connue et qui comptait tant pour elle. Elle avait bu ses<br />

mots en espérant confusément apprendre quelque chose sur ses<br />

propres origines. Angelica <strong>Wilmington</strong> avait rédigé un cahier<br />

par an depuis sa septième année jusqu’à sa disparition. Mais<br />

il manquait le dernier. Ses seize ans. L’année de sa grossesse.<br />

Bien sûr, Karin avait à maintes reprises questionné son grandpère<br />

au sujet du précieux document, certaine qu’il n’était pas<br />

pour rien dans sa disparition. Matilda, sa nourrice, lui avait<br />

certifié que sa mère avait écrit jusqu’à sa mort, l’existence du<br />

cahier ne faisait donc aucun doute. Mais elle n’avait jamais<br />

obtenu de réponse. Cesse de remuer le passé, s’était‐il contenté<br />

de lui dire. Laisse ta mère en paix. Chaque fois, Oliver l’avait<br />

ainsi déboutée, lui faisant nettement comprendre que le sujet<br />

l’indisposait. Tout ce qui se rattachait à Angelica, d’ailleurs,<br />

était très vite devenu tabou à la maison, si bien que la jeune<br />

fille, de peur de se mettre son grand-père à dos ou bien de<br />

perdre le peu d’affection qu’il lui témoignait, avait fini par se<br />

résigner. Quand ce dernier avait fait consigner les affaires de<br />

sa fille dans un grand coffre de bois et porter la malle dans le


26<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

grenier, interdisant à Karin ou à quiconque de s’en approcher,<br />

cette dernière avait compris qu’il ne serait plus possible d’obtenir<br />

ne serait-ce qu’un début d’explication.<br />

Sans doute la mort d’Angelica avait‐elle profondément affecté<br />

Oliver, sans doute ce souvenir le faisait‐il trop souffrir. Mais<br />

plus elle grandissait, plus Karin en était venue à se dire que le<br />

patriarche, pour être à ce point sur la défensive, devait avoir<br />

quelque chose à se reprocher dans cette histoire. Elle imaginait<br />

assez bien en effet — et pour cause ! — quelle avait pu être la<br />

réaction du vieil homme quand sa fille de seize ans lui avait<br />

appris qu’elle était enceinte. <strong>Le</strong> carnet recelait vraisemblablement<br />

<strong>des</strong> détails peu flatteurs à son endroit. Sans compter, et<br />

c’était là l’essentiel, qu’Angelica avait nécessairement dû faire<br />

référence à celui qu’elle aimait, un homme pour qui Oliver<br />

n’avait sans doute que du mépris. Quoi qu’il en soit, on pouvait<br />

légitimement penser que le vieil homme s’était arrangé pour<br />

que personne ne tombe sur un document qui, d’une certaine<br />

manière, le compromettait — même si, en cela, il privait une<br />

enfant, sa petite-fille en l’occurrence, d’une part substantielle<br />

de son passé. Ce n’était pas la générosité qui l’étouffait, de<br />

toute façon, et il ne s’embarrassait jamais de philanthropie<br />

quand son intérêt était en jeu.<br />

En tout cas, et comme il est d’usage quand on vous retire<br />

ce que vous convoitez, Karin, à partir du moment où les<br />

cahiers de sa mère furent rangés dans la fameuse malle, n’eut<br />

plus qu’une idée en tête : découvrir la vérité. Cette obsession<br />

l’avait poursuivie une bonne partie de son enfance. Et puis,<br />

les années passant, elle s’était peu à peu découragée, jusqu’à ce<br />

que cette quête finisse par lui devenir secondaire. Elle devait<br />

vivre, aimer, profiter du présent, et non attendre d’un passé<br />

hypothétique un remède à son mal-être. Cette idée s’était<br />

d’ailleurs imposée à elle quand Maggie était née. Angelica,<br />

qu’elle trouve ou non son dernier cahier, resterait une ombre<br />

pour elle, un fantasme. A quoi bon chercher <strong>des</strong> réponses ?<br />

Elle risquait tout au plus d’être déçue. Voilà de quoi Karin


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 27<br />

s’était convaincue ces dernières années. Mais aujourd’hui, les<br />

données étaient différentes. <strong>Le</strong> carnet, de nouveau, devenait<br />

pour elle une question de vie ou de mort.<br />

La jeune femme sentit sa gorge se nouer et réprima du<br />

mieux qu’elle put la quinte de toux qui l’assaillait.<br />

— Ça va ? s’enquit Eric en lui jetant un regard dans le<br />

rétroviseur intérieur, juste avant de se garer devant le poste<br />

de police.<br />

<strong>Le</strong>urs regards se croisèrent. Elle connaissait par cœur cette<br />

prunelle noisette, et pour cause : leur fille avait exactement<br />

les mêmes yeux. Et lorsqu’il se tourna vers elle, les sourcils<br />

froncés, elle eut du mal à contenir son trouble. Dix-sept<br />

années d’absence n’y avaient rien fait, au fond. Cet homme<br />

lui faisait toujours le même effet. C’était sans doute une <strong>des</strong><br />

raisons pour lesquelles elle s’était appliquée à le fuir.<br />

— Tu te sens bien ? insista-t‐il, visiblement préoccupé.<br />

— Ça va, finit‐elle par répondre en s’efforçant de sortir<br />

de son hébétude. Bon, on fait quoi, là ? Tu comptes passer<br />

la nuit sur ce parking ? ajouta-t‐elle en défaisant sa ceinture<br />

de sécurité.<br />

Elle tourna les yeux vers la rue déserte et attendit qu’on<br />

vienne lui ouvrir la portière, évidemment bloquée de l’intérieur.<br />

Il fallait absolument qu’elle prenne sur elle, quoi que<br />

continue de lui inspirer son ancien amant. Il ne manquerait<br />

plus qu’il se rende compte de l’état dans lequel sa présence la<br />

mettait ! Déjà qu’elle s’était évanouie entre ses bras…<br />

— Unité 15, entendit‐elle une voix féminine prononcer.<br />

Clifford Brimsley est arrivé.<br />

— Faites-le entrer dans le parloir, répondit Eric. Je suis à<br />

lui dans une minute.<br />

« Comment cela, je ? » s’étonna intérieurement Karin. Eric<br />

avait donc l’intention de rencontrer seul l’avocat de son grandpère<br />

? Quoi qu’il ait en tête, elle n’était pas du tout disposée<br />

à laisser les choses lui échapper de la sorte.


28<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

— Mais…, intervint‐elle tandis que le shérif <strong>des</strong>cendait<br />

de voiture.<br />

— Tony, coupa ce dernier, tu veux bien conduire mademoiselle<br />

<strong>Wilmington</strong> dans mon bureau ?<br />

— Mais il est hors de question que je…<br />

Eric claqua la portière sans prêter la moindre attention à ses<br />

objections et tourna ses pas vers l’entrée principale du commissariat.<br />

Abasourdie, Karin le regarda un instant s’éloigner, alors<br />

que Tony <strong>des</strong>cendait à son tour. Malgré l’uniforme, malgré<br />

le sérieux avec lequel il semblait assumer sa fonction, Eric<br />

n’avait en fait rien perdu du caractère rebelle et farouchement<br />

indépendant qu’elle appréciait chez lui autrefois. Un côté James<br />

Dean parfaitement irrésistible. Tout à l’heure, dans le parc, elle<br />

n’y avait pas prêté attention. Mais maintenant qu’elle observait<br />

sa démarche souple, son allure à la fois désinvolte et teintée<br />

d’insolence, force lui était de reconnaître qu’il était resté fidèle<br />

à lui-même. C’était d’autant plus troublant que Maggie, elle<br />

aussi, affichait ce genre de désinvolture, une manière souveraine<br />

de se défaire d’une obligation qui la rebutait ou de signifier<br />

aux autres que leur opinion lui importait peu. Il se dégageait<br />

d’elle le même aplomb, la même indifférence placide.<br />

— Mademoiselle <strong>Wilmington</strong> ?<br />

Tony la fixait, penché vers elle, et lui tenait la portière.<br />

Elle prit une profonde inspiration et sortit du véhicule. Elle<br />

avait encore les jambes en coton. Pourtant, il fallait qu’elle<br />

tienne bon, la nuit était loin d’être terminée. Elle se redressa<br />

et gratifia le jeune homme d’un sourire de façade. C’était<br />

étrange de considérer que le petit garçon qu’elle avait connu<br />

jadis était flic aujourd’hui et qu’il s’apprêtait même à la retenir<br />

en garde à vue.<br />

— Vous voulez boire quelque chose, un jus de fruits peutêtre<br />

? proposa-t‐il en poussant la porte du poste de police.<br />

— Merci, se contenta-t‐elle d’articuler.<br />

<strong>Le</strong> frère d’Eric salua d’un signe de tête l’officier qui remplissait<br />

<strong>des</strong> formulaires, derrière le comptoir de l’accueil, puis ils


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 29<br />

s’engouffrèrent dans un couloir grisâtre jusqu’à une porte sur<br />

laquelle on pouvait lire, en lettres majuscules sur une plaque<br />

de Plexiglas : « Shérif Rivers ».<br />

— Si vous me promettez d’attendre sagement ici, je vais<br />

aller vous chercher quelque chose pour vous restaurer, déclara<br />

Tony en la fixant de nouveau.<br />

Karin fit un bref calcul. <strong>Le</strong> jeune homme devait avoir tout<br />

juste vingt-trois ans. Pourtant, il paraissait plus mûr. Une<br />

caractéristique familiale, sans doute. En effet, Eric, lui aussi,<br />

avait toujours fait plus que son âge. Il faut dire que la vie ne les<br />

avait pas épargnés, eux non plus. Quand on perd ses parents,<br />

on a tendance à grandir plus vite que les autres.<br />

Elle allait décliner la proposition de son gardien, pressée<br />

qu’elle était de sortir d’ici, mais elle se ravisa. Non seulement<br />

son estomac criait famine, mais elle se sentait faible, comme<br />

vidée. Manger quelque chose lui ferait du bien. Ça l’aiderait<br />

à faire face, c’était évident.<br />

— O.K., dit‐elle en s’asseyant dans l’un <strong>des</strong> fauteuils du<br />

bureau.<br />

Elle croisa le regard de Tony. Visiblement, la réponse qu’elle<br />

venait de lui donner ne le satisfaisait pas complètement. Disons<br />

qu’il semblait quelque peu dubitatif.<br />

— Sois tranquille, assura-t‐elle, je n’ai pas l’intention de<br />

m’enfuir. Je n’en ai pas l’énergie, de toute façon.<br />

Lorsque le jeune agent eut refermé la porte, elle poussa un<br />

soupir et s’étira. Tout de même, la vie était étrange, parfois.<br />

Elle sourit en pensant à la dernière fois où elle avait vu Tony. Il<br />

était monté sur ses genoux et lui avait collé son chewing-gum<br />

dans les cheveux ! Aujourd’hui, non seulement ce sacripant<br />

était un homme fait, mais il veillait à ce qu’elle ne tombe pas<br />

d’inanition avec <strong>des</strong> égards de séducteur. Quant à son frère<br />

aîné, son ancien amour, il était en ce moment même en grande<br />

conversation avec l’avocat <strong>des</strong> <strong>Wilmington</strong> et risquait de se<br />

retrouver embarqué dans une affaire de famille à laquelle,


30<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

jusqu’à preuve du contraire, il n’avait jamais voulu prendre<br />

part. Quelle nuit !<br />

La sonnerie de son portable tira Karin de ses cogitations. Elle<br />

fouilla rapidement la poche de sa veste et, sortant l’appareil,<br />

consulta l’identification d’appel. C’était Maggie.<br />

— Allô ? dit‐elle en décrochant.<br />

— Maman ! s’écria sa fille avec un soupir de soulagement.<br />

Où étais-tu passée ? Ça fait <strong>des</strong> heures que j’essaie de te joindre !<br />

— Ecoute, ma chérie, je ne peux pas te parler pour le<br />

moment, répondit Karin en jetant <strong>des</strong> coups d’œil inquiets<br />

vers la porte. Je te rappelle plus tard.<br />

— Mais… Qu’est-ce qui se passe ? Tu étais censée m’appeler<br />

vers 8 heures, tu te souviens ?<br />

C’était la meilleure ! Voilà qu’elle se faisait rabrouer par<br />

sa fille de seize ans ! Effectivement, elle avait complètement<br />

oublié sa promesse, accaparée qu’elle avait été par la préparation<br />

de son plan. Mais de là à devoir rendre <strong>des</strong> comptes ! De<br />

toute façon, il lui était impossible en l’état actuel <strong>des</strong> choses<br />

d’expliquer quoi que ce soit à Maggie.<br />

— Pardonne-moi, ma puce, mais je te le répète, ça n’est<br />

pas le moment, là. Je t’appelle demain matin ? proposa Karin<br />

en se levant pour venir se poster devant la fenêtre, à l’autre<br />

bout de la pièce.<br />

— Maman, il faut que je te dise un truc. Je… euh, je suis<br />

allée à la clinique aujourd’hui, pour une analyse de sang.<br />

— Comment ? explosa Karin. Passe-moi Kim !<br />

Elle avait laissé sa fille entre les mains de sa meilleure amie<br />

avec une seule consigne : ne pas la laisser approcher d’un hôpital.<br />

— Il est 1 h 30 du matin, voyons ! Elle dort.<br />

— Ça m’est égal, passe-la-moi.<br />

— Elle n’est pour rien dans tout ça. Je ne lui ai rien dit. En<br />

fait, j’ai contrefait ta signature sur le formulaire de consentement,<br />

expliqua Maggie, la voix tremblante. Je devais le faire,<br />

maman. Il faut que je sache.


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 31<br />

— C’est stupide ! De toute façon, ça ne servira à rien. Jamais<br />

je n’accepterai que tu te sacrifies pour moi.<br />

— Mais pourquoi ? Si j’étais compatible…<br />

— Ne me force pas à me mettre en colère, répéta Karin<br />

avec fermeté. C’est non, un point, c’est tout.<br />

— Je te rappelle que j’ai seize ans. J’estime être en âge de<br />

faire <strong>des</strong> choix. Si, par chance, je peux t’aider, je le ferai, que<br />

ça te plaise ou non.<br />

Par chance ? Combien de fois Karin avait‐elle entendu les<br />

médecins prononcer ce mot ? Ils s’étaient d’abord félicités<br />

d’avoir décelé sa maladie très tôt. Une affection du foie, particulièrement<br />

rare, mais à un stade tellement primaire qu’elle ne<br />

présentait que peu de symptômes. Il suffisait qu’elle puisse subir<br />

une greffe dans les deux ans et ses chances de guérison étaient<br />

totales. Mais son bonheur ne s’arrêtait pas là : les chirurgiens<br />

envisageaient de prélever une partie du foie de sa fille si, par<br />

chance, les tests sanguins révélaient une parfaite compatibilité<br />

entre elles. Que rêver de mieux, en effet ? Comment les<br />

médecins pouvaient‐ils penser un instant qu’une mère soit<br />

prête à risquer la vie de son enfant pour sauver la sienne ? Il<br />

fallait manquer cruellement de psychologie. Et il aurait fallu<br />

qu’elle se réjouisse de son sort ?<br />

— C’est non, reprit‐elle. Je te le répète, jamais je n’accepterai<br />

que tu fasses ça pour moi. Inutile d’y penser.<br />

Elle avait déjà causé la mort de sa mère en naissant, ce<br />

n’était pas pour jouer avec la vie de sa fille.<br />

— On est vendredi, les résultats <strong>des</strong> analyses seront prêts<br />

dans une semaine, insista Maggie.<br />

— Peut-être, mais quels qu’ils soient, je n’en tiendrai pas<br />

compte. On a d’autres options, et je suis justement en train<br />

de m’en occuper.<br />

Il ne restait qu’à mettre la main sur ce journal. <strong>Le</strong> carnet mystérieusement<br />

disparu devait contenir ne serait-ce qu’un indice<br />

qui la mette sur la piste de son père. Peut-être même, si le<br />

ciel lui était favorable, y apprendrait‐elle son nom. Quand


32<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

elle aurait retrouvé son géniteur, il faudrait le soumettre<br />

aux analyses de sang et le convaincre de lui venir en aide.<br />

Objectivement, la démarche était aléatoire, c’était le moins<br />

qu’on pouvait dire. D’abord, l’enquête risquait de prendre du<br />

temps et, à supposer que son père vive encore en Géorgie,<br />

voire aux alentours d’Oakwood — ce qui faciliterait considérablement<br />

les choses —, rien ne prouvait qu’il accepterait de<br />

rencontrer une enfant dont il avait ignoré l’existence pendant<br />

trente-trois ans. De là à ce qu’il lui donne un morceau de son<br />

foie… Mais Karin s’accrochait à cet espoir, aussi mince fût‐il.<br />

Tout lui paraissait préférable, de toute façon, à la perspective<br />

de mettre en péril la santé de Maggie.<br />

— Maman, je voudrais tellement me rendre utile…<br />

— Je sais, ma chérie. Mais tu me soutiens, c’est déjà beaucoup.<br />

Que tu t’inquiètes pour moi me touche énormément,<br />

crois-moi. Fais-moi confiance, je vais trouver une solution.<br />

Je risque par contre de devoir rester à Oakwood un peu plus<br />

longtemps que prévu, ajouta-t‐elle après un temps. Je te tiens<br />

au courant dès que j’ai du nouveau, d’accord ? En attendant,<br />

tu devrais aller te coucher. Il est très tard.<br />

— O.K. Mais promets-moi de te reposer, toi aussi. Je ne<br />

sais pas ce que tu as en tête au juste, mais les médecins ont<br />

été formels : pas de surmenage.<br />

Karin n’avait pas expliqué à sa fille les détails de son plan,<br />

tout simplement parce qu’elle l’avait toujours tenue à l’écart<br />

de son passé. Maggie savait simplement qu’elles avaient de la<br />

famille à Oakwood, que sa mère ne s’entendait pas avec ces<br />

gens et les évitait comme la peste depuis <strong>des</strong> années. Pour<br />

l’adolescente, sa mère cherchait un donneur potentiel, mais<br />

elle n’avait aucune idée de qui il pouvait s’agir.<br />

— Ne t’inquiète pas, assura Karin. Je ne vais pas tarder à<br />

dormir. Préviens Kim que je l’appellerai demain après-midi.<br />

— O.K., répondit Maggie sans enthousiasme.<br />

— Je t’aime, ma chérie.<br />

— Moi aussi, maman, je t’aime.


le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington 33<br />

Karin resta quelques instants immobile après avoir raccroché,<br />

puis rangea son portable dans sa poche et se mit à faire les cent<br />

pas. <strong>Le</strong> moins qu’on pouvait dire, c’est qu’elle était encore loin<br />

du but. Il allait lui falloir faire preuve de patience. D’abord, et<br />

cette perspective n’était guère pour la réjouir, elle allait devoir<br />

s’attarder à Oakwood. Un jour ? Une semaine ? Davantage ?<br />

Elle n’avait aucune idée du temps que lui prendraient ses investigations.<br />

D’autant plus que rien ne disait que son grand-père<br />

se montrerait coopératif ; dans le cas contraire, elle pourrait<br />

faire une croix sur son projet. C’était peut-être d’ailleurs ce qui<br />

la contrariait le plus : l’idée de dépendre, une fois encore, du<br />

bon vouloir du vieil homme. Enfin, et comme si ça ne suffisait<br />

pas, il lui fallait se préparer à un débat avec Eric Rivers. Parce<br />

qu’elle le sentait, ce dernier était d’une perspicacité redoutable<br />

et ne lâchait pas facilement le morceau. Que diable faisait‐il<br />

donc, d’ailleurs ? Que pouvait signifier ce tête-à-tête prolongé<br />

avec Brimsley ? Karin bouillait intérieurement de voir tous ces<br />

gens s’ingérer ainsi dans ses affaires. C’était une chose qu’elle<br />

n’avait jamais supportée, d’ailleurs, que cette impudeur <strong>des</strong><br />

petites villes. Au moins, à New York, pouvait-on vivre dans<br />

l’anonymat le plus complet, sans se sentir observée, sans avoir<br />

à redouter le jugement <strong>des</strong> autres.<br />

Elle parcourut la pièce <strong>des</strong> yeux et son regard fut bientôt<br />

attiré par une plaque de police accrochée au mur, au-<strong>des</strong>sus<br />

du bureau d’Eric. La mention Gerald Rivers, Shérif, 1965-1985,<br />

y était inscrite en lettres d’or sous la photographie du policier.<br />

Disparu dans l’exercice de ses fonctions, après avoir sauvé la vie d’un<br />

de ses collègues.<br />

Elle était chez Eric lorsque le téléphone avait sonné, ce<br />

soir-là. Cela faisait juste deux semaines que le jeune homme<br />

avait décroché son bac. Ils s’étaient précipités à l’hôpital,<br />

comme s’il y avait encore le moindre espoir. L’officier qui<br />

avait appelé avait pourtant été clair : son père était mort sur le<br />

coup. Pour la première fois, elle avait vu Eric pleurer. Ensuite,


34<br />

le <strong>secret</strong> <strong>des</strong> wilmington<br />

tout avait basculé. Entre eux, plus rien n’avait été pareil après<br />

cette nuit fatale.<br />

Un bruit de porte la tira brutalement de ses pensées. Elle<br />

essuya rapidement ses yeux humi<strong>des</strong> et se retourna, certaine<br />

de voir arriver Tony avec un plateau-repas. Mais elle se trompait.<br />

Eric se tenait dans l’encadrement. Et il avait l’air d’une<br />

humeur massacrante.<br />

— Tu m’as mené en bateau depuis le début, articula-t‐il<br />

d’une voix blanche.

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