Un incroyable bonheur - Harlequin

Un incroyable bonheur - Harlequin Un incroyable bonheur - Harlequin

07.01.2014 Views

1. Quelque part, quelqu’un l’observait. Joe Tanner ferma les yeux en lâchant un juron. Malgré la chaleur du soleil californien, il ressentait ce regard froid posé sur lui… Il pouvait se fier à son sixième sens : il lui avait maintes fois sauvé la mise lorsque, soldat en mission dans la jungle des Philippines, il servait de cible aux tirs embusqués. Ce genre de sensation ne s’oubliait pas. Il ouvrit les yeux et se retourna pour tenter de repérer son guetteur. Déjà, la veille, il avait senti qu’on l’observait, mais il n’y avait pas vraiment prêté attention. Grand, hâlé, la chevelure châtaine blondie par le soleil, il se savait plutôt beau garçon et était habitué à voir les têtes se retourner sur son passage, surtout depuis que, revenu vivre en Californie, il passait le plus clair de ses journées à moitié nu, vêtu d’un simple short 7

1.<br />

Quelque part, quelqu’un l’observait. Joe<br />

Tanner ferma les yeux en lâchant un juron.<br />

Malgré la chaleur du soleil californien, il<br />

ressentait ce regard froid posé sur lui… Il<br />

pouvait se fier à son sixième sens : il lui avait<br />

maintes fois sauvé la mise lorsque, soldat<br />

en mission dans la jungle des Philippines,<br />

il servait de cible aux tirs embusqués. Ce<br />

genre de sensation ne s’oubliait pas.<br />

Il ouvrit les yeux et se retourna pour tenter<br />

de repérer son guetteur. Déjà, la veille, il<br />

avait senti qu’on l’observait, mais il n’y<br />

avait pas vraiment prêté attention. Grand,<br />

hâlé, la chevelure châtaine blondie par le<br />

soleil, il se savait plutôt beau garçon et était<br />

habitué à voir les têtes se retourner sur son<br />

passage, surtout depuis que, revenu vivre<br />

en Californie, il passait le plus clair de ses<br />

journées à moitié nu, vêtu d’un simple short<br />

7


de plage. Il avait des cicatrices intéressantes,<br />

après tout.<br />

Et puis, il avait d’autres préoccupations,<br />

plus pressantes. Il attendait ce soir quelqu’un<br />

qu’il ne connaissait pas, surgi de son passé.<br />

L’esprit tout entier occupé par cette arrivée,<br />

il ne s’était pas intéressé au rôdeur.<br />

Cependant, aujourd’hui, il avait ressenti<br />

ce frisson ténu, cette mise en garde. Son<br />

regard se promena sur la plage de San Diego.<br />

Malgré la mer brumeuse, la journée était<br />

belle et une foule hétéroclite se prélassait<br />

sur le sable ou barbotait dans les vagues :<br />

surfeurs, enfants en bas âge accompagnés<br />

de leurs mères, jeunes filles aux œillades<br />

aguichantes, telles ces trois nymphettes qui<br />

s’avançaient vers lui en affectant la désinvolture,<br />

secouées de petits rires. Il fut un<br />

temps où il leur aurait rendu leur sourire…<br />

Au moins par politesse, se morigéna-t‐il,<br />

mais il haussa les épaules. A quoi bon ? Il<br />

ne souhaitait pas les encourager. Il n’avait<br />

rien à leur apporter, absolument rien.<br />

Il salua les jeunes filles d’un bref geste<br />

du menton et poursuivit son observation.<br />

Il passa en revue les devantures, le stand<br />

de glaces, la boutique de souvenirs garnie<br />

de T-shirts criards, le parking dans lequel<br />

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un jeune couple en tenue de bain, appuyé<br />

contre une voiture de sport, échangeait un<br />

baiser passionné, comme si le sort du monde<br />

dépendait de leur ardeur.<br />

Innocence de l’amour juvénile… Il avait<br />

envie de les prévenir, de les avertir de ne<br />

pas compter l’un sur l’autre, ni sur rien dans<br />

la vie. Chacun restait seul face à son destin,<br />

toujours. Règles, promesses, rien de tout cela<br />

n’était fait pour être respecté. <strong>Un</strong>e seule chose<br />

était sûre : il fallait toujours s’attendre au<br />

pire. Mais l’auraient-ils écouté ? A chacun<br />

sa vie, après tout.<br />

Qui donc était la source de ces frissons<br />

désagréables ? Ce mendiant aveugle à la<br />

chemise hawaïenne délavée qui, avec son<br />

chien, se prélassait au soleil sur un petit<br />

tabouret ? Peu probable… Cet agent de police<br />

à vélo qui allait et venait paresseusement<br />

sur la promenade du front de mer ? Non…<br />

Il observait tout le monde, de toute façon,<br />

de manière on ne peut plus professionnelle.<br />

Alors, cet adolescent qui tentait des acrobaties<br />

en skateboard, ou cette vieille dame qui<br />

lançait des miettes de pain à des mouettes<br />

criardes ? Non, non…<br />

Son regard se posa alors sur une petite<br />

silhouette solitaire qui rôdait à côté du mur<br />

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séparant la plage de la promenade. En l’observant<br />

plus attentivement, il sentit s’accélérer<br />

les battements de son cœur. S’emparant de<br />

ses lunettes de soleil, accrochées à la ceinture<br />

de son short, il les glissa sur son nez<br />

afin de pouvoir détailler l’individu sans en<br />

avoir l’air. Le coupable était accoutré d’un<br />

sweat-shirt informe dont la capuche était<br />

rabattue et d’un jean très ample au bas sali de<br />

sable mouillé. Il lui fallut quelques secondes<br />

pour se rendre compte qu’il s’agissait d’une<br />

femme.<br />

Cette découverte ne fit qu’attiser son<br />

sentiment de danger. Son expérience de<br />

soldat lui avait appris que les pires menaces<br />

se présentaient souvent sous les formes les<br />

plus inoffensives, qu’il s’agisse d’une jolie<br />

femme ou d’adorables bambins.<br />

Il se tourna comme pour contempler la<br />

mer et, du coin de l’œil, observa la femme.<br />

Assise sur un muret, elle griffonnait fébrilement<br />

sur un carnet qu’elle glissa ensuite<br />

dans la grande poche de son sweat-shirt. Pas<br />

de doute, c’était bien elle qui l’observait, et<br />

elle prenait des notes, par-dessus le marché.<br />

Bien. Maintenant qu’il l’avait repérée, que<br />

faire ? Lui demander une petite explication ?<br />

Non, surtout pas : les confrontations directes<br />

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étaient presque toujours contre-productives.<br />

En plus, elle aurait beau jeu de nier qu’elle<br />

s’intéressait à lui et elle lui filerait entre les<br />

doigts. Ensuite, ceux qui l’avaient envoyée<br />

dépêcheraient quelqu’un d’autre.<br />

Inutile de s’attaquer au symptôme, il voulait<br />

savoir qui se cachait derrière ce manège et<br />

pourquoi. Pour arriver au cœur de l’affaire, la<br />

seule solution était d’approcher cette femme<br />

et de gagner sa confiance, ou du moins de<br />

la faire parler. Mais, pour l’instant, il fallait<br />

la forcer à sortir de ses retranchements, à<br />

dévoiler son jeu.<br />

Au travail ! Il n’avait de toute façon rien<br />

de mieux à faire pendant une heure. Il<br />

haussa les épaules et se pencha pour saisir sa<br />

planche de surf puis se dirigea vers la jetée.<br />

La construction, en cours de rénovation,<br />

était déserte à cause des travaux : l’endroit<br />

parfait pour une petite explication.<br />

Il marcha dans le sable en traînant<br />

légèrement sa jambe raide, séquelle d’une<br />

blessure qui, au bout d’un an, commençait<br />

seulement à guérir. Il ne prit même pas la<br />

peine de se retourner pour voir si l’inconnue<br />

le suivait. En général, les émissaires de ceux<br />

qui lui en voulaient suivaient à la lettre les<br />

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instructions qu’ils avaient reçues et, à coup<br />

sûr, celle-ci n’agirait pas différemment.<br />

Kelly Vrosis se mordit la lèvre. Zut, zut,<br />

zut ! Le voilà qui s’éloignait et se dirigeait<br />

tout droit vers la jetée ! Le cœur de la jeune<br />

femme se mit à battre à coups sourds : était-il<br />

prudent de le suivre ? A quoi bon se poser<br />

cette question ? Prudent ou non, il fallait bien<br />

qu’elle garde sa trace… Elle n’avait qu’une<br />

semaine pour agir et avait déjà perdu une<br />

journée et demie à lui tourner autour sans<br />

oser s’approcher suffisamment pour obtenir<br />

la moindre miette d’information intéressante.<br />

De deux choses l’une : soit elle réussissait à<br />

avoir le cœur net sur les activités et l’identité<br />

de cet homme qui disait s’appeler Joe Tanner,<br />

soit elle pouvait dire adieu à sa crédibilité<br />

professionnelle.<br />

Elle prit une profonde inspiration et remua<br />

distraitement de la main la petite caméra<br />

numérique glissée dans sa poche. Enfin,<br />

elle se leva lentement.<br />

— Allons-y, murmura-t‐elle.<br />

Les yeux rivés sur la silhouette imposante,<br />

elle longea les boutiques qui bordaient la<br />

promenade. Elle était à peu près sûre qu’il<br />

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ne l’avait pas remarquée. D’abord, elle était<br />

du genre à passer facilement inaperçue dans<br />

une foule et, de plus, elle avait veillé à revêtir<br />

une tenue anonyme.<br />

La veille, aussitôt arrivée dans le motel<br />

qu’elle avait trouvé non loin de la résidence<br />

de Joe, elle était allée se promener deux<br />

fois devant chez lui. S’il l’avait croisée à<br />

ce moment, il l’aurait trouvée dans un état<br />

d’émotion indescriptible. D’ailleurs, comment<br />

réagirait-elle lorsque viendrait enfin le<br />

moment de le rencontrer face à face ? Elle<br />

travaillait depuis si longtemps sur le dossier<br />

« Joe Tanner » qu’il était presque devenu<br />

pour elle une obsession.<br />

Et cela d’autant plus qu’elle tenait cette<br />

affaire à bout de bras : aucun de ses collègues<br />

de l’Agence de presse ambrienne n’avait<br />

cru un instant à sa thèse. A leur décharge,<br />

Kelly n’avait aucune preuve lui permettant<br />

d’étayer un tant soit peu ses suppositions<br />

et les questions qu’elle soulevait remettaient<br />

en cause une théorie officielle établie<br />

depuis des années. Non, les princes d’Ambrie<br />

n’avaient pas tous disparu lorsque les<br />

infâmes Granvilli s’étaient emparés du trône<br />

de l’antique dynastie des DeAngelis, vingtcinq<br />

ans plus tôt. Kelly, à l’instar d’un petit<br />

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nombre d’autres émigrés ambriens, était<br />

convaincue que certains descendants de la<br />

famille régnante avaient survécu. Aussi,<br />

lorsque, un an plus tôt, elle était tombée<br />

sur une photographie de Joe Tanner dans<br />

un article sur le retour des héros de guerre,<br />

elle avait été frappée de stupeur.<br />

— Seigneur, c’est <strong>incroyable</strong> ! On dirait<br />

tellement… Non, c’est ridicule. Et pourtant…<br />

Pourtant, plus elle observait le cliché, plus<br />

elle était frappée de la ressemblance entre<br />

Joe et l’ancien couple royal. Or, le prince<br />

Cassius, âgé de quatre ans au moment des<br />

faits, aurait justement approché de la trentaine,<br />

exactement comme Joe Tanner.<br />

Enthousiasmée par cette théorie, elle<br />

s’était aussitôt mise en quête de tous les<br />

renseignements possibles sur cet homme<br />

et, dans le même temps, était également<br />

devenue experte dans tous les aspects de la<br />

vie et de la disparition des enfants royaux.<br />

Son obsession, loin d’être satisfaite, ne<br />

cessait de croître.<br />

Et voilà qu’après des mois de recherches<br />

elle s’apprêtait enfin à tester la validité de<br />

sa thèse. Elle était morte de trac ! Quelque<br />

chose lui disait que Joe Tanner n’était pas un<br />

homme comme les autres. Dès qu’elle avait<br />

14


vu sa photographie dans le journal, elle avait<br />

su qu’il appartenait à une catégorie à part :<br />

doté d’un passé d’aventurier, il avait survécu<br />

à des épreuves inimaginables. Comment<br />

allait-il réagir lorsqu’il s’apercevrait qu’elle<br />

mettait le nez dans sa vie ?<br />

Jim, son chef, l’avait d’ailleurs mise en<br />

garde à maintes reprises.<br />

— Non, Kelly, n’y va pas. Tu laisses<br />

une obsession ridicule prendre le pas sur<br />

ton bon sens, c’est stupide ! Ce n’est qu’une<br />

photographie !<br />

— Je sais, Jim, mais si j’avais raison ? Je<br />

veux en avoir le cœur net et, pour cela, il<br />

faut que j’aille en Californie. J’ai justement<br />

deux semaines de vacances.<br />

— Kelly, tu vas te frotter à un homme<br />

qui a accompli des actes que tu n’oserais<br />

pas imaginer dans tes pires cauchemars. Et<br />

même, à supposer que tu sois dans le vrai,<br />

qu’est-ce qui t’autorise à penser qu’il serait<br />

heureux d’apprendre la vérité ? Allez, ne<br />

pense plus à toute cette histoire. Elle est<br />

complètement folle, de toute façon.<br />

— Non, elle n’est pas folle, justement.<br />

Peut-être extravagante, d’accord, mais pas<br />

folle. Si j’ai raison, imagine un peu les<br />

15


conséquences pour la communauté des<br />

Ambriens.<br />

— Et alors ? Tu risques de provoquer<br />

un lion ! Non, pour la dernière fois, n’y va<br />

pas. Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes. En<br />

plus, je te rappelle que tu devras agir seule :<br />

inutile de compter sur l’aide de l’Agence. Sois<br />

raisonnable, Kelly, pars plutôt en croisière<br />

aux Bermudes, n’importe où, mais pas en<br />

Californie.<br />

Pourtant, la jeune femme avait fait la<br />

sourde oreille à tous les avertissements et<br />

était partie, non sans avoir donné à Jim<br />

l’assurance d’agir avec prudence et de ne<br />

pas approcher Joe Tanner avant de savoir<br />

quel accueil il lui réserverait.<br />

Bien entendu, une fois arrivée, elle avait<br />

compris tout de suite que ses démarches<br />

seraient beaucoup plus compliquées qu’elle<br />

ne l’avait cru au préalable. Certes, elle<br />

n’avait eu aucun mal à le repérer, mais elle<br />

n’avait pas tardé à se rendre compte qu’une<br />

simple observation ne lui apprendrait pas<br />

grand-chose. Il lui fallait trouver une autre<br />

tactique, et rapidement : elle n’avait qu’une<br />

semaine pour apporter des réponses à ses<br />

questions.<br />

Ce matin, pendant qu’elle le regardait<br />

16


faire du surf, elle s’efforçait d’élaborer un<br />

plan d’action. D’abord, dresser la liste des<br />

personnes qu’il était amené à fréquenter dans<br />

sa vie quotidienne, ensuite les interroger<br />

discrètement ou, plutôt, bavarder avec elles.<br />

Elle avait déjà cerné un petit nombre d’individus<br />

à approcher, notamment le gérant d’une<br />

petite épicerie de proximité dans laquelle<br />

Joe était allé faire des courses la veille.<br />

Tous deux avaient l’air de bien s’entendre.<br />

Et puis, il y avait cette charmante voisine<br />

qui avait fait en sorte de lui dire bonjour<br />

deux fois aujourd’hui. Il ne lui avait pas<br />

répondu avec beaucoup d’entrain mais lui<br />

avait quand même souri, et quel sourire…<br />

A y repenser, Kelly se sentit parcourue<br />

d’un délicieux frisson. Dommage qu’il ait<br />

toujours l’air aussi sérieux.<br />

Elle ne devait pas oublier non plus ces<br />

deux étudiants qui partageaient un appartement<br />

dans l’immeuble qu’il habitait. Ce<br />

matin, ils avaient bavardé un moment avec<br />

lui, leur vélo à la main. Pour obtenir tous<br />

ces renseignements, elle avait décidé de se<br />

faire passer pour une joggeuse occupée à<br />

aller et venir à petites foulées sur le trottoir.<br />

En T-shirt et en short, elle était parfaitement<br />

anonyme.<br />

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Elle l’avait alors vu descendre à la plage,<br />

une planche de surf sous le bras, et avait enfilé<br />

en hâte un sweat-shirt et un jean trop larges<br />

de manière à ce qu’il ne la reconnaisse pas.<br />

Elle le suivit à distance, sans quitter<br />

la bordure des bâtiments. Bientôt, elle<br />

remarqua que les échoppes étaient le plus<br />

souvent fermées et de plus en plus espacées<br />

à mesure qu’elle pénétrait dans une zone<br />

semi-industrielle qui semblait vouée à la<br />

démolition et à la rénovation. <strong>Un</strong> coup d’œil<br />

autour d’elle l’informa qu’elle était seule.<br />

Elle se retourna alors vers l’endroit où elle<br />

avait vu Joe pour la dernière fois et se figea.<br />

Il avait disparu ! Elle s’exhorta au calme.<br />

Avant qu’elle ne le perde des yeux, il venait<br />

de passer derrière un vieux bateau de pêche<br />

échoué sur la plage… Il ne pouvait quand<br />

même pas se trouver bien loin ! Seigneur,<br />

un petit moment d’inattention et tout était<br />

fichu… Elle avait seulement jeté un coup<br />

d’œil à la mer et aux bâtiments !<br />

Où était-il passé ? Impossible qu’il se soit<br />

arrêté ici. Etait-il allé sous la jetée ? Mais<br />

pourquoi ? La plage de ce côté était couverte<br />

de galets et un épais brouillard roulait sur<br />

la mer. Il n’allait tout de même pas surfer<br />

dans ces conditions ? A moins qu’il n’ait<br />

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emporté sa planche avec lui de peur de se<br />

la faire voler.<br />

Elle resta un instant immobile, espérant<br />

le voir réapparaître, puis se retourna vers<br />

l’endroit d’où elle était venue et fronça les<br />

sourcils. Par contraste avec la plage ensoleillée<br />

et remplie de vacanciers, le silence<br />

et la solitude qui régnaient ici semblaient<br />

encore plus oppressants.<br />

Que faire, à présent ? Kelly pinça les<br />

lèvres. Si elle perdait sa trace ici, elle devrait<br />

de nouveau passer des heures devant chez<br />

lui pour tenter de renouer sa filature. Elle<br />

n’avait pas le temps ! Puisqu’elle avait encore<br />

un semblant de piste, autant la suivre. Où<br />

avait-il bien pu disparaître ? Derrière le<br />

bateau ? Sous la jetée ?<br />

Elle se remit à marcher avec un soupir. Le<br />

sable mouillé était froid sous ses pieds, et le<br />

brouillard engloutissait le paysage et noyait<br />

complètement le soleil. Kelly contourna le<br />

bateau d’un pas rapide et jeta un bref coup<br />

d’œil à l’intérieur : aucune trace de Joe ici,<br />

elle allait devoir tenter sa chance sous la<br />

jetée. Kelly plissa le nez à cette peu réjouissante<br />

perspective : c’était un endroit sombre,<br />

humide et froid, peuplé d’une multitude de<br />

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petits crabes et dans lequel l’eau laissait une<br />

écume sale et malodorante.<br />

Toujours pas de signe de Joe…<br />

Hésitante, Kelly tenta de regarder au-delà<br />

de la jetée, malgré le brouillard. Au large,<br />

une corne de brume la fit sursauter. Cela<br />

commençait à ressembler aux premières<br />

pages d’un roman noir…<br />

De nouveau, elle hésita. Fallait-il vraiment<br />

qu’elle se risque dans cet endroit ? Il était<br />

encore temps de rebrousser chemin, comme<br />

d’ailleurs son bon sens le lui commandait.<br />

Mais, si elle avait écouté son bon sens,<br />

elle n’aurait pas accompli ce voyage !<br />

Avec un nouveau soupir, elle se mit en<br />

marche vers l’antique construction branlante<br />

et s’y engouffra à grandes enjambées rapides<br />

afin d’en sortir le plus vite possible. Chaque<br />

pas semblait l’arracher à la lumière pour la<br />

plonger dans l’obscurité humide et froide.<br />

Pour se rassurer, elle garda les yeux rivés<br />

sur les minces taches pâles de soleil, loin<br />

devant elle. Encore quelques pas…<br />

Soudain, une grande main jaillie de<br />

nulle part la saisit, soulevant brusquement<br />

la capuche de son sweat-shirt. Le cœur au<br />

bord des lèvres, Kelly trébucha.<br />

— Donc, vous êtes vraiment une fille,<br />

20


gronda une voix rude. Qu’est-ce que vous<br />

voulez ?<br />

Terrorisée, Kelly ne tenait plus sur ses<br />

jambes. Elle ouvrit la bouche, mais aucun<br />

son ne sortit de sa gorge et, en désespoir de<br />

cause, elle leva des yeux paniqués pour tenter<br />

de voir son agresseur dans la pénombre.<br />

S’agissait-il bien de Joe Tanner ? Elle savait<br />

seulement qu’il était trop grand et trop fort<br />

pour elle. Brusquement saisie d’un élan de<br />

colère éperdue, elle se dégagea et courut<br />

vers la lumière. Il lui sembla qu’elle criait,<br />

mais elle n’avait conscience que du sable<br />

froid sous ses pieds, des battements affolés<br />

de son cœur et, finalement, de la douleur<br />

lorsque l’homme la renversa par terre et la<br />

coinça sous son corps.<br />

Elle se mit à trembler comme une feuille,<br />

à la fois de rage et de terreur. Le brouillard<br />

encerclait à présent la jetée comme une<br />

chape impénétrable et personne ne pouvait<br />

la voir ni l’entendre. Elle était seule avec cet<br />

homme, à sa merci. Les paroles de Jim lui<br />

revinrent à l’esprit : « Je ne te conseille pas<br />

d’être seule avec ce type lorsqu’il s’apercevra<br />

que tu l’espionnes. »<br />

Elle tenta désespérément de se rappeler ce<br />

stage d’autodéfense qu’elle avait suivi trois<br />

21


ans auparavant. Où se trouvaient les points<br />

de pression, déjà ?<br />

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous<br />

me voulez ?<br />

Kelly lâcha un soupir et ferma les yeux<br />

quelques secondes, le souffle court. Au moins,<br />

il ne semblait pas disposé à lui faire du mal.<br />

Tant qu’il en restait aux paroles, c’était bon<br />

signe. Elle s’efforça de tourner la tête pour<br />

voir par-dessus sa capuche. Oui, il s’agissait<br />

bien de Joe Tanner. Submergée par le soulagement,<br />

elle se détendit, l’avertissement de<br />

Jim résonnant en écho dans sa tête.<br />

— Laissez-moi me relever, s’il vous plaît.<br />

— Pas avant de savoir pourquoi vous me<br />

suivez partout.<br />

— Je ne vous suis pas, protesta-t‐elle,<br />

les joues en feu.<br />

— Menteuse.<br />

Il ne lui avait pas fait de mal et quelque<br />

chose lui disait qu’il n’en avait pas l’intention.<br />

Kelly respira plus calmement. A présent, ce<br />

n’était plus la peur qui dominait en elle mais<br />

un sentiment de gêne et d’embarras. Si Jim<br />

et ses collègues de l’Agence la voyaient ainsi,<br />

coincée sous l’homme qu’elle était partie<br />

espionner incognito, ils ne se priveraient<br />

pas d’en faire des gorges chaudes… Et le<br />

22


pire était qu’elle ne pourrait pas leur donner<br />

tort ! Elle avait péché par manque de rigueur<br />

et de professionnalisme. Elle entendait Jim<br />

comme s’il était à ses côtés : « Tu vois bien,<br />

Kelly, je t’avais pourtant dit de laisser ce<br />

genre d’affaire à des professionnels. » C’était<br />

toujours l’argument qu’on lui présentait pour<br />

l’écarter de missions intéressantes. Personne<br />

ne semblait se soucier du fait qu’elle n’avait<br />

aucune chance d’acquérir de l’expérience à<br />

rester ainsi sans cesse sur le banc de touche…<br />

Fallait-il s’étonner, dès lors, qu’elle commette<br />

quelques erreurs ? Elle était novice mais<br />

mourait d’envie d’apprendre, de faire preuve<br />

de ses capacités.<br />

Elle pinça les lèvres et tenta de rassembler<br />

son sang-froid. Difficile, ainsi immobilisée<br />

par ce corps masculin, musclé et nerveux à<br />

souhait… Heureusement qu’elle était vêtue<br />

de ce jean et de ce sweat-shirt.<br />

La voix rude et coléreuse de l’homme<br />

la ramena à des pensées moins sensuelles.<br />

— Allez, je veux savoir qui vous a envoyée.<br />

Pour qui travaillez-vous ?<br />

— P… pour personne.<br />

— Menteuse, répéta-t‐il.<br />

Il baissa complètement la capuche et elle<br />

tourna timidement vers lui sa tête aux boucles<br />

23


londes tout emmêlées et le regarda de ses<br />

grands yeux sombres.<br />

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclamat‐il<br />

avec un froncement de sourcils perplexe.<br />

<strong>Un</strong>e espionne, cette miniature ? Il s’était<br />

attendu à une petite sauvageonne qui lui<br />

aurait donné du fil à retordre, mais, avec<br />

son visage de porcelaine et son air ingénu,<br />

celle-ci avait tout d’une oie blanche. Non,<br />

c’était ridicule ! Quiconque possédant le<br />

moindre bon sens n’aurait jamais envoyé<br />

cette gamine contre lui.<br />

<strong>Un</strong>e alarme résonna dans son esprit. Il<br />

ne devait pas baisser la garde. Certes, elle<br />

ne portait pas d’arme, mais la poche de<br />

son sweat-shirt renfermait de petits objets.<br />

Pourtant, elle avait un tel air de douceur<br />

innocente, d’amateurisme… Que devait-il<br />

comprendre à tout cela ? Au cours de sa vie<br />

mouvementée, il avait eu affaire à des tueurs<br />

à gages, à des experts en arts martiaux, mais<br />

il aurait mis sa main au feu que cette jeune<br />

fille n’appartenait pas au monde interlope<br />

qu’il avait fréquenté pendant des années.<br />

Mais alors, qu’est-ce qu’elle lui voulait ?<br />

— D’abord, je ne vous suis pas partout,<br />

24


et non, je ne vous espionne pas, insista-t‐elle<br />

d’une voix pantelante.<br />

<strong>Un</strong> sourire narquois se dessina sur les<br />

lèvres de Joe.<br />

— <strong>Un</strong>e admiratrice, alors ? Comme c’est<br />

flatteur.<br />

Offusquée, Kelly ouvrit la bouche pour<br />

protester, mais sa voix s’étrangla dans sa<br />

gorge.<br />

— Pas de souci, dit-il d’une voix adoucie.<br />

J’ai tout mon temps. Nous resterons dans cette<br />

position jusqu’à ce que vous me répondiez.<br />

— Je n’ai rien à vous dire, parvint-elle<br />

à prononcer.<br />

Elle se tortilla de manière à se dégager,<br />

avant de réaliser qu’elle commettait une<br />

erreur. Certes, en se retournant, elle le voyait<br />

mieux, mais c’était plus que ne pouvaient<br />

en supporter ses nerfs, déjà durement mis<br />

à l’épreuve. La chaleur, le magnétisme de<br />

cet homme agissaient sur elle comme un<br />

cocktail enivrant qui court-circuitait toutes<br />

ses pensées. Ses immenses yeux bleus<br />

semblaient fouiller son âme, en exposer<br />

tous les secrets. Elle le regarda fixement,<br />

subjuguée, pétrifiée.<br />

Il fronça les sourcils avec impatience.<br />

— Alors ? J’attends.<br />

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Kelly humecta ses lèvres sèches et dut<br />

s’y reprendre à deux fois avant de pouvoir<br />

articuler une phrase.<br />

— Je… je ne peux rien vous dire.<br />

— Pourquoi ? Je veux la vérité.<br />

Elle secoua la tête dans l’espoir de s’éclaircir<br />

l’esprit. Que pouvait-il comprendre, dans<br />

l’état actuel des choses ? La vérité nécessitait<br />

trop d’explications, de surcroît prématurées<br />

à ce stade. Que dire, alors ? Kelly se sentit<br />

gagnée par le désespoir.<br />

— S’il vous plaît, laissez-moi me lever,<br />

demanda-t‐elle pour la deuxième fois. Si<br />

vous ne me lâchez pas, je vous jure que je<br />

vais hurler.<br />

— Ne dites pas de bêtises.<br />

Mais il la regarda plus attentivement et<br />

sembla se ranger à son avis.<br />

— Les bonnes femmes, maugréa-t‐il en<br />

se levant.<br />

Kelly l’imita et prit une profonde inspiration<br />

pour reprendre son souffle. Par <strong>bonheur</strong>,<br />

ils ne se trouvaient plus sous cette horrible<br />

jetée. Le brouillard continuait de dissimuler<br />

le soleil, mais au moins le sable n’était pas<br />

aussi froid sous les pieds.<br />

Elle leva les yeux vers son adversaire. Il<br />

était grand, d’une carrure imposante, et sa<br />

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peau uniformément bronzée était poudrée de<br />

sable. <strong>Un</strong> instant interdite, elle se ressaisit.<br />

— Comment vous appelez-vous ?<br />

— Kelly Vrosis.<br />

Elle avait répondu avec une précipitation<br />

qui faillit le faire sourire. Quelle amatrice,<br />

décidément… Ignorait-elle qu’elle était<br />

censée mentir à cette question ?<br />

— Bien. A votre tour, maintenant.<br />

Elle écarquilla des yeux interdits et secoua<br />

la tête.<br />

— Pardon ?<br />

Il la regarda d’un air qui voulait dire :<br />

« Allez, on ne me la fait pas. »<br />

— Kelly Vrosis, je vous demanderai<br />

d’arrêter de jouer les imbéciles avec moi.<br />

Les personnes qui me suivent le font pour<br />

trois raisons : il y a celles qui veulent obtenir<br />

des renseignements, celles qui cherchent à<br />

m’empêcher de faire quelque chose, mais<br />

le plus souvent c’est pour me tuer.<br />

Il la transperça du regard.<br />

— Donc, dans votre cas, de quelle raison<br />

s’agit-il ?<br />

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