œuvres complètes de victor hugo, roman i - World eBook Library

ŒUVRES COMPLÈTES DE
VICTOR HUGO, ROMAN I
by VICTOR HUGO
Classic Literature Collection
World Public Library.org

Title: ŒUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO, ROMAN I
Author: VICTOR HUGO
Language: English
Subject: Fiction, Literature
Publisher: World Public Library Association
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mUVRES COMPLtTES
••
VICTOR HUGO
ROMAN
X

TOUS DROITS RESBRVES
•

4
tDJTION DirlNITIVI D' APBis LIS IANUSCRIT. ORJ81NADI
mUVRES COMPLETES
DB
VICTOR HUGO
ROMAN
LES TRAV AILLBURS DB LA MBR
I
PARIS
J. HETZE fA &: Cle i A. QU A~TIN
11, n '0 & ~ '" co. •• V. ..l I )1'1 ••• JI 0 J 7. 1
1888
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·........ . .

Je dedie ce livre au rocher d'hospitalite et de
liberte, a ce coin de vieille terre normande oil vit Ie
noble petit peuple de la mer, a rile de Guernesey,
scv~re
probable.
et douce, mOD asile acluel, moo lombeav
v. II.
~-L
I

La religion, la soci~te, la nature i telles sont les trois
luttel de l'homme. Ces troisluttes soot en m~me temps ses
trois besoins; il laut qulU croie, de Ii Ie temple; il Caut
qu'iI c., de 1* la cite; iI Caut qu'il live, de Ii la cbarrue
et Ie n.vire. Mais ces trois solutions contieonent trois
guerres. La mJlterieuse difJlcultC de la vie sort de toutes
lea trois. L'homme a alaire A I'obstacle sous la CornIe supentition,
sous la Corme pn~jug~, et sous la forme t~li·ment.
On triple aDank~ pCse sur DOUB, l'anaok~ des dogml's,

,
}'ananke des lois, I'ananke des choses. Dans Notre-Dame de
Paris.I'auteur a denonce Ie premier; dans les Miserables, il
a signale Ie second; dans ce livre, il indique Ie troisieme.
A ces trois fatalites qui enveloppent }'homme se m~le
la fatalite. int~rieure, I'ananke supr~me, Ie creur humain.
Hauleville-House, mars i800. .

L'ARCHIPEL DE LA MANCRE

I
LES A~CIINS CATACLYS.18
L'Atlantique ronge nOI c6tes. La preslion du courant
du p6le delorme notre lalaise ouest. La muraiJle
que nous avons lur la mer est minee de Saint-Valerylur-Somme
a Ingouville, de vastes blocs .'ecroulent,
I'eau roule des nuages de galets, nos ports I'ensablent
ou I'empierrent, I'embouchure de nos Oeuves Ie barre.
Chaque jour un pan de la terre normande se detache
et disparalt SOUl Ie Oot. Ce prodigieux travail, aujourd'hui
ralenti, a ~~ terrible. n a lallu pour Ie oontenir
eet ~peron immense, Ie Finist~re. Qu'on juge de la

8 L' ARCHIPEL DB LA KANeOH.
force du flux polaire et de la violence de eet afrouillement
par Ie creux qu'il a fait entre Cherbourg et Brest.
Cette formation du golfe de la ~anche aux depens
du sol fran«;ais est anterieure aux temps historiques.
La derniere voie'de fait decisive
.
de l'ocean sur notre
ebte a pourtant date eertaine. En 709, soixante ans
avant l'avenement de Charlemagne, un coup de mer a
detache Jersey de la France. D'autres sommets des
terres anterieurement submergees sont, comme Jersey,
visibles. Ces pointes qui sortent de l'eau, sont des lies.
Ctest ce qu'on nomme l'archipel normand.
II y a lit une laborieuse fourmiliere humaine.
A l'industrie de la mer qui avait fait une ruinc, a
succede l'industrie de rhoinme qui a fait un peuple.

L'ARCHIPBL DI LA MANCRI. 9
II
GUBRNESEY
Granit au sud,. sable au nord; ici des escarpements,
Ii des dunes; un plan incline de prairies avec des
ondulalions de colliDes et des reliers de roches; pour
(range l ce tapis vert Cronce de plis, l'ecume de
I'ocw; Ie long de la c~te, des batteries ras8nles, des
lours a meurtri~res, de distance en distance; sur loule
la plage basse, un parapet massif, eoupe de creDeaux
et d'esealiers, que Ie sable envahit, et qu'attaque Ie
Oot, unique assi~geant a craindre; des moulins dema­
~s par les tem~les; quelques-uns, au Valle, a la
Ville-au-Roi, a Saint-Pierre-Port, a Torleval, tournant
encore; dans la Calaise, des anenges ; daDs les dunes,
des troupeaux; Ie chien du berger et Ie chien du toucbeur
de bceurs en qu~te et en travail; les petites
charretles des marchands de Ia ville galopant dans les
chemins creux; souvent des maisons noires, goudron­
D~es l l'ouest a cause des plmes; coqs, poules, fumien;
parlout des murs cyclopeen! ; eeux de l'ancieo

to
L'ARCHlrBL DB LA MANeRS.
havre, malheureusement detroits, etaient admirables
avec leurs blocs informes, leurs poteaux puissants et
leurs lourdes chaines; des Cermes a encadrements de
Cutaies; les champs mures a hauteur d'appui avec des
cordons de pierre seche dessinant sur les plaines un
bizarre ~chiquier; ~a et la, un rempart autour d'un
chardon, des chaumieres en granit, des huttes casemates,
des cabanes a defier Ie boulet; parCois, dans Ie
lieu Ie plus sauvage, un petit bAtiment neuC, surmonte
d'une cloche, qui est une ecole; deux ou trois roisseaux
dans des fonds de pres; ormes et ch~nes; un lys
fait expres, qui n'est que la, Guernsey lily; dans la
saison des « grands labours », des charrues a huit
chevaux; devant les maisons, de larges meules de Coin
portees sur un cercle de bornes de pierre; des tas
d'ajoncs epineux; parfois des jardins de l'ancien style
fran

L'ABCHIPBL DB LA MANCHE.
ap~s les druides, les abbes; apr~8 les abb~s. leI recteurs;
des souvenirs de chutes du ciel; l une pointe
Lucifer, au chateau de Michel-Archange; l I'autre
poiote .Ieare, au cap Dicart; presque autant de fleurs
I'hiver que rete; - voila Guernesey.
••
•

41 L' ARCRIPBL DB LA MANeRB.
III
•
GUBRNESEY. SUITE
Terre fertile, grasse, Corte. Nul paturage meilleur.
Le froment est celebre, les vaches sont illustres. Les
genisses des herbages de Saint-Pierre-du-Bois sont les
egales des moutons laur~ats du plateau de Confolens.
Les comices agricoles de France et d' Angle terre couronnent
les cheCs-d'muvre que font les sillons et les
prairies de Guernesey. L'agriculture est servie par une
voirie fort bien entendue, et un excellent reseau de
circulation vivifie toute rile. Les routes sont tr~s
bonnes. A l'embranchement de deux routes on voit a
terre une pierre plate avec une croix. Le plus ancien
bailli de Guernesey, celui de 1284, Ie premier de Ia
liste, Gaultier de la Salte, a eta pendu pour fait d'iniquite
judiciaire. Cette croix, dite la Croix au baillif,
marque Ie lieu de son dernier agenouillement et de sa
derniere priere.
La mer dans les anses et les baies est egay~e par

Lt ABCHIPBL DB LA MANCBE. 43
les corps-morls, grosses toues bariolees en pain de
sucre. quadrillees de rouge et de blanc, mi-parties de
noir et de jaune, ehinees de vert, de bleu et d'orange,
losangees, jaspees, marbrees, Oottant a Oeur d' eau ; on
l'otend par eodroils Ie chant monotone des equipes
halant quelque navire, et tirant Ie tow rope.
Non moins que « les poissonniers ., les laboureurs
oot i'air content; les jardiniers de m~me. Le sol, satura
de poussiere de roche, est puissant; l'engrais, qui est
de tangue et de goCmo,!, ajoute Ie sel au graoit; d'oD
une vitalite extraordinaire; la seve fait merveilles;
magnolias, myrtes, daphnes, lauriers-roses, horlensias
bleus; les fuchsias sont excessirs; il y. a des arcades
de verbeoes triphyUes; il y a des murailles de geraniums;
l'orange et Ie citron vienneot en pleioe terre;.
de raisio poiot, il ne murit qu'eo serre; lil, iI est excellent;
les camelias soot arbres; on voit dans les jardins
la Oeur de l'aloes plus haute qu'une maison. Rien de plus
opulent et de plus prodigue que cette vegetation mas­
(tuant et oroant les Ca~ades coquettes des villas et des
cotlages.
Guernesey, gracieuse d'un c6te, est de l'autre terrible.
L'ouest, devasl~, est sous Ie soume du large.
I~a. les brisants, les rafales, les criques d'echouage,
les barques rapiecces, les jache~es, les landes, les masures,
parCois un hameau bas et Crissonnant, les trou­
I)C8UX maigres, rherbe courte et salee, et Ie grand
aspect de la pauvrete severe.
Li-Hou est uoe petite lle tout a c6te, deserte, accessible
1 mer basset Elle est pleine de broussaiUes et

: ., L' ARCHIPBL DB LA MANCR!.
de terriers. Les lapins de Li-Hou savent les heures. lIs
ne sortent de leur trou qu'a maree haute. Ds narguent
l'homme. Leur ami l'oeean les isole. Ces grandes Cratemi~s,
c'est toule la nature.
Si ron creuse les alluvions de la baie Vason, on y
trouve des arbres. II y a la, sous une mysterieuse
epaisseur de sable, une ror~t.
Les p~cheurs rudoy~s de eet ouest battu des vents
font des pilotes habiles. La mer est particuli~re dans
les tIes de Ia Manche. La baie ~e Cancale, tout proche,
est Ie point du monde OU les marees marnent Ie plus .
. '
... ,
..

L'ABCRIPBL DB LA MANeRI.
ta
IV
L'BERIB
L'herbe it Guernesey, c'est l'herbe de partout, un
peu plus riche pourtant; one prairie a Guernesey, c'est
presque Ie gazon de Cluges ou de Gemenos. Vous y
lrou\'ez des CeLuques et des paturios, comme dans 18
premiere herbe venue, plus Ie brome mollet aux epillets
en Cuscau, plus Ie phalaris des Canaries, I'agroslide
qui dODne une teinlure verle, ri,·raie raygrass, la
boulque qui a de la laine sur sa lige, la flouve qui
~ent bon, I'amourelle qui tremble, Ie souci plu,oial, la
neole, Ie vulpin dont I'epi semble une petite massue,
Ie slype propre it raire des paniers, I'ciyole utile a fixer
les sables mouvanls. Est-ce lout? 110n, il y a encore Ie
ddt-lyle dont Jes tleurs se pelolonnent, Ie pannis miUet,
ct m~me, scion quelques agronomes indigenes, randropogon.
II y a la crepide it Ceuilles de pisSClllit qui
marque l'heure, el Ie laileron de Siberie qui anoonce
Ie temps. Tout eela, c'est de l'herbc; mais n'a pas qui
veut celle herbe; c'esl I'herbe proprc it l'arcbipcl; il

46 L'ABCHIPHL DB LA MANCHE:
faut Ie granit pour sous-sol, et l'ocean pour arrosoir.
Maintenant faites courir lil dedans et Caites voler lAdessus
mille insectes, les uns hideux, les autres charmants;
sous l'herbe, les longicornes, le~ looginases,
les calandres, les Courmis occupees it traire les pueerons
leurs 'V aches , les sauterelles baveuses, la coccinelle,
b~te du bon Dieu, et Ie taupin, bete du diable;
sur l'herbe, dans l'air, la libellule, richneumoD, la
gu~pe, les cetoines d'or, les bourdons de velours, les
hemerobes de dentelle, les chrysis au ventre rouge,
les volucelles tapageuses, et vous aurez quelque idee
du spectacle plein de r~verie qu'en juin, it midi, la
croupe de Jerbourg ou de Fermain-Bay offre il un entomologiste
un peu songeur, et it un poete un peu
naturaliste.
Tout it coup vous apercevez sous ce doux gazon
vert une petite dalle carree oil sont gravees ces deux
lettres : W. D. ce qui signifie « War Department»;
c'est-a-dire D~partement de la Cuerre. e'est juste. 11
Caut bien que Ia civilisation se montre. ·Sans eel a l'endroit
serait sauvage. Allez sur les bords du Rhin;
cherchez les recoins les plus ignores de cette nature ;
sur de certains points Ie paysage a tant de majeste
qu'il semble pontifical; on dirait que Dieu est plus present
lit qu'ailleurs; enConcez-vous dans les asiles oilles
montagnes fonl Ie plus de solitude et OU les bois font
Ie plus de silence; choisissez, je suppose, Andernach
et ses enVirons; failes visite a cet obscur et impassible
lac de Laach, presque mysterieux tant il est inconnu ;
pas de tranquillite plus auguste; Ia vie universelle est

L'ABCRIPIL DB LA MANCRI. 47
lil dans toute sa serenite religieuse; Dul trouble; partout
l'ordre prorond du grand desordre naturel; promenez-vous,
attendri, dans ce desert; il est vo)uptueux
comme Ie printemps et melancolique comme l'automne;
cheminez au hasard; laissez derriere vous l'abbaye en
ruine, perdez-vous dans la paix louchantc des ravins,
parmi les chants d'oiseaux et Ics bruils de feuilles,
bu\"cz dans Ie creux de votre main reau des sources,
marchez, meditez, oubliez ; une chaumiere se presente ;
elle marque I'angle d'UD hameau enroui so us les
arbres; elle est vertet embaumce, cilarmante, loule
,·clue de lierres et de 8eurs, pleine d'enfanls et de
rires; vous approchez; eL, au coin de 18 cabane couverle
d'une ~clatanto dechirure d' ombre et de soleil,
sur une vieiUe pierre de ce vieux mur, au-dessou8 du
nom du hameau, Li«lerbreiz,·g, vous lisez : fte landtD.
b""',·"on. fe comp.
'Vous vous croyiez dans un village, VOU8 ~tcs dans
un regiment. Tel est I'homme.
101t ••• - I.
.,

48 L' ARCBIPBL DB LA. MANeDB.
v
LIS RISQUBS DB IIER
L' overrall, lisez : CfUse-cou, est partont sur la c6te
ouest de Guernesey. Les vagues I'ont savamment dechiquetee.
La nuit, sur la pointe des rochers suspects,
des clartes invraisemblables, aper~ues, dit-on, et affirmees
par des r6deurs de mer, avertissent ou trompent.
Ces m~mes r6deurs, hardis et credules, distinguenL
sous reau l'holothurion des legendes, cette ortie marine
et infernale qu'on ne peut toucher sans que la
main prenne Ceu. Telle denomination locale, Tinttajeu,
par exemple (du gallois, Tin-Tagel), indique la presence
du diable. Eustache, qui est 'Vace, Ie dit dans ses
vieux vers :
Dont commen~a mer 1 meller,
{;lldes 1 croistre et 1 troubler,
Noircir il cieux, noircir 1& nue;
Tost rust 1& mer toute espandue.
Cette Manche est aussi insoumise aujourd'hui qu'au
temps de Te,vdrig, d'Cmbrafel, d'Hamon-dhu Ie noir

J
L'ABCBIPBL DB LA. MANCHE. 41
et du chevalier Emyr Lhydau, r~rugie a l'Ue de Groix,
pres de Quimperle. n y a, dans ees parages, des coups
de lh~atre de l' ocean desquels iI faut se defier. Celuici
par exemple, qui elt un des caprices les plus frequents
de la rose des vents des Channel Islands :
une temp~te soume du sud-est; Ie calme arrive,
calme complet; vous respirez; cela dure parrois UDe
heure; tout a coup l'ouragan, disparu au sud-est,
revienL du nord; il vous prenait en queue, it vous
prend en t~te; c'est la temp~te inverse. Si vous
nt~tes pas un ancien pilote et un vieil hnbitue, si
yOU! n'avez pas, profitant du calme, pris la precaution
de reDverser votre manmuvre pendant que Ie
veot se renversait, c'est fini, Ie navire se disloque et
sombre.
Ribcyrolles, qui est aile mourir au Brc~il, ecrivait
a batons rompus, dans 80n sejour a Gucrnesey, un
memento personnel des fails quotidiens, dont une
feuille est sous DOS yeux : - c t·r janvier. tlrennes.
Vne lemp~te. Un navire arrivant de Portrieux, s'est
perdu hier sur I'Esplanade. - 2. Trois-m,its perdu a
la Rocquaioc. II venait d'Amcrique. Sept hommes
morts. Vingt et un sauvcs. - 3. Le pa(tkcl n'c~t pas
,·enu. - 6. La temp~te continue. - ... - lA. Pluics.
£Loulemeot BUX lerres qui 8 tue un hommc. - is. Gros
lClnps. Le Taa'n n'a pu partir. - 22. Brusque bourrnstlue.
Cioq sinisllees sur In c6te oue~t. - ~~. La
lcmp~le persiste. ~aufragcs de l.ous c6tcs .•
I)resquc jamais de repos dans cc (·oio (Ie l'occane
Dt' lil Ic~ cris de mouctte jetc~ it lra,ec .. -.. lc'i ~iCl·lc'

10 L'ARCHIPBL DE LA MANeRB.
dans cette rarale sans fin par I'antique poete inquiet
Lhy-ouar'h-henn, ce Jeremie de la mer.
Mais Ie gros temps n'est pas Ie plus grand risque
de cetLe navigation de l'archipel; la bourrasque est
violente, et la violence avertit; on rentre au port, ou
ron met a Ia cape, en ayant soin de placer Ie centre
d'etrort des voiles au plus bas; s'il survente, on
cargue tout, et ron peut se tirer d'affaire. Les grands
perils de ces parages sont les perils invisibles, toujours
presents, et d'autant plus funestes que Ie temps
est plus beau.
Dans ces rencontres-Ia, une manreu~re speciale
est necessaire. Les marins de l'ouest de Guernesey
excellent dans cette sorte de manreuvre qu'on pourrait
nommer preventive. Personne n'a etudie comme cux
les trois dangers de la mertranquille, Ie singe, I'aouble,
et Ie derruble. Le singe (swinge), ctest Ie courant;
l'anuble (lieu obscur), e'est Ie bas-fond; Ie derruble
(qu'on prononce Ie terrible), c'est Ie tourbilloD, Ie
~ombril, l'entonnoir de roches sous-jacentes, Ie puils
sous la mer.

L'ARCRIPBL DE LA MANCD!.
It
VI
LIS ROCIIERS
Dans rarchipcl de la Manche, la cole est presque
partout sau,·age. Ces i1es sont de riants interieurs, d'un
abord apre et bourru. La Manche elant une quasi­
Medilerrance, la vague est courtc et violenle, Ie Oot
esl un clapolement. Dc lil un bizarre martellement des
falaises, et l'alTouillement profond de la cote.
Qui longe cclle cole pas~e par une serie de mirages.
A chaque instant Ie roeher essaie de vous faire sa dupe.
Oil les illusions vont-clles se nil'her? Dans Ie granite
Ricn de plus etrauge. D'enormes crapauds de pierre sont
la, sorlis de l'eau sans doule pour rcspirer; des nonnes
geanles se hlltent, pcnchces sur rhorizon; les plis petrifies
de leur voile ont la forme de la fuile dti ,~ent;
des rois it couronnes plutonienncs mcdilent sur de
massirs trones a qui rccume n'cst pas epargnce; des
~tres quelconques enfouis dans la roche dresseDt leurs
bras dehors, on voit les doigts des mains ouverlcs.
Tout eela c'est la cote informe. Approchez. II D'Y a

n
L' ARCRIPBL DB LA .ANCBIL
plus rico. La pierre a de ces evanouissements. Voici
uno fortcrcsse, ,·oici un temple fruste, Toici un chaos
do masurt.'s cL de murs demanteles, tout }'arraehemonL
tJ'uno ,-Hie dl\serte. 11 n·existe ni nIle, ni temple,
oi rortor(\~so ; C'l'st 18 falaise .. A mesure qu90n s'avanee
ou qu'oll s'tHoign6 ou qu·on d~ri\"e 00 qu·on toume,
In rivo so dofuit; pas de kal~idoscope plus prompt it
r cl~roult.'lllcnt; Il'S aspects se t.I~sagn:'gent pour se re­
COlllposer; In Pl'fSllt,'l'tive fait d~s sit'ones.

L'ARCBIPBL DB LA KANCRB.
laideur, eblouissante parCois, se m~le aux chOBes les
plus magnifiques et semble protester eontre l'ordre. n
y a de I. grimace dans Ie nuage. n y • un grotesque
celeste. Toutes les lignes sont brisees dans Ie Oot, daDs
Ie Ceuillage, dans Ie rocher, et on ne sait queUes parodies
s'y laissenl entrevoir. L'inCorme y domine. Jamais
un contour n'y est correct. Grand t oui; pur t non.
ExamiDez les nuages; toutes 80rles de visages s'y
dessinent, toutes sortes de ressemblances s'y montrent,
loules sortes de figures s'y esquissent; cbercbez-y un
prom grec I Vous y trouverez Caliban, Don Venus; jamais
vous n'y verrez Ie Parthenon. }fais parfois, it la
nuil tombante, quelque grande table d'ombre posee
sur des jambages de nuee ct enlouree de blocs de
brume ebauchera dans Ie livide ciel crepusculaire un
cromlech immense el mODstrueux.
IS

L· AaCBIP:lL DE LA • .,SCHE.
YII
A Goemesey, les metairies sont monmnentales.
Quelques-ones dressent au bord des chemins on pan
de mur plante comme un decor oil sont percees c~te
a cote la porte charretiere et la porte pietonne. Le
temps a creuse dans les chambranles etles cintres des
refends proronds oil la torlule champ~tre abrite 1geclosion
de ses spores, et oil il n'est point rare de !rouver
des chauves-souris cndormies. Les hameaux sous les
arbres sont decrepits et vivaces. Les chaumieres oot
des vieillesses de cathedrales. Une cabane de pierre,
route des_Hubies, a dans son mur une encoignure avec
on tront;on de colonnette et cette date: lAOS. Une
aotre, du cote de Balmoral,otrre sur sa ra~ade, comme
le~ maisons paysannes de Hemani et d' Astigarragx un
blason sculpte en pleine pierre. A chaque pas, on voit
dans les rennes les croisees a mailles losangees, les
lourel1es escalicrs et les archivoltes de la renaissance.
Pa~ uoe porte qui n'ait son montoir it bidet, en granite
•

L t.~ RCHIPIL DB LA If ANCIII.
D'autres cabaoes ont ~t~ deR barques; une coque
de bateau renversce, et jucbee sur des pieux et des
traverses, ccla fait un toit. Une ner, la cale en haut,
c'cst une eglise; la voule en bas, c'est un navire; Ie
recipient de la pricre, retourne, dompte la mer.
Dans les paroisses arides de rouest, Ie puits banal,
a,·ec son petit dome de ma~oonerie blanche au milieu
des friches, imite presque Ie marabout arabe. Une
soli\"e trouec avec une pierre pour pivot ferme la haie
d'un champ; on reconnalt a de certaines marques les
echaliers sur lesquels les lutins et les auxcriniers se
mettent a cheval I. Buit.
Le!; ra,·ins etalenl p~lc-mclc sur leurs talus les
rougitr('~, Ics li~eron~t les roses tic loup, les houx
nux graincs ecarlatcs, repine blanche, repine rose,
l'hichlc d'tcosse, Ie trocne t et C!!S longues lani~res
plissces,

II
L 'A RCBIPBL DB LA. II A.NC BI.
goulles, Cont Lourner des moulins dont on entend Ie
battement 80US les branchages. Quelques cours de
Cermes ont encore a leur centre Ie pressoir a cidre et
Ie vicux cercle de pierre creuse 00 roulait Ia roue a
broycr les pommes. Les bestiaux boivent dans des
augcs parcillcs a des sarcophages. Un roi celle a peut­
~trc pourri dans cc coffre de granit oil s'abreuve pai­
.iblement In vRchc, qui ales yeux de Junon. Les grimpcrenux
et les hochequeues viennent en familiarite
nimablc piller Ie grain des poules.
Lc long de la mer tout est Cauve. Le vent use
l'hcrbe que Ie soleil brule. Quelques eglises out un
cnparnQon de Herre qui court jusqu'au clocher. Par
endroitR, dnn~ lcs bruycres desertes, une exc·roissance
de rocher 8'nrh~,pe
Cll cbaumiere. Les bateaux tires a
terre, raute de port, sont arc-boutes sur de grosses
pierres. Lcs voiles des barques qu'on voit a l'horizon
sont plul6t couleur d'ocre ou jaune saumon que
blanches. Du cote de In pluie et de la bise les arbres
ont une fourrurc de lichen; les pierres elles-m~mes
semblent prendre leurs precautions et oot une peau
de mousse druc et dcnse. 11 y a des murmures, des
soumes, des Croissements de branches, de brusques
.passages d'oiseaux de mer, quelques-uos avec un
poisson d'argent au bee, ulle abondance de papillbns
variant de coulcur scion la saison, et toutes sorles
de profonds tumultes dans les rochers sonores. Des
-chevaux au vert galopent a travers les jacheres. Us se
roulenl, bondissenl, s'arr~tent, font fete au venl de
wule leur criniere, et regardent de,·ant eu dans

LtARCRIPBL DB LA IIANCRI. 17
rCspace les Oots qui se suppl~enL indefiniment. En mai
les vieilles b8lis~es rurales et marines se couvrent de
giroOees; en juin, de lilas de muraille.
Dans les dunes, des batteries s'ecroulent. La desu~tude
des canons profite aux paysans; des filets de
p~cheurs scchenl sur les embrasures. Entre les quatre
murs du blockhaus demaotel~, un aoe errant, ou une
chc,ore au piquet, broute Ie gazou d'Espagne et Ie
('hardon blcu. Des enrants demi-nus rient. On voit
dans les sellliers les jeux de m~relle qu'ils y traccnt.
Le soir, Ie soleil couchant, radieusement horizontal,
cclaire dans It'S chemins creux Ie lent retour des g~ni~scs
s'altardanl a mordre les baies a droite et a
~auche, cc qui fait aboyer Ie chien. Les sau,oages caps
de I'ouesl s'coroncent en ondulant sous la mer; quelques
rares tamarins y fremisscnt. Au crepuscule, Ics
murs cYl'lopcen~t laissant passer Ie jour a travers leurs
pierres, font au haut des collines de longuc~ cr~tes de
guipure noire. Le bruit du vent ecoute dans ces solitudes
doone une sensation de lointain extraordinaire.

• L'ABCHIPBL DE LA IIANCHB.
VIII
SAIN T-PIERRE-PORT
Saint-Pierre-Port, capitale de Guernescy, a ele
bAli jadis cn maisons de bois sculpte, apportees de
Saint-Malo. Une belle maison de pierre du seizieme
siccle subsiste encore dans la Grand'Rue.
Saint-Pierre-Port est port franc. La ville est etagee
sur un charmant desordre de vallees et de collines
(roncecs autour du Vieux-Havre comme si elles avaient
eta prises it poignee par un geant. Les ravins font
les rues, des escaliers abregent les detours. Les rues
fort roides sont montees et descendues au galop par
les excellents attelages anglo-normands.
Sur la grande place, les femmes du marche, assises
en plein air sur Ie pave, rec;oivent les averses de
l'hiver; mais il y a it quelques pas la statue de bronze
d'un prince. II tombe par an un pied d'~au a Jersey,
et dix pouces et demi it Guernesey. Les poissonniers
sont mieux traites que les maraichers; la poissonnerie,
vaste halle couverte, a des tables de marbre 00

L'ARCHIPBL DB LA IIANCHB. 19
s'etalent magnifiquemeol les p~ches, sou,·ent miraculeuses,
de Guernesey.
II o'y a point de bibliothcque publiquc. 11 y a une
~()ciclc mccanique et lilleraire. II y a un college. On
edifie Ie plus d'cgliscs qu'on peut. Quand eUes sont
baties, on les fait approuvcr par • les seigneurs du
conseil a. II n'cst point rare de ,·oir passer dans la
rue des chariots portant les fcoestrages ogi'·cs en
bois donnes par lei charpentier a tclle eglisc.
II y a un palais de justice. Lcs jugcs, v~lus de
,·iolet, opinent a haule voix. Au siecle dcrnier, les
bouchers ne pouvaient pas vcndre une livre de boouC
ou de mouton avant que Ics magislrals eussent choisi
leur ,·iande.
Forcc • cbapcUcs a particulieres prolestent cooLre
les ~glises oOlciclles. Enlrez dans une de ecs chapellcs,
vous entendrez un paysan expliquer a d'aulrcs
Ie Destorianisme, c'cst-a-dire la nuance entre la mere
du ebrist ella mere de Dieu, ou enscigner comme
quoi Ie Pere cst puissance, landis que Ie Fils n'csl
qu'une sorle de puissance; ce qui resscmble fort it
rheresie d'Abeilard. Les irlandais catboliqucs foi.
sonncnt, peu patients; de fa~on que les discussions
lhcolugiques sont parfois ponctuccs de coups de poinS
orlhodoxes.
La stagnation du dimanche fait loi. Tout est per­
.nis, exccple de boire un ,·crrc de bicrc Ie dimanche.
~i vous aviez soiC « Ie saint jour du saLhat -, ,·OU!;
~l·andaliscricz Ie digne Anlos Chick (lui a lit-cuce pour
\c.. udre de rale ct du cidrc dans llighstrcct. Loi flu

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,. .,,~ tl1 ~~;':;f':f·.:i. !'~~:]U~ £.li:l· .. ·tlJ.llJ~u-t ca:. h: ~1J~i;
f,,, •. l1l" f.'. 'A.. ~:~·· ~~ .I"~"". (..}L ~L·.~!.J: ~~ ~ r ... ~~~ G.......-~
J,"J • ~(. to I • f jJ,. ~ .:J • ... ~ -•• ~ ..
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~f-,:';'I;-~t T"j~e. A .-:-t,~~as. If"
;,~. -;1 ~~';I·;'t.: l-""All;: a des fGIJ~ lena{~es; 1a
.. ,,~ ~~ ;,i 'x, .... ,(' js.:rr~}J{.JrL e~t fj j~le a la reine., a la
:, • I~ '!' ~ 0; % 1" ... !)( tr~~;;r.;.il~ lj tines; r ete 1es hommes
." !u' i~·I'·~ ~ JJ')t; UIJ 1;'(J.l~'::(Jn e~t une inde.eenc~; il
, ... ) J: .•.••. , ":XI~.Jj/~1Jt a \ttir ]es eufants; nen n·est
I~I .,'.}~~,.:''':, ') tt~ \drj.:t;;; de petites toilettes, eoquet­
',.....,.! ! 1!1\1·1Jt~:I:~ .. L~:e efJfafJt~ ,·onl seuls dans les rues~
.,'). !.# '.'~
tIJIJ' JJ4,;{I: ct dlJUte. Les marmots menent

L'ARCHIPBL DE LA IIANCHE. 33
En rait de modes, Guernesey copie Paris. Pas toujours;
quelquefois des rouges vifs ou des bleus crus
revelent I'alliance anglaise. Pourta~t nous avons entendu
ulle modiste locale, conseillant une clegante
indigene. protester conlre I'indigo et I'ecarlate I el
ajoulcr cctte observation delicate : c Je trou,"e une
couleur bien dame et bicn comme il Caul un beau p~nscc.
»
La cbarpenterie maritime de Guerncsey est renommee;
Ie carenage regorge de bcilimcnts 8U radoub.
Oil tire les navires a terre au son de la Oulc. - Le
joueur de flute, discnt les maltres charpenliers, fail
plus de besogne qu'un ou,"rier.
Saint-Pierre-Porl a un Pollet comme Dicppe, et un
Strand comme LOlldres. (n homme du montle ne se
montrerait pas dans la ruc avec un album ou un
porlcfeuille sous Ie bra~, mais va au marchc Ie samedi
et porle un panier. Le passage d'une persollllc royale
a s~rvi
de pretextc a UDe tour. On clllcrre dans la
ville. La ruc du Collt~ge longe ct cotui.~ a droile ct a
gauche deux cilnelieres. Uue tonJbc de fC\'rier 1610
(nil parlit.' d 9 Ull mur.
L·llyvrt'use est un square de gazOll ct d·arbres
comparable aux plus beaux carrcs des Cbamps-f.:lysecs
de I)aris, a,·ec la mer de plus. On ,"oit, aux ,'itrines de
rcl~ganl bazar dit Ics Arcades, des aOichcs tellcs que

3' L' ARCHIPEL DH LA MANCHE.
terre. Le promeneur peut lire encore ~a et Iii d'autres
annonces : - lei, on continue tl prlter un J·ol; taureau
comme par Ie passe. - lei, on donne Ie plus haut prix
pour chiques, plomb, verre, 01. - A vendre, de nouvelles
pommes de terre rogllonnel, au choix. - A vendre,
rames a po is, quelques tonnes d'avoine pour chaff, un
service complet de portes anglicee, pour un salon, comme
aussi Ul1 cochon gras_ Fenne de .J.Jlon-Plaisir. &int­
Jacques. -
A vendre, de bons soubats derni~remellt batlu,:
des carottcs J-aunes par Ie cent, et une bonne se,·ingue
Iranraise. S'adresser au moulin de fechelle Saint-Andr~.
- Defense d' habiller du poisson et de deposer del encombriers_
- .. 4 vendre un dlle donnanl lait. Etc., etc .
•

L'ARCRIPBL DB LA KANCRH. 35
IX
JERSEY. AURIG~Y. SER~
Les lies de la Manche sont des morceaux de France
tomMs dans la mer et ramasses par I'Angleterre. De
lil une DationaliLe complexe. Lcs jersiais et les gueroe~iais
ne sonl certainemeot pas aoglais sans Ie vouloir
t mais ils soot rran~ais ~ans Ie savoir. S'ils Ie
~avenl, ils tienoeol it I'oublier. eela sc voit un peu au
rr8n~8is qu'ils parlent.
L·archipel est fait de quatre lies; deux grandes,
Jersey ct Guemesey, et deux petites, Aurigny et Serk;
san~ compter les Ilots, Ortach, les Casquets, Berm,
Jelhou t etc. Les lIots et les ecueils dans celle vieille
Gaule soot volontiers qualifies 11011. Aurigny a Bur-Ilou,
Serk a Brecq-Ilou, Guemescy a Li-Hou et Jet-Hou,
Je~('y
ales Eere-Ilou, Granville a Ie Pir-Hou. II y a
Ie «-ap la Iiougue, la Bouguc-bye, la Hougue des Pommiers,
Ie! Iioumets, etc. n y a rUe de Chousey,
It ecueil Chouas, elc. Ce remarquable radical de la
langue primitive, At1u, sc relrou,"e partout (houle,

36 L ' ARC HIP B L DEL A MAN C H B •
huee, bure, bourque, houre (ecbafaud, vieux mot),
houx, houperon (requin), hurlement, bulotte, cbouette,
d'on cbouan, etc.); il transperce dans les deux mots
qui expriment l'indefini, unda et unde. II est dans les
deux mots qui expriment Ie doote, ou et OU.
Serk est la moitie d'Aurigny, Aorigny est Ie quart
de Guernesey, Guernesey est les deux tiers de Jersey.
Toute rile de Jersey est ,exactement grande comme la
ville de Londres. II faudrait pour faire la France deux
mille sept cents Jersey. Au calcul de Charassin, excellent
agronome pratique, Ia France, si elle :etait cultivee
comme Jersey, pourrait nourrirdeux cent soixantedix
millions d'hommes, toute l'Europe. Des quatre tIes,
Serk, la plus petite, est la plus belle; Jersey, la plus
grande, est Ia plus jolie; Guernesey, sauvage et riante,
participe des deux. II existe a Serk une mine d'argent,
inexploitee it cause de Ia faiblesse du rendement.
Jersey a cinquante-si~ mille habitants, Guernesey
trente mille; Aurigny quatre mille cinq cents; Serk
six cents; Li-Hou, un seul. De rune de ces lIes it
l'autre, d'Aurigny it Guernesey et de Guernesey a
Jersey, il y a l'enjambee d'une botle de sept lieoes.
Le bras de mer s'appelle entre Guernesey et Herm Ie
petit Ruau, et entre Herm et Serk Ie grand Ruau. La
pointe de France la plus proche est Ie cap Flamanville.
De Guernesey on entend Ie canon de Cherbourg, et
de Cherbourg on entend Ie tonnerre de Guernesey.
Les orages sur l'archipel de la Manche, nous l'avons
dit, sont terribles. Les archipels sont les pays du vent.
Entre chaque lie, il y a un corridor qui fait soumet.

L'ABCUIPEL DE LA MANeRS. 37
Loi mauvaise pour la mer et bonne pour la terre. Le
,·enl emporte les miasmes et apporte les n8uCragcs.
Cellc loi est sur les Channel Islands comme sur les
autres arcbipels. Le cholera a glisse sur Jersey et
Guerncsey. II y cut pourtanl a Guerncscy, au moyen
ilge, une si rurieuse epidemie qu'un baillif brala les
archi,"es pour detruire la peste.
00 lIomme volonliers ces nes en France tit, angl"i"·,,
cl en Angleterrc tit' normande •. Lcs lIes de 18
)Ianche battenl monnaie; tie cui,pre seulcment. (nc
'·oie romaine, encore visible, menait de Coutanccs a
Jersey.
C g esl en 709, nous l'avolls tlit, que rocean a
arrache Jersey a la France. Douze paroisscs furenl
ltn~loulies. Des faillilles aclueUement vivantes en
~orm8lldie olll encore 18 seigneuric de ccs paroisscs;
It'ur droiL divin esL sous reau; cela arrive aux droils
di,·ins.

38 L'ARCHIPBL DB LA MANCHE.
x
BISTOIRE. LEGEND!. RELIGION
Les six paroisses primitives de Guernesey appartenaient
a un seul seigneur, Neel, vicomte de Cotentin,
",aineu a la bataille des Dunes en fOA7. En ee tempsla,
au dire de Dumaresq, il y avait dans les iles de la
Manche un volcan. La date des douze paroisses de
Jersey est inscrite dans Ie Livre Noir de la eathedrale
de Coutances. Le sire de Briquebee s'intitulait baron
de Guernesey. Aurigny etait Ie fief d'llenri I'Arlisan.
Jersey a subi deux voleurs, Cesar et Rollon.
lIarD est un cri au duc (Ha! Rollo f), a moins qu'il
ne vienne du saxon haran, crier. Le cri lIarD se repete
trois fois, a genoux, sur la grande route, et tout travail
cesse dans Ie lieu OU Ie cri a ele pousse jusqu'a que
justice ait ete rendue.
Avant Rollon, due des normands, il y avait eu, sur
l'archipel, Salomon, roi des bretons. De Iii. beaucoup
de Normandie a Jersey et beau coup de Bretagne it
Guernesey. La nature y repercute l'histoire; Jersey a

L'ARCIIIPBL DE LA MANeHH. 39
plus de prairies, et Guernesey plus de rochers; Jersey
est plus ,-erte et Guernesey plus apre_
Les gentilshommes couvraient les lies. Le comtc
d·E~~ex a laisse une ruine a Aurigny, Essex Castle. Jer­
~ey a Montorgueil, Guernesey Ie rhiltcau Cornel. Le
chateau Cornet e~t construit sur un rocher qui a ete un
Iiolm, ou Ilenume, celte metaphore se retrou'"e dan~
1l'~ Cn~quets, Casques. Le chateau Cornel a etc assiege
par Ie pirate picard Eustache, et }Iontorgueil par Dufrul'~t-'lin.
Les forteres~e~ comme I(,s femmes se ,"antent
tie leurs assicgennts quaod ils sont illustres.
rn pape, au quinzicme sicrlc, a declare Jer~cy et
GueMle~ey lie!; neulre~. II songeait it la gllcrre, et non
au ~chi!i'me. Cal\"in, prechc it Jers('y par Pierre ~Iorire
til it Guernes('y par Xirolas Baudoin, a Cnit son entr()c
clans rarchipel normand en t 563. II Y a prospeltc, ainsi
(Iue Luther, fort gelle pourtant aujourd'hui par Ie ,,-e!i'­
l'lIyani~me, excrois~ancc du prote~tallti~nle fJui contirnl
I'a,-enir d(' I'An~leterre.
Lt'!i\ cgli~("s nbondenl dan~ I'archipel. Le d(~tail ,"aut
la p.'ine qu'on y insiste; partout des temples. La dc,"()­
liun ralholiflue est di!i\tnncc!('; un coin de terre dc
J."r'if"Y ou de Gucme~('y porte plus d(' ('hapellcs que
n ·illlport(' quel nlorC(,8U de terre ('~pnf!"n()ll' ou italicnnc
.If- IU;tm(' grnnd('ur. ~Ieth()di~lc!i\ pr( 'pr{'mcnt dits.
n)l~tlaodi"tec; primitif~, mclhodistes connexc~, me tho-
4Ii,tt.'~ indcpcndant~, bnpti~te~, presh~·tcriens, millenairl~~,
quakers, hible-christians, brcthrens ((I-i'res d('
PIYlnouth). non-~crtcricns, etc.; ajoutez rt~glisc cpisco­
'tale auglit'nne, ajoutcz l'(~glisr ronlaint' papi~t(' _ On

60 L'ARCHIPBL DB LA. KA.NCHE.
voit a Jersey une cbapelle mormone. On reconnait les
bibles orthodoxes II ce que· Satan y est ecrit sans
majuscule: SQtan. Ctest bien fait.
A propos de Satan, on bait Voltaire. Le mot "'01-
taire esl, a ce qu'il paralt, une des prononciations du
nom de Satan. Quand il s'agit de Voltaire, toules les
dissidences se rallient, Ie mOl'mon coIncide avec l'anglican,
l'accord se fait dans la colere, et toutes les
sectes ne soot plus qu'une haine. L'anatheme Ii Voltaire
est Ie point d'intersection de toutes les varietes
du pl'otestaotisme. Un fait remarquable, e'est que Ie
calbolicisme deteste Voltaire, et que Ie protestantisme
l'execre. Geneve encherit sur Rome. II y a crescendo
dans la malediction. Calas, Sirven, tant de pages eloquentes
contre les dragonnades n'y font rien. Voltaire
a nie Ie dogme, cela suffit. II a defendu les protestants,
mais il a blesse Ie protestantisme. Les protestants
Ie poursuivent d'une ingratitude orthodoxe.
Quelqu'un qui avait it parler en public a Saint-Helier
pour une qucte, fut prevenu que, s'il nommait Voltaire
dans son speech, la qu~te avorterail. Tant que Ie passe
aura assez de souffie pour avoir la parole, Voltaire
sera rejete. Ecoutez toutes ces voix : il n·a ni genie,
ni talent, ni esprit. On l'a insulte vieux, on Ie proscrit
mort. II est eternellement « discute ». C'est III sa
gloire. Parler de Voltaire avec calme et justice, est-ce
que c'es.t possible? Quand un homme domine un siecle
et incaroe Ie progres, il n'a plus affaire a la critique,
mais it la haine.

L'ABCBIPBL DB LA MANCRE. "
XI
LIS '·1 E 0 X REPAIRES ET LES '·IE[l. SAI~ TS
Les Cyclades dessinent Ie cercle; l'archipel de 18
lIanche dessine Ie triangle. Quand on regardc sur une
(Oarte, ce qui est la vue it '·01 d'oiseau de I'homme, les
Channel's Islands, un ~cgment de mer triangulaire se
dCt-oupe entre ccs trois points culminants, Aurigny,
qui marque la pointe nord, Guernesey, qui marque 18
pointe ouest, Jersey, qui marque la pointe sud. Cbacune
de ces trois lies meres a autour d'el1e ce qu'on
J,ourrait nommer scs poussins d'ilots. Aurigny a Bur­
Ilou, Orlach et les Casquets; Guerncsey a Ilerm, Jet­
Iiou et Li-Ilou; Jersey ouvre du c6te de la France Ie
cintre de sa baie de Saint-Aubin, vers laquelle ccs
d~ux groupes, ~par8 mais distincts, Ies Grelets et les
lIiDquiers, semblent, dans Ie bleu de I'eau, qui est,
comme I'm, un azur, se precipiter ainsi que deux
('ssaims ven une porte de ruche. Au centre de I'archipel,
Serk, a laqueUe se ratlachent Brecq-Hou et rile
aux Che,TCs, est Ie trait d'union entre Guernesey el

il L'A.RCHIPB~ DB LA )(ANCHE.
Jersey. La comparaison des Cyclades aUI Channers
Islands eut certainemenL frappe l'ecole mystique et
mythique qui, sous la restauration, se rattachait it de
Maistre par d'Eckstein, et lui eut fourni matiere it un
symhole : l'archipel d'Hellas arrondi, ore rotundo;
l'archipel de la Manche aigu, herisse, hargneux, anguleux;
l'un pareil it l'harmonie, l'autre it la chicane; ce
n'est pas pour rien que run est grec et que l'autre csl
normand.
Jadis, avant les temps historiques, ces lies de
la Manche etaient feroces. Les premiers insulaires
elaicnt probablement de ces hommes primitifs dont Ie
type se retrouve au Moulin-Guignon, et. qui appartenaient
a la race aux machoires rentrantes. lis \·ivaienl
nDe moilie de l'annce de poisson et de coquiUages, el,
I'autre moitie, d'epaves. Piller leur cote etait leur ressource.
lIs De connaissaient que deux saisons, La saisol1
de }Ji'clle et la saison de nau[rage; de meme que les
groenlandais qui appellent r etc la cllasse aux rell1ll'S et
l'hiver La (·/,asse aux pltoques. Toutcs ces iles, plus tard
normandcs, elaient des chardonnieres, des ronceraies,
des trous a betcs, des logis de forbans. Un vieux
chroniqueur local dit energiquement : Rati~res et pirati(\rc.~.
Les romains y vinrent, et ne firent faire a la
prohitc qu'un pas mediocre; ils crucifiaient les pirates,
et ccicbraienl les Flirinilles, c'est-a-dire Ia fete des
filous. CeLte fete se celebre encore dans quelques-uDs
de nos ,"illages Ie 25 juillct, et dans nos villcs toute
l'annee.
Jcrsey, Serk et Guernesey s'appelaient jadis Allgr,

L'ARCHIPBL DB LA MANCHE. '3
Sllrg~ et BiUllrgt. Aurigoy est Retiantr, a moins que
ce ne soit Thanet. Une legende affirme que dans rile
des Rats, imula rallorum, de la promiscuite des lapins
Duiles et des rats femelles, nait Ie cochet d'Inde
tI Turkey cony ». A en croire Fureti~re, abbe de Chali\-oy,
Ie m~me qui reprochait a La Fontaine d'ignorer
la difference du bois en grume et du bois marmanteau,
la France a cle longtemps sans apercevoir Aurigny
sur sa cote. Aurigny en efTct ne tient dans l'histoire
de ~ormandie qu'une place imperceptible. Rabelais
I)()urtant connais~ait l'archipel normand; il nomme
Ilerm, et Serk, qu'iJ appeUc Ccrq_ « Ie ,"ous asseure
que lclle est ccllc terre ic~", queUes autres fois I'ai
,-eu les isles de Ccrq et Ilcrnl, entre Bretagne ct
Anglcterre .• (Edition de 1558. Lyon, p. 423_)
Lee; Ca~qucts soot un reeJoutable lieu de naufrage~.
Lc~ anglai~, il ya deux ('cnts an~, a\"aicnt pour indu~trie
cl·y repct-her des canon!;. (; n de ccs canon!i\, cou'"crt
d 9 hultrcs et de moules, c"l au musf~e de '~alognes.
Ilerm csl un eremos, saint Tugdual, ami de saint
~amp!'on, a etc en pricre il Ilernl, de m~me que ~aint
lIar:loire it Serk. II y a ell des aureoles d'ermitl'~ ~ur
t()U tC!; ecs pointc!Il d' ccueils. IIclicr p~iait a J('r~('~·, ct
)Iar('ouf dan~ Ics roclH~rs tIll Cal\·a(lo~. C'etaillc temps
(Iii rermite Epart-hia" dc\"cnait saint Cybard dans le!i\
ca\·emc~ d'An~oult!nle et ou I'anachorele Crc~centiu§,
au fond des forets de Trcvc~, faisait crouler un
temple de Diane, eo Ie regardant fixement penelanl
cinq ans. C'est a Scrk, qui etait son saocluaire, son
• jonad naomk • que llagloire composa J'hYlnne de la

" L' ARCHIPEL DB LA MANCHB.
Toussaint, refaite par Santeuil, Cl1!lo quo, eadem gloria
consecrate e'est de Iii encore qu'il jetait des piel'res aux
saxons dont les flottes pillardes vinrent a deux reprises
Ie deranger dans son oraison. L'archipel etait aussi
quelque peu incommode a cette epoque par l'amwarydour,
cacique de la colonie celte. De temps en temps
Magloire passait I' eau, et allait se concerter a vee Ie
Mactierne de Guernesey, Nivou, lequel etait un prophete.
Magloire un jour, ayant fait un miracle, fit vreu
de ne plus manger de poisson. En outre, pour conserver
les mreurs des chiens et ne point donner de
coupables pensees it ses moines, il banni.t de l'ile de
Serk les chiennes, loi qui subsiste encore. Saint
Magloire rendit a l'archipel plusieurs autres services.
II alIa a Jersey mettre it la raison la populace qui
avait, Ie jour de Noel, la mauvaise habitude de se
changer en . toutes sortes de betes, en l'honneur de
Mithras. Saint Magloire fit cesser cet abuse Ses reliques
Curent volees, sons Ie regne de Nomino~, feudataire
de Charles Ie Chauve, par les moines de Lehon-Ies-
Dinan. Tous ces faits sont prouves par les bolIandistes,
A.cta Saneti Marculphi, etc., et par l'histoire
ecclesiastique d~ l'abbe Trigan. Victrice de Rouen,
ami de Martin de Tours, avait sa grotte it Serk, qui, au
onzieme siecle, relevait de l'abbaye de Montebourg.
A l'heure oil nous parlons, Serk est un fief immobilise
entre quarante tenanciers.
. I
I

L'ARCHIPEL DB LA KANeR!. .\5
XII
PARTICCL.\RITtS LOCALES
Cbaque lie a sa monnaie it part, SOD patois a part,
~on Fou,"ememrnt it purl, ses prejuges it part. Jersey
~ ·inqui~le d'un fran~ais proprietaire. S'il anail ncheter
luute rile! A Jersey t defense aux clrangers d'acheter
d~ la terre; a GuerDc~ry, permission. En revanche,
rau~h~rile re)igieu~e ~st moindre dans ]a premiere ile
flue dan~ la sccondc, Ie dimanche jersiais 8 la clef d~s
.:h8mp~ que n'a point Ie dimanche guerDc~iais. La
iJil.le ~~t ~X(~cutoire il Saint-Pierrc-Port plus qu'a
~ainl-Ilelier. L'achat d'une proprietc a Guern('sey se
(·,tmplique, parliculierement pour l'etranger ignorant,
d·UD (tcrit siogulier; I'acheleur repond sur SOD acquet,
J~ndant '·lngl aDs, de la situation commcrciale ct finant
iere du vendeur telle qu'ellc etait au moment precis
oU la "'eole a eo lieu.
D-aulres enche'·~trcments
naissent de la di,"ersitc

'6 L' ARCHIPEL DB LA II ANCHE.
des monnaies et des mesures.Le schelling, notre ancien
ascalin 011 chelin, vaut vingt-cinq sous en Angleterre,
vingt-six sous it Jersey, et vingt-quatre sous it Guernesey.
« Le poids de la reine » at lui aussi, des
caprices; la livre guernesiaise n'est pas la livre jersiaise,
qui n'est pas la livre anglaise. A Guernesey on
mesure Ie champ en vergees et la yergee en perches.
Ce mesurage change a Jersey. A Guernesey on ne se
sert que d'argent fran~ais, et ron ne nomme que l'argent
8oglais. Un franc s'appelle un « dix pence ».
L'absence de symetrie va jusque-IA qu'il y a dans rarchipel
plus de femmes que d'hommes; six femmes pour
cinq hommes.
Gueroesey a eu beau coup de sobriquets, quelquesuos
archeologiques; elle est pour les sa,·ants CranOlin,
et pour les loyaux la petite Angleterre. Elle
ressemble en efTet par sa forme geometrale it r Angleterre;
Serk serait son Irlande, mais une Irlande a rest.
Guernescy a dans ses eaux deux cents varieles de
tcstaccs et quarante especes d'epooges. Elle a ele
dediee par les romains it Saturne, mais par les celtes
a G\vyo; eUe n'y a pas gagne grand'chose, Gwyn
est, comme Saturne, un maogeur d'enfants. Elle a un
vieux code fran~ais qui dale de 1331 et qu'on intitule
Ie Prl~crpte d' Assize. De son cote Jersey a trois on
quatrc vieilles tables normandes, la cour d'heritage,
oil ressortissent les fiefs, la cour de Calel, qui est eriminelle,
la cour du Billel, qui est un tribunal de commerce,
et la cour du ~anledi, qui cst une police correctionnelle.
Guernesey exporte du vinaigre, du betail et

L'ARCHIPEL DB LA MANCDS. 67
tl~-; Cruils, mais surtout elle s·exporle elle-m~me; son
principal commerce, c'e~t Ie gypse et Ie granite Guern~'(\y
a trois c·ent cinq maisons inbabitees. Pourquoi?
La reponse, pour quelques-ones du moins, est peutte·lre
dans un des chapitres de ce livre. Les russes bara­
'lues a Jer~ey au commencement de ce siecle ont laisse
Itaur sou'·t.'olr daDs les chevaux; Ie cheval jersiais est
un ~ompose ~ingulier du cheval normand et du cheval
c."uc;aque; c·est un admirable coureur et un marcheur
Jtui~~nl. II pourrait porler Taocrede et trainer Mal~ppae
Au dix-septieme siecle, iI y a eu guerre ci,·ile entre
(~Ut·mesey et Ie chateau Cornet, Ie chateau Cornet
t:lant pour Stuart et Guernesey pour Crom,,·ell. C'est
a ~u pres eomme si rile Saint-Louis declarait la
;:Ul'JTe au quai des Ormes. A Jersey iI existe deux Cacti(,ns,
la Rose el Ie Laurier; diminutifs des \~bigs et
.It'" tories. La di\·ision, la hierarchic, la caste, Ie compartiment,
plaisent aux insulaires de cet archipel, si
l.ieD qualifie la ,\·ormalldit inc-onnu~. Les guernesiais
cn J,arliculier ont tellement Ie gout des i1es qu'i1s
r. tnt des lies daDs la population; en haut de ce petit
urdre ~ocial, soixante Camilles, les .i.rly, vi\·ent a part;
d mi-cole, quarante families, les forty, fonl un aulre
~rt)upe, egalement isole; autour est Ie peuple. Quant
a rautorite, tout a la eois locale et 8nglaise, elle se de­
(~'Jmpose ainsi : dix parois~cs, dix recteurs, ~iogt coo­
Dt-lable~, ceot Soix8ote douzcnicrs, une cour royale
a\ec procureur et un contr6le, uo parlement dit Ic~
~lats, douze juges appelt!s juvats, uo bailli qualifie

'8 L'ARCHIPEL DE LA AIANCBE.
baillif, bainivul et c07·onator, diseot les vieilles chartes.
Pour Ioi la coutume .de Normandie. Le procureur est
oomme par commission, et Ie baillif par patente,
nuance anglaise fort serieuse. Outre Ie baillif qui gouverne
Ie civil, il yale doyen qui regIe Ie spirituel, et Ie
gouverneur qui regit Ie militaire. Le detail des autres
offices est indique dans Ie « tableau des Messieurs
qui ont les· premiers postes dans rile •.

L'ABCRIPBL DB LA MANCBE. '9
XIII
TR.\'"AIL DE LA CI'PILISATION DANS L'ARCHIPEL
Jers(.'y est Ie septieme port de l'Angleterre. En
l~!~t l'archipel possedait quatre cent quarante navircs
jaugcaot quarante-deux mille lonneaux; il se faisait
dans son port un va-et-vient de soixante mille tonneaux
entrant et de cinquante-quntre mille tooneaux sortant
sur douze cent soixanlc-cinq na,·ircs de toutes nations
doot cent quarante-deux steamers. Ces chiffres ont
plus que triple en vingt ans. :
La monnaie fiduciaire fonclionne dans les iles sur
une large echeUe et donne d'excelleots re~ultats.
A Jtarsey, emel des billets de banque qui veut; si ces
bi1Jt·t~ rl~"islent it I'nmux du remboursement, la banque
e--.t fundce. Le billel de banquc de l'arcbipel est in\·8-
riablcmcnl d·une livre sterling. Le jour oil Ie billt,t it
rente scrait compris des anglo-normands, i1s Ie p.-atj'luerclient
saos nul doute, et ron aurait ce curicux
.... ,.-, ,

- .-
~~ -: r-~ :..:.:--::s a.:·~- rr::: a.l !.u.D.S
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~~~.l ... ~ .. "'! •• w.L.~ ~ _ .~~ _ _ ~~..LL& '. '",-_
n: .. l~'; :·;-Cl ::1" ~ .. ~ ;-~~~~sia"'. :' .. lit J.~5i ;'~1l-==tra.nt5
~t· t - - .- t - - "t ~.. "- 1 • -
or:. .-~I. a.~"~l ~' ... L ..&~. ~ ... G. !"£.o.A.~ ~n~ ..
r . .. -~ I .... - t.- t - .... - .. ,.,~ ",. 1 ••
'"f! .,.... U~ At! \" ~ .. ~~ t! £. _r _C::~ t-''''!= llla_' n~ .. ~t:~~~
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f.l.3 'i j '.10 np! l:r'Ja1~
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~L~r6~1~~~~Lt. k i·JI~!:d.~1 ! ~._n':~ll~ ... -:n a.!]~!di:5- et ~n
(r~:} .. ;a:~; ~~1 a J~r~r. ·r~~:..-e a. G :.:~rn~~y: J~ furt
~~rj.!~ t::t ·1~ ('Jrt li'J~ ~'~~!lJ.U1. Tel e~t l~ Fui5~ant ~t
irr~J!iJf·;t~;:,.i~ IDStia •.:t a3-:.=:.t!'; .. 5'1~ ~.)~Z un~ ~~ .je~rte:
Ie l~n !~m.lln de 5~ja arri \""r::e. R'J!: i :J5Dn fait un juurnal,
et ,-~n Jr~,Ji s·y at~jnn~.
P()ur e.;mprement r.L~~te. _\:~-:~hJ.;e iW.mi~~ et ~()los­
~1. I'.int:61r~t:'i de ttJute coul~ur et de tuut~ dilll~nsion,
majlj~c-:tJ!t;5, imaces, t~~t~s il:u5lres, en pl~in air; sur
. '-
&'/)U ~ It;~ lli urs dt: G uerne5e~, Ull~ ,-aste \"i~nt! tte '9 ~pre-
Af:ntallt un h'Jmme de six pie , ls d~ haut une ~lo~he it la
main, ~(Jnne Ie t{Jcsin de rannonce. Guernesey, a c~tte
beutf!, a plus d"affiches que tlJute la rrall~e.
IJf: e~ttf! pulilicite sort Ia ,-ie. ''''ie de la p~nsee ires
I/)U\I:nt, a'if!c des resultats iuattendus, ni,"elant la
ptJ[JIJIaf.i{)o par rhaLilude de lire, qui produit la dignite
d/!~ fI1Hnicre". \" ous causez sur la route de Saint-Heller
()u df! Sainl-Pierre-Port a,"ec un passanL irreprochable:
,/~tu de floir, se\"erement boutonne, au linge lres
blanc, V(Jus parlant de John Bro\,-n et s·informant de

L'ABCBIPBL DE LA MANCHB.
&t
Garibaldi. C g est un reverend? point. C'est un bou\"ier.
[u ecrivain cootemporain arrive it Jersey, entre chez
un epicier·. El, dans un magnifique salon altenant au
magasin, iI apertoit derriere une ~itriDe ses oouvres
(·ompletcs reliecs, dans une haute et large bibliotheque
~urmonlee d·UD busle d·llomere .
•
• Charl~-.'.plct, Bereaford street.

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L·AICBIPBL DB LA MANeRB. 53
Aurigny, du reste, a son importance relative. Pour
I~s Casquets, Aurigny est Londres. La fiDe du gardepbare
Bouguer, nee aux Casquets, fit, a rige de viogt
ans, Ie l'oyage d'Aurigny. E1Je fut eperdue du tumulle
et redemanda son rocher. E1Je n'avait jamais vu
de breufs .. En apercel'ant un cheval, elle s9ecria : Que) .
fT04i chien!
On est ~s jeuDe vieux, DOD de rait, mais de droit,
en ces des Dormandes. Deux passanls causent : - Le
boa homme qui veoaiL tous les jours par ici, iI esL
mort. - Quel Age avait-il? -Mais bien treote-six ans.
Les femmes de cette Normandie iosulaire soot, eslte
un blime? est-ce UD eIoge? difficilemeot servantes.
Deux dans Ia m~me maison ont quelque peine a s'accord~r.
Elles De se ront aucune concession; de 18 un
~nice peu souple, ~s iDtermittent, et fort cahote.
EUes s'occupent medioerement de leur maitre, sans
lui en vouloir. n devient ce qu'il peut. En 1852, une
famiDe fran-;aise, debarquee a Jersey a la suite d g eve­
Demeots, prit a SOD senice une cuisiniere native de
Saint-Brelade et une femme de chambre native de
&-,ulay-bay. Un malin de decembre, Ie maitre de 18
maisoo, le,·e au petit jour, trou,9a la porte du logis,
qui doooait sur UD grand chemin, ouverle 8 deux battanl~,
et plus de servantes. Ces deux remmes n'a,·aient
(oU s·eolendre, et ilia suite d'une querelle, ayant p~
bahlemeDt du reste quelques motifs pour se considc­
~r C(Jmme payees de leurs gages, elles a,-aient eOlpaquete
leurs nippes et s'en etaient allees, chacune de
'1)0 cole, au milieu de la Duil, laissant derriere ellcs

S'
L'ARCBIPHL DB LA IIANCBB.
leurs mattres endormis et Is porte ouverte. L'une avait
dit a l'autre : Ie ne reste pas avec une beuverelle, et
l'autre avait replique : Ie ne relte pas avec une voleresle.
TouJ·our, Ie. deuz sur les dix, est une seculaire locution
proverbiale du pays. Que signifie-t-elle? Que jamais,
si vous avez chez vous un homme de peine ou
une femme de service, vos deux yeux ne quittent ses
dix doigts. Conseil de maitre avare; c'est la vieille defiance
qui denonce la vieille paresse. Diderot raconte
que, pour un carreau casse it sa fenetre, en Hollande,
cinq ouvriers vinrent; un portait la vitre neuve, un Ie
mastic, un Ie seau d'eau, un la truelle, et un autre
l'eponge. En deux jours, et a eox cinq, ils remirent la
vitre.
Ce sont la, disons-le, les antiques langueurs gothiques,
nees du servage co~me les indolences creoles
sont nees de l'esclavage, ,;ces communs a tous les
peuples, et qui de nos jours disparaissent partout
au frottement du progres, dans les Channel Islands
comme ailleurs, et peut-etre plus rapidement qu'ailleurs.
Dans ces industrieuses communautes insulaires, l'activite,
qui fait partie de la prohite, est de plus en plus 18
loi du travail.
Dans l'archipel de la Manche, certaines clloses du
passe sont encore visibies. Ceci par exemple. - CoUB
DE FIEF, tenue en la paroisse de Saint-Ouen, en la
Maison de M. Malzard, Ie lundi 22 mai 1856, heure de
midi. La cour est presidee par Ie senechal, ayant a sa
droite Ie prevot et it sa gauche Ie sergent. Assiste a

L'ARCRIPBL DE LA. MANCnE. 55
rau

,
56 L'ARCBIPEL DB LA MANCBB.
est rare ; Ie poisson et les legumes sont « ecarts ».
Plaider, batir, voyager, tenir maison, avoir table ouverte,
donner des f~tes, c'est codtageux (en Belgique,
et dans la Flandre Cran«;aise, (rayeux). Noble est un des
mots les plus usites dans ce fran«;ais local. Toute chose
reussie est un «noble train. » Une cuisiniere rapporte du
marche « un noble quartier de veau ». Un canard bien
nourri « est un Doble pirot :D. Une oie grasse est c un
noble picot ». La langue judiciaire et lt~gale a, elle
aussi, rarriere-gout normand. Un dossier de proc8s,
URe requ~te, un projet de loi, sont c loges au greft'e ».
Un pare qui marie sa fiUe ne lui doil rien c pendant
qu'elle est couverte de mari ».
Aux termes de la coutume normande, une rille non
marice, qui est grosse, designe Ie pere de son enfant
dans la population. Elle Ie choisit quelquefois un peu.
Cela n'est pas sans quelque inconvenient.
Le fran~ais que parlent les anciens habitants
de l'archipel n'est peut-~tre pas tout it fait de leur
faute.
II y a une quinzaine d'annees, plusieurs fran~ais arriverent
a Jersey, nous venons d'indiquer ce detail.
(Disons-Ie en passant, on ne comprenait pas bien pourquoi
iis avaient quitle leur pays; quelques habitants
les appelaient reI biaux revoltel.) Un de ces fran~ais
re~ut la visite d'un vieux professeur de langue fran­
Qaise, etabli depuis longtemps, disait-i1, dans Ie pays.
C'etait un alsacien, accompagne de sa femme. II montrait
peu d'estime pour Ie fran«;ais normand qui est
I'idiome de la Manche. En entrant il s'ecria : - J'ai

L' ARCRIPEL DB LA. IIANeHE. 57
pieo le la heine a leur abrendre Ie vranzais. On barle
ici badois.
- Comment badois?
- Oui, badois.
- Ah r patois?
- C'est ':8, badois.
Le professeur continua ses plaiotes sur Ie c badois »
normaod. Sa femme lui ayant adress~ la parole, il se
touma ven elle et lui dit : - Ne me vailes bas ici de
zcnes goochicales.

38 L'ARCHIPEL DE LA IIANCHB.
xv
AXTIQUITts BT A~TIQU_\'LLES.
ET lICEURS
COUTUJIES, LOIS
Aujourd'hui, constatons-Ic, les lIes normandes, qui
possedent chacllne leur college et de nombreuses
ecolcs, ont d' excellents professeurs, les UDS franQais.
les autres guernesiais et jersiais.
Quant au patois, denonce par Ie professeur alsacien,
c'est une vraie langue, point meprisable du tout. Ce
patois est un idiome complel, trcs riche et trcs singulier.
II eclaire, de sa lueur obscure mais profonde, les
origincs de la langue fran~aise. Ce patois a des savants
speciaux, parmi lcsqucls il faut citer Ie traducteur de
la bible en guernesiais, M. ~Ietivier, qui est a la langue
ccltc-normande ce que l'abbe Eli~agaray etait it la
langue hispano-basque.
11 y a dans rile de Guernesey one chapelle a toiL
de pierre du huitieme siecle, ct une statue gauloise du
sixicme, qui sert de rhambranle a une porte de cimetiere;
exemplaires probablement uniques. Un autre

L' A RCRIPS L DE LA MANeHB. 59
f'x('mplaire unique est un descendant de Rollon, tres
dit.rne gentleman, qui babite paisiblement l'arcbipel. II
~on--~nt a trailer de cousine la reine Victoria.
La dc~cen(18nCe paralt prouvee et n'a rien d'improbable.
Dans ces lies on tient a son blason. Nous a,·ons
('nlt.-ndu une ~. (aire ce rcprocbe aux D. : 11, nou, ont
pri$ 110' Ilnno;r~' pour Ie. '"tttre lur lellr. tombeauz.
[0 paysao dit : Mes ancetrcs.
L ... ~ neurs de Iys abondcnt. L'Angleterre prend volonlitll~
Ics modes que la France quitte. Peu de bour­
;:tll•• is "itue~ entre cour el jardin se pri,·eot d'une cloture
n,·urdc),·"ee .. .
()o esl trcs chatouilleux sur les mesalliances. Dans
jell fie sais plus laquclle des IIc!;, 8. Aurigny, je crois, Ie
1.1, d'une dynastie trcs ancienne de marrhands de Yin
~·.~Ianl mc~allie aver la fille d'uo chapelicr recent, l'infli.:nalion
Cut uni\·cr~elle, toute rile blama ce fil~, ct
un.- \.~nerablc dame s'ecria : Est-r(' I,} llllt rOllpr Ii laire
"o;r,- ,} d~$ part'III.! La prinresse palatine n'etait pas
I,tu, lra!!,iqucment exa~pcrt!c, quantI elIe repro("hait a
lInt~ .Il· ~es cou~ines, marice au prince de Tingry, de
'"-·.··lre • eoranaillcc d·uo llontmorenrv •.
"
..\ Guem('sey donner Ie bras it une femme signific
fj;II. t:ailh·". [ne Dou,"clle mariec, le~ huit jours qui
~ui\,lInl ,a oore, ne ~orl que pour aller aux offiees. l:n
J'.-U .It· pri'i.on a~"ni!'onne la lune dr micl. VI1~ cerlaine
I.uuh· c,t (ruillcurs convcnaLle. L(' mariaf!(l cxitrc si
(..-u dc Cormalilcs qu'il pcul etre latent. Cahait:Il("
a Jt·~cy t 8 entcndu cel cchange de qucslion~ l't de

60 L'ARCHIPBL DB LA MANCHB.
reponses entre une mere, vieille femme, et sa fille, agee
de quarante ans : - Pourquoi n'epousez-vous pas ce
Stevens?- Vous voulez done, ma mere, queje l'epouse
deux fois? - Comment eela?- Voila quatre mois que
nous sommes maries.
A Guernesey, en octobre i863, une fille a eM condamnee
a six semaines de prison « pour avoir ennuy~
son pare ».

L 9 AICBIPBL DI LA IIANCHE. 64
XVI
SGITH DIS PARTICDLARITjS
Les lies de 18 Manche n'ont encore que deux stalues,
I·une il Guernesey, du « prince-consort»; I'autre
a Jersey, qu'on appelle Ie Boi Dorl.; on 18 nomme ainsi,
ie"1lorant quel personoage elle represente et ne sachant
J)as qui elle immortalise. EUe est au centre de la
t;rande place de Saint-Helier. Une statue anonyme,
c ·e~t toujours une statue, cela Oatte I'amour-propre
d·une population, c'est probablemeot la gloire de quelqu'uo.
Rien De sort plus lentement de terre qu'une
statue, et rien DC pousse plus vile. Quand ce n'est pas
I~ chene, c'est Ie cbampigoon. Shakespeare attend
loujours ~a statue en Anglclerre, Beccaria attend 1oujours
sa !'tatue en Italie, mais it parait que M. Dupin
\"a a,·oir la sienne en France. On aime it. voir ces homma;!tllS
publics reodus aux hommes qui honorent un
Jlays, comme il Londrcs, par exemple, OU remotion,
radmiration, Ie regret, et la CouIe en deuil ont ete

61 L' ARCHIPBL DE LA IIANCHH.
crescendo aux trois enterrements de Wellington, de
Palmerston, et du boxeur Tom Sayers.
Jersey a un Mont-aux-Pendus, ce qui manque it
Guernesey. II y a soixante ans on a pendu un homme
a Jersey pour douze so us pris dans un tiroir; il est ,-rai
qu'a la m~me epoque en Anglelerre on pendait un enfant
de treize ans pour un vol de gateaux. et en France
on guillotinait Lesurques innocent. Beautes de la
peine de mort.
Aujourd'hui Jersey, plus avancee que Londres, ne
tolererait plus Ie gibet. La peine de mort y esL tacitement
abolie.
En prison on surveille fort les lectures. Un prisonnier
n'a droit qu'a la bible. En 1830, on permit a un
fran~ais condamne a mort, nomme Beasse, de lire, en
attendant la potence, les tragedies de Voltaire. CelLe
enormite ne serait plus toleree aujourd'hui. Ce Beasse
est l'avant-dernier pendu de Guernesey. Tapner est, et
sera, esperons-Ie, Ie dernier.
Jusqu·cn 1825, Ie bailli de Guernesey recevait pour
traitement les trente livres tournois qu'il avait au
temps d'Edouard III; environ cinquante francs. Aujourd'hui
il a trois cents livres sterling. A Jersey, la
cour royale se nomme La cohue. Une femme qui fait
un proces s'appelle l'actrice . .. ~ Guernesey, on condamne
les gens au fouet; a Jerscy, on met l'accuse dans une
cage de fer. On rit des reliques des saints, mais on
venere les vieilles bottes de Charles II. Elles sont respectueusement
conservees au manoir de Saint-Ouen.
La dime est en vigueur. On rencontre en se promenanL

L'ABCHIPBL DB LA IIANCII!. 63
les magasins des dlmcurs. Le jambage semble aboli,
mais Ie poulage sevit. Celui qui ecrit ces lignes donne
deux poules par aD a la reine d'Angleterre.
L~1mpOt est un pen bizarremenl assis sur la fortune
lotaie, recUe ou conjecturee, du conttibuable. Ceci a
rincoovcoicnt de ne point atlirer dans rUe les grands
cOllsommaleur&. )1. de Rothschild, s'il habitait a Guer­
OC$ey quelque joli oottage achete une vingluine de
mille rranc~, payerait quinzc cent mille francs d'impOt
par aD. Ajoutoos que, s9il De residait que cinq mois de
ranoce, il oe payel·ait rien. e'est Ie sixieme mois qui
esl gra,·e.
Climal, un priolemps repandu. L'hiver, soit; rete,
~IlS doule; mais sans execs; jamais de Senegal, jamais
d~ Siberie. Les lies de la }Ianche sont les lIes d'llycres
de rAllgleterre. On y en,·oie les poilrines dclicates
d 9 Albion. Telle paroisse de Guernesey, Saint-~Iartiut
par e~cmpl~, passe pour une petite Nice. Aucune
Tempe, aucune Gcmenos, aUCUD Val-Suzon ne depasse
Ia \"allce des Vaux a Jersey et la ,·allce des Talbots it
(;u~rnc~ey. A oe ,·oir que les ,'ersaots mcridionaux,
rico de plus verl, de plus tiede et de plus frais que
eel arcbipel. La high life y est possible. Ccs petites
ilt.·.; ooi leur grand moude. On y parle fran~ais, nous
'·CIlODS de Ie rappcler, on dit dans la haute societe :
Ell,· a-;-UM rOle d .on (·/,apt.'au,. A ccla pres, conversations
charmantes.
Jersey admire Ie general Don; Guerncscy admire
Ie gCllcraJ Doyle. Ce soot deo., anciens gouverncurs du
commencement de ce sieclc. On trouve a Jcrsc,· Dontt

6i
L' ARCRIPBL DB LA MANeRS.
street et 8. Guernesey Doyle-road. En outre, Guemesey
a bati et dedie a son general une grande colonne qui
domine la mer et qu'on voit des Casquets, et Jersey a
fait cadeau au sien d'un cromlech. Ce cromlech avoisinait
Saint-HelieI'; il etait sur la colline ·oil est aujourd'hui
Ie fort Regent. Le general Don a accepte Ie
cromlech, I'a fait charrier bloc a bloc sur Ie rivage, I'a
embarque sur une fregate, et 1'a emporte. Ce monument
etait la merveille des lies de Ia Manche; il etait
Ie seul cromlech circulaire de 1'archipel; il avait vu les
cimmeriens qui se souvenaient de Tubal-CaIn, de m~me
que les esquimaux se souviennent de Probisher; il avait
vu les celtes dont Ie cerveau est au cerveau acluel
conime treize est a dix-huit; il a va it vu ces etranges
donjons de bois dont on relrouve les carcasses dans
les tumulus et qui font hasiter 1'esprit entre l'eLymologie
domgio de Du Cange et l'ctymologie domi-ju1I.CltE
de Barleycourt; il a vait vu les casse-tete de silex, et
les haches druidiques; il a vait vu Ie grand Teutales
d'osier; il exislait avant la muraille romaine, il contenait
quatre mille ans d'llistoire; la uuit les matelots
apercevaient de loin dans les clairs de lune celte
euorme couronne de roches droites sur la haute falaise
de Jersey. Aujou.rd'hui c'est un tas de pierres dans un
coin d'un Yorkshire quelconque.

L'ARCHIPEL DB LA KANCDE. 65
XVII
CO)lP.'TIBILITt DES EXTR~MES
L'alncsse existc, la dime existe, la paroi~se exi~te,
iI yale seigncur de fief et Ie sci­
Ie ~il!neur exi~te,
,meur de manoir; la clamcur de haro existe, « la cause
en clameur de haro entre Nicolle, ecuyer, et Godfrey,
~irmeur de Yeleches, 8 ele appclce devant les mes­
~ieurs de ju~tice, aprcs que la cour a etc ac;~isc par la
pricre d·u~age ». (Jersey, t86~.) La livre tournois exi~te,
13 ~aisinc et la dC'isaisine existent, Ie droit de comlnisc
~xiste, la mouvance existe, Ie retrait Iigllager existe,
Ie pa~~e exi~te. On cst mes~ire. II y a Lailli. II y a sc­
Dc(-hal, il y a centenicrs, vingteniers et douzeniers. II y
a vin;taine a Saint-Sauveur ct cueillctte a Saint-Ouen.
o '1 a lous les an" pour Ie branchage des routcs,
rhevaurhee des connetables. Le vicomte est en tete,
• tenaot a 18 main la perche royale ... II y a I'heure
eanonique, qui est avant midi. Noel, P:iques, In Saint­
Jean et la Sainl-}lichel sool Ics echeanccs Icgalc~. On
De Tend pas un immcublc, on Ie baiUe. On entcnd de
-a.-s.
I

66 L'ARCHIPEL DB LA MANCRB.
ces dialogues devant justice: - Prevot, est-ce Ie jour,
Ie lieu et l'heure auxquels les plaids de la cour du fief
et seignenrie ont ete publies? - Oui. - Amen. -
Amen. Le cas « du manant niant que sa tenure soit
dans les enclaves » est prevue II y ales « casualites,
tresors trouves, no~es, etc., dont Ie seigneur peut
profiter ». II y a « jouissance du seigneur par voie de
garde jusqn'a ce qu'il se presente partie capable ... II
y a ajour et aveu, record et double record; il y a
chefs-plaids, affiefTements, empossessions, alleux, droils
regaux.
Plein moyen age, direz-vous; non, pleine liberte.
Arrivez, vivez, existcz. Allez OU VOllS voudrez, faites
ce que vons vondrez, soyez qui vous voudrez. Nul
n'a droit de savoir votre nom. Avez-vous un Dieu it
vous? Prechez-Ie. Avez-vous un drapeau a vous? Arborez-Ie.
Oil? Dans la rue. II est blanc? Soit. II est bleu?
Tres bien. II est rouge? Le rouge est une couleur. Vous
plRit-il de denoneer Ie gouvernement? ~Iontez sur Ia
borne, et parlez. Voulez-vous vous associer publiquement?
Associez-vous. Combien? Taot que vous voudrez.
Quelle limite? Nulle limite. Avez-vous envie
d'assembler Ie peuple? Faites. En quel lieu? Dans Ia
place publique. Jtattaquerai la royaute? Cela ne nous
regarde pas. Je veux affieber? Voila les murailles. Pensez,
parlez, ecrivez, imprimez, haranguez, c'est votre
affaire.
Tout entendre et tout lire, d'un cote, cela implique,
de l'autre, tout dire et tout ecrire. Done franchise
absolue de parole et de presse. Est imprimeur qui veut,

L' ARCHIPBL DB LA II ANCRB. 67
est apotre qui veul, est pontife qui peut. II ne tient
qu 9 a vous d'~tre pape. Vous n'avez pour cela qu'a in­
~enler une religion. Imaginez une nouvelle forme de
Dieu dont vous vous ferez Ie prophele. Personne n'a
riell a y voir. Au bcsoin les policemen vous aident.
D'entravc point. Toute liberte; spectacle grandiose. On
di~c..·ute la chose jugee. De m~me 'qu'on sermonne Ie
pn-tre, 00 juge Ie juge. Les journaux impriment :
• Ilier la cour a rendu un arr~t inique. » L'erreur judiciaire
possible u·a droit, chose etonnantc, it aucun
rc~l'ecl. La justice humaine est livree aux contestations
comme la re,·clatioo celeste. L'iodepeodance
illtli,·iduelle irait diIDcilement plus loin. Chacon est son
()rupre sou,·eraio, Don de par la loi, mais de par les
mel-un. SouvcraineLe si entiere ct si m~lee it la vie
qu·on ne la sent, pour ainsi dire, plus. Le droit est de­
~~nu respirable; il est incolore, inaper~u et necessaire
comme l'air. En m~me temps, on est c loyal ... Ce sont
dt.-s l-itoyens qui ont la vanite d' ~tre sujets. Au total Ie
dix-Dcuvieme siecle regne et gou,·erne. II cot.-c par
tuutes Ics ren~lres de ce moyen age reste debout. La
\it-jlle legalile normaode est de part cn part traversee
(hlr la liberte. Celte masure est pleine de cette lumiere.
Jalllais anachronisme nc rut si peu refractairc. L'bist.
,ire fait gotbique cet archipel, I'industrie et I'intelli­
Et:nce Ie font actuel. II ecbappe a I'immobilisation par
Ie ~imple jeu des poumons du peuple. Ce qui n'cmp~che
{.a' qU·OD ne soil seigneur de Meleches. Une Ceodalite
de droit, une republique de rait. Tel est Ie phenomene.
Cette liberla souifre une exception; une seule;
•

68 L'ARCHIPBL DB LA MANCHH.
nous l'avons indiquee deja. II existe en Angleterre un
tyran. Le tyran des anglais a Ie m~me nom que Ie
creancier de don Juan, il s'appelle Dimanche. L'Angleterre
est Ie peuple qui a dit : time is money I· Ie
tyran Dimanche reduit la semaine active it six jours,
c'est-a-dire prend aux anglais Ie septieme de leur capital.
Et aucune resistance n'est possible. Le dimanche
regne par les moours, despotes bien autres que les
lois. Le dimanche, ce roi d'Angleterre, a pour prince
de Galles Ie spleen. II a Ie droit d'ennui. II Cerme les
ateliers, les laboratoires, les bibliotheques, les musees,
les theatres, presque les jardins et les bois. Du reste,
insistons-y, Ie dimanche anglais opprinle moins Jersey
qu~ Guernesey. A Guemesey, une pauvre taverniere
franQaise verse un verre de biere it un promeneur;
c'est Ie dimallche, quinze jours de prison. Un proscrit,
bottier, veut travailler Ie dimanche afin de nourrir sa
femme et ses enfants; il ferme ses volets pour qu' on
n'entende pas son marteau; si on l'entend, amende.
Un dimanche, un peintre, frais debarque de Paris,
s'arr~te sur un chemin pour dessiner un arbre, un ceotenier
l'interpelle, lui enjoint de cesser ce scandale,
et, par clemence, veut bien ne point Ie loger au greffe.
Un barbier de Southampton rase un passant Ie dimanche;
il paye trois livres sterling au fisc. C'est tout
simple, Dieu s'etant repose ce jour-lB..
Heureux, du reste, Ie peuple qui est libre six jours
sur sept. Dimanche etant donne comme synonyme de
servitude, nous connaissons des nations dont la semaine
a sept dimanches.

Lt ARC III PEL D H LA II AN C BE. 69
T6l ou tard, ccs dernieres entraves tomberont.
Sans doule I'esprit d'orthodoxie est tenace. Sans doute
Ie pro('t\s intente a I'ev~que Colenso, par exemple, est
gra\·c. Pen~ez pourtant au chemin quia fait I'Angleterre
dan, la Iiberte depuis Ie temps ou Elliott etait traduit
en rour d'a~siscs pouravoir ditque Ie soleil etait habite.
II y a un automne pour la chute des prejugcs. C'est
rh~ure du dcclin des monarchies. Cette heure cst arri\·t!('
.
La Ci\9ilisation de l'archipel normand est en marche
et De s·arr~tera pas. Cette civilisation est autochthone,
ce qui De l'empcche point d'~tre hospitaliere et cosmortolite.
Elle a re~u au dix-septieme siecle Ie contre­
('.,up de 18 re,·olution anglaisc ct 8U dix-neuvieme Ie
caJlIlre-coup de la revolution ft·ant;aisc. Elle 8 eu deux
(oi, Ie profond tremblement de l'indepcndance .
..\u surplu~, tous les archipels sont des pays Iibres.
~y~tcrieux travail de la mer et du vent.

70 L'ARCHIPBL DB LA MANCHE.
XVIII
ASILB
Ces lIes, autrefois redoutables, se sont adoucies.
Elles etaient ecueils, elles sont reruges. Ces lieux de
detresse sont devenus des points de sauvetage. Qui
sort du desastre, emerge Iii. Tous les naufrages y
viennent, celui-ci des temp~tes, celui-la des revolutions.
Ces hommes, Ie marin et Ie proscrit, mouilles
d'ecumes diverses, se sechent ensemble it ce tiede
soleil. Chateaubriand, jeun.e, pauvre, obscur, sans
patrie, s'est assis sur une pierre du vieux quai de
Guernesey. Une bonne femme lui a dit : Que tUsirez­
VOUl, mon ami? C'est une grande douceur pour Ie
banni frant;ais, et presque un apaisement mysterieux,
de retrouver dans les Channel Islands cet idiome qui
est la civilisation m~me, ces accents de nos provinces,
ces cris de nos ports, ces refrains de nos rues et de
nos eampagnes. Reminiscitur Argo,. Louis XIV a jete
dans cette antique peuplade normande un contingent

LtARCHIPBL DE LA IIANCHB. 74
utile de braves Cran~ais parlant purement; la revocation
de redit de Nantes a ravitaille dans les Ues 18
langue CraD~aise. Les CranQais bors de France vont
yolontiers Caire leur temps dans cet archipel de 18
)lanche; ils promencnt dans ces rochers leur r~verie
d 9 hommes qui attendent; ee choix s'explique par Ie
channe d'y relrouver l'idiome natal. Le marquis de
Ri~icre, Ie m~me it qui Charles X disait : A propo"j'ai
oMbli; tU I,. dir~ fUl J·e ,tara;, fait dur, pleurait devant
le~ pommiers de Jersey et prererait Ie Pier'road de
Sainl-Ilclier a I'OxCord street de Londres. C'est dans
ce Pi r'road que logcait Ie due d'Anvillc, qui etail
ll
Rohan et La Rochcroueauld. Un jour, 11. d' ..\nville, qui
a'·aiL un vicux basset de chas~e, cut a consulter pour
sa sante un mcdeein de Sainl-Ilclier, qu'i1 trouva bon
au~si pour SOD chien. II demanda au medecin jersiais
une ordonnance pour son basset. Lc chien n'etait pas
mt\me malade, et c'etait une gaite de grand seigneur.
Le docteur donna son avis. Le lendemain, Ie duc re~ut
du doclcur une note ainsi eon-;ue :
c Deux consultations;
e t· Pour 11. Ie duc, un louis.
e 2 I)our son chien, dix louis. •
0
Ccs lies ont et~ des lieux d'abri de In destinee; toutes
le§ formes de la rataJile les ont travcrsces, depuis
Charles II sortant de Crom\vell jusqu'au duc de Berry,
allanl a Lou'·cl. 11 y a deux mille ans, Cesar, promis a
Brutus, y etait venue A dater du dix-scpticme siecle,
Ct.'S lies ont ete Craternelles au monde entier; rho~pitalite
cst leur gloire. EUes ont l'impartialite de l'asile.
•

71 L'ARCHIPEL DE LA MANCHE.
Royallstes, elles accueillent la repuhlique vaincue; hugueootes,
elles admettent Ie catholicisme emigre. Elles
lui font meme cette politesse, nous l'avons dit, de haIr
autant que lui Voltaire. Et comme, selon beaucoup de
gens, et surtout selon les religions d'etat, hair nos
ennemis c'est la meilleure maniere de nous aimer, Ie
catholicisme doit se trouver fort aime dans les lies de
la Manche.
Pour Ie nouveau venu sorti d'un naufrage et
faisant lit un stage dans la destinee inconnue, quelquefois
l'accablement de ces solitudes est profond, il
y a du desespoir dans l'air; et tout a coup on y sent
une caresse, un souffle passe qui vous releve. Ou'est ce
souffie? une note, un mot, un soupir, rieo. Cc rien
suffit. Qui n'a senti en ce monde la puissance de ceci :
un rien!
II y a dix ou douze ans, un franc;ais, debarque
depuis peu a Guernesey, rodait sur une des greves de
l'ouest, seul, triste, amer, songeant it la patrie perdue.
A Paris, on Oane; it Guernesey, on rode. Cette lie lui
apparaissait lugubre. La brume couvrait tout, la cote
sonnait sous la vague, la mer faisait sur les rochers
d'immenses decharges d'ecume, Ie cicl etait hostile et
noire On etait pourtant au printemps; mais Ie printemps
de la mer a un nom farouche, il s'appelle
equinoxe. II est plus volontiers ouragan que zephyr, et
roo pourrait citer u\l jour de mai OU l'ecume, sous ce
~ouffle, a saute vingt pieds au-dessus de la pointe du
mat de signal qui est sur la plus haute plate-forme du
chateau Cornet. Ce franc;ais avait Ie sentiment qu'll

L'ARCHIPBL DE LA MANCRH. 73
etait en Angleterre; il ne S8Vait pas un mot d'anglais;
il ,"oyait un ,·ieil Union-jack, dcchir~ par Ie vent, 80ttl'r
sur une tour ruinee au bout d'uo cap desert; deux
uu lrois chaumieres ctaient lil; au loin tout etait sable,
bruyi'rc, lande, ajoncs epineux; quelques batteries
ra~ante~, it larges embrasures, montraicnt leurs angles;
It'S pil'rres laillecs par I'homme avaicnl la m~me tristt'""e
(Iue les rochers manics par la mer; Ie (ranc;ais
~t'nlait poindre en lui eel cpaississemcot du deuil interit'ur
qui commence la nostalgie; il regardait, it ecoutail;
pas un rayon; des eormorans en chasse, des
Duat!('S CD fuile; partout sur I'horizoo une pcsanteur de
1.10mb; un vasle rideau livide tombant du zenith; Ie
"p'·l"tre du spleen dans Ie linceul des temp~tes; rien
null,· part qui ressembhit a l'esperance, et ricn qui res­
~lulJlat a la patrie; Ie (ran«;ais songeait, de plus en
Illu~ as,ombri; lout a coup it releva la l~te; uoe voix
'!'i,rtail d'une des chaumieres enlr'ouvertcs, UDe voix
elaire, (raiche, delicate, uoe voix d'enfaot, el cetle voil
cilanlait :
La clef dM' champs, la clef des bois,
La clef des amourettes I

7& L'ARCHIPBL DB LA. MA.NCHB.
XIX
Toutes les reminiscences de la France dans l'archipel
ne sont pas egalement gracieuses. Nous connaissons
un passant qui, dans l'admirable lie de Serk, un
dimanche, a entendu dans la cour d'une Cerme ce couplet
d'un ancien cantique huguenot Craoc;ais, tres solenn
ellement chante en chreur par des voix religieuses
a yant Ie grave accent calviniste :
Tout Ie monde pue, pue, pue,
Comme une charogne.
Gniaq' gniaq' gniaq' mon doux J~sus
Qui ait l' odeur bonne.
II est melaDcolique et presque douloureux de penser
qu'on est mort dans les Cevennes sur ces paroles-Ia.
Ce couplet, d'un baut comique involontaire,
est tragique. On en rit; on en devrait pleurer. Sur ce
couplet, Bossuet, run des quarante de l'academie
Cranc;aise, criait : Tue! Tue I

L'ARCHIPBL DB LA MANeRB. 7&
Du reale, pour Ie Canatisme, hideux quand il persecute,
auguste et touchant quand il est persecute,
11lymne exterieur n'est rien. 11 a son grand et sombre
hymne interieur qu'il chante mysterieusement en son
iune l travers toutes les paroles. II pcnetre de sublime
m~me Ie grotesque, et, queUes que soient la poesie et
la pro~e de ses pr~tres, il transfigure celle prose et
cetle poesie par l'immense harmonic latenle de sa Coi.
n corrige la difformite des formules par la grandeur
des epreuv~s acceptces et des supplices subis. 00
la poesie manque, il met la conscience. Le libretto
du martyre peut ~tre plat, qu'imporle si Ie martyre
est magnanime.

76 L'ARCHIPEL DE L .. \ MANCHE.
xx
HOMO EDAX
Dans un temps donne la configuration d'uoe lie
change. Une ile est une construction de l'ocean. La
matiere cst elernelle, non l'aspect. Tout sur la terre
est perpetuellement petri par la mort, m~me les monuments
extra-humains, m~me Ie granite Tout se deforme,
m~me l'informe. Les edifices de la mer s'ecroulent
comme les autres.
La mer qui les a eleves, les renverse.
En quinze cents ans, seulement entre l'embouchure
de l'Elbe et l'embouchure du Rhin, sept iles sur vingttrois
ont sombre. Cherchez-Ies au fond de la mer.
C' est au treizieme siecle que la mer a fait Ie Zuyderz~e;
c'est au quinzieme qu'elle a cree la baie de Bier-Bosch
en supprimant vingt-deux villages; c·est au seizieme
qu'elle a improvise Ie golfe de Dollart, en engloutissaot
Torum. II y a cent aDS, devant Ie Bourgdault, aujourd·'hui
coupe it pic sur la falaise normande, on voyait

L'ARCHIPBL DR LA IIANCHE. 77
encore sous les vagues Ie clocher de l'ancicn Bourgdault
submerge. A Ecre-Ilou, on distingue, dit-on,
I,arrois, a marec basse, les arbres aujourd'hui sousmarins
de la Corel druidique noyee au huitieme siecle.
JaJis Guemesey adherait il Ilerm, Hcrm a Serk, Serk
a Jersey ct Jersey a la France. Entre la France et
Jersey, uo enfant enjambait Ie detroit. On y jetait un
rafol, quand re,·cque de Coutanees passait, pour que
re\t!flue ne se mouillat point les pieds.
La mer edifie et demolit; et l'homme aide In mer,
DoD it biltir, mais a detruire.
De OOutes les dents du temps, celie qui travaille Ie
r.lu~, c·est la pioche de l'homme. L'homme est un ronel-ur.
Tout sous lui se modifie et s'altere, soil pour Ie
Dlieux, soil pour Ie pirc. lei it dcfigure, lil il transfigure.
La breche de Roland n'est pas si fabuleuse
qu·clle en a l'air; rentaille de I'homme est sur la
nature. La balarre du lra,·ail humain est visible sur
I"l·u,·re di,·ine. II semble que l'homme soit charge
d·une certainc quantite d'ache,·ement. II approprie la
cr~alion a rhumanitc. Tellc est sa fODetion. II en a
raudace; on pourrail presque dire, l'impietc. La collaboration
est parfois ofTeusanle. L'homme, ce vivanl
a breve ecileaoce, ce perpctuel mouranl, entreprend
rinfioi. A lous les Oux et reflux de la nature, a relempot
qui veut communiquer a'·cc l'element, aux phe­
Dom~nes ambiants, a la ,taste na,·igalion des rorces
dan~ les prorondcurs, l'hommc signific SOD blocus. n
dit lui aussi son til n'irtu plU plu, loin. II a sa convcoance
t
et il raul que l'univers l'accepte. N'a-t-il pas

18 L'ARCHIPBL DB LA MANCRB.
d'ailleurs un univers a lui? II entend en Caire ce que
bon lui semble. Un univers est une matiere premiere.
Le monde, reuvre de Dieu, est Ie canevas de l'homme.
Tout borne l'homme, mais rien ne l'arr~te. II re-
•
plique a la limite par l'enjambee. L'impossible est une
frontiere toujours reculante.
Une formation geologique qui a a sa base la bone
du deluge et a' son sommet la neige eternelle est pour
rhomme un mur comme un autre, ilIa perce, et passe
outre. II coupe un isthme, fore un volcao, menuise
une falaise, evide un gisement, met un promontoire
en petits morceaux. Jadis il se donnait toute cette
peine pour Xerces; aujourd'hui, moins b~te, il se la
donne pour lui-m~me. Cette diminution de betise s'appelle
Ie progres. L'homme travaille a sa maison, et sa
maison e'est la terre. II derange, deplace, supprime,
abal, rase, mine, sape, ereuse, CouilIe, casse, pulverise,
efface cela t abolit ceci, et reconstruit avec de Ia
destruction. Rien ne Ie fait hesiter, nulle masse, nul
encombrement, nulle autorite de la matiere splendide t
nulle majeste de la nature. Si les enormites de Ia
creation sont a sa portee, il les bat en breche. Ce cote
de Dieu qui peut ~tre ruine Ie tente, et il monte a
l'assaut de l'immensite, Ie marteau it la main. L'avenir
verra peut-etre mettre en demolition les Alpes. Globe,
laisse faire ta fourmi.
L'enfant, brisant son jouet, a l'air d'en chercber
I'ame. L'homme aussi semble chercher rame de Ia
terre.
Ponrtant, ne nous exagerons pas notre puissance,

L'A.RCBIPBL DB LA MANCBB. 71
quoi que I'bomme (asse, les grandes lignes de la creation
persistent; la masse supr~me ne depend point de
rbomme. II peut sur Ie detail, non sur l'eosemble. Et
iJ est bon que cela soit ainsi. Le Tout est providentiel.
Les lois passent au-dessus de nous. Ce que nous
Caisons ne va pas au dela de 1a surface. L'bomme
habille ou desbabille la terre; un deboisement est un
yctement qu'on ()te. Mais ralentir la rotation du globe
sur son axe, accelerer la course du globe dans soo
orbite, ajouler ou retrancber une toise a I'etape de
sept cent dix-huit mille lieues par jour que fait la
terre aulour du soleil, modifier la precession des equinoxes,
supprimer une goutte de pluie, jamais! ce qui
reste en haut reste en baut. L'homme peut changer Ie
climal, non la saison. Fnites done rouler Ia lune nilleurs
que dans r ecliptique !
Des r~\"eurs, quelques-uns illustres, oot r~ve la
n.-~litulion du printemps perpetuel it la terre. Les sai­
~DS extr~mes, ete et biver, soot produites par I'exces
"·iorlinaisoD de l'axe de la terre sur Ie plan de cette
ecli"tique dont nous venODS de parler. Pour supprimer
ces saisons, il 8uffirait de redresser cet axe. Rieo de
plus simple. Plantez dans Ie pille uo pieu allaot
jusqu·au centre du globe, attachez- y une chaloe,
lrou\"ez bors de la terre un champ de tirage, ayez
dis milliards d'attelages de dix milliards de chevaux
chacun, (aites tirer, l'axe se redressera, et vous aur~z
volfe printemps. On Ie voit, pas graod'cbose a
Caire.
Cherchons ailleurs reden. Le plintemps est bon;

80 L'ARCHIPEL DE LA MANCHE.
la liberte et la justice valent mieux. L'eden est moral
et non materiel.
£tre lib res ct justes, cela depend de nous.
La serenite est interieure. C'est au dedans de nous
qu'est notre printemps perpetuel.

L'ARCHIPBL DB LA MANCRB. 64
XXI
PDJSSA~CE DBS CASSEURS DE PJERRES
Guernesey est une trinacrie. La reine des trioaeric",
c'est la Sicile. La Sicile appartenait it Neptune,
el chacun de ses trois angles elait dedie a l~une des
poilltes du trident. Les trois caps portaient trois
temples; l'un a Dexlra, l'autre a Dubia, l'autre it Sini'-tra;
Dextra etait la pointe des Oeuves, Sinistra, 18
pointe des mers, Dubia, la pointe des pluies. Quoi
qu·en ait dit Ie pharaon Psammelhis, mena«;ant Trasid~et
roi d'Agrigente, de (aire la Sicile c rC}nde comme
UD disque., ces trinacrics cchappcnt au rcmaniement
de rhomme, ct garderont leurs trois promontoires
jU'-fJu·a ce que Ie deluge qui les a raits vienne les
dcraire. La Sieile aura toujours son cap Pclore vers
rltalie t SOD cap Pachynum vers la Grcce et son cap
LilyLcc ,-en l'Afrique; et Guernesey aura toujours sa
pCJillte de l'Ancrcsse au nord, sa pointe de Plainmonl
au sud-ouest, et sa pointe de Jerhourg au sud-cst.
~.-L 8

8t
L'ARCHIPBL DE LA IIANCHE.
A cela pres, rne de Guemesey est en pleine demolition.
Ce granit est bon, qui en veut? Tonte la falaise
est mise en adjudication. Les habitants ,·endent rile
en detail. Le curienx rocher la Roque-au-Diable a eta
demierement brocante pour quelques li,"res sterling;
la vaste carriere de la Ville-Baudue epuisce, on passera
a une autre.
Toute I' Angleterre demande de cette pierre. Rien
que pour Ia digue construite sur la Tamise, il en faudra
deux cent mille tonnes. Les personnes loyales qui
tiennent a la soliditc des statues royales ont rort regrette
que Ie piedestal du bronze Albert, qui est en
granit de Cheesering, n'ait pas ete fait en bonne roche
de Guernesey. Quoi qu'il en soit, les cOtes de Guernesey
tombent sous la pioche. En quatre ans, a Saint­
Pierre-Port, sous les fen~tres des habitants de la Falue,
une montagne a disparu.
Et eel a se fait en Amerique comme en Europe.
A l'heure qu'il est, Valparaiso est en train de vendre a
I'enchere aux equarrisseurs les collines magnifiques
et venerables qui I'avaient fait surnommer J1alle~
Parad,·,.
Les anciens guernesiais ne reconnaissent plus leur
lie. Ds seraient tentes de dire: on ,"'a clUlng~ PIlon lieu
natal. \Vellington Ie disait de 'Vaterloo, qui etait son
lieu natal a lui. Ajoutez a eela que Guernesey, qui jadis
parlait fran-;ais, parle aujourrl'hui anglais; autre
demolition.
Jusque vcrs 1805, Guernesey a etc coupee en deux
lIes. Un neuve de mer la tra,"ersait de part en part, du

L'ABCRIPBL DB LA MANeR!. 83
mont Crevel de rest au mont Crevel de l'ouest. Ce
bras de mer debouchait il l'occident vis-a-vis les Fresquiers
et les deux Sauts-Roquiers; il a vait des baies
eolrant asscz avant dans les terrcs, une allait jusqu'a
Salterns; on nommait ce bras de mer la Braye du
'''aDe. Saiot-SampSoD, au siecle dcrnicr, etait un amarrage
de barques des deux c6tes d·une rue de l'ocean.
Rue etroite et sinueuse. De m~me que les hollandais
ont dessech~ Ie lac de Ilariem dont ils ont fait une
plaine assez laide, les guernesiais ont comble la Braye
du '''aUe, a cetle heure prairie. De la rue ils ont fait un
cul-de-sac; ce cui-dc-sac AHt Ie port de Saint-Sampson.

L "~.~HIPEL DE LA .A~CBE.
XXII
... "l ~1 111 J' ..:u! ~t!':.:': ~t!t;~ .. ~. ;rm.j par rime. II
., '" II'. . t. :: In "... .... ~ '5- '1,_ alUI~~ i~5- i!~5 de la Manebe
\I i'.~ ,,~.i ~~U at! Sl"i':~U~:':t! .. is ~~ F~nn~nt de baut
\',,' l ~ ~ .. ~ .... ~ .1~1"s:~ ·~d!~i .. ~lS a. .j~d,i1i.gner c ees
"\~ " "h,.:'" ..... ,~ it. It.. UN- ians I~~t=.~ pi~\.'e d 9 eau -.
\ \', ~ .... \ ...... \, .. 1\" \ ~·'·,I·:tlt:'.lt: _T.JIlS :ldrnm.~s les /tor-
\\ a
I
, "
, " t .... · .,
" , ' ~ ,; \ • ". 1 ~ -, '"
\ '" , ", \' 'l \ ."
\!~S il~s a la
r De
Ie jour
m~ritent.
aL~~n.l
, •\ l.
\," ,1,:,\, ',\ ''''I~ ..:..l\i .1 'UlIUl8- lie solei! que
I
I
" " ",
""'~ "~'~ .~~. 't '~~l~: JUlant lie verdure

•
L'ARCBIPBL DB LA .ANCBB.
que les Orcades, et plus de soleil. n n'a pas Ie
temple d'Ast)llalee, mais il a les cromlechs; il o'a
pas la grotte de Fingal, mais il a Serk. Le moulin
Duel vaut Ie Treport; la greve d' Azette vaut TrouviIle;
Plemont "aul £tretat. Le pays est beau, Ie peuple
est boo, rbistoire est fi~re. Le c~te sauvage est majeslueux.
L'archipel a un ap6tre, Helier, un poete, Robert
"·ace, un heros, Pierson. Plusieurs des meilleurs generaux
et des meilleurs amiraux de r Angleterre sont
D~S dans rarchipel. Ces pauvres p~cheurs
8b
sont dans
r occasion magnifiques; dans les souscriptions pour les
ioondes de Lyon et les aJTames de Manchester, Jersey
et Guernesey ont plus donne, proportion gardee, que
Ia France et rAngleterre·.
Ces peuples ont garda de leur vieille vie de contrebandiers
un gotal hautain pour Ie risque et Ie danger.
Us vont partout. lIs essaiment. L'archipel normand
colonise aujourd·hui, comme jadis rarchipel grec. C'est
Ii uoe gloire. II y a des jersiais et des guernesiais en
Australie, en Californie, a Ceylan. L'Amerique du Nord
• son New..Jersey, et son New-Guernesey, qui est dans
rOhio. Ces aoglo-normands, quoique un peu ankyloses
par les secles, ont une incorruptible aptitude au progrt-s.
Toutes les superstitions, soit, mais toute la raison
.u~~i. Esl-ce que la Fraoce n'a pas ete brigande? Estce
que rAnglcterre n'a pas eta anthropophage? Soyons
modeste!, el pensons a DOS anc~lres tatoues.
• '·old ... partlaatler, poar Gaeraesey et pour let IDoD4es traD(3il
.. tA.j&, .. proportiOD dea IOmlD.. lOulUitel: .. FraDce a dODD' par
I.tte d1lahitut, IraN ..,..." l'ADgleterre, dis C1n,i".." GUOMleleY,
"..,..., CftIli ...

86 L'ABCBIPRL DE LA MANeRE.
00 prosperait Ie banditisme, Ie commerce regne.
Transformation superbe.

L'ABCHIPBL DB LA MANCD!. 81
C 9 c"t en boone part qu'oo pense aujourd 9 hui a rallcieooe
piralerie de l'archipel Dormand. Eo presence de
toutes ces ,·oiles charmantes et screines triomphalemcnt
guidees it travers ces dedales de Dots et d'ecueils
Itar Ie pbare lenticulaire et la light-house electrique.
00 SOllee, 8,·ec Ie bien~tre de conscience inherent au
pro;rl'S constate, aces vieux marins (urtirs et (arouche~.
na,·iguant jadis, en des cbaloupcs sans boussole,
sur It'S ,·agues noires lividement eclairecs de loin en
loin. de promontoire en promontoire, par ccs antiques
brasiers a frissons de Oammes, que tourmentaient dans
d~s cages de fer les immenscs vents des proCondeurs.

LES
TRAVAILI~EURS
DE LA MER

PREMIERE PARTIE
SIEUR CLUBIN

LIVRE PREMIER
D~ QUOI SE COMPOSE
UNE MAUVAISE REPUTATION

I
C~ )lOT aCRIT SUR U~E PAGE BLANCIIE
La Christmas de tS2. Cut remarquable a Gueroesey.
n Deigea ce jour-lit. Dans les lies de la Manche,
un hiver 00 iI gele a glace est memorable, et la neige
rait evCDement.
Le malin de cette Christmas, la route qui longe la
mer de Sainl-Pierre-Port au Valle etait toute blanche. II
I'"ait neige depuis minuit jusqu's l'aube. Vers neuf
b.·ures, peu apres Ie le,·er du soleil, comme ce o'etait
I,as encore Ie moment pour les anglicans d'aller 8
rcglise de Sainl-Sampson et pour les wesleyens d'aller
a la cbapelle Eldad, Ie chemin etait it peu pres desert.
Dans tout Ie troD~on de route qui scpare la premiere
lour de la secoode tour, il n'y avail que trois pas­
'ClOl4, un enfant, un homme et une femme. Ces trois
I·a~q,ntst marcbant a distance les uns de~ autre~.

l
96 LES TRAVAILLBUBS DE LA MBS.
n'avaient visiblement aucun lien entre eux. L'en(ant.
d'une buitaine d'annees, s'etait arr~te, et regardait la
neige avec curiosite. L'bomme venait derriere la femme,
a une centaine de pas d'intervalle. n allait comme elle
du c~te de Saint-Sampson. L'homme, jeune encore,
semblait quelque cbose comme un ouvrier ou un matelot.
11 avait ses habits de tous les jours, une vareuse
de gros drap brun, et un pantalon a jambieres goudronnees,
ce qui par8issait indiquer qu'en depit de la
f~te il n'irait it aucone cbapelle. Ses epais souliers de
cuir brut, aux semelles garnies de gros clous, laissaient
sur la neige une empreinte plus ressemblante a
une serrure de prison qu'a un pied d'homme. La passante,
elle, avait evidemment dejA sa toilette d g eglise;
elle portait une large mante ouatee de soie noire it
faille, sous laquelle elle etait fort coquettement ajustee
d'une robe de popeline d'iriande a bandes alternees
blanches et roses, et, si elle n g eut eu des bas rouges,
on eut pu 18 prendre pour une parisienne. Elle allait
devant elle avec une vivacite libre et legere, et, il
cette marche qui n'a encore rieo porte de la vie, on
devinait une jeuoe fille. Elle avait cette grace fugitive
de l'allure qui marque la plus delicate des transitions,
l'adolescence, les deux crepuscul~s meles, Ie commencement
d'une femme dans la fin d'un enfant. L'homme
ne la remarquait pas.
Tout it coup, pres d'UD bouquet de ch~nes verls qui
est it l'angle d'un courtil, au lieu dit les Basses-Maisons,
elle se retourna, et ce mouvement fit que l'homme 1a
regarda. Elle s'arreta, parut Ie considerer un momenl,

•
UN! MAU\"l\ISE atpuTATION. 97
puis se baissa, et l'homme erut voir qu'elle ecrivait
a'·ec SOD doigt quelque chose sur la neige. Elle se redressa,
se remit en marcbe, doubla Ie pas, se retourna
encore, cetlc (ois eo riaot, et disparul a gauche du
c:lt~miDt dans Ie senlier borde de baies qui mene au
chiiltaau de Licrre. L'homme, quand elle se retourna
,.our la scconde (ois, reconDut Deruchette, une ravis­
~Dle fille tlu pay~.
U o·eprou,·aaucuD besoin de se hater, et, quelques
in~taDts apreSt il se lrouva pres du bouquet de cb~nes
a l'an;:le du courtil. II ne songeait deja plus it la passanle
di~paruet
et il esl probable que si, en cet1e
ulioute-lit, quelque marsouin eut saute dans la mer ou
-JUtOltIUC rouge-gorge dans les buissons, cet homole
l'lJl ,.a~~e son cilclnin, I\cil fixe sur Ie rougc-gorge ou
It! Dlarsouin. Le hasard fit qu'il avait les paupieres
IJai-. ..... ~l·s, SOD regard tomba machinalement sur l'el1-
.In,il oil la jeune nIle s'c1ait arrclce. Deux petits pieds
,0)" cLaicnt imprimcs, et a cote il lut ce mot trace pal'
,·!It: (Ians la neige : Cilliatt.
~ mot elait son nom.
II s·appelail Gilliatt.
II rc~ta longtemps inlmobile, rcgardant ce now,
."~3 Itctils pietls, cette Dcige, puis continua sa routc,
"cn,if.
..,.. •. - s. .,

98 LES TRA'~AILLEURS DE LA }lEn.
II
LE DU DE LA'RUE
Gilliatt habitait Ia paroisse de Saint-Sampson. n n'y
etait pas aime. II y avait des raisons pour cela.
D'abord il a,·ait pour logis une maison « visionnec
». n arrive quelquefois, it Jersey ou it Guernesey,
qu'il la campagne, a la ville meme, passant dans quelque
coin ~esert ou dans une rue pleine d'habitants, ,~ous
rencontrez une maison dont l'entree est barricadee; Ie
houx obstrue Ia porte; on ne sait quels hideux emplatres
de planches elouees bouchent les fen~tres du rez-dechaussee;
Ies fen~tres des etages superieurs sont it la
fois fermees et ouvertes, tous les chassis sont ,·errouilles,
mais tous les carreaux sont casseSe S'il y a Ull
beyle, une cour, l'herbe y pousse, Ie parapet d'enceinte
s'ecroule; s'H y a un jardin, il est ortie, ronce et cigue,
et ron peut y epier les insectes rares. Les eheminees
se crevassent, Ie toit s'efl'ondre; ce qu'on voit du dedans
des chambres est demantele; Ie bois est pourri,
la pierre est moisie. II y a aux murs du papier qui sc

t:NB KAUVAISB R2pUTATION. 99
tJel-otlC. ,? OUS pouvez y etudier les vieilles modes du
papi~r, les griffons de l'empire, les draperies en
croic;~aot du directoire, les balustres et les cippes de
Loui~ XVI. L'epaississcment des toiles pleines de
mouches indique la paix profonde des araigoees.
QueJl)uefois on aper~oit un pot casse sur une planche.
C\~~t lil une maison « visionnee ». Le diable y vient
la uuit.
La maison comme I'homme peut devenir cadavre.
II ,umt qu·une superstition la tuc. Alors elle est terril,lt).
Ct"s maisons mortes ne soot point rares dans les
I1t·~ «Ie la llaoche.
Lt.·~ populations campagnardes et maritimes ne
~unl pa~ tran'luillcs It I'endroit du diable. CcIles dc I:.
)Jan.·ht', archipel anglais et littoral fran

I·~.~
LES TBAVAILLEt"B5 DE LA. 1IE8.
des i1Ju5ions que Ie diahle (ait. On a IODgt~mps
ern
que sainl lIaclou habitail Ie gTOS rocher carre Ortaeh,
qui e~l au large entre Aurigny et les Ca5quets~ el beauc/.Jup
de t"ieux malelols d 9 aulrerois affirmaieot ry 8YOir
tri=i Sf.Jut'enl ru de loin, assis el lisant dans un li\-re.
Au~si les marins de passage Caisaienl-ils Coree ~eouflexions
de,-anl Ie rocber Ortach jusqu"au jour oil la
CaLle s"est dissipee et a Cail place it la t"erite. 00 a decI"Ju,-erl
el I'on sail aujourd"hui que ce qui habitE- Ie
rocher Ortacb, ce n'est pas un saint, mais un

C~R IIAUVAISB REPUTATIO~.
it fait, et la femme it moitie. De III des meprises. Pal()ujJll~t
pensait que Voltaire etait ne de celte fa~on.
u·la n·a rieo d'iovraisemblable. Ce cas du reste est
parfaill'meot connu et - decrit dans les formulaires
trexorri~mes, sous la rubrique : De tTrOrl-blUl nocturni,
,., U M-,,,ine diabolonl,n_ II a particulierement sevi a
:'aint-Ilclier ,·ers la fin du siecle dernier, probablement
en punition dcs crimes de 18 revolution. Les consequenct.·s
des execs rc\"olutionnaircs soot incalculables.
Quoi qu·il cn soit, cclte surveoue possible du demon,
la uuit, quand 00 09y voit pas clair, quand on dort,
~(llbarra"~ait beaucoup de femmcs orthodoxes. Don­
Ih'r nai,,~ance il un '''ollaire D'a rieo d'agreable. Une
.rl·ll.t~, inquil'te, coosulta son confesseur sur Ie moyen
cI\~c:laircir it temps ce quiproquo. Le confesscur repHD.lil
: - Pour ,·ous assurer si vous avez affaire au
dlaLl.· ou it ,·otrc mari, teitez Ie front; si vous trou vez
de' coroes, vous screz sure ... - De quoi? demanda la
f.·nullc.
La maison qu·habitait Gilliatt avait etc \'i~ionnee et
Ot· retait plu~. Ellc n'cn elait que plus suspectc. Per­
~nne n'ignore que lorsqu9un sorcicr s'installe dans un
lo,.:is haote, Ie diable jugc Ie logis suffisammcnt tenu,
~t fail au !'orcier la poliles·sc de o'y plus vcnir, a moins
d-,-·lre appelc, comme Ie medecin.
Celle maison se nommait Ie Bu de la Rue. Elle etait
~itUCl' it la pointe d·unc langue de terre ou plutot de
rot-tier qui faisait un petit mouillage it part dans la
."ri·lue de Iioumet-Paradis. II y a Iii une eau profonde.
f .... atte mai~oo etait toule seule sur cetle pointe presque
tOt

lot
LES TRAY AILLEURS DE LA 11 ER.
hors de rile, avec juste assez de terre pour un petit
jardin. Les hautes marees noyaient quelquefois Ie jardin.
Entre Ie port de Saint-Sampson et la crique de
Houmet-Paradis, il y a la grosse colline que surmonle
Ie bloc de tours et de tierre appele Ie chateau du Valle
ou de l'".\rchange, en sorte que de Saint-Sampson on
ne voyait pas Ie Bti de la Rue.
Rien n'est moins rare qu'un sorcier it Guernesey.
lIs exercent leur profession dans certaines paroisses,
et Ie dix-neuvieme siecle n'y fait rien. lis ont des pratiques
veritablcment criminelles. lIs font bouillir de
ror. lis cueillent des herbes it minuit. lis regardent de
travers les bestiaux des gens. On les consuIte; ils se
font apporter dans des bouteilles de « reau des malades
., et on les entend dire it demi-\"oix : L' eau parait
bien triste. L'un d'eux un jour, en mars 1856, a constate
daos « reau» d'un malade sept diables. lIs sont redoutes
ct redoulables. Un d'cux a recemment ensorcele
un boulanger « ainsi que son four». Un autre a la sceleratesse
de cacheter et sceller avec Ie plus grand soin
des cnveloppes « oil il o'y a rien dedans ~. Un autre va
jusqu'a avoir dans sa maisoo sur une planche trois
bouteilles etiquetees B. Ces faits monslrueux sont
constates. Quelques sorciers sont complaisants, et,
pour deux ou trois guinees, prennent vos maladies.
Alors ils se roulent sur leur lit en poussant des cris.
Pendant qu'ils se tordent, vous dites : Tiens, je n'ai
plus rieo. D'autres vous guerissent de tous les maux
en vous nou80t un mouchoir autour du corps. Moyen
si simple qu'on s'etonne que personne ne s'en soit

UNE YAUVAISE REPUTl\TIO~. 103
.-Ilcore a,·isc. Au siccle dernier la cour royale de GuerllltSey
les mctlait sur un tas de fagots, et les brtilait
\if,_ De nos jours elle les condamne il buil semaines
tlt prison, quatre semaines au pain ct a rcau, et
a
'IHatre !'emaincs au secret, allemant. Amant aiternll
'·'l/~lI(r •
Lta dcrnier br6lement de sorciers a Guernesey a eu
lieu t'n I iIJi. La ,·ille a,"ait utilise pour cela une de scs
rltlla~St Ie carrefour du Bordage. Le carrcfour du Bor- .
.t~,:(a
a ,-u brulcr ooze sorciers, de 1565 it 1700. En gen.:ral
cc§ coupablcs a,"ouaicnl. On les aidait 8 I'a,·cu
au nl()y~n de la torture. Le carrcfour du Bordage a
r"1I4Iu d-autr('s ser\·ices a la societe et a la religion. On
~. a Lrul~ les herctiques. Sous Marie Tudor, on y bruta,
"lItre autres huguenots, une mere et scs deux filles ~
.... ·tt.· Dlcre s'appclait Perrotine Massy. Une des filles
t:lail grosse. Elle accoucha dans la braise du bucher.
La (-bronique dit : « Son ventre eclala. » II sortit de
ce ,"entre un enfant vivant; Ie nouveau-ne roula bors
-It· la rouroaise ; un nomme Ilouse Ie ramaSS8. Le bailli
11.:Jjcr Gosselin, bon catbolique, fit rejctcr l'cnfant dans
I~ rtllu.

4Ji
LBS TRAYAILLEURS DE LA MER.
III
• POUR TA FEMME, QUAND TV TE MARIERAS.
Revenons a Gilliatt.
On contait dans Ie pays qu'une femme, qui avait
avec elle un petit enfant, etait venue vers la fin de la
revolution babiter Guernesey. Elle etait anglaise, it
moins qu'elle ne fut fran

[riB IIACVAISB atpuTATION. 405
que, si on y laissait Ie soir sur la cheminee une pelote
de laine, des aiguilles et une pleine assiettee de soupe,
on trou,-ail Ie lendemain matin la soupe maogee,
I'a~~ietle vide et one paire de mitaines tricotee. On
ofTrait cette masure a vendre avec Ie demon qui etait
dedans pour quelques livres sterling. Cettc femme
I'arheta, c\·idemOlent tent~e par Ie diable. ~u par Ie
bon marrhe.
[lie fit plus que l'acheter, elle s'y logea, elle et soo
enfant; el, a partir de ce moment, la maison s'apaisa.
C ~II~ rmlison II ~t qu'tlle l'1eul, dirent les gens du pays.
~ visiollDcment cessa. On n'y enlendit plus de cris
au point du jour. II D'y eut plus d'autre lumi~re que Ie
~uif allumc Ie soir par la bonne femme. Chandelle de
~n.·icre ,-aut torche du diablc. Cctte explication satisfit
I~ public.
Ct-tle femme tirait parti des quelques vergecs de
t(.-rre qu·elle a,·ait. Elle avait nne bonne vache a beurre
jauoe. Elle rccoltail des mouzettes blanches, des ca­
~bt'S et des pommes de terre Golden Drops. Elle
"•.Io-Jait, toul comme unc autre, « des paoais par Ie too­
D.-aU, des oignons par Ie cent, et des reves par Ie deoeret
•. Elle n'aUait pas au marcile, mais faisait vendre
~ ~t·olle par Guilberl Falliot, aux Abreuveurs Saint­
SampsoD. Le regislre de Falliot constate qu'il vendit
(,our elle une fois jusqu'a douze boisseaux de pi/tatel
tl.i/~1 Iro;, ",oi., lU' pi," 'mlprunt,.
La maison avaiL ete chelivement reparee, assez
p',ur y ~i\·re. II ne pleuvaiL dans les chambres que par
I~ Ire!; gros temps. Elle se composait d'un rez-de-

£~ LES TBA T ..llL1ECB5 r-£ LA 11 ER.
eb~U~Soi;e el d·un greru~r_ Le I'?Z-d~·baus~e elail partal~
en tri.li~ ~,::;~ d~GX (.a r(.o eou~hait .. nne oil ron
man;;{:ait. 00 mont,ail au greci~r f..ar one eehelle. La
(emm~ fai~it la cui~in~ et m-:,otrait it lire it renCant.
Elle D· C1!1ait r.oint aux e ;1i ~: C~ qui fit que, tout bien
clJn~joj':re. on la declara Cran~aise. ~·aller « it aucune
place -, c'esl gra~e.
En somme, c'elaient des gens que rien De prouyait.
Frdo-;ait;e, iI est probat.Je qu·elle retail. Les '''01-
cans lancent des pierres et les ret"oiulions des hommes.
Des families sont ainsi eo\""oyees a de grandes distances,
des destinees sont depaysees, des groupes
sont disperses el s·emiettenl; des gens tombent des
nues, ceux-ci en .Ulemagne, ceux-lil en Angle terre ,
ceux-lil en Amerique. lis etonnent les nalurels du pays.
D'oil viennenl ces inconnus'! C'est ce vesuve qui fume
la-bas qui les a expectores. On donne des noms it ces
aerolithes, it ces individus expulses et perdus, it ces
elimines du sort; on les appeUe emigres, refugies,
aventuriers. S'ils restent, on les tolere; s'i1s s'en ,"onl,
on est content. Quelqucfois ce sont des ~tres absolumenl
inoifensifs, etrangers, les femmes du moins, am
evencments qui les ont chasses, n'ayant oi haine ni
col~rc, projectiles sans Ie vouloir, tres etonnes. Os
reprennent racine comme ils peuvent. fis ne faisaient .
rieo a personne et ne comprennent pas ce qui leur est
arrive. J'ai vu une pauvre toufTe d'herbe lancee eperdum
en! en l'air par une explosion de mine. La revolution
fran~aise, plus que toute autre explosion, a eu de
ces jets lointains.

~B MAU'· AISB REPUTATION. 40i
La remme qu'a Guernescy on appelait la Gilliatt
,:l.lil peut-etre cctle touO'e d'herbe-la.
La Ccmm c vicillit, I' enfant grandi t. lIs vivaient
, .. aul~. ct c,·itcs. lis se sumsaient. Louve et louveteau se
I .. ,urll·.·hl'nl. Ceci est encore une des formules que leur
allpli'lua la bien,"eillance environnante. L'enfanl devint
lJ II atiolt'scent, ('adolescent devint un homme, et alors,
It·, ,"icilles ccorces de la vie dC'·8nt toujours tomber,
IJ nu"re mourut. EIIe lui laissa Ie pre de la Scrgentee,
l~ j.,annicrc de la Roque-Crespel, la maison du Bti de
IJ Ruc. plus, dit I'io,·entaire o~cieI,
« cent guinees
.r .. r tlans Ie pied d·une cauche -, c'est-a-dire dans Ie
("ita,1 d'UD bas. La maison elait 8uffisamment meublee
_I.· deux cofTres de clu~ne, de deux lits, de six chaises
tit .rune table, a,·ce ce qu 9 il Caut d'ustensiles. Sur une
I·IJnt.~he il y avait quelques livres, et, dans un coin,
lIlle Inalle pas du tout mystcrieuse qui dut ~tre ou,·erfe
',.tur finveotaire. Cette mal1e ctait en cuir fauve a aral··"lues
de clous de cuivrc et d'etoiles d'ctain, et
.·,)otcoait un trousseau de femme neuf et complet en
t"'He toile de 61 de Dunkcrque, chcmises et j upes, plus
·h"~ roLes de soic en piece, avec un papier OU on lisait
c:~ei et."rit de la main de la morte : Pour ta femme,
fll4llll I" I e mari~ra •.
Celte morl Cul pour Ie survivant un accablement. II
~1:tjt ~aU'1lge, il devinl farouche. Le desert s'acheva
aulour de lui. Ce o'etait que I'isolement, ce fut Ie vide.
Taot qU'OD est deux, la vie est possible. Seul, il semble
'Iu\,o De pourra plus la trainer. On renonce a til-ere
(\·~t Ia premiere Corme du desespoir. Plus lard on

408 LES TIlAT".\ILLEt"'RS DE LA lIEB.
compreod que ~e devoir est nne serie d·acceplations.
On regarde Ia mort, on regarde Ia vie, et I·on consent.
lIais c g est on consenlement qui saigne.
Gilliatt elant jenne, sa plaie se cicatrisa. A cet age,
les chairs du crear reprennent. Sa tristesse, efJacee
pen it peu, se mela autour de lui a la nature, y devinl
nne sorte de charme, rattira Ters les ehoses et loin
des hommes, el amalgama de plus en plus celie ame
it la solitude.

:'iB IIACVAISB RtpUTATIO~. 109
IV
IKPOPULARIT~
f~illialt,
nous ra,·ons dit, o'elait pas aime dans la
f .lr.. i'~e. Rico de plus naturcl que celte antipathic.
L.., mutif~ abondaicnt. D'abord, on ~ienl de l'explit
J,tr. la mai~on qu'il habitait. Ensuite, son originc.
IJ J".o,t-t"e que c'ctait que cellc femme! ct pourquoi cet
t r.f.lul! Lt'~ gens du pays n'aiment pas qu'il y ait des
.. l.i~'1Il~'; sur les etrangers. Ensuite, son '·~tcment
I ,I t:t.tit d'un oU'Tier, landis qu'il avait, quoique pas
r." L"t -Ie quoi vivrc sans rieo faire. Ensuite, son jari;n.
'lu'i! rcu~~issait a culti,·er et d'oit it limit des
I- ·Olml·S de terre malgre les coups d'equinoxc. En~
':..te, de gros li\"res qu'll avait sur une planche, ct OU
11 li~it.
n'aulres raisons encore.
D'oil ,-ieni qu'il vivait solitaire? Lc Du de la Rue
.'tail une sorte de lazaret, on lenait Gilliatt cn quaraataioe;
c'est pourquoi il ctait tout simple qu'on

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... .:.: ... II .•• !Hr' \ ~,~~ ...
" • ~ .. tl ' •. '~. H
, 4rl' .1_'-,:
,.

NE KAeVAISE RtpUTATION.
41t
( .... a litre ,·erilablemeot bourru ct mena~ant : De Rhub,lrlh'To.
Disons-le pourtant, l'ou'Tage etant, comme Ie titre
rilltlitlue, ecrit en latin, il etait douteux que Gilliatt,
tllJi De ~a,·ail pas Ie latin, lut ce livre.
lIai~ ce sonl precisement les livrcs qu'un homme
nt-lit pas qui raccusent Ie plus. L'inquisition d'Espagne
a jut!'c cc point et I'a mis hors de doute.
Du restc ce o'ctait autre chose que Ie traite du
.). telt'nr Tilingius ,ur III Rhubarbe, publie en Allemagne
t·U It\;o.
Ult:~,
Un u·elait pas sur que Gilliatt ne fil pas des chartillS
philtres cl des « bouilleries ». 11 avait des
lit JI,·".
()uur'luoi aUait-il se promener Ie soir, ct quelque­
(·.i ... jU"lu'a luinuit, dans les (alaiscs? evidcmment pour
4".au~ ... r 3'"CC Ics mauvaiscs gens qui sout la nuil au
I .. tr.1 .Ic la Uler dans de la fumee.
l·uc (uis il avail aide la sorcicrc de Torteval it dc,,­
t"(ulHJurhcr son chariot. Lne \pieilIc, oommee ~Ioutonne
C;dhy .
.\ un recenscment qui s'etait fait dans l'i1e, interr.'e.'!
~llr sa profession, il avail repondu : - p(fclleUr,
'l",/lui il !I a du pOi.,OII a prtndrl'. - }Iettez·,·ous a la
1.la.·f~ .I.·s gens, on o'aiolc pas ccs rcponses-Ia.
La pauvrete et la riche~sc sont de comparaison.
(;illiall avail des champs ct one maison, et, compare a
Cf!UX qui 0'001 rien du tout, il n'etait pas pauvre. Un
jour, pour reprouver, et peut~tre aussi pour lui Caire
UDt! a,-ance, car il y a des femmes qui epouscraient Ie

.. -~
... .. t· A.~ -~-
'lllIltl a ...·.u_ ~ _~...-
.," 7r-C1d;-C.: :f~3IV
'- . .....;
.. -
'- .":":
L
!:...~- :.-J.L- •. ~ !.~:rc.""~ i'llT l~
.;... =-_:.::-.... .!ll -.~ !"lP- J.:.~ ~. r.~.
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" \ \ . \.
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_1· ... _ -- · T"- • qu·il
I • - ---. L - • I I..II.;.~ L". ... 1. ;'0;r
... -
:."'"' . :-
...
'--,t ·!I •. 1 •
", u .... :.c -- Qt. mU1I.dr. II
..............
: ..... "' ...
"' "
. ':::!J~ !.~: nIl!. 'Sofciere.
..,' .. ,\. Tn'_~ l~~ iw~ait L(tuillir
..... . ... : .. :~ ~!t~l·~ .. f(tutait Ie
",',
.. . .. . .
'.. .1... J~ui~ : C" t.', 0 it "llIII'
;.,~ll .. :ll: ~ .. nlprendrc rutilite
• t, ", \ \'"U .. , ",\ ;\ lt~, In (\"'";t~,.,,: .. llllDUiL, Gilliatt etanl
,'fa tth'. ",.. : ,")H' ttl', 1 •• 1-l1I1 l "1: ~l'~ de la Sommeil-

UNE MAUYAISK atpuTATION.
- ,. a-t-il du rang pour passer!
[De voix cria du haut des roches:
- ,-oire! hardi!
A qui parlait-il, si ce n'est a quelqu'un qui lui repoodail!
Ccci nous semble une preuve.
Dans une autrc soiree d'orage, si noire qu'on nc
,oyait rien, tout pres de la Catiau-Roque, qui est une
douLlc rangec de roches oil les sorciers, les chevres
(tll~s (aces vonl danser Ie vendredi, on crut ~tre cel-­
lain de reconnaltre la voix de Gilliatt melee a I'epou­
\"antable cODversation que voici :
- Comment se porte Vesin Brovard? (C'etait un
DJdf:UIl 'lui etait tombe d'un toit.)
- II guarit.
- ,. cr dia I il a chu de plus haut que ce grand
Itau·. C·cst ravissant qu'il nc se soit rien rompu.
- Lcs gens eurcnt .beau temps au varech la se-
Dlaiut.» pa~see.
- I))us qu'ogny··.
- Vuire! il o'y aura pas hardi de poisson au marche.
- II ,"cote trop dur.
- Il~ ne s8uraienL mettre leurs rets bas.
- Comment va la Catherine?
- DIe cst de cbarme .
• La (:alherinc. etaitevidemment une sarregousette_
Gilliatt, selon toutc apparencc, Caisait ccuvre de
Duit. Du moins, personne n'ell doutait.
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~~. t:~t r.:·i .. n

~ E ]I At'· ,,\,1 SE BtpCY.\ T IO!'i. t I~
~l I~ noms de tous ceux qui soot morts dans la mer
~t rto·lruit oil i1s soot. n coooait a rond Ie cimetiere
t ... ·~-1D.
roe ttllte massive en bas et elroite en haul, un
CU'l.c trapu, un \'"entre \;squenx et difforme, des nod~
sit~"i ~ur Ie crane, de courtes jambes, de longs bras,
I-.J\lf pi~.ls des nageoires, pour mains des gritJes, un
Llf;t \"'i.-age \"ert, tel e~t ce roi, Ses grifJes soot palm.:t:s
~t ses nageoires ~ont onglt~es. Ou-oo imagine un
II .i'~4.• 0 qui est un spectre, et qui a une figure d'bomme.
Pvur en finir a\"ec lui, iI faudrail rexorciser, ou Ie p~
l·h.~r. En attendant, il est sini~tre. Rien o-est moios
ra'-SUr3ot que de raperce,·oir. 00 entrevoil, au-dessus
.i,:,' lanJt.lI~ et des boules, derriere les epaisseurs de la
t,ruOlt.», uo lineament qui est un ~tre; un Cront bas, un
n··z f'anlanl, ties oreiUes plale~, une bouche demesurel~
{JU il manque des dents, uo rictus glauque, des sourril4
en chevrons, et de gros yeux gais. II est rouge
flu.tntl reclair est li\·itle, et blafard quand l'crlair est
l .. tUlltre. II a une barbe ruis~elante el rigide qui s"lltale,
t·l.JuJt~e camment, sur une membrane en Corme dl'
I \:le~rine, laquellc est ornce de quatorze coquiU('s, sept
Iklr de,·aol el sept par derriere. Ces coquilles sonl
~1trafj ... linaires pour ceux qui se connaissent en eo­
'1uilh:~. Le Roi des Auxcrioiers n'est visible que dan~
La Dlt!r \Oiolenle. II est Ie baladio lugubre de la tempete.
00 'oil sa forme s·ebaucher dans Ie brouillard, dans
Ja rartll~t dans la pluie. Soo nombril est hideux. Unt.'
f·aral'a.~e de squames lui cache les c6tes, comme ferail
un giJct. II se dresse dcbout au haul de ccs ,-agues
ruulccs qui jaillisseot sous la pression des soumcs et

446 LBS T RA. VAILLBURS DB LA. IIBR.
se tordent comme les copeaux sortant du rabot du menuisier.
II se tient tout eotier bors de l'eeume t et, s'il
y a a l'horizon des navires en detresse, bl~me dans
l'ombre, la face eclairee de la Iueur d'un vague sourire,
I'air fou et terrible, il danse. C'est 1A une vilaine
rencontre. A l'epoque OU Gilliatt etait une des preoccupations
de Saint-S~pson, les dernieres personnes
qui avaient vu Ie Roi des Auxcrinicrs declaraient qu'il
n'avait plus a sa pelerine que treize coquilles. Treize;
il n'en etait que plus dangereux. Mais qu'etait devenue
la quatorzieme? L'avait-il donnee a quelqu'un? Et a
qui l'avait-il donnee? Nul ne pouvait Ie di~e, et I·on
se bornait a conjecturer. Ce qui est certain, c'est
que M. Lubin-Mabier, du lieu les Godaines, homme
ayant de la surface, proprietaire taxe A quatrevingts
quartiers, etait pr~t a jurer sous serment qu'il avait
vu une eois dans les mains de Gilliatt une coquille tres
singuliere.
II n'etait point rare d'entendre de ces dialogues
entre deux pay sans :
- N'est-ce pas, mon voisin, que j'ai la un beau
boouf?
- Bourn, mOD voisin.
- Tiens, c'est vrai tout de m~me.
- II est meilleur en suif qu'il n'est en viande.
- Ver dia!
- €tes-vous certain que Gilliatt ne I'a point regarde?
Gilliatt s·arr~tait au bord des champs pres des laboureurs
et au bord des jardins pres des jardiniers, et

tNE IIAt'VAISB atpuTATION. 447
il lui amvait de leur dire des paroles mysterieuses :
- Quand Ie mors du diable fleurit, moissonnez Ie
seigle dlliver.
fParenlh~se : Je mors du diable, etcst la scabieusc.)
- Le (n\ne sc Ceuille, il ne gelera plus.
- Sol~lice d'et~, chardon en fleur.
- 8 t H ne pleut pas en juin, les bles prendront Ie
LIane. Craigncz la niclle.
- Le merisier Cait ses grappes, mefiez-vous de la
pJeioe lune.
- Si Ie temps, Ie sixieme jour de la lune, se comporte
~omme Ie quatrieme ou comme Ie cinquieme
jour. il se comportera de m~me, neuC rois sur douze
dans Ie premier cas, et ooze (ois sur douze dans Ie
~C'ond, pendant toute la lune.
- .\yez r

448 LIS TBA V AILLE uas DE LA IIER.
Un soir, it la maree basse, sur la gr~ve en (ace de
sa maison du Btl de la Rue, une charrette chargee
de varecb versa. n eut probablemenl peur d'~tre traduit
en justice, car il se donna beaucoup de peine pour
aider a relever la charrette, et ilia rechargea lui-m~me.
Une petite fille du voisinage ayant des poux, il
atait aile it Saint-Pierre-Port, atait revenu avec un ongueot,
et en avait frotte I'enrant; et Gilliatt lui avail
Ole ses poux, ce qui prouve que Gilliatt les lui a\"ait
donnes.
Tout Ie monde sait qu'll y a un channe pour donner
des pOUX BUX personnes.
Gilliatt passait pour regarder les puits, ee qui est
dangereux quand Ie regard est mauvais; el Ie rait est
qutun jour aux Areulons, pres Saint-Pierre-Port, l'eau
d'un puits devint malsaine. La bonne femme a qui atait
Ie puits dit a Gilliatt: Voyez done eette eau. Et elle
lui en montra un plein verre. Gilliatt avoua. - L'eau
est epaisse, dit-il; c'est vrai. La bonne femme, qui se
mefiait, lui dit : Guerissez-moi-Ia done. Gilliatt lui fit
des questions : - si elle avail une elable '! - si l' etable
avait un egout? - si Ie ruisseau de ragout ne passait
pas tout pres du puits? - La bonne femme repondit
oui. Gilliatt entra dans ratable, travailla it l'agout, detouroa
Ie ruisseau, et reau du puits redevint bonne. On
pensa dans Ie pays ee qu'on voulut. Un puits n'est pas
mau\rais, et ensuite bon, sans motiC; on ne trouva
point la maladie de ce puits naturelle, et il est diffieile
de ne pas eroire en etret que Gilliatt avait jete un 80rt
a cette cau .
•

UN E K A UV A ISK at I'VT AT ION. ..9
('ue rois qu·il etait aIle a Jersey, on remarqua qu'il
s\~lait loge a Saint-Clcmcnt, rue des Alleurs. Les aI­
It~urs, ce soolles revenants.
DaDs les villages, on recueille des indices sur un
hommt.~ ; on rapprochc ccs indices; Ie total rait une reputation.
II arri'-a que Gilliatt Cut surpris saignant du nez.
~l"i parut grave. Un patron de barque, forL voyageur,
qui 8,·ait presque rait Ie tour du monde, amrma que
Chl~Z les tungouses tous les sorciers saignenl du DCZ.
Quand on voil un homme saigner du nez, on sail it
qu.,i s'en tenir. Toulefois les gens raisonnables firent
~nlar(luer que ce qui caracterise les sorciers en Tung.,u~ie
peut ne point les caracteriser au m~me degre a
Gu .... rnc~e'· ..
Aux eDvirons d·une Saiot-}fichel, on Ie vit starr~ter
dans un pre des courtils des Huriaux, bordant la
f:rande roule des Videclins. II sima dans Ie pre, et un
moment 8pr~s iI y vinL un corbeau, et un moment apres
iI y ~inl une pie. Le fait rut atteste par un homme
Dolahlc, qui depuis a ete douzenier dans la Douzaine
autCJri~ee a Caire un nouveau livre de Perchage du fier
Ie Roi.
Au IIamel, dans la viogtaine de ('Epine, il y avait
d .., ,oieilles femmes qui disaielll ctre sures d'avoir enlelltltl
un malin, A la piperette du jour, des hirondelles
aJ.peler Gilliatt .
•\juutez qu 9 jJ n'etail pas bon.
1·0 jour, un pau\·re homme battail un ane. L9ane
D·a\Oant;ait pas. Le pauvre homme lui donna quelques

f:UUlaF U!" hll',): Udll!" l! ,-~~_. ~: ~·anf lODlin. Gilltutt
itf:f:UU~: l'ulr "'~f~·",-~~ ~"aI~.... Y'ant: !!ta.i.: mo~:' Gillia!.1
eUUOieli. R l;alt ..... ~~ lttmm ........
-::L ilU~~ .H'Ir.. ~-I'''.-31'' m ~ •..• 1L U"!~!&~IU"f' c·nn
il~'~t 11"-~t mtt- ~1)l1"i~ u!. l~~iI~ elHnmH-l .. )mmi~
UOl'V~al ... IJ~~. T}"~mH 5~ lH~ Po: Inn: 111& .. Gilliatt
~ ~ .
lJpt: f:-t!:l~ ~Ul!Wi~~ l. ~~f .;=n-··,n •. ~: l.n~ 11. llWelJnnr.cl~
.. -
lUf;Qr-l.. .n. ........ -t.Iri2! a~ ~ lL-n-f. ...
l'~.f J~lfF-S8UH· tlL H1 h-tm: [j~ -~~n~ .. i ~f Itn~B
L ruUU!!"'.e! if l~..!~f e: .a nt!!-f f~HIlJ~U~1I1mmla~ qui
(,~jlueu: Bli-Ot!E-SIH- [It ~. H.-lr·! n: oa !'f'VflllnH!IJ~ I! }p.nr
{:Ult1.~~t.. I 1.~d.G In:. 1utliif l':l1r l~~ 118f~nL"". tOt-$! ell
h~LI~ Buquti ~lL ~ft!~~lmo.t. f'~lli~!~UHmtm& j~ mu.;i!af~
kf. el1rt:lI:~ !lIT: j.:lIr" .': H~ ,j-! ~i~!lll:ilifi!" j~ IJf ~ ~
f'of;'~lU1t:i~ {11 :It- mnrv~~ ::l1L~ -I~~ ~U1~ ~~ !m TIp-
~~f ,~~!..~,!!!'!!Jf,~ .. -C:~~ j~~ :1-l~~ ~: .. m il ~.j~ __ ~i.J-
..... ~f, ; I:. l~ • ,;~.. ~ }.........,. -1'·I-'~.L. ~ - ".:'YT -.. .~.,.. ,. tt! ~ .. -..z.p."
!. •••. , .. ' ... ~ ~ 1"".'..1 ~.~ ~~~- A.oo~ 4· •• ~r.:.i..L. ..... t. ~1. ' ... ~l_
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~ .. ~ .... t .... ~pJ~ ~·:-!'-...,T~~."-'- .. ..!: ..... r-bllr_'t',:1....,a. 1_-
~~ ~ _. I .r..,,. ~ ...-:--~ ~ -:,.'_' __ .:.- • .....,... ~.. ~ 1.; ~:. ...... ~ tt'_A..~ ~
. J-
11':1~'
(,.... I:~t (."'/(;'1 :..,{.Ii G~;jatt elait a (.eo fNs h~ jans ~
IJr. II: ~~rait a ml.lins.

U~E MAUVAISB atpcTATION. tIt
v
A{jTRES COTtS LOUCHES DE GILLIATT
L'opinion n'etait pas bien fixee sur Ie compte de
Gilliatt.
G~n~ralement on Ie croyait marcou, quelques-uDs
aHaient jusqu'A Ie croire cambion. Le cambion eslle
fil, qu'une femme a du diable.
Quand UDe femme a d·UD homme sept en(anls males
C(JD~CUti(S, Ie septi~me est marcou. Mais il ne taut
pa~ qu·une fille gate la serie des gar«;ons.
Le marcou a une Oeur de Iys natureUe empreinle
~ur une partie quclconque du corps, ce qui fail qu'il
~crit les ecrouelles aussi bien que les rois de France.
n J a des mareous en France un peu partout, partieulii!rement
dans I'Orleanais. Chaque village du Galinais
• ~D marcou. II suffit, pour guerir les malades, que Ie
marcou soume sur leurs plaies ou leur Casse toucher sa
npur de IYI. La chose reussit surtout dans la noit du
\endredi saint. II y a une dizaine d'annecs, Ie marcou
d·Ormes en GAlinais, sumomme Ie Beau Marcou et
t'on~uJte de loule la 8eauce, etait un tonnelier appele

~.
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ill MJ:.&.
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~ ....... \.1_
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.. -!.:!'. J . !!ellaarmert.t... II a'll.i1
It antl'ef. JIlaTCOJ.H.
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al,':.·tu,,~'I~. .h .. l~ it ..,. ~:e .) ~Hn-~.J.1l1'~'U_ t~U1lnD~ .. .i1
, I ·~n,nualHt Ul~ It .. ~ r·~"'.- 19. ~l\tl-:.tl\ ":t
:.· .. lll-~ l \llt~-1t~~~'''. nlt:~;u Ul ll~ Lll UIUHU~ .. [ ~
tllU.~ ~~~ la·:~Ul~ "'I:!!ll11t!~ll_ 1'· '!.! It!llr .. lU. l11l~tn!' Of'
,".!ll'·t- u:tl:Ll~i.~·~. :~': .. ! 1~'lr-A.l :·.ll.:t!lll~ tl! lL ~iwiWD!tf·.:

C~E M.\ U\· AISE RtpU rATION.
.1 lui, qu 9 il teoait de la '''ieille femme morte; il en Cai­
"it part a qui les lui demandait, et ne voulait pas
r-I."e,·oir d'argent. 11 guerissait les panaris avec des
aI-plications d 9 herbes; la liqueur d'une de ses fioles
.. nupait 18 fie,·re; Ie chimiste de Saint-Sampson, que
II- -u" appeUerions pharmacien en France, pcnsait que
'''·,"ldit probablement une decoction de quinquina. Les
Dh-ins bienveillaols convenaient que Gilliatt etait assez
1 .. ,n diable pour les malades quand il s'agissait de ses
r~ult.'dcs ordinaires; mais, comme marcou, il ne ,"oulait
rien entendre; si un scrofuleux lui demandait it tou­
,.lu.'r sa Deur de Iys, pour toute reponsc il lui fermait
~ porte au oez; Caire des miracles etait une chose a
Id'l,ualle iI se refusait obstiDement, cc qui est ridicule
d un sorcier. rie sorez pas sorcier; mois, si vous r~tes,
rail~i
yotre metier.
II y a\"ait une ou deux exceptions it l'antipathie
uai\erselle. Sieur Landoys, du Clos-Landes, etait clerc
~·t·ni~r de la paroisse de Saint-Pierre-Port, charge
·1..., ~t.·ritures et gardien du registre des nai~sances.
Dj4lriat:('i et deccs. Ce greffier Landoys tirait vanite
.J •• dc,~eDdre du lresorier de Bretagne Pierre LaDdais,
IM'odu en 1!8a. Cn jour sieur Landoys pou~sa son bain
tr .. p a,·ant dans la mer, et Caillit se noyer. Gilliatt se
JI"la a reau, Caillit se noyer lui aussi, ct sauva Landoys .
.\ partir de ce jour, Landoys De dit plus de mal de
C~llliatt. A ceus qui s·en etonnaient, il repondait :
PcJfIrtpUJ; roulez-~ou. 'lut- Jee dtle,le lin liomme qUI· nt m' a
r;,.n ,lIil, ~t pi m'a rendu ,err;c-t? Le clerc greffier en
\int meme a prendre Gilliatt en une certaine amilie. Ce
4t3

4" LES TRAVAILLBCRS DB LA IIER.
clerc greffier ~tait
un homme sans prejuges. II ne
croyait pas aux sorciers. II riait de ceux qui ont peur
des revenants. Quant a lui, il avait un bateau, il p~chait
dans ses heures de loisir pour s'amuser, et il n'avait
jamais rien vu d'extraordinaire, si ce n'est une fois au
clair de lune une femme blanche qui sautOt sur reau,
et encore il n'e~ ~tait pas bien sUr. Moutonne Gahy, la
sorci~re de Torteval, lui avait donne un petit sac qu'on
s'attache sous la cravate et qui protege contre les esprits;
il se moquait de ce sac, et ne sa,·ait ce qu'i1
contenait; pourtanl il Ie portait, se sentant plus en
s6rete quand il avait cette chose au cou.
Quelques personnes hardies se risquaient, a la suite
du sieur Landoys, a constater en Gilliatt certaines circonstances
attenuantes, quelques apparences de qualites,
sa sobriet~, son abstinence de gin et de tabac,
et l'on en venait parCoisjusqu'a (aire de lui ce bel eloge :
II ne boit, ne {ume, ne ('hique, ni ne mule.
Mais ~tre sobre, ce n'est une qualit~ que lorsqu'on
en a d'autres.
L'aversion publique etait sur Gilliatt.
Quoi qu'il en Cut, comme marcou, Gilliatt pouvait
rendre des services. Un certain vendredi saint, a minuit,
jour et heure usites pour ces sortes de cures,
tous les scroCuleux de rile, d'~nspiration ou par rendezvous
pris entre eux, vinrent en Coule au Btl de la Rue,
a mains jointes, et avec des plaies pitoyables, demander
a Gilliatt de les guerir. U reCusa. On reconnut III sa
mechancete.

CNS IIACYAISE BtpUTATION. 413
VI
LA PAXSE
Tel etait Gillialt.
Les filles Ie lrouvaient laid.
II o·etait pas laid. n etait beau peut~lre. n avait
.Jaos Ie profil quelque chose d'un barbare antique. Au
~I'O~, it ressemblait it un dace de la colonne trajane.
s..o oreille etail petite, delicate, sans lambeau, et
.rune admirable forme acoustique. U a\"ail entre les
.jcux .,-eux cette fiere ride verticale de l'homme hardi
~t persCverant. Les deux coins de sa bouche lombaienl,
l·~ qui est amer; son front elail d·une courbe noble et
~reioe; sa prunelle francbe regardail bieD, quoique
lrouLlce par ce cligoement que donne aux pecbeurs la
~\erl,eralion des vagues. Son rire elait pueril et cbarmauL
Pas de plus pur i,90ire que ses dents. Mais Ie
hd!e ravail fait presque negre. On De se m~le pas im­
J'UDement it I'ocean, a la temp~te et ala nuil; a trenle
IDI, il en paraissail quarante-cinq. U avail Ie sombre
ml"que du vent et de la mer.

4!6 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
On I'avait sumomme Gilliatt Ie Malin.
Une fable de l'Inde dit : Un jour Brahma demanda
a la Force: Qui est plus fort que toi? Ene repondit :
L'Adresse. Un proverbe chinois dit : Que ne pourrait Ie
lion, s'il etait singe! Gilliatt n'etait ni lion, ni singe;
mais les cboses qu'il faisait venaient a l'appui du proverbe
chinois et de la fable indoue. De taille ordinaire
et de force ordinaire, il trouvait moyen, tant sa dexterite
etait inventive et puissante, de soulever des fardeaux
de geant et d'accomplir des prodiges d'athlete.
II y avait en lui du gymnaste; il se servait indifferemment
de sa main droite et de sa main gauche.
II ne chassait pas, mais il p~chait. n epargoait les
oiseaux, non les poissons. Malheur aux muets! 11 etait
nageur excellent.
La solitude fait des gens a talents ou des idiots ..
Gilliatt s'offrait sous ces deux aspects. Par moments
on lui voyait « l'air elonna » dont no us avons parle,
et on reut pris pour une brute. Dans d'autres instants,
il avait on ne sait quel regard profond. L'antique Chaldee
a eu de ces hommes-lil; it de certaines beures,
l'opacile du patre devenait transparente et laissait \~oir
Ie mage.
En somme, ce n'etait qu'un pauvre homme sachant
lire et ecrire. II est probable qu'il etait sur la limite
qui separe Ie songeur du penseur. Le penseur ,"eut,
Ie songeur subit. La solitude s'ajoute aUI simples, et
les complique d'une certaine fa~on. lIs se penetrent Ii
leur insu d'horreur sacree. L'ombre OU etait l'esprit
de Gilliatt se composait, en quantite presque egaIe, de

~B )( A UV AISB at pcr A T ION. 41'7
deux elements obscurs tOUI deux, mais bien difTcfl'ols
: en lui, I'ignorance, in6rmite; bors de lui, Ie
mystere, immensite.
A force de grimper dans les rochers, d'escalader
It'S escarpements, d 9 aller et de ",eoir dans l'archipel
(tar lous les temps, de manccuvrer la premiere embarcatioo
,"enue, de se risquer jour et nuit dans les passes
Il~S plus difficiles, il etait de,·enu, sans en tirer parti
du restc, et pour sa fantaisic et son plaisir, un homme
de mer surprenant.
n elaiL pilote nee Le vrai pilote est Ie marin qui
oa\;!,"Ue sur Ie fond plus encore que sur Ia surface. La
\ ague est un probleme extcrieur, continuellemenl com­
,.li.lue par la configuration sous-marine des lieux ou Ie
na,"ire fait route. II semblait, Ii voir Gilliatt voguer sur
I ... s La.c;-fonds et a tra,·ers les recifs de l'archipel 110rmand,
qu'il eut sous la votite du crane une carte du
fond de la mer. II S8vait tout ct bravait toul.
II conoaissait les balises mieux que les cormorans
qui s·y percbent. Les differences imperceptibles qui
Ji~linguellt rune de rautre les quatre balises poteaux
.Iu Creux, d'Alligande, des Tremies et de la Sardrette
-:taienl parCailement Dettes et claires pour lui, m~me
daos Ie brouillard. 11 n'hcsitait oi sur Ie pieu a pomme
,,\ale d·AnC~, oi sur Ie triple fer de lance de la
Rou~~Ct ni sur la boule blanche de la Corbette, ni sur
la boule noire de Longue-Pierre, et il n'ctait pas it
craiodre qu'll cooCondJt la croix de Goubeau a'·ec l'epee
I'lanlec en terre de la Platte, ni la balise marteau des
BarWcs avec la balise queue d'arondc du Moulinet.

4. LES T&AVAILLEt.:&S DE LA llE&.
Sa rare science de marin eclala sincaulierement uo
jour qu -il y eut a Guerneser one de ces sortes de
joules marines qu'ton nODJJDe regales. La question etait
ceUe-ei : ~tre seol dans une embarealion a quatre voiles,
la eonduire de Saint-Samp5-0n a rile de Berm qui est
it one lieue, ella ramener de Berm it Saint-Sampson.
lIanreu\Ter seol on bateau it qualre l"oiles, il n'est pas
de pecbeur qui ne fasse ~la, el Ia difficuli.e ne semble
pas grande, mais yoici ce qui raggravait. Premierement,
rembarcation elle-meme, laquelle etait une de
ces larges et fortes chaloupes l"entrues d'autreCois, it
la mode de Rotterdam, que les marins du siecle dernier
appelaient des panMS Iwlbutdtli~s. On rencontre
encore quelqueCois en mer eet ancien gabarit de Bollande,
joumu et plat, et ayant a babord et a tribord
deux ailes qui s'abattent, tanlot rune, tantot rautre,
selon Ie ,'"ent, et remplacent la quille. Deuxiemement,
Ie retour de Berm; retour qui se compliquait d'un
lourd lest de pierres. On allait ,;de, mais on revenail
charge. Le prix de la joute etait la chaloupe. Elle etait
d'avance donnee au vainqueur. Cette panse avait servi
de bateau-pilote; Ie pilote qui l'avait mootee et conduite
pendant viogt ans etait Ie plus robuste des marins
de la Manche; it sa mort 00 n'avait trouve personne
pour gouverner Ia panse, et ron s'etait decide it.
co Caire Ie prix d'une regate. La panse, quoique DOO
I ntee, avait des qualites, et pouvait tenter uo maooouier.
Elle etait matee en avant, ce qui augmentait la
I issance de traction de la voilure. Autre avaotage,
mat De g~oait point Ie chargement. C' etait une coque

c ~ B )I A U V A IS E R t PUT A T ION. t 19
'-olic.le; pesaote,' mais vaste, et tenant bien Ie large;
UDP vraie barque commerce II y eut empressement a
,e 18 disputer; la joute etait rude, mais Ie prix etait
l.t'3u. Sept ou buil pecbeurs, les plus vigoureux de
rile, se presenterellt. lis essayerent tour a tour; pas
'In ne put aller jusquta Herm. Le dernier qui lutta etait
,'onou pour a'·oir Cranchi it Ia rame par un gros temps
It' rtadoulable etranglement de mer qui cst entre Scrk
t·t Brecq-Ilou. Ruissclant de sueur, il ramena la panse
I·t dil : C·cst impossible. Alors Gilliatt entra dans la
t.af'que, empoigna dtabord l'aviron, ensuite la grande
.:~oule, et poussa au large. Puis, sans bitter l'ecoute,
I'e qui cut ete une imprudence, et sans la hieher, ce
'pJi Ie maintenait maitre de Ia grande \-oile, laissant
r .:t'oulc rouler sur l' cslrop au .. gre du \'cnt sans deri­
'·tar, il saisit de la main gauche la barre. En trois quarts
·rllt!ure. il rut It Ilcrm. Trois heures aprcs, quoiqu'un
furt '-ent du sud se rut eleve et eut pris la radc en
1r3'-ers, 18 pan~e, montee par Gilliatt, rentrait a Saint­
~.lmp~on 8,-er. Ie chargement de pierres. II avait, par
Illte el bra,-ade, ajoutc au cbargcment Ic petit canon
.J.a bronze de Ilerm, que les gens de l'ile tiraient tous
I,·~ an" Ie ft novembre en rejouissance de la mort de
,;uv Fa,,·ke~ .
•
Guy Fa,,·kcs, disons-Ic en passant, est mort il y 8
•
·j':UI renl soixantc ans; ctest lit une longue joie.
Gilliatt, ainsi surcharge ct surmene, quoiqu'i1 cut
·It~ lrop Ie canoo de Guy Fawkes dans sa barque et Ie
'··ol du Iud dans sa voile, ramena, on pourrait dire
rapporta. Ia panse a Saint-Sampson.
~.-s.

430 LES TRA'·AILLE[,RS DE LA 1IEB.
Ce que yoyant, mess Lethierry s'ecria : Voila un
matelot hardi !
Et i\ tendit la main it Gilliatt.
Nous reparlerons de mess Lethierry.
_ La panse fut adjugee a Gilliatt.
Cette aventure ne nuisit pas a son surno~ de Malin.
Quelques personnes declarerent que la chose n'avait
rien d'etonnant, attendu que Gilliatt avait cache dans
Ie bateau nne branche de melier sauvage. Mais cela
ne put etre prouve.
A partir de ce jour, Gilli$tt n'eot plus d'autre embarcation
que In panse. C;est dans cette lourde barque
qu'il allait a la p~che. D l'amarrait daDS Ie tres bon petit
mouillage qu'il avait pour lui tout seul sous Ie mur
m~me de sa maison du Bo de la Rue. A la tombee de
la nuit, il jetait ses filets sur son dos, travcrsait son
jardin, enjambait Ie parapet de pierres seches, degringolait
d'un rocher a rautre, et sautait dans la panse.
De lit au large ..
II pcchait beaucoup de poisson, mais on affirmait
que Ia branche de metier etait toujours attachee a son
bateau. Lc melier, c'est Ie nenier. Personne n'avait
YU cette branche, mais tout Ie monde y croyait.
Le poisson qu'il avait de trop, il ne Ie vendait pas,
ille donnait.
Les pauvres recevaient son poisson, mais lui en
voulaient pourtant, a cause de cette branche ~e melier.
eela ne se rait pas. Onne doit point tricher la mer.
II etaitpecheur, mais il n'etait pas quecela. Uavait,
d'instinct et pour se distraire, appris trois ou quatre

eNE IIAUVAISB RtpUT ATION 43.
11I.~liers. II etait menuisier t ferron, charron, calfat, et
1I1t-·01l' un peu mccanieien. Personoe ne raccommodait
nile roue comme lui. II Cabriqunit dans un genre ao lui
luus s('§ cngios de p~cbe. II avait dans un coin du B6
.Il' 18 Rue une petite forge et une eoelume, et, la paose
o'ayant qutune aoere, it lui en avait fait, 11Ii-m~me et
lui !'eul. une seconde. Celte ancre etait excellente;
rurgancau 8\Oait la force voulue, et Gilliatt, sans que
(Mtrsonn(' Ie lui cut enseigne, avait trouve la dimension
t·\3f·te que doil avoir Ie j ouail pour emp~cher I'ancre
.It, (~al)aner.
II 8\-ait patiemment remplace tous les clous du
t.,. trdag-e de 18 paose par des gournables, ce qui rendait
It'~ trous de rouille impossibles.
Dt' celte maniere il avait beaucoup augmente les
It.,nn~s qualite~ de mer de la panse.11 en profitait pour
':.on allt'r de temps en temps passer un mois ou deux
.Iane quclque not solitaire comme Chousey ou les
(a'1uet'i. On disait : Tiens, Gilliatt ntest plus lit. Cela
f •• • fai'itail de peine it personne.

'31 LES TBAVAILLtt'RS DE LA lIEB.
VII
A )I A ISO ~
'-I S IO:S ~ tEll .\ BIT .! ~ T Y I S I 0 ~ ~ A I n E
Gilliatt etait l'homme du songe. De Iii ses audaces t
de 18 Bussi ses timidites. II avail ses idees it lui.
Peut-etre y avait-il en Gilliatt de rhallucine et de
l'illumine. L'hallucioation haote tout aussi bien un
paysan comme ~Iartin qu'un roi comme Henri IV. L'Inconnu
fait parCois it l'esprit de l'homme des surprises.
Une brusque dechirure de l'ombre Iaisse tout it coup
voir l'invisibIe, p~is se referme. Ces visions sont quelqucfois
transfiguratrices; elles font d'un chamelier
Mahomet et d'une chevriere Jeanne d'Arc. I .. a solitude
degage une certaine quantite d'egarement sublime.
C'est la fumee du buisson ardent. II en resuite un
mysterieux tremblement d'idees qui dilate Ie docteur
en voyant et Ie pocte en propbete ; il en resulte lloreb,
Ie Cedron, Ombos, les ivresses du laurier de Castalie
mache, les revelations du mois Busion; il en resuite
Pelela it Dodone, Phemono~ it Delpbes, Tropbonius it

~ £ 1I A U V A I S II R t PUT A T ION. f 33
~ba(lt:t~, Ezechiel sur Ie Kcbar, Jerome dans la
Tlu:l)aule. Lc plus souvent l'etat visioDoaire accable
"homme, et Ie slupefie. L'abrutissemeol sacre existe. Le
fakir 8 pour Cardeau sa ,·ision commc Ie cretin son goitre.
Luther parlant aux diables dans Ie grenier de Wit­
~mber~t Pascal masquaot i'enrer avec Ie paravent de .
~D cabinet, robi negre dialoguant avec Ie dieu Bossum
it face blanche, c'esl Ie m~lnc phenomene, diver­
~"ment porte par les cerveaux qu'il traverse, selon
I~ur force et leur dimension. Luther et Pascal sool et
rt.-sleot grands; l'obi est imbecile.
Gilliatt o'ctait ni si haut, ni si bas. C'ctait un pensiC.
Rien de plus.
II yoyailla nature un pcu elrangemenl.
De ce qu'il lui etait arrive plusicurs fois de trouver
dan" de reau de mer parraitement limpide d'assez gros
aoimaux inatteodus, de formes di\'erscs, de l'cspecc
m~,lu~, qui, hors de I'eau, resscmblaicnt i du cristal
mou, et qui, rejetes dans reau, s'y confondaient avec
'~ur nlilieu, par I'identite de diaphaoeite et de coulcur,
au point d'y disparaltre, il concluait que, puisque des
tran5pareoce~ vivantes habitaienl reau, d'autres transl.arence'\,
egalement vivantes, pouvaienl bien habiter
'·air. Lc~ oiscaux De soot pas les habitants de l'air; ils
~n 'C,ntles amphibies. Gilliatl ne croyaiL pas a l'air de­
~rt. II disait : Puisque la mer est remplie, pourquoi
I·almo~pbere serait-elle vide t Des creatures couleur
dtair s'effacement daDs 18 lumierc el echapperaicnl a
notre rtagard; qui nous prouve qu'il o'y en a pas?
L·.oalo~ie indique que l'air doit avoir scs POiiSOOS

., LE5 TRA l AILLEC'RS DE L"\ lIEB.
comme la mer ales siens; ces poissons de rair scraient
diaphanes, bienCait de la prevoyance crealrice pour
nons comme pour eux; laissant passer Ie jour it travers
leur forme et ne faisant point d'ombre et n'ayaot pas
de silhouette, ils resteraient ignores de OOUS, el nous
. o'en ponrrions rien saisir. Gilliatt imaginail que si I'on
pouvait mettre la terre it sec d'almosphere, et que si
}'on pccbait l'air comme on peche un etang, on y trouverait
une foule d'etres surprenants. Et, ajoulait-il
dans sa re,gerie, bien des cboses s'expliqueraient.
La re,·erie, qui est la pensee a retat de nebuleuse,
confine au sommeil, et s'en preoccupe comme de sa
frontiere. L'air habite par des transparences ,·i\9antes,
ce serait Ie commencement de rinconnu ; mais au dela
s'ofYre la vaste ou,gerture du possible. La dtautres etres,
la d'autrcs raits. Aueun surnaturalisme ; mais la continuation
occulte de la nature infinie. Gilliatt, dans ce
desreuyrement laborieux qui etait son existence, etait
un bizarre observateur. II allait jusqu'a obseryer Ie
sommeil. Le sommcil est en contact a,gec Ie possible,
.
que nous nommons aussi l'invraisembiable. Le monde
nocturne est un moude. La nuit, en tant que nuit, est
un universe L'organisme materiel humain, sur lequel
pese une colonnc atmospherique de quinze lieues de
baut, cst fatigue Ie soir, il tombe de lassitude, il se
couche, il se repose; les yeux de chair se ferment;
alors dans cette t~te assoupie, moins inerte qu·on ne
croit, d'autres yeux s'ouvrent; I'Inconnu apparait. Les
choses sombres du monde ignore deviennent voisines
de l'homme, soit qu'il y ait communication veritable,

'oil que les lointains de l'ablme aicot un grossisse­
Ineot ,"isionnaire; il semble que les vivants indistincts
.Ie respaee ,·ienoent DOUS regardcr et qu'i1s aient une
.·uriu,ite de nous, les ,·j,·ants terrestres; uoe creation
fanlome monte ou descend ,·ers DOUS et nous c6toie
.Jalls un crepu~cule; devant notre contemplation spectrale.
une ,·ie aulre que la notre s'agrcge et se desa­
;..'Tt~~e, composee de nous-m~mes et d'autre chose; et
Ie dOrDlt.'ur t pas tout a fait ,·oyant, pas tout a fait io­
.·un't-ienl, enlre,·oit ces animalitcs etranges, ces ,.e­
=:t:lations exlraordinaires, ces li\'idiles terribles ou
~ luriantes, ces lar~es, ces masques, ces figures, ces
hydres, ces conCusions, ce clair de lune ~ans lune, ces
tJl, ... curl·~ decompositions du prodige, ces croissances
... t ce§ dccrois~aoccs dans une epaisseur trouble, ces
n .• ttaisons de formes dans les tenebres, tout cc mytere
1ue nons appelons Ie songe et qui o'est autre chose
lue rapproche d'uDe realite ioyisible. Lc r~ve est
raquarium de 1a Duit .
•.\ioc;i soogcait Gilliatt.

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~E IIAUVAISE RtpVTATION. 431
aulres a une a~te de poisson; les autres a un crocodile
qui boil.
A rextrcmite de la banque du Bu de la Rue, il y
a,"ail une grande roche que les p~cheurs du IIoumet
appelaient la Come de la B~te. Celle roche, sorle de
pyramic.le, ressemblait, quoique moins elevee, -au pinacle
de Jersey. A maree haute, Ie Rot la separait de
la banque, et la Corne etait isolee. A maree basse, 00
~. arri,·ait par un isthme de roches praticables. La curi()~ile
de ce rocher, c'etait, du c6te de Ia mer, une
··.urle de chaise oaturelle creusee par Ia vague el polie
"ar 1. pJuie. Celte chaise etait trattre. 011 y etait in­
~t·n!'iblement amene par la beaute de la vue; on s'y
arr~lail « pour ramour du prospect ., comme on dit
a Gueroesey; quelque chose vous rctenail; il y a un
rlsarme dans les grands horizons. Cette chaise s'offrait ;
•.olIe raisail une sorte de niche dans la fa~ade a pic du
ru(-her; frrimper a celle niche etait Cacile t la mer qui
ra,-ajl taillce dans Ie roc avaiL etage au-dessous et
(-")mmoflement dispose une sorte d'escnJier de pierres
J.latc~; I'ablme a de ces pre,penances, defiez-vous de
,•. ~ polil'~sses; la chaise tcntail, on y montait, on s'y
cI'~yail; 18 on etait a raise; pour siege Ie granit use
f·t arroodi par recume, pour accoudoirs deux aoCractuu-.ites
qui semblaient (aites exprcs, pour dossier
t·Jute la haute muraille verticale du rocher qU'OD ad­
Dlirail au-dessus de sa ~te sans penser a se dire qu'il
'-4 l1 rail imp')!;!'lible de l'escalader; rieo de plus simple
flue de s·oublier dans ce rauteuil; on dccouvrait toute
t. mer, on voyait au loin les navires arriver ou s'cn

138 lES TRAf .. \ILLECBS DE LA. MER.
aller, on POUyait suiue des yeuI une yoile josqu~a ce
qu'elle s'enCon~at 8U dela des Casquets sous la rondeur
de l"ocean, on s·emerveillait, on regardait, on jooissail,
on sentail Ia caresse de Ia brise el du Oot; il
existe il Cayenne un yespertilio, sacbant ce qu'iI fait,
qui YOUS endort dans rombre 8yeC un doux et tenebreux
baltement d'ailes ; Ie vent est celle cbauye-souris
inYisible; quand il n'est pas r8yageur, il est endormeur.
On contempiait Ia mer, on ecoulail Ie Yent, on
se sentail gagner par l'assoupissement de l'extase.
Quand les yeux sont remplis d'on exces de beaule et
de lumiere, c g est une ,-olupt.e de les fermer. Tout it
coup on se re,·eillait. n etait trop tard. La maree 8yait
grossi peu it peu. L·eau en,-eloppait Ie rocher.
On etait perdu.
Redoutable blocus que celui-ci : Ia mer montante.
La maree croit iosensiblement d'abord, puis ';0-
lemment. Arri,-ee aUI rocbers, la colere la prend, eUe
ecume. ~ager ne reussit pas loujours dans les brisants.
D'excellenls nageurs s'eiaienl noyes a la Come
du Bti de la Rue.
En de certains lieux, it de certaines beures, regarder
Ia mer est un poison. C'est comme, quelqueCois,
-er une femme.
-c tres anciens babitants de Guemesey appejadis
cette niche fa~onnee dans Ie roe par Ie
~ Chaise Gild-Holm-'Ur, ou Kidormur. Mot celle,
- que ceux qui savent Ie eelte ne comprennenl
I - -, que ceux qui savent Ie fran~ais compreonent.
t rt-meurt. Telle est la traduction paysaooe .
•

f)n t"~t
[ S B ]I A r \. A I S E R t p r TAT 10:( • I 39
libre de cboisir entre celle traduction, Qui­
.'t,rt-,n,"lIrl, ella traduction donoee en 1819, je croi~,
lan, r.4""ori,-a;n: par lI .. Atlu?nas. Selon eel bonor.lt·lt'
celli~nt, Gild-Ilolm-'t"r ~ignifierail Iltlltt'-u­
Irf'flpt'H oi~alLX.
II exi~le
it Aurigny une autre chaise de ce ~ellre,
i U "•• n nomme la Cb8i~r-au-Moine, si bien cOIlCectiollIJce
; :Ir Ie Out, et 8\·ec une saillie de rot.'he ajuslee si a
i· ... ·I~·S, '1u•OO pnurrait dire que 18 mer 8 la complai­
... an,·~ de \"Ou~ mettre un tabouret sous le~ pieds .
.\u plein de la mer, it la maree baute, 00 n'aperce­
\ .lil plus 18 cb8i~e Gild-Holm-'er. L'C8U 18 rou,9rnil
•. ntittremeoL
La chaise Gild-Holm-'er etail la ,·oisine du Bu de la
l;lJ\~. Gilliatt la connaissail et s'y a~~('yait. II venait
'4tu\t!nt Ia. lIeditait-il? Non. Nous \·enon~ d(' Ie dire,
.1 c.ungeait. II De s(' lai"~ait pa!; ~urpr('ndr(' par la
nJ.lr~~.

I
'J[ \GllLE [I (O~SLIE~LE TI~ "QlILlE
JI~"" L."llji~"rry,. rhOllltll~ Dt.lal.lt.- tit' 5aint-Salllp­
,. ·t 9 ~t.lit un Dlalh:·lol l~rriLle. II 3,-ait ltt'all~vup Il~l'·i­
;; ~ .... II 3\ail etc mOUS'~t \·uilit~r, ~al.it"r9 litllonit'r,
." .!. ~n.--m",it ~, n)ait~ d-cljuipa;c, pilotl", pal~)ll. II
~-:.d..t maiDl~·naDl armalcur. II o'y a,-ail pa, UI1 3ut~
L !l.UJ~ ~o(nmc lui pour sa,·oir la nh~r. II etail illtIVpide
~ .J ~ ~U\-~·td;~i. Dans les eros ll-U1P~ il s· ~ll alt.lil Ie
1 u; .j~ la gre\"e, reh"8Nanl a rht)rilon. QU·l"~l~"~ qUl'
(·.·--t '1ut:' c;a la-bai! il y a qu~lqu·un en reill~. C·l·sl un
(i£ J ... ~~ma~~ de "·l'ymoulh, c -esl un cuutre c.I·.\urie"'uy,
( .. -.--,t une bi"quine de Courseulle, c· e~l Il- yal"h t d· un
I"r I. (-est un 8oglais, c· est un frant;ais, c· est un pau\Te,
C·t:'it un ricbe, c·esl Ie diable, n·imporle, il s3ulail
'!.1U~ une bar-Iue, appelait deux ou trois ,"aillants
L.,mm~s, s·eo passail au besoin, faisail rcquipe it lui
l'.lut seul, delachail I'amarre, prenait la raDle, pou~it
eo haute mer, monlait et descent.lait et remolltait dans

t'~
LES TBAVAILLH(;RS DE LA MER.
•
les creux du Oot, plongeait dans rouragan. alIait au
danger. On Ie ,·o}·ait de loin dans Ia rafale, deboot sur
I'embarcation, ruisselant de pIuic, m~le
aUI eclairs,
8,gec la face d'un lion qui aurait une criniere d'ecume.
II passait queIquefois ainsi toute sa journee daDS Ie
risque, dans la vague, dans la grele, dans Ie '·ent,
accostant les nayires en perdition, sauvanlles hommes,
s8u,·ant les chargements, chercbant dispute a la tempete.
Le soir il rentrait chez lui, et tricotait une paire
de bas.
II mena cette vie cinquante ans, de dix ans it
soixante, tantqu'il fut jeune. Asoixanteans, il s'aper~ut
qu'i1 nc levait plus d'un seul bras renclume de la forge
du Varclin; cetle enclume pesait trois cents livres; et
tout it coup il fut fait prisonnier par les rhumatisnles.
II lui fallut renoncer it la mer. Alors il passa de rage
heroIque it rage patriarcal. Ce ne fut plus qu'un bonhomme.
II etait arrive en m~me temps aux rhumatismes et
it l'aisance. Ces deux produits du travail se tienoent
volontiers compagnie. Au moment ou ron devient riebe,
on est paralyse. Cela couronne la vie.
On se dit : jouissons maintenanl.
Dans les iles comme Guernesey, la population est
composee d'hommes qui ont passe leur ,·ie a faire Ie
tour de leur champ et d'hommes qu ont passe leur yie
a faire Ie tour du monde. Ce sont les deux sortes de
lnboureurs, ceux-ci de la terre, ceux-Ia de la mer.
l\less Lethierry etait des derniers. Pourtant il connaissait
la terre. II avait eu une forte vie de travailleur. II

IIESS LET BIERR r.
.'1
avail \"oyage sur Ie continent. II avaiL ete quclque temps
charpentier de navirc a RocheforL, puis a Cette. Nous
,"ellons de parler du tour du monde; il avait accompli
IOn tour de France comme compagnon dans la charpeoterie.
II a,·ait travaille aux appareils d'epuisement
des salines de Franche-Comle. eet honncte homme
.\ail eu une ~ic d'a,·enlurier. En France il avait appris
a lire, it penscr, a ,·ouloir. II a\9ait fait de toul, et, de
lout re qu'il a,·ait fait, il avait extrail In probite. Le
(,'otl de sa nature, c'etail Ic matelol. L'enu lui appar­
It-nail .. II disail: Les poissons sont chez moi. En somme
loule SOD existence, a deux ou .trois annees pres, avait
~te donnee it l'ocean; jt'lle It r tau, disail-il. II avait
Da\·i~rue dans les grandes mers, dans I'AtJanlique et
dan" Ie Pacifique, mais il prercrait la Manche. II
,.. t~~riail avec amour : C ~,t (eelle-l4 qui tIt rude! II y
~lail De et voulait y mourir. Apres avoir fait un ou
dt·ux lours du monde, sachanl il quoi s'en lenir, il etait
re'.'nu it Guerne~ey, el n'cn avail plus bouge. Scs
~(J~ a;:t?s dcsormais elaicnt Gran,pille cl Sainl-}Ialo.
lIess Lethierry etait gucrncsiais, c'cst-a-dire nor­
Dlan.l, c·esl-a-dire aoglais, c'est-a-dirc frant;ais. II avait
~n lui cetle palrie quadruple, immergce el comme
Duyce dans sa grande patrie rocean. Toule sa vie et
Ilartuul, il a,-ail garde ses m(curs de pcchcur normand.
f~la ne remp~chail point d'ouvrir un bouquin dans
r.}C ..... a'ioD,de se plairc a un li\"re, de savoir des noms
,jc philosopht.)~ et de pocles, eL de baragouioer un
r"·u loul~s les langoes.
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If'III, Ii" 1/, mIl. lUI r'," I,' A.' L.1 1:1.t :- l!llir.l.i. ~n ~l.tU~
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,.{-:r,/LJ l.I~· ,.:.~r."1 1!~~~I:~t .=:t ~:t:..f~a.nL ~n fait ,I~ p~tites
(I,: .. f. ~ r, l .. , ".~i.,~·o\ .. ~~ o:a.n a. l!li~ lar:;e ~patule couI~ur
:,(·.;t~("J, 1~r.;Ut, ma.~~I)~ ~()ljr la l~.;..;ret~ et tenaille pour
J,t (·".r,~~~(~, f!t (:a~~ait on ~ave ~n tumbant dessus,
rio tt r(.~~(!,
II fI'~ ~·r:rait jarnaj~ marie. 11 n·avait pas Toulo 00
r,a~ f,r(,uv/:., (~!Ia tf!nait peut-etre it ce que ce matelot
J~r/.f/~,.d',it, It df~~ mains de duchesse. On De renconlre

MESS LETBIERRY. ..7
f!'Ut~r~ de ces mains-lit dans les p~cheuses de PorIJ.ail.
On raronlait pourlant qu'il Rocherort en Charente,
il 3\ait jafli" fail la trou,·aille d'une grisctte reali"3llt
~un i.J.~al.. C"ctail une jolie fiUe ayant de jolie~ mains.
D!.· Illt-cli,ail cl c~alignait. II ne CaUait point ,,'at­
L'lu(-r it cUe. GrifTes au hc"oin, ct d'une proltl-cte
~"lui'('. !'(:,s onE:des ctaient ~ans reproche eL ~ans
r .. our. Ct'~ rilarmants ongl('~ a,·aient enchante Lethierry,
loui, I'a\aient inquicte; el, rrai~nant de De p35t t'lre
un jour Ie maitre de sa maitre~~e, iJ s'ctait derhlc a
n·" Itc.int mcner par-de,·ant monsieur Ie maire cetle
a ·1)' ., J rt · t t (' •
l- lUll autre foi~, a Auri~y, une fille lui avail plu. II·
~ .. n,:c·ait aux epousailles, quand un habitanl lui tlit :
J, roll. fil;' ,,,on rompliln,nt. '''ou, aurtz Id line bOIlIlt'
b ",NI ;,'r,-. II se fil ex pliquer I' clog-c. A Aurigny, on a
UUe- mo.lc. On prend de la bouse de ,·ache ct on 18
jt·tte rOlllr~ I£'s murs. II y a une manicre de la jctcr.
QU;UI.t (,lie e~l ~cche, clle tombc, et 1'00 se chaufTe
a'· .... c .. ",.'Ia. On appelle ces hou~cs scches des I'·Olj);IIlLl'.
(to n·'~ltou"e une fille que !\i elle est bonne bousclicre.
Le lale'llt mit Lelhierry ~n fui te.
I,u rc~te il 8,"ail, eo matiere d'amour, ou d'anl0u­
~ltt·, une bonne gro~se philosophie paysanne, une
&.:lZ'·--sc de matelol toujour~ pris, jamais enchaillc t et
il st' ~anlait de s'elre, dans sa jeuncs~e, aiscmcot
l:Ji.'c vaincre par Ie • colillon -. Ce qu'61l nomnlC
3ujl)ur.lhui une crinoline, on l'appelait alors un cotil­
IuD. r~la signifie plus et nloins qu'unc femme.
Ces rudes marins de l'archipel Dormand out ..It!

. ~
L£5 rl...1TA.ILLBCBS·DE LA IlEB •
~ - .
.- -.-.:::-r.,- ~-:n~ leus savent lire et lisent. On voille
.. - -
- _ .... .i~\..!:~ !~ r~tits mousses de huit ans assis sur un
... --- ,.
~ :..:.:~- .. i:: .:-:: C'.:.r.!~~ un liue a la main. De tout temps
.. -
,_ • ..;. ~.i--.=5- ~~a!1.!:s ont ete sardoniques, et ont,
... -. ~ ..... -::.-' ."".: '::': :l~:. «-... I11&i. fait des mots. Ce rut rUD
.. ._. -,_ :-:: :.~ ~ !:.~ ~~ ~1I~~riF
.........
el.. qui jeta a Montgomery,
... ..::..:. l. ;r~~'Y J.;~ S4~n malencontreux coup de
III ,,- -
': .~. • :: ~ -.::-:' ::. !l:~:~ ~.:'5trc'phe : Tlt~ folie II caut
..........
_.. ~ .... _..,.[ L ~ -;.:! ~~:..~ .. T(tuzeau y patron a Saint-
~ ... -, ..- :--.-.:' J. :~ ~ ~t:m!:uur
...
philosophique, attn-
~ ..""" .....-
. -' • - .-1{:'. -~ '-..,i--r::.o; .. --tprt.~ III mort le, paP'S
:- .. -- .
~_ .... JL" •. ,,_ .... ~":.... --
. , .... "' _ l';~ ··.... s r: .:'., s ....-(I ,_.... d.«-rinu,mt rirORI.
... - .

lIBSS LETlIIEBBY. .49
III
L.\ \'IEILLE L.\~GIjE
DE MER
Ct~S marios des Channel Islands soot de vrais ,·ieux
;3uluis. Ces ilest qui 8ujourd t bui stanglaisent rapidern..-nl,
~onl reslces longtemps aUlochthones. Le paysan
IJ~ Scrk parle 18 langue de Louis XIV .
•
11 y a quaranle ans, on relrouvait dans la houcbe
·J.·s Inalclols de Jersey et dtAurigny l'idiome marin
• la~--illue. On se fuL eru en pleine marine du dix­
'.·pticDle siccle. Un archeologue spccialisle clil pu
'f·nir cludier lil ranlique patois de manreu\'rc et de
l'.ltaille rugi par Jean Bart dans ce porte-\·oix qui
l"rrifiail ramiral IIidde. Le vocaculaire maritime de
It." pcre~t pre~que entierement renouvele aujourd'hui,
.:lait encore usilc a Guerncsey vcrs 1820. Un na\'ire
'lui tieot bien Ie ,"cot etait c bon boulinier - ; un na,·ire
'lui §e range au vent presque de lui-m~mr, nlalgrc
~~ voiles d'avant et son gou,·ernail, etait un c vais­
...·3U ardent -. Entrer en mou\'ement, c'clait • prendre
aire -; meltre a la cape, c'ctaiL « capeycr - ; amorrcr

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'1111111,,1. tr .. ~ ~:.t .. f_~-4j~_\-t:!;t ~~a.:t t;~~ c f~.L(..--\·el:tt? ».
I J,. t, ,·t!..IJI,

MESS LETHIERR\·. 454
- BfUU It 6i"t! - Un matelot de Gran'''ille disait
dl~ja k (lim, qu'un malelot de Saint-Aubin ou de Saint-
8amp~D disait encore Ie ctlllal tU pouliot. Ce qui elait
bt'ul ,r IIloft,t it Saint-Malo etaiL it Saint-IIelier ortill~
d' JI". Mess Lethierry, absolument comme Ie duc de
'-i\onoe, appelait la courbure conca'''e des ponts la
1""IIITt' et Ie ciseau du calfat III palaraut'. C'est a,-ec ce
l·i/arre idiome entre les dents que Duquesne battit
Ru~ter, que Duguay-Trouin battit \\"asnaer, et que
Tour,·ille en 1681 embossa eo plein jour la premiere
~&l),·re qui bombarda Alger. Aujourd'bui, c'est une
l.aU~ptle morLe. Ltargot de la mer est actueUement tout
autre. Duperre ne comprendrait pas SulTren.
La laogue des signaux nc s'esl pas moins trans­
(, .mlee; et il y a loin des quatre Oammcs rouge,
1.1.1nrhe, bleue et jaunc de La Bourdonnais aux dlxhuil
pavilions d·aujourd'hui qui, arborcs deux par
d.·ux, trois par trois, el quatre par quntre, ofTrent BUX
t,.-'uios de la communication lointaine soixanle-dix
mille combinaisons, ne restent jamais court, el, pour
aiD~i dire t prevoient rimprevu.

t5t
LHS T RAV AILLEURS DE LA lIBR.
IV
ON EST VULNtRABLE DANS' CE QUtON AIME
Mess Lethierry avait Ie creur sur la main; une large
main et un grand coour. Son defaut, c'etait cette admirable
qualite, la confiance. II avait une fa

MESS LBTHIERRY.
hourhe d·UD homme, oi dans Ie grondement d'un
nuage. n p8!'sait outre. II De permettait point qu'on Ie
n:rusat. De 18 SOD en~tement dans la vie et SOD intre­
Jtidit~ sur rodao.
II assaisonnait volontiers lui-m~me sa soupe au
I·ui~"on, sachant la dose de poivre et de sel et les
IHlIrbes qu 9iJ Callait, et se regalait autant de la Caire
'Iue de 18 manger. Un ~tre qu'un suroit transfigure et
lJu·une redingote abrotit, qui ressemble, les che,·eux
au teot, a Jean Bart, et, en chapeau rond, a Jocrisse,
;:au(·he a 18 ~ille, elrange et redoutable 8 la mer, un
do.;; de portefaix, point de jurons, tres raremcnt de la
,-. -litre, un pelit accent trcs doux qui dc\"ient tonncrre
·I..n ... un porle-~oix, un paysan qui a 1u I'Encyclopedie,
un rueme~iais qui a vu la revolution, un ignorant tres
""3I1l, aucune bigoterie, mais toutes sortes de visions,
(.lu-- de Coi a 18 Dame blanche qu'a la sainle Vi~rge, la
(t ·rme de Polypheme, la logique de la girouette, la
\t.).. nle de Christophe Colomb, quelque chose d 9 un
taurrau et quelque cho!'e d'UD enfant, un nez presque
I dmard, des joues puis~antes, une bouche qui a toutes
~.~ dents, un Croncement pnrtout sur 18 figure, une
fa.-p qui semble avoir cle tripotee par la vague et sur
LS'IUt:lIe la ro~e des vents a lourne pendant quaranle
an~t un air d·orage sur Ie front, une carnation de roche
··n (.lpiDe mer; maintenant mettez dans cc ,·i!'age dur
un rf'~ard bon, vous aurez mess Lethierry. .
I~S5 Lethierry avait deux amours : Durantlc ct
Dcruchetle .
t53

LIVRE TROISIE~IE
DURANDE ET DERUCHETTE

J
BA81L ET FUMtE
Le corps humain pourrait bien n'~tre qu'uoe appar.·Of't'.
II cache notre realite. II s'epaissit sur notre
IlJrniere ou sur notre ombre. La realite, c'est rome.
A ,tarter absolument, notre visage est un masque. Le
'-rdi homme, c'est ce qui est sous l'hommc. Si }'on
aJ.crce,·ait eet homme-Ii, tapi et abrite derriere cette
i:lusion qu'on Domme la chair, on aurait plus d'une
~tJr"rise. L g erreur commune, c'cst de prendre l'etre
~'tcrieur pour r~tre reel. Telle fille, par cxcmple, si
('II la ,-oyait ce qu'elle est, apparaltraiL oiseau.
l·o oiseau qui a la forme d'une fille, quoi de plus
f·'fJui'! Figurez-vous que vous ravez chez '·ous. Ce
'fllra DcrucheLle. Le delicicux ~lre r On serait teotc de
I,,, .Iire : Bonjour, mademoisclle 1a bergeronoctlc. 00

.58 LES TBA T' AILLEt:'BS DE LA )lEa.
ne ~oil pas les ailes, mais 00 entend Ie gazouillement.
Par instants, elle cbaote. Par Ie babil, c 9 est ao-dessous
de rhomme; par Ie ebant, c·est au-dessus. n }9 a Ie
myslere dans ce chant; one Yierge est one enveloppe
d'ange. Ouand la femme se fait, range s'en va; mais
plus lard, il rerient, apportant one petite &me a la mere.
En attendant la vie .. ceUe qui sera mere un jour est
tres longlemps on enfant, la petite filIe persiste dans
la jeune fille, et c'esl une Cau~elte. On pense en la
voyant : qu"elle est aimable de ne pas s·envoler! Le
doux etre Camilier prend ses aises dans la maison,
de branehe en branche, c'est-it-dire de chambre en
chambre, entre, sort, s'approche, s'eloigne, Iisse ses
plumes ou peigne ses cbe\"'eux, fait toules sones de
petits bruits delieats, murmure on ne sait quoi d'ine(­
Cable il ,·os oreilles. II questionne, on lui repond; on
I'interroge, il gazouille. On jase a,·cc lui. Jaser, cela
delasse de parler. eel etre a du ciel en lui. C'est une
pensee bleue melee it volre pensee noire. Voos lui
savez gre d'~tre si leger, si fuyant, si echappant, si
peu saisissable, el d'avoir la boote de De pas ~tre invisible,
lui qui pourrait, ce semble, etre impalpable. Icibas,
Ie joli, e'est Ie neeessaire. II y a sur ]8 terre peu
de fonctions plus importantes que celle-ci : etre charmant.
La foret serait au desespoir sans Ie colibri.
Degager de 18 joie, rayonner du bonheur, avoir parmi
les choses sombres une exsudation de lumiere, elre la
dorure du destin, etre l'harmonie, etre Ia grace, etre
la gentillesse, c'est vous rendre service. La beaute me
fait du bien en etant belle. Telle creature a cette

DORAND! HT Dt RUCHETTE.
f39
(t~('rie d'~tre pour lout ce qui 1 g entoure un enchaote­
D)t~nt: queJquefois elle o'en sait rien elle-m~me, ce
o-eo e~t que plus souveraio ; S8 presence eclaire, SOD
appro~hc rechauffe; elle passe, on est content; elle
s earrt'le, on est heurcux; la regarder, c test ,"ivrc; elle
t·~t de raurore ayant la figure hurnaine; elle De fail
(Ia" autre chose que d'clre lit, ecla suffit, elle edenise
la mai~on, il lui sort par tous les pores un paradig';
(-t'tle ('xtase, elle la dislribue it tous sans se donner
.fautr(' p('ine que de respirer it cOte d'eux. A ,·oir un
' .. tlrirt' qui, on ne sait comment, diminue Ie poids de
1.1 (-halne enorme trainee en commun par lous les
\I\ant~, (Iue voul('z-,·oqs que je '-ous disc, c'csl divin.
c.· ~ourire, Deruchette I'a,'ail. Disons plus, Deruchette
;t41il ce ~ourire. II y a quelque cho~c qui nous res­
-.-ruble plus que nolre '·i~aget c'esl notre ph~'sionoua.-;
et il y a quelquc chose qui nous resscluble plus
1'1" notre physionomie, c'est notre sourire. Deruchette
, •• uriallt, c ·etail Deruchette.
C·f»~t un sang particulicrement attrayant que celui
·f.· Jer~(ly et dc GuerDe~cy. Les femmes, les filles surtnut.
sool d·une beaute Ocurie et candide. C'cst la
l·::tUt-lu!ur saxonnc et la fraicheur normande (~ombi-
1.I.: ..--t. I)es joues roses et des regards blcus. II manque
~ f't·~ re~ards r eloile. L· education anglaisc les amortit.
f~·, yeux limpides seront irrcsisliblcs Ie jour OU la
,rw,rondeur parisienne y apparattra. Paris, heureuse-
1I,.-ol9 u'a pas encore faiL son entree dans les anglaiscs.
h.:ru("bclte n'etait pas unc parisiennc, mais D'etait pas
nita plus une guernesiaise. Elle etait Dee it ~ainl-
•

..
= .. -~-
: . ..
.~
_~ ". ___ :. .:.. _':"'6 ~ ..... ~-:.. inj\.)lent, et agressiC
~~ ~ "- _ ~: ~':. .. .:::--~~:: t"t~ut-et.re pas Ie sens
.. ~ __ ... _".. _... :.... :. -== "':... ~ -: '·lJontiers les gens
.:t.-'___ -: _~ __ -:. l._~ x_:.~ l:".!.l:'Ai~ intention. EUe
'.11:: ~ _ ~ "':. _" .:. - - -- .:.: - ... -~~ :c- 'i~'ux gentilhomme
~~.~~ ..... __ " .. ~ ~ -_to• .:. ~ ··:-Sampson, disait :
,... . ~
• o. t _op." • .... - ..
!.'\. .. '.. _::':... ::. .: _I ":.~: • -~ ~ -:. -;:~ I't'tites mains du
l._:l~ (l"lll re pattel
:L '- .. 1 _ ~ :. ~ _ '!. ~ .• ':.. ... 50- ~~, .--~ : - '\. =
.Jt -1.·_..... .-:.~: ~'t. ~ :. _ .-:- ~ ~ L ~ :l '-ai t dans toule
~ • ~"i". ... ........ ~: ... _...... :.: '.: .: ..... ~ .::... }X)ur Camille et
.. .... .. ... ~ ... . ~ .;;;.. .... - ..... ,1:. pour trarail
t-" "". .' .. - ~~ .a. ... ~ - ... --.... • ... - - - ... _ .... c, ~
,.. . ,..-
... .... .... ~ .. -." ",,\n ...... '..:.nce pour
}-",-v.. ~ ............. ~ .~ _'- .~ .... ':.. .. :-'- ""- \;'~ •• -. 4 .o..L.i.wt~,- ..
':'J~.·u:' ... ~ . '_ :.:! .... _ \. .. :. ..... '- J :!.::.1 ;-jo,: : .. _ :.~ r.a~sse creole t
~.: :t. ~ ..: .. :_
u.."": ... ~.~' .... \ ~" ,:, ~ . :! .. :..1 f"".l. ~~ taquine de
I
' , . ,. d -I
,. ...... ~ ~. '" i ~ .. ".",. I·......... ~
\:L.. . ..t •••• \. ..1' .. \. ,.,..J~ ... '-la ..... ..l ,a __ ..... _ ,A.....~. e-s tOlettes
1 'I .~. ....., ..., .........
un
'J... - , ... - )~,.tes
r-'c...~ __ ~..-....1.~" .. _, ~1':.,:,..1 ......... ~ -- .~ .L....&~\.4~'-l: 7 des
\."hd" ~d .... '\. l~ ~t .. ur--; : .. ·u:~." :- J '! :It''~ .. It? !"~··ut naif, Ie cou
a
~'u!-.t..: • • • w '. ~" • • .,.'
............ ..1.J"..
• ..... .t..~ \..", _'-.: \ ....• t,;." ~ \:.,.. _...'. h.Jl
• U ~, .. la pea u
t ~.il!J~' ' h e a \ ~~ "11~~·I'i·~t.~ .. t .. t,_O~h 'I: ..·~ ,.... ~ I'..IU'5'-~ur I·" ete, I a
b,-.u,-·L.~ -=~a!J,lc ~t Sl:U~ .. ~l ~r t:~lt~ bvu~h~ I'ado-
'-
ral"~~ et Ilj:l~·,:rt:li~ \.'idrl~
'-
Ju ~\uri~_ C·etait 141 D~ru-

DUR.\NDB BT D~RUCHHTTH. 461
Ie soul~vemcnt sinistre des flots t on ne sait queUe
D13S'-'e informe, une silhouette monstrueuse qui siffiait
tal crachail, une chose horrible qui rAlait romme une
l,t\le cL qui (umaiL comme un vole an tune espece
tt-hydre bavant dans I'ecume et Lralnant un brouillard,
et ~ roaot vers la ville avec un elTrayant battemenl
tJ.~ nageoires et une gueul e d'ou sortait de la Hamme.
(:- .~taiL Durande.
~.- &. it

tt!
LES TBA Y' AILLE[,BS DE LA ME8.
II
HISTOIBE tTER~ELLE DE L 9 l:TOPIE
C g etait une prodigieuse nout'eaule qu'un bateau it
vapeur dans les eaux de la lIanche en 182 .. Toule la
cote normande en rut longtemps effme. Aujourd'hui
dix ou douze steamers se croisanl en sens int'erse sur
•
un horizon de mer ne (ont lever les yeux it personne;
tout au plus occupent-ils un moment Ie connaisseur
special qui distingue it Ia couleur de leur rumee que
ceIui-ci brule du charbon de ""ales et celui-Ia du charbon
de ~e'vcastIe. lIs passent, c'est bien. Wellcome,
s'ils urrivent. Bon voyage, s'ils partent.
On etait moins calme it r endrojt de ces in,Yentions-lil
dans Ie premier quart de ce siecle, et ces mecaniques
,
et leur fumee etaient partieulierement mal ,·ues chez
Ies insulaires de la Manehe. Dans ent archipel puritain,
oil Ia reine d'Angleterre a ete blamee de Yioler la
bible· en accouchant par Ie ehloro(orme, Ie bateau it
• GeMle, chap. III, ven t6 : Tu enranteru avec douleur.

DURANDB BT D£RUCHBTTE. 463
vap~ur eut pour premier succ~s d'~tre baptis~ Ie
.'rll'I-Dia6/~ (Devil-Boat). Aces bons p~cbeurs d'alors,
jadi~ catholiques, desormais ealvinistes, toujours bi­
,ot'l, eela sembla ~tre de I'enrer qui flottoit. Un pr~
di."ateur local traita ceLte question: A-I-on I, droit d~
flJ;r~ Irarlliller mumble rea" ,t Ie fetl '1ue Di~11 a .Iparh·?
Cette b~te de reu eL de fer ne ressemblait-elle
pa'l a Uviathan? N'etail-ce pas reraire dans la mesure
humaine Ie chaos? Ce n'est pas la premiere fois que
l·a"C'en~ion du progres est qualifiee retour au chaos.
],1;, (011" n-rftlr grou,·'re, a6mrdill; tel avait ete
Ip verdict de l'academie des sciences consultee, au
('omm~n~ement de ce siecle, sur Ie bateau a vapeur
r·ar ~8poleoD; les p~cheurs de Saint-Samp~on 80nt
~xru~8bl~~ de n'~tre, en mati~re scientifique, qu'au
ni\'"~au des geom~tres de Paris, et, en matiere reli­
~ .... u~~, une J)f'tite tie comme Guerne~ey n'e§l pas
((Jr('t~e d'8,90ir plus de lumieres qu'un grand continent
rl.mmp I'.\merique. En 1807, quand Ie premier bateau
dt a Fulton, polronne par Livingstone, pour\ll de 18
marhine de "·ott envoyee d'Angletcrre, et monte, outre
r'':lJUipa~e, par deux rran~8is seulement, Andre ~ichaux
.. t un autre, qU80d ce premier bateau a vapeur fit son
r'rf!mier voyage de New-York a Albany, Ie hasard fit
11J'" re rut Ie Ii aotlt. Sur ce, Ie methodi~me prit la
f'3rfJlp, el dan! toutes les cbapelles les predicateurs
m'l u·lirE'nt celle machine, declarant que ce nombre
dir-"pI i-taille total des dix antennes et des sept t~tes
~,.~. chap •• , yen 6.

I.,.. L I!:; T R _\. V .\. [ L I.. Ii C ll50 0 II L _~ .. II LI_
de la b~trl .Ie l' _\.pf)t!alyp~~_
En _\nu!riqne on. invo'{11a..it
f~nnt.r~ Ie navil1lr~ il vapeur In bele de l' .\pl)eaIyp~ et
~n EJlrnpe Ul bet~ de la C~enl:",.e. La etait t,)ute la dift4~rl~n.~e.
U~ ~avant~ ;lvaient rejet~ le ba~:lu a. vapeur ~ornrn~
inlpo~~i ble; le~ pr(~tres a. lt~'lr tour le re.i~taient com m~
impie. Ll ~~ien.~~ av:tit 4~ondamne't la religion. clam. nait.
Fillton etilit nne varit~tJ d4~ LI(~it~r. L~s gens sim p I~s
d~q e.)t~~ et dt~S eamp3.e'1les adh~raient a. fa rep ro batic)n
pat le ma.lai~e fTlle leur donnait cette IltJuveaut~_
En pre~~n4~e du bateall a. vap4~Ur,. Le point d~ vue religi~llX
etait .~~ei : - LYeau et le feu ~at Wl divo~t?
f..e divore~ e~t ordonne de Dieu. On n~ duit pas d~s­
Ilnit ~e '11l~ [)i~u a uni; on n~ doit pa..~ tInir ee tlu·il a
d~~uni.. - I.e p~)lnt de vu~ pay~ t-.!tait eai : ';3 me
fait peur ..
Pour o~er a cette epo.lue lointaine Olle telle entrepri~e,
un batt~au a vapeur d~ Gu~rnese1 a Sainl-lialo,
il ne lallait rien rnoins flue m~ Lethieny. Lui seul
p()uvait Ja Cf)nce~oir comme libre pen5eur, et la rea­
Ij~er comn)e hardi marin. Son Ct)te fran..:ais eot ridee,
~()n cbte an:!lais rexecuta .
.. \ (Iuf:lle occasion! di~on5-le.

DURAN DE 2T Dt R rc II ETTB.
t6S
III
Quarante ans en~iron 8'·80t rcpoque oil s(' pass('nl
ItO, faits que nOUf; racontons iri, it y a,"ait dans In ban­
Ih'lIe de Paris, pres du mur de ronde, entre 18 Fo~seaUl-Li()llS
ella Tombe-Issoire, un lo~is suspert. C'etnit
une masurc isolee, coupe-gorgc au bc~oin. lola demcu
r:.it a'"ec sa fcmnlc el son enfant une espcre de bourt:"ui~
bandit, ancien clt'rc de pro('urcur au Cluitclet,
dtt\flDU ,·oleur toul net. II figura plus tard en ('our
.ra ',i~es. ~tte famille s 'appelait It.'~ Ilantaine. On
\tt~ ail dans 18 masure sur une commode d'acajou deux
W"''('S en porcelainc neuri~; on lisait en )eltrcs dorccs
,ur rune : .. ~ollr~nir tl'tmlilit, et ~ur I'autre : DOll d'I'Ili,,,~.
L'eofanl elail dans Ie bouge pcle-nu~lc a,·c(' Ie
,ori'lIt ll • Le pere et la mere ayanl etc de la dt'mi-bour­
~.·ui,ie, renrant apprenail it lire; on i'ele,·ait. La nlert',
donnail ·mo('hinalcml'nL
,.:alt·, presque .. cn guenille~,
cd.· reducation • it son petit, Ie raisait epelert el
,·iuh-rrompait pour aider ~Oll mari a quclque gu(ltaJ
•• ·n~t ou pour se prostituer it UII pa~sant. Pendant

~ 1~ ~ a. n.t!!.,~. ";;J~ (:;0-' ~!tUt rh~1:.IJ.!
~ir. li;-'!~arll~~..l.t ll.i..ll!!- ..iL lllll J~l;iltt :. ill.J.~; ~~.pa-
~.:u.~ ~ ~ ~:~.~ ~!!lC:I1l.C..~ Ill. k"T.~:'L:.!.Jt!r
~UWlk -IlL .e ~ i .J1 k iilik ~ mw.~ ?1!-.' 1~
_~~ ~:1::~ J.lL ~ 1.u: ~!'~:JI1DiUs=a.ur... ~ ;1-"1:. eL p-f~
~ .~r.1lli~ ~ i..I.Il¥..!ll1.. 1. :l~~~u. ~ ~ ~.L~~ 2 .... ·~ +ftll1
ilL ~~f.J .. ~~ ~ il: ~.Il. ~~.~ ::::WJL ~ ;~:.=:. 1~1iD-
J
. ~ -~~ .. -.. !.~ ~ ..... , - t .. - ... - ~ .. - J,..r. ... .., 1 1 ..
t:..: j,I_~ ~ ..--J~ _." _ea, __ _ ~.~ ..&L .-.!~_ G-.... ..... \,. ~ j4
.::..~:.:..:..r: ~.~:._~"~': :.....c..:.:.L..!J-t :.~:.L...: ':'t- ; _~ l.l..~ 1..i" ~e.
I,· ~'i- 1',·" .. ;~ ...... v -,,,,".-,~ }..... ~ .. ".. 4..:. 'llr Ie
4 .,tJ - • ~ £......A. -' _ ..J - - - _ ~ - _ - ~ ~._ ~ _ " .... &.4- -
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I _..I ~ ;..,~_- ~ T __ -.. .. ".;s:. _ _ -- '1-~ C .. ~ u&-&.L i .... t. ••-- _ \ ~"1 ~ l......lt... • l .•• • LIt:' -. L,Uj~ '-:: . rn- •
,. ~~r "'111 •• "~#rJ;- ...,..-.... _~ ~ ;; _ .. ~ ".-:t ..... ~ I~ ....... "74;" L ... _ ,~~.-,. :... ................ ~ _._ _ J-'-"--~ ~ .. ~ -t U'C' l .. 1~.-:"~"\ AaQ..l .........•• '- lll-.·a, '-
1J,,'..,:j;_1,~jt UIJ~ em jt:~t! ,j"'llll~ l.~~ a tinf1 I'as~ a\""ait
'JIJ t,l)-,JY (j~ f,,(..,i~ m~~:: IDe .. rt-titait des l"ers de la
JJl~IJn

D[,.A.~DB BT DtBCCHETTE. 167
J~5 une des fissures du mur d 9 un des cachols de
5.llnt-Joseph, i1y a une lime cachce. » n parlait avec
Ull~ 'dee lenleur. n se disail fils d'un che\"alier de
5.Lut-Louis. SoD Iinge etail depareiUe et marque a
.it...... I~tlres ditTereotes. Personne o·etail plus chatouil­
I·~ux que lui sur Ie point d'honneur; il se baltail el
tu~t. II a,"ail dans Ie regard quelque chose d 9 une mere
.j. at: tri~e .
La force servant d'en\"eloppe a la ruse, c·etail lit
RanLUoe.
La beaute de SOD coup de poiog, appliquee dans
UDt? roire sur une c-llb~;a d~ moro, avail gagne jadis Ie
(1..1: ur de Lethierry.
00 ignorait pleinemenl a Guemesey ses a'·eulures.
Dlcs etaient bigarrecs. Si les destinees out un ,·estiaire,
la destinec de Rantainc de,·ail elre ,"clue en ar-
1""luin. II a\"ail ,~ Ie monde el rail la ,;e. C\!tait un
.:ir."umoa\;gateur. Ses metiers etaienl une gamme. II
a,-ail cl~ cuisinier it lIaJagascar, ele,"cur d·oiseaux it
Sumatra, general a Honolulu, journaliste religicux aux
lIt.~ Gallal,agos, poete it Oomra,,·utlee, franc-wa-;on it
II4ilti. n 8,·ait pronoocc en cctle c.lerniere tlualile au
Grand-Gu8,"e une oraison runcbre donl les jourllaux I~
caux onl conser,oe ce fragment : c ••••-\dicu done,
kll~ ame! Dans la ,·outc azurce c.les cieux oil tu
~~n.ls mainteoanllon vol, tu rcnconlreras sallS doule
k Lon abbe LCandre Crameau du Petit-Go8,"e. Dis-lui
'Iue, grace a dis 8nnees d'cfTorls glorieux, tu as ler­
Ibiot! r~glise de rAnse-a-" eau! Adieu, genic lral1~cen­
,Iant, mac;.·. moc.lcie! • Son masque c.le franc-ula,;on Ile

468 LBS TBA '''AILLEUBS DE LA MER.
remp~chait pas, comme on voit, de porter Ie faux nez
catholique. Le premier lui conciliait les hommes de
progres et Ie second Ies hommes d'ordre. n se declarail
blanc pur sang, il harssait les noirs; pourtaot it
eot certainement admire Soulouque. A Bordeaux, en
ISI5, il a,9ait etc verdet. A eette epoque, la fumee de
son royalisme lui sortait du front sous la forme d 9 un
immense plumet blanc. II avait passe sa vie it raire des
eclipses, paraissant, disparaissant, reparaissant. C'etait
un coquin it feu toumant. II savait du turc; au lieu de
guillotine il disait nlboial. U avait cte esclave en Tripoli
chez un thaleb, et il y avail appris Ie ture a coups
de baton; sa. fonction avait etc d'aller Ie soir aux
portes des mosquees el d'y lire it haute voix devant les
fideles Ie koran ecrit sur des planchettes de bois ou
sur des omoplates de chameau. II etait probablement
renegat.
II elait capable de toul, et de pire.
II eclatait de rire et fron~ait Ie sourcil en meme
temps. II disait: Ell politique, J·e ,,'estime qw l~, gnu
inat-ceuibles aru: illfluenres. II disait : Ie 6ui's pour In
maurs. II etait plutot gai et cordial qu'autre chose. La
forme de sa bouche dementait Ie sens de ses paroles.
Ses narines eussent pu passer pour des naseaux. II
a,·ait au coin de I'reil un carrefour de rides oil toutes
sortes de pensees obscures se donnaient rendez-vous.
Le secret de sa physionomie ne pou,·ait ~tre dechiffre
que Iii. Sa patte d'oie etail une serre de vautour.
Son crane etait bas au sommet et large aux tempes.
Son oreille difforme et encombree de broussailles,

DURANDE BT DERUCHETTE. 469
~t"-nlhlail dire : ne parlez pas a la hew qui est dans eel
antrt' .
rn beau jour, it Guernesey, 00 ne sut plus oil etait
Rantaine.
L'a~socie de Lelhierry avait « file ., laissant vide
13 rai""t' de I'association.
Dans relte caisse iI y 8\"ait de l'argent a Rautaine
~dn~ doute, mais iI y a,"ait aussi cinquaote mille (rancs
a u-thit·rry.
Lethil·rry, dans son metier de caboteur et de char­
I ..·.. tit'r tie navircs, avait, en quaraole ans d'industrie
el .J Itrobite, gagne cent mille francs. Rantaine lui ell
ll
(&1I1Itorta la moilie.
lA.'lbicrry, a n10itie ruine, De Occhit pas ct songca
IIlHnl~.liatement it se rele\·er.
. 00 ruine la fortune des
e··n~ de {'lCUr, non leur courage. On comlneo~ait aIors
a parlt!r du bateau il vap~ur. L'idee vint a Lethierry
• frt"~)el' III machine Fulton, si contestee, ct de relier
('If un bateau a Ceu I'arcilipel Dormand a In France. II
J.tua son valout sur celte itiee. II y consac.·a son
ft"-..t. l • Six mois aprcs la ruile de Rantainc, 00 ,"it sortir
·Ju porl slupcfait de Saint-SampSoll un na"ire it Cu-
0'.·", rai~ant r efTct d'un ineendie eo mer t Ie premier
'-l.·aIDcr qui ail naviguc dans la llanche.
~ balt-au, que la baine el Ie t1cdain de tous grati­
IJ' "·ot immcdialement du sobriqu(,t c la Galiolc i1 Leti
•••·rry ., s·annoo~a comme dc\"aol fuire Ie s('rvicc
rt:~~li"r de Guerncsey a Sainl-llalo.

17\) LES TBAl"AILLECaS DB LA MER.
IV
Stlrl DE L·BISTOIR& DE L'UTOPIE
La lloho~~ on l~ comprenJ de reste, prit d'abord
t~vrl w\o\l, T,,)u~ l~ propri~taires de coutres faisant Ie
Yv~a~\~ ,,It' rilt.~ ~u~~ru~iai~ a la cote fran~aise jeterent
It.~~ h,\uts ,,~ri~ .. ll~ ll~llvu~~reut c~t attentat it l'ccriture
saiutt~ \~t a h.'ur wOlll)pol~. Qu~Iques chapelles fulmi­
U~f\~ut. l· u r~~~l~'ud~ UOUlW~ Elihu, qualifia Ie bateau
a "ap~'ur ~ llU libt'rtiua;~ J). Le na\"ire a yoiles Cut de­
\·lal·~ vl·th"h.l~J~~ .. Ou "'it lli~tiu~tem~nt les cornes du .
diabl\'~ ~tlr la t~tt~ d~s. b-,,~u[5- que Ie bateau a ,·apeur
app\..!-ta.it tlot d,,'bar'luait .. C~tt~ protestation dura un
tt'LUp~ rai~l)nlla~t\.lo. l~~p~lldallt p~u a peu on finit par
s'ap\'l,·\'\"\)it& qu~ ~~$ b\.~ur~ art·i¥ai~ut ~moins fatigues,
t~t S~ ~l'ud~i(·llt mi~ux,. Ia \iaut.l~ etant meilleure; que
l~~s ri~qlh.'S llt~ w~r ~La.i,-\ut woinllres pour les hommes
aussi; qut.' ~t~ pa~~~~,. Wl)ius ~t)utttUX, etait plus sur et
qU\lU partait a hl'ure the et qu'on arrivail
plus ~l)Urt;
a ht'lLr~ 6-,\:" ~ qu~ It' p")isSllU. yo~·ageant plus ,-ite, etait
plus ft"ai$~ ~t qU\.Hl POU'"ait J~~l)rUlais d~\-erser sur les
war,:h~s frall\ai~ r t'xct:Jallt ll~s grand~s peches, si ereqUt'ut~s
it GUt'ru~'~~y; qu~ I~ b~u.rre des admirables

DURAN DB IT D£RUCHBTTB.
\"at·bes de Guemesey (aisait plus rapidement Ie trajet
dans Ie Devil-BoaL que dans les sloops a ,'oile, et ne
perdait plus rien de sa qualite, de sorte que Dinan en
demandait, et que Saint-Brieuc en dcmandait, et que
R..-noes en dcmandait; qu'eofin il y avail, grace it ce
qu'on appelait '" Caliote ~ LelAierry, securite de
\"oyage, regularite de communication, va-et-vient facile
el prompt, agrandissement de circulation, multiplication
de debouches, extensioo de commerce, et qu'en
somme il rallail prendre son parti de ce Dc,·il-Boat qui
\"iolait Ia bible et eorichissait rile. Quelques esprits
Curts se hasanlerent a approu\"er dans une ccrtaine
Dlcsurc. Sieur Landoys, Ie greffier, accorda son eslime
a ce bateau. Du reste, ce ful impartialite de sa part,
car il n'aimait pas Lelhierry. D'abord Lcthierry etait
me--s cl Landoys o'etait que sieur. Ensuitc, quoique
greffier it Saiol-Pierre-Port, Landoys etait paroissien
de 8aint-Sampson; or ils o'etaicot dans la paroisse que
deux hommes, Lelhierry et lui, n'ayant point de prcju­
(;C~; c' etait bien Ie moius que run delestat l' autre. £lre
du OIeme bord, eela eloignc.
Sieur Landoys oeaomoins eut rhonnctete d'approu­
\t-r Ie bateau it vapeur. D'8utres sc joignirent a sieur
Lan.Joys. Inseosiblement, Ie fail monta; les faits sont
uoe maree; el, avec Ie temps, avec Ie succcs continu
ct croissant, .,'cc I'c,-idcllcc du ser,-icc rcndu, l'aug­
DlcotatiOD du bien~lrc de tous elant cOllstalee, il ,oint
un jour oil, quelques sages exceptes, .tout Ic moude
a.Jmira « la Galiolc a LClhicrry ».
00 radmirerait moins aujourd'hui. Cc steamer trll
t7t

1;-1 LE5 TBAt""\ILLErB~ DE LA .ER.
T a quarante ans ferait S6urire DOS ronstructeors actuel5.
Celie men-eille elail ditfonne; ce prodige etait
infirme.
De nos grands steamers lran5atlanliqoes d"a present
au hateau it roues el it f~u que Denis Papin fit
manf.fu'-rer sur la Ful.Je en 1;01, il n·ya pas moins de
distance que du yaisseau a trois pools Ie Jlon/~~llo,
long de deux cents pieds, 1a~~ de cinquante, ayant
one grande l"ergue de cent quinz.e pieds, depla~anL un
poids de trois mille tonneaux, portant ooze cents
hommes, cent ling! canons, dix mille boulels el cent
soixante paquets de mitraille, ,·omissanl it chaque bordee,
quand il combat, trois mille trois cents livres de
fer, el deployanl au ,-ent, qnand il marche, cinq mille
six cents melres carres de toile, au dromon danois du
deuxieme siecie, trou,"e plein de haches de pierre,
d'arcs cl de massues, dans les boues marines de 'Vesler-Salrup,
et depose it l'hotel de ,;lle de Flensbourg.
Cent ans juste d'intervalle, li07-180i, separent Ie
premier bateau de Papin du premier bateau de Fulton.
c La Galiote a Lethierry » etail, it coup sur, un progres
sur ces deux ebauches, mais etait noe ebauche ellemcme.
eela ne I'empechait pas d'elre un cher-d'reuvre.
Tout cmbryon de la science offre ce double aspect :
mODstrc comme Cretus; .merveille comme germe.

DUBA~DB tiT ntRucHBTTH. .71
v
LE BATEAU-DIABLE
• La Galiote it Lethicrry • n'etait pas matce scion
If' point "clique, ct ce n'elail pas lit son defaul, car
'."·'l une des lois de 18 construction navale ; d'aillcurs,
Ie o8\-irc ayant pour propulseur Ie feu, la ,poilure etait
r~"·."t!s-;oire. Ajoulon!; qu'un navire it roues e!;t presque
lIl'(~nsible a 18 voilure qu'on lui met. La Galiote ctaiL
(rlJl' courte, trop ronde, trop ramassee; eUe a,'ail trop
·h· j()ue et trop de hanehe; la hardiesse n'a,'ait pas etc
Jll~lu·a la (sire leg-ere; 18 Galiote avait quelques-uDs
'!t''- inCOD"enienls el quelques-uocs des qualilc s de la
(t.tn~. Elle languait peu, mais roulaiL bcaucoup. Lc!;
latl1Lours etaicnL lrop bauls. Elle avait lrop de bau
r·.ur!\8 lon~ucur. La machine, massive, I'eocombrait,
tl, pour rcodre Ie na"ire capablc d'uDe rorte cargai­
~·Jn, 00 a\-ait dli hnusser dcmesurcmcnL la muraille, ce
'I·,i duooail a 18 Galiote it peu pres Ie dcfaut des ,"ais­
't"tlUX de soix8nte-qualorzc, qui soot un gabarit b~it.sr.l,
et qu·il faul rascr pour les rcndre battants ct

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... ~ r~!4~[,.~t ct EUa fM ~ ~li\""~
Jlar-d~~~u~ Ia ba.'Te d"a.rcas~. i)e.ux

DURANDB BT~ DtRUCHBTTB.
4i5
canol", esperes de youyous, etaient suspendus aUI
pi~tolets. Le navire avait quatre ancres, la grosse ancre,
la ~e('onde ancre qui est l'ancre travailleuse, fl1Orlting-
1l1l,.Aor, et deux ancres d'affourche. Ces quatre ancres,
mouillees avec des chaines, etaient manceumes, selon
Ie.. Ofcasions, par Ie grand cabestan de poupe et Ie
pttit eabestan de proue. A cette epoque, Ie guintluir
a pompe ntavait pas encore remplace refforl intermilttnt
de la barre d'anspec. N'ayant que deux ancres
deafTuurche, rune it tribord, i'autre it bAbord, Ie na,9ire
nt' pou,eait affourcher en patte d'oie, ce qui Ie desarmail
un peu devant certains vents. Pourtant il pouvait
tao ce C3S s'aider de la seconde ancre. Les bouees
rt~lieDt oormales, et conslruites de maniere a porter
I~ poid-; de I'orin des ancres, tout en restant a not. La
."ha)uupe avail la dimension utile. C'etait Ie veritable
-:n-ra~ du bilLimenl; elle etait assez Corte pour le\per la
DI:Jilna,,,c sncre. Une nouveaule de ce navire, c'est
'III·il etait en partie gree avec des chaines, ce qui du
r·-.. te n'6tait rieo de leur mobilite aux manoouvres courant~i
et de leur tension aux manrou'~res dormantes.
La mature, quoique secondaire, n'avait aucune incor­
..,·,-tion ; Ie capelage, bien serre, bien degage, paraissait
(,"11. Les membrures etaient solides, mais grossieres,
la '"apeur o'exigeant point la m~me dclicalesse de bois
qll.· la ,·oile. Ce navire marchait avec une vitesse de
tI. t ..,
lieue~ a I'hcure. En panne il Caisait bien son abatl.'
t". Telle qu'elle elait, « la Galiote it Lelhicrry • tenait
l'I'!D la mer, mais elle maoquait de pointe pour diviser
It: liquide, et ron De pouvait dire qu'clle eOt de belles

:,.,.>r, 0;;. t)n ~!1Lait ~ kn~ "In .ian::.-~r. ~uo.':il ou
..;')m[,~. ~1~ ~!'"lil :::~':l :na.niai::l~. Ell!! l~t Ie era·1'le.
:n~!ll r ln~ dl')~ :m·'i~~. El~ :.uNit. ~u rou! .. mt sur
.a
t i - -,
7;}:r
1e • ~n bru e ~m,,=~~ ~~,.r;~ ..
• =~ !la~~ ..!tait .;a~t)llt 'In ~ •.:!~it:nt. ~t. ~ljm.me tout
r .... .-n~r1I .. ~llitut ar-Jit:! ':!l mar~han.iL.;e flU-~n ~~r~
;.J.u.~.at. :- .. '- '\... l~,
J r:t.ut ~:1,~iIlS .. ~!1lO:!lt llip'l~ ~.:-ur r.lr~im~~_ n ad-
Old:.ut O~1l ie p~.;a~~. l~ tt"m5-port ·ju t~tail ren­
.lait r ~.m;}:;e .fiI!id~ ~t t~5- par..ieuli~r_ On arrimail
a:'Jr'i 16 b'~l::ui;; ..ian~ fa eai~. ~~ 'I'll ~t...t.it nn~ t'ompli­
.~ati(Jo. A:J:.:.llrfbai .iO :~ ~.me ~r rannt-r~nt. Les
tdIDt.~urs .h~ ['e~l-B.~at LcthiefT! ~tai~nl ~ints en
tian.~ .. la e' .• tu~,. jl~~iU-;l la I.;;n~ •. Ie fl.:.ttaison, en coo­
It::ur,j~ (...:u. e:t t(.ut l~ re5t~ du na,-ire. ~lun la mode
a55eZ lai.lt! .ie ce 5it::i~ l~ .. ~n D -= ir ·
\-iJ~. i1 ~a!ait ~t t fi~.l'5-. ~t. eharg~. qualorze.
Quant it 1a maeh.io~. ~:i~ ~ta.it pui5-sa.nt~. La (oree
c!tait d·un ch~\""al ft)ur troi5 tc'nn~aux. ce tlui est presque
une r.)r,~e d~ remortlu~ur- L~5 roues etai~nt bien placees,
uo p~u ~o 8,"8nt .lu e~ntre d~ gn:rih~ du n8\"ire.
La machine amit une pre55iun maximum de deux
atmuspb~res. £lie u~ait. b~aucoup de charbon. quoiqu"eUe
fut it cou.j~o~tion et it detente. Elle u"avait
pas de \"olaot a cause de riostabilite du poiot dOappui,
et eUe y remerJiait. comm~ 00 Ie (ait encore aujourd"bui,
par uo double appareil faisaot alterner deux
maDi\~enes fixees aux extremites de l'arbre de rotation
et. disposees de maniere que ruoe (ut. toujours a .son
poiot fort. quaod l'autre elait it son point mort. Tonle
la machine reposait sur one seule plaque de fonte; de

~rte
f.~Up
UtBANDE IT Dt RUCRETTI.
'-477
que, m~me dans un cas de grave avarie, aucun
de mer ne lui 6tait r~quilibre et que la coque derurm~e
ne pouvait deformer la machine. Pour rendre
la machine plus solide encore, on avail place la bielle
(,rinripale pres du cylindre, ce qui lransportait du
milieu a I'extremite Ie centre d'oscillation du balancier.
{)('puis OD a invente les cylindres oscillants qui perml)ttent
de supprimer les bielles; mais, a cette epoque,
la bielle pres du cylindre semblait Ie dernier mol de la
mac"hinerie. La chaudi~re etail coupee de cloisons el
I,t-unue de sa pompe de saumure. Les roues etaient
l ... ·~ grandes, ee qui diminuait la perte de force, et la
I h.anlinee elait tres baule, ce qui augmentait Ie lirage
Itu foyer; mais la grandeur des roues donnail prise au
1~llt et la hauteur de la cheminee donnait prise au vent.
_\ut.t~~ de bois, crochels de fer, moyeux de fonte, lelles
·:tdi~Dl les roues, bien conslruites et, chose qui
.:tunne, pouvant se demonler. II y avail toujours trois
aul,t·~ immergees- La vilesse du centre des aubes ne
,IJfl'3 s~ait que d'un sixieme la vitesse du oa vire ;
f ".-Iait 1& Ie deCaut de ccs roues. En outre, Ie manneton
.1.·, mani,·elles etail trop long, elle tiroir dislribuait la
\al.pur dans Ie c)"lindre avec trop de froltement. Dans
(~ temps-la, celle macbine scmblait el etait admirable.
Celte machine avait ete forgee en France it l'usine
t!t· r~r de 8en-y. Mess LeLhierry i'avnil un peu imagi­
[,.:~ ; Ie meeanicien qui ravait conslruite sur son epure
.:!ait mort; de sorte que cetle machine elait unique,
I"t impos~ible i. remplacer. Le dessinateur restail,
lIlai4 Ie CODstructeur manquait.
...u.- K.
tt

'-i
.....
.. - - Y'I •• - - yo. -.-- - • r- - W K "Y
.~..:....~ ..... _~ ~~ .. ~ .. 1 __ I ~ '::'" .... -1.. D .....
·"llr ~trp ~:11n[~~ ~fT'e-'f' ~ o[ S1!1l-~.1IDp~Jn. II av-.J.it
~~ L Jrf'~me l("!leti:r ~ _HIS. ·1 1 '"rut Arlll5-e ians ,~ett~
"(,o ... t '·n.·~Ailn . (Jut ';fjn .;a'-",:r-·aIr'~ 1~ ·:!..l.ar.'lentier de
Dannt-t!'_ ~ ~·,n 9ecO~5a.It ~)n °ci-::nt ~u b.,~ia.e~
lont. ~ ~(,l1tur~ A!~t.:!lt ·tr"ltt=-; at :~~5-. t~t rf!t!UU-
· .. {~rtt~ ~ ~rn.n.;;Ol1~ll... D.a!!t.ic ie ~·~nti~ Deillellr -Ine l~
nr.u .. ~ l"IlLia~e !!aJ.L Jlen .nalile'e. L~thie1T! ava~t
~fllul .. a ~:J..rr~!le ie .!:UI-=-~t! ..
_ -
IT l,-aii. 'luur ~me.li~r
.L
,1 .a ~Jntlpnr ie :a ~'Jfpl~. ljn:-te :m ooute-hors. at:
b ... a..llnr(~ ... ~(., nti Ul )~!'!1lettaIt f lifJuter a Ia '!l\"afli.~r~
'ln~ :1i1LC:~ ':lmttie!"f'~ .. ~ ~(Jur 1u :ancement. il a~a.it
.tit. _ n~ ~;oLia. :1 :I.,t: L.t I ;t.Uiute ~us--it ~n '~lret. on ra. Vll.
P·l.r ha.~ar'l e)11 ~;lrf~~. t!ile avail t-!te lant~ee un
1.\ .~nliI.~t. ~:rl ~()lIr,-;a. LL:!I hier;-.. ·jt!Otlut iUr le pont
p,nf J.~ U~~ Ile'L~ t.amb.,ur;.. ["f~~r:l.r'ia d3t~ment fa mer et
Ini ~r!a : - C~st ton tllur: res parisiens .ont pri'S Ia
P~l~Llll";
maint~nant nOllS ~ p~nons .. t(}i~
La f~aiic~t~ a ~thlt~lT! fai~lit une t,)ffi par sema.in~
l~ V"J:T.l~~ de f~tlerne~! a. ~a.int-l(altJ. Elle partait l~
m;\r,ji matin et rf~venalt L~ ven.iredi -;.~,ir,. ~eill~ du marf,r.~
(£Iii .-:..,t Ie i~lm~di_ ru~ etait d"un plus r.)rt ~~hant.~:!(Jn
(1.=: h.-)i3 'll]~ h=:s plu.; grantl~ sIo.)ps caboteurs dt!
'.I)U', r;sr(:t.if,~I, et~ sa capa,~it~ ~la.nt en r-&'5-00 dt! sa
(J.(()/~r.~i()n, un ~i!1J1 de s.-:s voyages raIait., pour rapport
#~f, J,t)ut II! r~nrJement7 qTJatre Toyag~s d·un coutre or­
(Ij";,jr/~,, lJe 1;1 de (orts benetices. La reputation d·un
fJl'tjrf~ dCJ,cnd de son arrimage, el Lelhierry etait un

DUIANDI IT DtaucBBTTB. 479
arrimeur. Quod n ne put plus travailler en mer luimt~-me,
il dressa un matelot pour Ie remplacer comme
arrimeur. Au bout de deux annees, Ie bateau a vapeur
rapportait net sept cent cinquante livres sterling par
all, c'esl-8-dire dix-buil mille francs. La livre sterling
.)t- Gucmesey vaul vingl-qualre francs, celle d'Angle-
It-rre ~ingt-cinq et celie de Jersey vingt-six. Ces chinui~eries
sont moios chinoises qu'cHes n'en ont l'air;
It:-- banques y lrouvent leur comple.

480 LES TaA Y AILLEt'aS DE LA .Ea.
VI
E~TRtE DE LETBIERRY D.\~S LA GLOIRE
• La Galiote » prosperait. Mess Lethierry voyait
s·approcher Ie moment oil il de\iendrait monsieur.
A Guemesey on n'est pas de plain-pied monsieur. Entre
rhomme et Ie monsieur il y a toute nne echelle it gravir;
d'abord, premier echelon, Ie nom tout sec, Pierre,
Je suppose; puis, deuxieme echelon, 'Vesin (voisin)
Pierre; puis, troisieme echelon, pere Pierre; puis, quatrieme
echelon, sieur Pierre; puis. cinquieme echeloD,
mess Pierre; puis, sommet, monsieur Pierre.
Cette echelle, qui sort de terre, se continue dans
Ie bleu. Toute la hierarchique Angleterre y entre et s'y
etage. En voici les echelons, de plus en plus lumineux
: au-dessus du monsieur (gentlmum), il y a l'esq.
(ecuyer), au-dessus de l'esq., Ie chevalier (.ir viager),
en s'elevant toujours, Ie baronet (.ir hereditaire),
Ie lord, laird en Ecosse, puis Ie baron, puis Ie vie,
puis Ie comtc (llarl en Angle terre , J-arl en
lege), puis Ie marquis, puis Ie duc, puis Ie pair

DURANDB BT DtRUCHBTTB.
48f
d·.\n~leterre,
puis Ie prince du sang royal, puis Ie roi.
Ct'lle ecbeUe monte du peuple it la bourgeoisie, de la
bourgeoisie au baronetage, du baronetage a la pairie,
de la pairie a la royaut.e.
Grice a son coup de t~te reu8si, grace it la ,"opeur,
grcice i sa machine, grace au Bateau-Diable, mess Lelhierry
~lait de'-enu quelqu'un. Pour construire c la
Galiote .t il avait dtl emprunter; il s'etait endette it
B~me, iI s'etait endette a Saint-Malo; mais chaque
anoee it amortissait son passif.
D a,-ait de plus acbete a credit, a l'enlrt!e m~me du
Itort de Saint-Samp~on, une jolie maison de pierre,
luute neu\"e, entre mer et jardin, sur rencoignure de
la1luelle 00 lisait ce nom : l~, Bral"lel. Le logis les Bratet
a " doni la devanlure faisait partie de la muraiUe
n)~me du port, etait remarquable par une double rang;e
de feo~tres, au nord du ci»t~ d'un cnclos plein de
n.·urs, au sud du c~te de l'ocean; de sorte que cette
fDdisOD avail deux ra~ades, l'une sur les temp~tes,
r autre sur les roses.
Ces ra~ades semblaienl (aites pour les deux habitaDl~,
mess Lethierry el miss Deruchctte.
La maison des Bravees elait populairc it Saint­
~amp~on. Car mess Lethierry avail fini par ~tre populaire.
Cette popularite lui venait uo peu de sa bonte,
·Jt· SOD de,·ouemenl et de son courage, un peu de la
'1uantite d'hommes qu'il avait sau,·es, bcaucoup de son
f.urc ..·s. et aussi de ce qu·il a,·ait donne 8U port dc
SaiDl-Sampson Ie privilege des departs et des arri,"ees
,iu bateau a vapeur. Voyant que decidement Ie De'iit-

I" L£5 ll~" ..l.1l.L£~~ DE L~ lIE& ...
sa::-.:I! b·~-u-!c 1St ~ Y --:c !c r lilt ~:c=n..,j, H. .~
i..l a..~~r.~I? .. E~-t~ b:.rn;:,~!c! G:,=-i ~£1-"":Ic a I;.:.~
... r_~ •• ..:10 ·1"-" ~-~a i~-·).--~-"~
.~.~~. '...I,.6~'_~ ,_I SA __ ". ~- • -- C.iW.t -~-.... -
• "'--.... =- :. ~r. a R - a.";.~r-". ; -r"'~ W'!. .. t~· -., aW""'''':l
~.-'-•• :. C.6.... ..-.. -~--...... -: ... _- ~~.-..... -&.
!~! b:,r. ... ·.a;~.;.a;::.-:e a'l"~ C't:"t.:~ y:-.. :~. s:~- :a!.~t .j.l2:S
1a f~)One .j.e .p..:-: ~ ~e ;.::':-e d..1N£~. f-erut~tre de
Ja er..!C~:e a~ t-::a:a oo..:~~- Ii l.a m ~~l ~ a:s.-.~
- -
doe ~u1".enir f·:lDr .:;u1l ·jvnn..il a? Dum alII d~ax
t:l.;~ 'Iu-J a:=r.ail: Duran.!co a Ja ~iliu~, IkI1l~h~I!~
a Ia ~:e.
II ~t.ajl Ie ~re de I·one el rvncle d~ raulre.
btru.:Lelle ~tail Ia ih:e d-un fNre qu"'iJ aQit eu.
E~I! o'"a,-ait J.lu~ ni f.ere ni mere. n ra'4il atiopl~ ... n
remJJla';ail Ie pere ella m~re.
Dfruebette o"etait pas seulemeol sa ~.Ille etail
sa filleule. C·elait lui qui ra\-ail leoue sur les foots de
haI,ll:me. Cetaillui qui lui a,-aillrou~e eelte palroDDe,
sainte Durande, et ce preoum, Deruchet1e.
Deruchette, OODS rayOOS dil, etait nee it Saint­
Pierre-Port. Elle etaiL inscrite a sa date sur Ie regist.re
de paroisse.
Tant que Ia niece rut enfant el tant que )'oncle Cut
pau,·re, persoooe oe prit garde it celie appeHation,
Dlrucllrtte; mais quand la pelite fille de\int ODe mi~s
el quand Ie matelot devinl un genUeman, Dln«lletle
choqua. On s'en eLonnait. On demandail a mess Lethierry
: Pourquoi Deruehette! n repoodail : C'est un
nom qui est comme ~. On essaya plusieurs lois de la
debaptiser. n ne s'y Pl-ela point. Un jour one belle
dame de la high lire de Saint-Sampson, femme d'un

DURA.N DB IT Df! R[COETTE. 48&
(orgeron riche ne travaillant plus,dit a mess Lethierry :
De~ormais jtappellerai volre fille ltysncy. - Pourquoi
I,as Lons-le-Saulnier! dit-il. La belle dame ne licha
point prise, el, lui dil Ie lendemain : Nous ne voulons
d~cidement pas de DerucheUe. J'ai lrou~e pour volre
fille un joli nom, ~tlllrill1lJ't'. - Joli nom en eifet, repartit
mess Lethierry, mais compose de deux waines
Letes t un mari et un be. II maintint Derucbetle.
On se lromperait si ron concluait du mot ci-dessus
qu·il De voulait point marier sa niece. n voulait la mant)r,
eeries, mais a sa ra~on. II eolendait qu' elle elit
un marl dans son genre a lui, lra \'aiUant beaucoup, et
qu·tlle ne nt pas grand'chose. II aimait les mains
nuirec; de rhomme et les mains blanches de la femme.
Poor que D~ruchelte ne gatAt point ses jolies mains,
it ravait toumee vers la demoiselle. II lui avait donne
UD maitre de musique, un piano, une petite bibliotJat-que,
el lIussi un peu de fil et d'aiguilles dans une
.·.,rbeille de tra,·ail. Elle etait plut~t liseuse que cou­
~use, et plutilt musicienne que liseusc. Mess Lelllie."
18 ,·oulail ain!;i. Le charme, c'elait tout ce qu'il
lui demandait. n ltavait ele,·ee plutol a ~tre Oeur qu'a
;'lre remme. Quiconque a eludie les marins comprendra
r~ri. Les mdesses aiment les dclicatcsses. Pour que la
Ch-re ~alisAt rideal de roncle, il faUnit qu'elle rllt
ri."he. C'esl bien ce qu'entendait mess Lelhierry. Sa
~nJ5~ machine de mer travaillait dans ce bul. II avait
.11a~ Durande de doter Deruchette.

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DURANDE IT DtaucBBTTE. 487
Die etait belle, mais plus jolie que belle, et plus gentille
que jolie. Elle rappelait au bons vieux piloles
aluis de mess Lethierry cette princesse d'une chanson
de soldals et de matelots qui etait si belle « qu'elle
p3~"ait pour lelle dans Ie regiment ». Mess Lethierry
.Ji'ail : Elle a un cable de cheveux.
Des I' enfaoce, elle avail ete ravissante. On avail
craint longtemps son Dez; mais la petite, probablemenl
dcterminee a ~tre joliet avait tenu bon; la croissance
De lui avait (ait aucun mauvais tour; son nez ne s',etait
ni trop allonge, ni trop raccourci; et, en deveoanL
~rande, elle ewt reslee charmante.
Elle n'appelait jamais son onele autrement que
• moo pere -.
11 lui tolerait quelques talents de jardiniere, et
tUta(ue de meoagcre. Ellc arrosait elle-m~me ses platcs­
I,aodcs de roses tremieres, dc molenes pourprcs, de
I,hlox '''i,·accs et de bCDoites ecarlates; elle cultivait
l~ crepis rose ct l'oxalide rose; elle tirait parti du climal
de celle lie de Guernescy, si hospitalicre aux
•
nt..~un. Elle avail, comme tout Ie mondc, des alocs en
I'leine terre, cl, ce qui csl plus difficilc, elle Caisait
~u,sir la potentille du Nepaul. Son petit potager etail
~\"'amment ordonne; ~lle y faisait succedcr les epi­
Dards aux radis et les pois aux epioards; elle savait
~emer des cboux-Oeurs de IIollande ct des choux de
BruxeUcs qu'elle repiquait en juillet, des navcts pour
aout, de la chieoree Crisee pour scptembre, des panais
ronds pour rautomne, et de la raiponce pour l'hiver.
less Lethierry la laissait Caire, pourvu qu'elle ne manial

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II'! ~""f:(~~ ~r~I"le. :J1lt? s..:r-tx i~ l~n~ur propre a Ia
el

DURANDB ET DtaucHBTTE.
.tomesLicite nOfIDande dans r archipel. Grace, coquette et
julie, coDsiderait sans celse rborizon avec une inquietude
de ebat. Cela tenait a ce qu'ayanl, comme Douce,
un galant, elle avait, de plus, disail-on, un marl matelut,
dont elle craignait Ie retour. Mais cela De DOUS
rt·garde pas. La nuance entre GrAce et Douce, c'est
flue, dans UDe maison moins austere et moins inno­
.·."ote, Douce flit restee la servanle et Grace ful de,·e­
Due la soubrette. Les talents possibles de Grace se
l~'rdaient avec une fille candide comme Deruchette.
lJu re~let les amours de Douce et de Grace etaienl lal,'ut~.
Rien D'en revenait a mess Letbierry, el rien
D· ... 0 rejaillissait sur Deruchctte.
La salle basse du rez-de-cbaussee, balle it cheminee
,'nlouree de baDes el de tables, avail, au siecle dern;t·r,
ser,-i de lieu d'as~emblee it un cooveoticule de
r.:iugies fran~ais protestants. Le mur de pierre nue
3\ait pour toulluxe un cadre de bois noir OU s'elalail
uue pancarte de parcbemin ornee des prouesses de
B.·ni,;ne Bossuet, e\·~que de Meaux_ Quelques pauvres
·Jlf.,·csains de eel aigle, persecutes par lui lors de la
rt:\o~ation de redit de Nantes, et abrites it Gucrnesey,
i\aitllol accrocbe ce eadre it cc mur pour porler le­
DJf.ienage. 00 y lisait, si ron parveoait a dechiffrer
l;!Jfll ecrilure lourde el une encre jaunic, les fails peu
n'DOUS que voici : - c Le 29 octobre J685, demolition
.J •. ~ temples de Morcef et de ~anleuil, dcmaodee au
f~.ty par )I. re'·~que de )lcaux.• - c Le 2 a,-ril J686,
ar,.·"talioD de C,ochani pcre et fils pour religioD, a la
I ~U're de II. l·ev~que de Meaux. Relaches; les Cochard
f89

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~ ~ ·;l·~.c:... laIl: t.:.-.~ J~
-0 .L-=-~ ]'JlL -t~ ..lT~.ir

DURANDB IT DtRUCHBTTB.
49f
IX
L'UOJlKI Qlil AVAIT DEvlNt BANTAINE
Tant que mess Letbierry avail pu naviguer, il avail
c·.,nduit la Durande, et iI n'avait pas eu d'autre pilote
f-t d'autre capitaine que lui-m~me; mais il etait venu
une heure, nous rayons dit, OU mess Lethierry avait
·Ju se Caire remplacer. II avait choisi pour ceia sieur
Oubin, de Torleval, bomme sileocieux. Sieur Clubin
a\ait sur toute la c~te un renom de probite sev~re.
C·~taill'alter ego et Ie vicaire de mess LClhierry.
Sieur Clubin, quoiqu'il eut plut~l I'air d'un notaire
'Iue d·un matelot, etait un marin capable et rarc. II
a\ait lous les talents que veut Ie risque perpeluellc­
O).tol traosCorme. II etait arrimeur bahile, gabicr meljl_·uleux,
bosseman soigneux et connoisseur, timonier
rul,uste t pilote savanL, et hardi capitaioe. II etait pru­
')"nl t el il poussait quelquerois la prudencc jusqu'a
ft~~r, ce qui est une grande qualile a la mer. II avait
L1 crainle du probable temperec par l'instincl du pos­
'iI,lc. C·elait un de ces marins qui affrontent Ie danger

491 LES TRAVAILLEURS DB LA MER.
dans une proportion a eux connue et qui de loute
aventure savent degager Ie succes. Toule la certitude
que la mer peut laisser a un homme, il l'avait. Sieor
Clubin, en outre, etait un nageur renomme; il etait de
cette race d'hommes rompus a la gymnastique de la
vague, qui restent tant qu'on veut dans reau, qui, it
Jersey, partent du Havre-des-Pas, doublent la Colette,
font Ie tour de I'ermitage et du chAteau Elisabeth, et
reviennent au bout de deux heures it leur point de depart.
II etait de Torteval, et il passait pour avoir sou­
,"ent fait a la nage Ie trajet redouia des Hanois a la
pointe de Plainmont. .
Une des choses qui avaient Ie plus recommande
sieur Clubin it mess Lethierry, c'est que, connaissant
ou penetnmt Rantaine, il avait signale a mess Lethierry
l'improbitc de cet homme, et lui avait dit : -
Rantaine VOU6 t"olera. Ce qui s'etait verifie. Plus d'une
fois, pour des objets, il est vrai, peu importants, mess
Lethierry avait mis it l'epreu,·e l'honn~tete, poussee
jusqu'au scrupule, de sieur Clubin, et il se reposait de
ses affaires sur lui. Mess Lethierry disait : Toute conscience
veut toute confiance.

DURANDB BT DtBUCBETTE. 493
x
LES RtCITS DE LONG COURS
lIess Lethierry, mal it raise autremcot, portait louj
.• UN ~es habits de bord, el plut6t sa vareusc de Dlat.·lot
que sa var('use de pilote. Cela faisait plisser Ie
'ot-tit DCZ de Deruchclle. Ricn ~n'cst
joli commc le~
;riUla("CS dc la grace en colere. Elle grondail cl riait.
- Bon plr~, s'ccriait-cllc, pouaJ,! ,,"ou, .elltez Ie goutlTI)II.
Et clle lui doonait une petite tape sur sa grosse
.: (' ;ull e .
Cc boo vieux heros de 18 mer a,'ait rappol"lc tiP
..... "~ vc .ya~~s des rccils ~urprenan ls. II avail vu a lla­
.ll .... a"·ar d .. ,s plunlcs d'oiscau dont trois suffisaiclIt il
(.1irl-' Ie toil d'une nlaison. II avail vu dans I'lnde t.l .. ~
('.; •• '" (ro~cille
haules de ncur piclls. II avait vu dan,
l;l ~()uvelle-Ilollande des lroupcaux de dindoDs "t
.r'Jil·~
t·~l
menes et garuc-; par un chien de berger filii
UII oiseau, et qu '00 appelle l'at:'ami. II a ,fait vu dl·~
• iuJ .... lii!res d'clephants. II avail vu en ACrique des ~('­
r .!)':', especes dehommes-tigres, de sept pieds de lIa til.
IOIIA. •• - ,. 13

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In~ :'..:!e!
liaUlel:~ ·r In
. II',
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DrRAXDE HT DtRt:CHETTE. 49:)
afnuent du Tocaotins, dans les for~ts vierges au nord
eft' Dianlantina, il a,"ait conslale l'efTrayaot peuple
rhau,-e-souris, les murcilagos, hommes qui naissent
a't·." le~ che'''eux blaDes et Ie') yeux rouges, habilent
It I ,-ombre des bois, dorment Ie jour, s' eveillent la uuit.
t't pt'.chenl el l'ha~sent dans les tenebres, ,90yant mieux
fJuand il o'y a pas de lune. Pres de Beyrouth, dans un
.·.unpt·ment d'une expedition dOllt il faisait partie, un
pll)' iom~'tn.~ ayant ele vole dans une lcnlc, un sorcier,
11.11,ill~ tie dt'uX ou trois bandclcttes de cuir et res~em-
1,1.1111 a Ull hommc qui scrait vetu de scs brelelles,
3'-ail si furieuscment agile une sonnette au bout d'une
"orne qll'une hy~ne elait ,-cnue rapporter Ie plu'''io-
01·'1 rt·. C.-tle hvi·ne .. clait la volcu~c. Ces histoires ,·raics
r'··"~4'lnt.laient tant it des contcs qu'ellcs amusaient
l'·.:ruchclle.
La poupeE' de la Durandc ctait Ie lien enlre Ie balt
,IU t.~l la fiUe. 00 oommc poup~~ dans Ics lies nor-
1l1.HI.lt'S la figure taillt~C dans la prouc, stnlue de bois
~I IIlplee a peu pres. Dc la, pour dire narig~r, celte
J.,4-U tit to lucale, lire ~Iltr~ poupe et pouplt'.
La poupt-c de la Durnode eluit parliculierement
.I •• ·r. a a mt)~S Lt-tbicrry. Ill'a,·ait ('()nlmantll~e au char­
( .. ·"tilar n.t~~emblantc a Dcruchette. Elle rc,s~Dlblait it
( •• ups dc ba("he. C'clait une buche faisant effort pour
."lr.- une jolie fille.
(: •• blue I{-gt"remcot difforme fai~ait illusion il nll'S~
L-tlait·rry. II Ie con~idcrait avec une contemplation de
t ru~ ttnt. II etait de bonnc foi de"anl c('llc figure. 11 y
r. ,·"ullai ... ~ait parfaitcmcnt Dcruchcltc. C' est un pl'U

496 LBS TRA V AILLE URS DB LA MB R.
comme cela que Ie dogme ressemble it la verite, et
ridole it Dieu.
Mess Lethierry avait deux grandes joies par semaine;
une joie Ie mardi et une joie Ie vendredi. Premiere
joie, voir partir la Durande; deuxieme joie, 18
voir revenir. II s'accoudait a sa fen~tre, regardait son
oouvre, et etait heureux. II y a quelque chose de cela
dans la Genese. Et vidit quod e"et bonum.
Le vendredi, la presence de mess Lethierry it sa
fen~tre valait un signal. Quand on voyait, it la croisee
des Bravees, s'allumer sa pipe, on disait : Ah! Ie bateau
it vapeur est a l'horizon. Une Curnee annoDQait
l'autre.
La Durande en rentrant au port nouait son cable
sous les fenetres de mess Lethierry it un gros anneau
de fer scelle dans Ie soubassement des Bravees. Ces
nuits-Ia, Lethicrry faisait un admirable somme dans
son branle, sentant d'UD cote Deruchette endormie et
de l'autre Durande amarree.
Le lieu d'amarrage de la Durande etait voisin de la
cloche du port. II y avait la, devant la porte des Bravees,
un petit bout de quai.
Ce quai, les Bravees, la maison, Ie jardin, les
ruettes bordees de haies, )a plupart meme des habitations
environnantes, n'existent plus aujourd'hui. L'exploitation
du granit de Guernesey a fait ,·endre ces
. terrains. Tout cet emplacement est occupe, it l'heure
oil nous sommes, par des chantiers de casseurs de
pierres.

DURANDE HT of: RUCHETT E. 497
XI
cot;p D'(EIL SUR LES MARIS t\"E~TtELS
Derucbette grandissait, et ne se mariait pas.
llcss Letbierry, en en faisant une fille aux mains
blan("hes, l'avait rendue difficile. Ces educations-Ill se
retouroent plus tard contre ,'ous.
Du reste, it etait, quant a lui, plus difficile encore.
Le marl qu'il imaginait pour Derucbette etait aussi un
peu un mari pour Durandc. II cut ,·oulu pourvoir d'UD
coup ses deux fiUes. II cut voulu que Ie conducteur de
rune p6t ~tre aussi Ie pilote de rautrc. Qu'est-ce
qU'UD mari? C'est Ie capitaine d'uDe tra\"erscc. Pourquoi
pas Ie m~me patron a la fille et au bateau? Un
menage oMit aux marees. Qui sait mener uoe barque
sait mener UDe Cemme. Ce soot les deux sujettes de la
lune et du vent. Sieur Clubin, n'ayant gucre que quinze
ans de moins que mess Letbierry, De pouvait etre pour
Durande qu'un patron provisoire; il Callait un pilote
jeune, un patron definitiC, un vrai succcsscur du Condateur,
de l'inventeur, du createur. Le pilote definitiC

498 LES TBA V AILLEUBS DE LA. lIEB.
de Durande serait un peu Ie gendre de mess Lethierry.
Pourquoi ne pas rondre les deux gendres dans un! n
caressait cette idee. II voyait, lui aussi, apparaitre
dans ses songes un fiance. {;n puissant gabier basane
et rau,·e, athlete de la mer, voila soo ideal. Ce n'etail
pas tout a rait celui de Deruchetle. EUe faisait un
reve plus rose.
Quoi qu'il en rtil, l'oncle et la niece semblaient
etre d'accord pour ne point se hater. Quand on a,-ail
vu Deruchelte de\-enir une heritiere probable, les parlis
s'elaient presentes en foule. Ces empressemenls-Ia ne
soot pas toujours de bonne qualile. lless Lethierry Ie
sentait. n grommelait : fiDe d'or, epouseur de cuivre.
Et iI econduisait les pretendants. II attendait. Elle c..I e
meme.
Chose singuliere, il tenait peu it l'aristocratie. De
ce cole-la, mess Lelhierry etait un anglais in,"raisemblable.
On croira difficilement qu'il a,"ait ete jusqu'a
refuser pour Deruchette un Ganduel, de Jersey, et un
Bugnet-Nicolin, de Serk. On n'a pas meme craint d'affirmer,
mais nous doutons que cela soit possible, qu'il
n'avait point accepte une ouverlure ve~ant de I'aristocrntie
d'Aurigny, el qu'il avait decline les propositions
d'un membre de la Camille Edou, laquclle e\"idemment
descend d'Edouard Ie CooCesseur.

DURAND! IT naRueRBTTB.
'"
XII
EXCEPTIO~ D.'~S
LE C .. 'R.'CTtRE DE LETRIERRY
M('ss Lelhierry avait un defaut; UD gro~. II hal~sait,
non quelqu·un, mais quelque chose, Ie pretre. Un jour,
li--ant, - car illisait, - dans Voltaire, - car il lisait
'·(,Uaire, - ccs mots: « le~ prctrc!; ~ont dc~ chats -,
il posa Ie li,·re, ct on rentcndit gromDH~ll'r it demivoix
: je me ~ens chicn.
II Caut ~e !'ouvenir que Ie!; pr~tres, le~ lutheri('ns et
le~ «-al\"inistf's comme les catholiqucs, r a vaicnt, dan~
~ e~aljon du De,"il-Boat local, ,·ivenlent (-oruhattu t.'l
dourement per!\ccule. ttrc rcvolutionnaire en navigaliOD,
e~sayer d'ajuster un proEt'res a rart'hire1 normand,
Caire es~uyer a 18 pauvre petite lie c.le Gueroe­
~y Ics platres d'une invention nouvelle, c'clait lil,
nous ne ravons point dissimule, une temt.~rite dam­
Dable. Aussi ravait-on uo peu damne. ~ous parlons
ici, qu'on De I'oublie pas, du clergc allcien, bien
dirrerent du elergc aetuel, qui, dans pre~que toules
Ie. eglises locales, a une tendaDce libcrale yers Ie

'00 LBS TRA V AILLRURS DB LA IIER.
progr~s. On avait entrave Lethierry de cent manieres ;
toute la quantite d'obsta'cle qu'll peut y avoir dans les
pr~ches et dans les sermons lui avait ate opposae.
Dateste des hommes d'eglise, il les detestait. Leur
baine atait la circonstance attenuante de la sienne.
Mais, disons-le, son aversion. des pr~tres atait idiosyncrasique.
II n'avait pas besoin pour les hair, d'en
~tre hal. Comme II Ie disait, il etait Ie chien de ces
chats. II etait contre eux par l'idee, et, ce qui est Ie
plus irreductible, par l'instinct. n sentait leurs griffes
latentes, et.il montrait les dents. Un peu it tort et it
travers, convenons-en, et pas toujours a propos. Ne
point distinguer est un tort. II n'y a pas de bonne
baine en bloc. Le vicaire savoyard n'eut point trouve
grAce devant lui. n n'est pas sur que, pour mess Lethierry,
il y eut un bon pr~tre. A force d'~tre philosophe,
il perdait un peu de sagesse. L'intolarance des
tolerants existe, de m~me que la rage des moderas.
Mais Lethierry etait si debonnaire qu'il ne pouvait ~tre
vraiment haineux. n repoussait plutot qu'll n'attaquait.
n tenait les gens d'eglise a distance. lis lui avaient fait
du mal, il se bornait a ne pas leur vouloir de bien.
La nuance entre leur haine et la sienne, c'est que la
leur awt animosite, et que la sienne atait antipathie.
GuerneseYt to ute petite fie qu'elle est, a dela place
pour deux religions. Elle contient de la religion catholique
et de la religion protestante. Ajoutons qu'elle ne
met point les deux religions dans la m~me 6glise.
Chaque culte a son temple ou sa chapelle. En Allemagne,
a Heidelberg, par exemple, on n'y fait pas tant

DURANDB BT DiRUCRETTE.
d~ fa-:ons; 00 coupe r eglise en deux; uoe moilie a
,
saint Pierre, one moilie a Calvin; entre deux, une
duison pour pre,'enir les gourmades; parts egales;
ll'~ catholiques oot trois autels, les huguenots oot trois
aulcl~; com me ce sont les m~mes heures d'offices, la
cII,che unique sonne a la fois pour les deux services.
[IJ~ appeUe en m~me temps it Dieu et au diable. Sim­
Itlitication.
I.e Oegme allemand s'accommode de ces ,·oisina~~s.
}lais a Guernesey chaque religion est chez
l!1l a • II y a la paroisse orlhodoxe el il y a la paroisse
h':rt~tique. On peul ehoisir. Ni rune, oi l'autre; tel
il';Ut ele Ie choix de mess Lethierry.
Ce matelot, eel ouvrier, ce philosophe, ce par,"enu
·Ju travail, tres simple en appareDce, o'etail pas du
tvut simple au fond. n avail scs contradictions et ses
'f,iniatretes. Sur Ie pr~tre, il elait incbranlable. II cul
r.·u.tu des points a ~ooUosier.
n se permettait des railleries tres deplacccs. II a'-ait
1~ mots a lui, bizarres, mais 8,·aot uo sense Aller it
•
I IJDr~sse, il appclait cela .. peigncr sa conscience ».
k pea de letlres qu'il avail, bien peu, une ccrtaine
.····ture glanee -;8 et la, entre deux bourrasques, se
f.·.mpliquait de Cautes d'orthograpbc. II 8,eait aussi des
r.:utes de prooonciation, pas toujours n81,·es. Quanti
~ paix rut raite par Waterloo entre la France de
LJuis XVIII et I'Aogleterre de 'Vellington, mess Le­
~.~erTJ dit : BtIIlrmonl a It I Ie trilltrt aunion elltr~ It,
4,u tWmp •• Une rois il ecrivit papaute, pope utI. ~ous
:.-! pensons pas que ce Ctit expres.
JOt

tOt
LHS TBAVAILLBURS DB LA MER.
Cet antipapisme ne lui eonciliait point les anglicans.
n n'etait pas plus aime des recteurs protestants que
des cures catholiques. En presence des dogmes les
plus graves, son irreligion eclatait presque sans retenue.
Un hasard l'ayant conduit it un sermon sur l'enfer
du reverend Jaquemin Herode, sermon magnifique
rempli d 9 un bout a l'autre de lextes sacres prouvant
les peines eternelles, Ies supplices, les tonrments, les
damnations, les ch;itiments i nexorables , les brulements
sans fin, les maledictions inextinguibles, les
coleres de la toute-puissance, les fureurs celestes, les
vengeances divines, choses incontestables, on l'enteodil,
en sortaot avec un des fideles, dire doucemen!
: - Voyez-vous, moi, j'ai une drole d'idee. Je
m'imagine que Dien est bon.
ee levain d'atheisme lui venait de son sejour en
France.
Quoique guernesiais, et assez pur sang, on l'appelait
dans rile ~ Ie fran~ais », it cause de son esprit
improper. Lui-m~me ne s'en cachait point, il etait
impregne d'idees subversives. Son acharnement de
faire ce bateau it vapeur, ce Devil-Boat, l'avait bien
prouve. n disait : r ai tft~ 89. Ce n'est point lil un
bon lait.
Du reste, des contre-sens, il en faisait. II est tres
difficile de rester cotier dans les petits pays. En
France, garder les apparences, en Angleterre, lire
respectable, la ,·ie tranquille est ~ ce prix. ~tre respectable,
cela implique une foule d'obsen8oces, depuis
Ie dimanche bien sanctifie jusqu'il la eravate bien mise.

DrRA~DB HT Df:RUCHBTTB_ 103
c ~t" pas !'e ("ire montrer 8U doigt -, ,·oilit encore une
lui tf'rrihlt". F:lr(' montre au doigt c'est Ie diminuliC d~
ranatht:·m('. I ..('~ petites ,·illc~, marais d~ romm~re!i',
~'('4·lIt'llt tlan~ relte malignite isoI8nte, qui est la male­
.Iit"tion ,·ue par Ie petit bout de la lorgnette. Lcs plus
',lillanl' rt~.I()utt\nt ce mea. On afTronte la mitraillc,
(.11 a.Truntt' ruurngan, on rerule de,"ant ~I·" Pimbeche.
'It""· Ltathi,'rr~· (~lait plutot tenarc que Jogique. lIai~,
~oll~ (...·t ttl prt'~,ion, ~a tt~nacitc m~me nl)chi~~ait. 11
nl.-tl.1 it, aul rl' lu('ut ion pleine de roncc~siol1s latclltcs,
t"t rtarfoi, ina\·ouahle~, • d~ reau dans ~on ,·in -. II
~(' 1"llail a rceart dt.'~ hommes du clcr~e, mais i1 De
1.-ur r,·rluait point r(.~olllmrnt ~a porte ..:\ux occa~ions
.,:~i,·i.·l1,·~ (.. t nux ~poque~ ,·oullies des ,·isitc~ pa~toral.-".
il rt.-."t','ait d·une fat;on ~um~antl', soil Ie rectt.'ur
lull ••:ri.'n, ~oit Ie (ahap('lain p:tpistc. II lui arri,'ail, de
luin ."n loin, (raecompa~er a la paroi~~e an{:li(-ane
1~.~nl."llt,tt.·, 1:1I1t1t'He l'lJe-Olt\me, nUlls ra,·ons dil, D'Y
•• 11tlil '1U·31lX qnatrc ~8nclt)s flate" de r"nlll~e.
:'••(JUJU! tOlll('. rrs rompromi~, qui lui ('aot"ltail'nt,
rirri t a i(au t, ('I, loi n de J'i n('aliner ~('r:, It,~ I!t 'n, d \~ (-!' Ii '('.
:lll,!n)t"n lai.'ul ~()n (",rarp"1l1f'nt iDt~rit'ur. II ~ 'f'1l cletlolllnla~"ait
par p)lI~ de moqu('rie. Ct't etre sans anu.'rtunlt-
n-3\'ait d'ci.-rt,te que de cc ('abtt!-lil. Allenn Dloyeu
.1 ... r anu'ntJt-r h1-dt)s~u§.
Itt, rait f't ah~oll1mcllt, c·clait lil son temperament,
tat il rallait ('0 prt'ndrc son parti.
Tuut rlt·rrrc lui dcplai~ait. II 8Yail rirrc\'crcnrc rc­
\uiutiunnuire. D'unf' Corme it rautre du cultl' il 4.li~tinguait
peu .. II De rcndait Dl~me pas ju~lil'aC a cc grand

to, LES TRA \"' .~ILLEUBS DE LA IER.
progres : ne point croire a la presence reelle. Sa
myopie en ces choses allait jusqu'a ne point yoir la
nuance entre un ministre et un abbe. n conCondait un
reverend docteur avec un re\-erend pere. 11 disait :
We,iey ne raut pas mieuz que Loyola. Quand il yoyail
passer un pasteur avec sa femme, il se detournail.
Prltre marie! disait-il, avec l'accent absurde que ces
deux mots ayaient en France a cette epoque. n contail
qu'a son dernier voyage en Angleterre, il ayait '"11
« l' ev~chesse de Londres ». Ses re,·oltes sur ce genre
d'unions allaient jusqu'it la colere. - Une robe n'epouse
pas une robe! s'ecriait-il. - Le sacerdoce lui Caisait
l'effet d'un sexe. II eut ,·olontiers dit : ~ ni homme,
ni femme; pr~tre ». n appliquait avec mau,·ais gout,
au clerge anglican et au clerge papiste, les m~mes
epithetes dedaigneuses; il enveloppait les deux « soulanes»
dans la m~me phraseologie; et il ne se donnait
pas la peine de varier, it propos des pr~tres, quels
qu'ils fussent, catholiques ou lutheriens, les metonymies
soldatesques usitees dans ce temps-lila n disait a Deruchette
: ~Varie-Ioi aver qui tu t'oudras, pourru ql« ce lit
,Oil pili aver un calotin.

DURANDB HT OtRUCHBTTB. 105
XIII
L'I~SOUCIANCE
FAIT P.\RTIE DE LA GRACE
l·n(' eois une parole dite, mess Lelhierry sgen sou­
\t'nait; une fois une parole dite, Deruchetle l'oubliait.
L.t elait 18 nuance entre l'oncle et Ia niece.
Dl~ruchctte, ele,"ce comme on l'a ,·u, s'etait accou-
111lnce it peu de rcspoll~abilile. II y a, illsistons-y, plu~
.run p~ril latent dans une educalion pas asscz pri~l'
all s~rjcux. Vouloir faire son cnfant heureux trop lot,
•. e~"t pcut-~tre une imprudcnce.
DcrUl-hctte croyait que, pour,·u qu'cHe fut COIl­
It·olt', tout ctait bien. Elle sentait d'ailleurs SOil onclc
. . ~
ju~ t'UX de la ,·oir joycuse. ElIe 8,"ait it peu pres le~
J,Jct'~ de -Ul(,SS Lclhiern· e Sa rcJi~ioll se salisfai~ail
.
• fallt1r a la paroi~~e quatre Cois par an. On l'a ,·ue Cil
t .. ilt,tlt, pour ~ocl. De la ,-ie, cUe igllorail tout. Elle
a,·ail tout ce qu'il faut pour elre un jour Colle d'anloul e •
En attendant, cUe etait gaie.
Elle chantail au basard, jasait au hasard, ,"i,·ail
.)~,·anl elle, jctait un mot el passait, faisait UIlC chose

!06 LES TBAVAILLEUBS DB LA IIBR.
et (uyait, etait ehannante. Joignez a cela la liberle
anglaise. En Angleterre les enfants vont seuls, les
filles souL leurs mattresses, l'adolescence a la bride
sur Ie cou. Telles sont les mreurs. Plus tard ces filles
libres font des femmes esciaves. ~ous prenons ici ces
deux mots en bonne part; libres dans Ia croissance~
esclayes dans Ie de,"oir.
Deruchette s'eveillait chaque matin avec l'inconscience
de ses actions de la vellie. ,rous l'eussiez bien
embarrassee en lui demandant ce qu'eHe avaiL rait Ia
semaine passee. Ce qui ne l'empechait pas d'a\·oir, a
de certaines heures troubles, un malaise mystcrieux,
et de sentir on De sait quel passage du sombre de la
vie sur son epanouissement et sur sa joie. Ces azurs-lil
ont ces nuagcs-IA. Mais ces nuages s'en aUaient '''ite.
Elle en sortait par un eclat de rire, ne sachant pourquoi
elle avaiL ete trlste ni pourquoi elle etait sereine.
Elle jouait avec tout. Son espieglerie becquetaiL les
passants. Elle faisait des malices aux gar~ons. Si eUe
cut rencontre Ie diable, elle n'en eut pas eu pitie, elle
lui cut fait une niche. Elle etait jolie, et en meme
temps si illDoceote, qu'elle en abusail. Elle donnait
un sourire comme un jeune chat donne un coup de
griffe. Taut pis pour l'egratigne. Elle n'y songeait plus.
Ilier n'existait pas pour clle ; elle vivait dans la plenitude
d'aujourd'bui. Voila ce que c'cst que trop de
bonheur. Chez Deruchette Ie souvenir s'evanouissait
commc In neige fond.

LI'~RE
QUATRIEllE
LE BUG-PIPE

I
P REMltRES ROUGEVRS D'rNE ACRORE,
OU D'U~ INCE~DIE
Gilliatt n'avait jamais parle it Deruchette. Ilia con­
Dais~ail pour l'avoir vue de loin, comme on connait
rcloile du matin.
A l'epoque oil Deruchette a\·ait rellcontre Gilliatt
dans Ie chemin de Saint-Pierre-Port au '''alle et lui
a'ail fait la surprise d'ccrire son nom sur la nei~et
~lle a,-ait seize ans. La ,·eille prcciscment, mess Le­
U.ierry lui avaiL dil : Ne fais plus d'enfantillages. Te
tuila grande fille.
Ce nom, Cilliatt, ecrit par celle enfant, clail tombc
dans une profondeur incollllue.
Qu'ctait-ce que les femmes pour Gilliatt? lui-mt'me
D·aurait pu Ie dire. Quand il en renconlrait une, il lui
fai~iL peur, et il eo a\"ail peur. II ne parlait it une
f~lDme qu·a la demiere extrclnite. II n'a,"ait jamais etc
• Ie fl&lant» d'aucune campagnarde. Quand il etait seul
-".-L
II

ItO
LBS TBA ,r AILLEURS DB LA IIEB.
dans un chemin et qu'il voyait une femme venir vers
lui, il enjambait une cl6ture de courtil ou se Courrait
dans une broussaille et s'en aIlait. n evitait m~me les
vieilles. II avait vu dans sa vie une parisienne. Une
parisienne de passage, etrange evenement pour Guernesey
a cette epoque lointaine. Et Gilliatt avait entendu
cette parisienne raconter en ces termes ses malheurs :
c Je suis tres ennuyee, je viens de recevoir des gouttes
de pluie sur mon chapeau, il est abricot, et c'est one
couleur qui ne pardonne pas. » Ayant trouve plus tard,
entre les feuillets d'un livre, une ancienne gravure de
modes representant «une dame de la:chaussee d'Antin»
en grande toilette, ill'avait collee a son mur, en souvenir
de cette appari.tion. Les soirS d'ete, il se cachait
derriere les rochers de la crique Houmet-Paradis pour
voir les paysaones se baigner en chemise dans la mer.
Un jour, a travers une haie, il avait regarde la sorciere
de Torteval remettre sa jarretiere. U etait probablement
vierge.
Ce malin de No~l ou il rencontra Deruchette et oil
~lle ecrivit son nom en riant, il rentra chez lui ne
sachant plus pourquoi il etait sortie La noit venue, il
ne dormit pas. II songea a mille choses; - qu'il ferait
bien de culliver des radis noirs dans son jardin; que
l'exposilion etait bonne; - ql1'il n'avait pas vu passer
Ie bateau de Serk; etait-il arrive quelque chose a ce
bateau? - qu'il avait vu des trique-madame e~ fleur,
chose rare pour la saison. II n'avait jamais su au juste
ce que lui etait la vieille femme qui etait morte, il se
dit que decidement elle devait ~tre sa mere, et il

LI BUG-PIPI.
pen.. l elle avec un redoublement de tendresBe. n
peDsa au trousseau de femme qui 'tait dans la malle
de cuir. n pensa que Ie ~v~rend Jaquemin H~rode
serait probablement un jour ou I'autre nomm~ dOJen
de Saint-Pierre-Port subrog~ de l"v~que, et que Ie
rectorat de Saint - Sampson deviendrait vacant. D
pen.. que Ie lendemain de Noel on serait au Yingf,­
septi~me jour de la lune, et que par cons~quent Ia
haute mer serait it trois heures vingt et une minutes, la
demi-retiree l sept heures quinze, la basse mer l
neue heures trente-trois, el la demi1Dont~e it douze
heures trente-neu(. II se rappela dans les moindres
details Ie costume du highlander qui lui avait vendu Ie
bug-pipe, son bonnet orne d'un chardon, sa claymore,
son habit serre aux pans courts et carres, son jupoo,
Ie scilt or philaberg, orn~ de la bourse sporraD et du
smushing-mull, tabatiere de corne, son epingle (aile
deune pierre ecossaise, ses deux ceintures, la sashwise
elle bells, son epee, Ie swond, son coutelas, Ie dirck,
el Ie skene dhu, couteau noir a poignee noire ornee
de deux cairgorums, et les genoux nus de ce soldat,
ses bas t ses gu~tres quadrillecs et ses souliers l
boucles. eet equipement devint un spectre, Ie pour­
&uivit, lui donna 18 fievre, et I'assoupit. II se revcilla
au grand jour, et sa premiere pensee Cut Deruchette.
Le lendemain il dormit, mais iI revit toute la noil
Ie soldat ecossaise II se dit it travers soo sommeil que
lei Chefs-Plaids d'apres Noel seraient Lenus Ie 2t janlier.
II ~va aussi du vieux recteur Jaquemio Ilerode.
Eo Ie reveillant il Bongea a Derucbelte, et il euL conlre
Itt

141. LHS TRAV AILLBURS DB LA IIBB.
elle une violente colere; il regretta de ne plus ~tre
petit, parce qu'il irait jeter des pierres dans ses carreaux.
Puis il pensa que, s'il ~tait petit, il aurait sa mere,
et il se mit a pleurer.
o forma Ie projet d'aller passer trois mois it Chousey
ou aux Minquiers. Pourtaot il ne partit pas.
o ne remit plus les pied~ dans la route de Saint­
Pierre-Port au Valle.
II se figurait que son nom, Gilliatt, ~tait resLe III
grave sur la terre et que tous les passants devaicnt Ie
regarder.

LB BUG·PIPE.
It3
II
ENTREE, PAS A PAS, DANS L'I~CO"NU
En revanche, il voyait tous les jours les Bravees.
n De Ie (aisait pas expr~s, mais it allait de ce c6te-la.
II se trouvait que son chemin ~taiL toujours de passer
par Ie sentier qui longeait Ie mur du jardin de
Deruchett~.
to matin, comme il ~tait
dans ce scntier, one
femme du marche qui reveoait des Bravees dil a une
autre : Ilia LeIAierry aime It. Muaie •.
D fit dans son jardio du Btl de la Rue une fosse
a seakales. Le seakale est uo chou qui a Ie gout de
I'asperge.
Le mur du jardin des Bravees etait tr~s bas; on
pouvait renjamber. L 9 idee de l'enjamber lui etJt para
~pouvantable. Mais il o·ctait pas defendu;d'entendre
en passant, comme tout Ie monde, les voix des personnes
qui pariaient dans les chambres ou dans Ie
jardin. n n'ecoutait pas, mais i1 entendait. Une fois,
,I eateodit les deux senutes, Douce et GrAce, se

i4'
LIS TRAVAILLBURS DB LA IIRR.
quereller. C'~tait un bruit dans la maison. Catte querelle
lui resta dans l'oreille comme une musique.
Une autre fois, il distingua une 'Voix qui n'etait pas
comme celIe des autres et qui lui sembla devoir ~tre
la voix de Deruchette. U prit la fuite.
Les paroles que cette voix avait prononc~es
demeurerent
a jamais gravees dans sa pensee. II se Ies
redisait a cbaque instant. Ces· paroles etaient: YOIlI
plairait-il me bailler Ie genlt·"
Par degres il s'enhardit. II osa s'arr~ter.
n arriva
une fois que Deruchette, impossible a apercevoir du
debors, quoique sa fen~tre ftit ouverte, etait a son
piano, et chantait. Elle ehantait son air Bonny Dundee.
n devint tr~s pale, mais il poussa la fermete jusqu'i
~couter.
Le printemps arriva. Un jour, Gilliatt eut une
vision; Ie ciel s· ouvrit. Gilliatt vit Deruchette arroser
des laitues.
Bient6t, il fit plus que s'arr~ter. II observa ses habitudes,
il remarqua ses heures, et il l'attendit.
U avait bien soin de ne pas se montrer.
Peu a peu, en m~me temps que les massifs se
remplissaient de papillons et de roses, immobile et
muet des heures entieres, cache derriere ce mUf, YO
de personne, retenant son haleine, il s'habitua a voir
Derucbette aller et venir dans Ie jardin. On s'accoutume
au poison.
De la cachette oil il etait, il entendait souvent
• Me dOIDer Ie b&lal.

LB BUG-PIPB.
It&
Deruchette causer avec mess Lethierry sous une ~paisse
toonelle de charmille OU il y avait un banc. Les paroles
venaient distinctement jusqu'il lui.
Que de chemin il avait rait! Maintenant il en ~tait
venu a guetter et l pr~ter roreille. Belas! Ie emur
humain est un vieil espion.
n y a,·ait un autre banc, visible et tout proche, au
bord d'une allee. D~ruchette s'y asseyait quelquefois.
D'apres les Oeurs qu'il voyait Deruchelte cueillir
et re~pirer, il avait de\'ine ses gouts en fait de parrums.
Le liseron ~tait l'odeur qu'elle preferait, puis
rU'illet, pui~ Ie chevrefeuille, puis Ie jasmine La rose
Dt~lail que la cinquieme. Elle regardait Ie lys. mais
pile ne Ie r~spirait pas.
D'apri.'6 ce choix de parCums, Gilliatt la composait
jans sa pensee. A chaque odeur il rattachait une perfection.
La scule idee d'adresser la parole it Deruchette lui
faisait dresser les che,·eux.
19ne bonne vieille chineuse, que son induslrie ambutante
rnmenait de temps cn temps dans la mette
longeant renclos des Bravce~, en vint it remarquer
ronruscmenl les assiduiles de Gilliatt pour celte muraille
et sa devotion a ce lieu desert. Rattacha-t-elle
1a prec;ence de eet homme de,·ant ce mur a la possihilite
d'une femme derri~re ce mur? Aper~ut-elle ce
'ague 61 invisible? ttait-elle, en sa decrepitude mendiante,
restee assez jeune pour se rappeler quelque
ebo\c des belles aonces, et savait-elle encore, dans

!f6 LBS TRA V AILLEURS DB LA MBR.
son hiver et daDs sa ouit, ce que c'est que l'aube?
Nous l'ignorons, mais il paralt qu'une fois, en passant
pres de Gilliatt « faisaot sa faction ., elle dirigea de
son e6te toute la quantite de sourire dont elle etait
encore capable, et grommela entre ses gencives: ~IJ
chauffe. .
Gilliatt entendit ces mots, il en Cut frappe, il murmura
avec un point d'interrogation interieur : - Ca
chauffe? Que veut dire cette vieiIle? - II repeta machinalement
Ie mot toule la journee, mais il ne Ie comprit
pas.
Un soir qu'il etait 8. sa ren~tre du BCa de la Rue, cinq
ou six jeunes filles de l'Ancresse vinrent par partie de
plaisir se baigner dans la crique de Houmet. Elles
jouaient dans reau, tres oalvemeol, a cent pas de lui.
n ferma sa fen~tre violemment. II s'aperftut qu'une
femme nue lui faisait horreur.
I
• !

LB BUG-PIPB.
117
III
L'AIR BONI.Vr DUNDEE TnOVVE U~ tcuo
DANS LA COLLIN!
Derriere I'cnclos du jardio des Br8\"CeS, un angle de
mur couvert de houx et de lierre, encombrc d'orties,
8'"eC une mauve sauvage arborescente et un grand
bouillon-blanc poussant dans les graoits, ce fut dans
ce recoin qu'il passa it peu pres tout soo etc. II etait
la, inexprimablement pensif. Les I~zards, accoutumes
it lui, se chauifaient dans les m~mes picrrcs au soleil.
L'ete (ut lumineux et caressant. Gilliatt avail au-dessus
de sa ~te Ie va-eL-vient des nuages. II elait assis dans
Inerbe. Tout ~tait plein de bruils d'oiseaux. II se prenail
Ie (ront it deux mains et se demandait : Mais eofin
pourquoi a-t-elle ecril moo nom sur la neige! Le vent
de mer jetait au loin de grands soumes. Par intervalles,
dans Ia eani~re lointaine de la Vaudue, la trompe des
mineurs groodait brusquement, 8vertissaot les pas­
Nata de sgecarter et qu'une mine allait Caire explosion.
00 De voyait pas Ie port de Saint-Sampson, mais 00

its
LBS TRAVAILLBUBS DB LA IIHR.
voyait les pointes des mats par-dessus les arbres. Les
mouettes volaient eparses. Gilliatt avait entendu sa
mere dire que Ies femmes pouvaient ~tre amoureuses
des hommes, que cela arrivait quelquefois. lIse rapondait
: Voila. Je comprends, Deruchette est amoureuse
de moi. II se sentait profondement triste. II se disait :
Mais elle aussi, elle pense it moi de son e6te; e'est bien
fait. II songeait que Deruchette etait riche, et que, lui,
il etait pauvre. II pensait que Ie bateau it. vapeur atait
· une execrable invention. II ne pouvait jamais se rappeler
quel quantieme du mois on etait. II regardait
vaguement Ies gros bourdons noirs a croupes jaunes
et it ailes courtes qui s'enConcent avec bruit dans les
trous des murailles.
Un soir, Deruchette rentrait se coucher. Elle s'approcha
de la fenelre pour Ia fermer. La nuit etait
obscure. Tout a coup Deruchette preta l'oreille. Dans
cetle profondeur d'ombre il y avait uue musique. Quelqu'un
qui etait probablement sur Ie versant de la
colline, ou au pied des tours du chateau du Valle, 00
peut-etre plus loin encore, executait un air sur un
instrument. Deruchette reconnut sa melodie favorite
Bonny Dundee jouee sur Ie bug-pipe. Elle n'y comprit
rien.
Depuis ce moment, cette musique se renouvela de
temps en temps a la meme heure, particulierement
dans les nuits tres noires.
Deruchette n'aimait pas beaucoup ceIa.

LB BUG-PIPB.
If9
IV
Pour l'oDele et Ie lolear, boalhomme. taeituraes,
lAs .ereDaciea IODt des lapages Doeturnes.
(Ver. fl".., comMi, inldite.)
Quatre annces passerent.
Deruchette approchait de ses vingt et uo ans el
D·~tait toujours pas mariee.
QueJqu'un a ~crit quclque part: - Une idee fixe,
(-est une mile. Chaque annee elle s'enrooee d'un tour.
Si on ,·eut nous l'extirpcr la premiere annec, on nous
tirera les cheveux; la dcuxieme aonee, on nous dechirera
la peau ; la lroisieme annce, on nous brisera J'os;
Ia qualricme annee, on nous arracbera la ccr,·cllc.
Gilliatt en etait a celtc quatrieme annce-Ia.
n n'a~ait pas encore dit une parole a Deruchette.
n songeait du c6~ de cetle charmante fille. C'etait
tout.
n etait arriv~ qu·une (ois, se trouvant par hasard a
Saint-SampsOD, iI avait vu D~ruchelte eausant avec
mess LeLhierry devant la porte des Bravees qui s'outrail
lur Ia chaussee du port. Gilliatt s'etait risqu6 l

I!O
LES TaAfAILLEUBS DE LA .HB.
approcher tres pres. n cro!ail ~tre sQr qutau moment
ou il avait passe elle avail souri. n n'y avait it cela
rien d'impossible.
Deruchette entendait toujours de temps en temps
Je bug-pipe. ·
Ce bug-pipe, mess Lethierry aussi l'en1endait. n
avail fini par remarquer eet acharnement de musique
sous les fenetres de Deruchette. lIusique tendre, circonstance
aggra,-ante. Un galant nocturne n'etait pas
de son gout. n voulait marier Deruchette Ie jour v.eau,
quand elle voudrait el quand il voudrait, purement et
simplement, sans roman et sans musique_ Impatiente,
il avait guette, et il croyait bien avoir entrevu Gilliatt.
n sgetait passe les ongles dans les Cavoris, signe de
colere, et il avait grommele : Qu' a-t-il tl pip", eet tIIIimal-ld?
11 /lime DIru,-Aettt, c'tst clair. Tu p"tU tOR
Innp$. Qui reut DlrwcAette doit ,-adre,.,. d 1IIoi, et ptU
en J-owmt de I. flute.
Un evenement considerable, prevu depuis longtemps,
s'accomplit. On annon~a que Ie reverend J8-
quemin Barode etait nomme subrogtS de rev~que de
Wmehester, doyen de rile et reeeveur de Saint-Pierre­
Port, et qu'il quilterait Saint-Sampson pour Saint­
Pierre immediatement apres avoir installe son sucCe&­
seur.
Le nouveau recteur ne pouvait tarder l arriver. Ce
pretre etait un gentleman d' origine normande, monsieur
Joe Ebenezer Caudray, anglaise Cawdry.
On avait sur Ie futur recteur des details que la bienl'eillance
et la malveillanee commentaient en sens

LB BUG-PIPE.
io,·erse. On Ie disait jeune et pauvre, mais sa jeunesse
ctait temper~e par beaucoup de doctrine et sa pauvrete
par beaucoup d~esperance. Dans Ia langue speciale
creee pour l'heritage et la richesse, la mort s'appelle
esperance. n clait Ie neveu et l'heritier du vieux et
opulent doyen de Saint-Asaph. Ce doyen mort, il serait
riche. M. Ebenezer Caudray avait des parentes distin­
~u~es; it avail presque droit it la qualile d'honorable.
Quant a sa doctrine, on la jugeait diversement. II etait
ao,:iicao, mais, seion l'expression de re'·~que Tillotson,
lr~s • libertin », c'est-a-dire tres se,"ere. II rcpudiait
I~ pbarisarsme; il se ralliait plutOt au presbytere qu'ia
repilcopat. II raisaille r~ve de la primitive ~glise, ou
Adam avait Ie droit de choisir £,"e, et oil Frumentanus,
e\/aque d·llierapolis, enlevait une fiUe pour en faire sa
(,amme en dis8nt aux parents : Elle Ie veut et Jee Ie "eux,
rmu ,.'II~$ plU$ Ion plre ft VOUI n'llfl pl.u la mere, J·t
III;' rQnl~ tl'llilrapoli" ,t relle-ci ell mon Ipoule. L~
plrt, r't,' D'-I'M. S'il fallait en croire ce que ('on disait,
I. Ebenezer Caudray suborJonnait Ie texle Ttl plrf et
",ITt Aonorn-a" au lexte, scIon lui superieur: l~a {nll'llf
t., Is cluJir de '·/,ommt. La {nnme 9"itlrra Ion pt'rf el Sll
",trt pour mirre Ion mar;. Du reste, cette tendance a
cin·oD!'crire l'auloritC paternelIe, et it ravoriser religieu!'cment
tous les modes de formation du lien
c(.njugal, est propre a tout Ie protestantisnle, partieulicremeot
en ADgleterre et singulicremeot en Amerique .
lit
•

lSI
LBS TBAVAILLEUaS DB LA MBR.
v
LE succts JUSTB EST TOUJOURS HAi"
Voici quel atait it ce moment-Ia Ie bilan de mess
Lethierry. La Durande avait tenu tout ce qu'elle avait
promise Mess Lethierry avait paye ses dettes, rep&re
ses breches, acquitte les creances de Br~me, fait face
aux echeances de Saint-Malo. II avait ·exonere sa mai-
~ .
son des Bravees des hypotheques qui Ia grevaient; il
avait rachete toutes les petites rentes locales inscrites
sur cette maison. II etait possesseur d'un grand capital
productif, Ia Durande. Le revenu net du navire etait
maintenant de mille livres sterling et allait croissant.
A proprement parler, Ia Durande etait toute sa fortune.
Elle etait aussi la fortune du pays. Le transport des
booufs etant un des plus gros benefices du navire, on
avait du, pour ameliorer l'arrimage et faeiliter I'ent.ree
et Ia sortie des bestiaux, supprimer les portemanteaux
et les deux canots. C'etait peut-~tre une imprudence.
La Durande n'avait plus qu'une emb~rcation, Ia chaloupe.
La chaloupe, il est vrai, etait excellente.

LB BUG·'IPI. 113
U s'ctail ecoul~ dix ans depuis Ie vol Rantaine.
Cette prosperite de la Durande avail Ull c6fA! raible,
('est qu'eUe ntinspirait point eonfiance; on la croyait
un basard. La situation de mess Lethierry o'etait aeceptee
que comme exception. II passait pour avoir
fait une folie heureuse. Quelqu'uo qui l'avait imile a
Co\\·es, dans rUe de Wight, o'avait pas reussi. L'essai
a,·ait ruine scs actionnaires. Lethierry disait: C' est que
la machine etait mal construite. Mais on hochait la
lete. Les oouveautes ont cela contre elles que tout Ie
monde leur en ,'cut; Ie moindre faux pas les compro­
Dll't. Un des oracles commerciaux de l'archipel nor­
Dland, Ie banquier Jauge, de Paris, consultc sur une
!'p~culation de bateaux a vapeur, avait, dit-on, rcpondu
l"1l tournant Ie dos : C'tlt une COlu-l'rlion que t-OU' me
propoMz Id. COIU"tr,ion de l'argl'llt ~n {un,te. En re­
~aDcbe, les bateaux a voiles u·ou,·aient des commandil~s
tant qu'ils en voulaient. Les capitaux s'obstinaienl
I~ur la toile contre la chaudiere. A Guerncsey, la
[)urande etail un fail, mais la vapeur n'ctait pas un
principe. Tel esl l'acharnemeot de la negation en pre­
~·n(·e du progrcs. 011 disail de Lcthierry : C' est bOil,
",.1;' il ne rtt"oln,,,ellcerait pal. Loin d' encourager, son
tlemple raisail pcur. PersonDe n'cut ose risquer uoe
.Jcwcme Durande.
•

Sl~
LES TRAVAILLHUBS DB LA MHR.
VI
CHANCE QU'ONT EUE CES NAUFRAGtS
DE RENCONTRER CE SLOOP
L'equinoxe s'annonce de bonne heure dans la
}Ianche. e'est une mer etroite qui g~ne Ie vent et l'irrite.
Des Ie mois de fevrier, il y a commencement de
vents d'ouest, et toute la vague ~est secouee en tous
sense La~navigation devient inquiete; les gens de la
cote regardent Ie mat de signal; on se preoecupe des
navires qui peuvent ~tre en detresse. La mer apparait
comme un gnet-apens; un clairon invisible sonne o"n ne
sait queUe guerre; de grands coups d'haleine Curieuse
bouleversent l'horizon; il fait un vent terrible. L'ombre
sime et souffie. Dans la .profondeur des nuees la face
noire de la temp~te enfle ses joues.
Le ,~ent est un danger; Ie brouillard en est un autre.
Les brouillards ont ete de tout temps craints des
navigateurs. Dans certains brouillards sont en suspension
des prismes microscopiques de glace auxquels

L B BUG-PIPE. !!3
lariotle attribue les halos, les parhelies et les parase­
It·ne~. Les brouillards orageux soot composites; des
\apeurs diverses, de p~saoteur spccifique iD~gale, s'y
.·.~mbioent a,·ec la vapeur d'eau, et se superposeot
dans un ordre qui divise la brume cn zones et fait du
l,rouillard une veritable Cormation; l'iode es t eo bas,
It· soufre au-dessus de l'iodc, Ie brome au-dessus du
~f)Urre, Ie phosphore au-dcssus du brome. Ceci, dans
un~ rertaine mesure, en Caisaot la part de la tension
rlt lltrique t l et magnctique, explique plusieurs pheno­
Dh..-nes, Ie feu SainL-Elme de Colomb et de Magellan,
I .... ~ etoiles \·olanlcs m~lees aux navires dont parle Sent-'Iue,
Ic§ deux Oammes Castor el Pollux dont parle
Plutarque, la I~gion romaine dont Cesar crut voir les
ja\~lots prendre feu, 18 pique du chaleau de Duino
')dUi Ie Frioul que Ie soldat de garde Caisait elinceler
tu la louchant du fer de sa lance, et peut-etre m~me
c ... ~ rulgurations d'en bas que les anciens appelaient
« Ics eclairs terreslres de Saturne a. A l'equateur, une
in.mense brume permanenLe semble nouee autour du
idtJbc, e'est Ie Cloud-rillg J ranneau des Duages. Le
tJfJud-ring a pour fonelion de refroidir Ie tropique, de
1I1cmC que Ie Gulr-stream a pour fonelion de rechautTer
Ie ItOle. Sous Ie Cloud-ring, Ie brouillard esl fatal. Ce
'unt les latitudes des ebe,-aux, I,urle latitude; les na­
\l;;ateurs des derniers silllcles jetaient lit les ehe\paux a
lel m~r, en temps d'orage pour s'allcger, en Leolps de
'·oJlmc "our CCOOoDliscr la provision tI' cau. Colomb
·Ia"ait : .\",,61' abazo ~, mwrte . • Le nunge bas cst la
n •• Jrt. a Les elrusques, qui soot pour la meteorologic
•
........ -L

•
,
t!6 LBS TBA\TAILLEt:RS DE LA IIRR.
ce que les chaldeens sonl pour l'astronomie, avaient
deux pontificats, Ie pontifical du tonnerre et Ie pontificat
de la nuee; les fulgurateurs observaienl les eclairs
et les aquileges observaienl Ie brouillard .. Le college
des pr~tres-augures de Tarquinies etait consulte par
les tyriens, les pheoiciens, les pelasges, et tons les navigateurs
primitifs de rantique Marinlerne. Le mode
de generation des lempetes etait des lors entre,~; il
est intimement lie au mode de generation des brouillards,
et c'est, a proprement parler, Ie meme phenomene.
II existe sur l'ocean trois regions des brumes,
une equaloriale, deux polaires; les marins leur donoenl
un seul nom : Ie Pol au Iloir.
Dans tous les parages et surtout dans la Manche,
les brouillards d'equinoxe soot dangereux. Os ,font
brusquement la nuit sur la mer . Un des perils dn brouillard,
m~me quand il n'est pas lres epais, e'est d'empecher
de reconnaitre Ie changement de fond par Ie
changemenl de couleur de reau; il eo resulte une dissimulation
redoutable de l'approche des brisants et
des bas-foods. On est pres d'un ecueil sans que rien
vous en avertisse. Sou,·ent les brouillards ne laissent
au navire en marche d'autre ressource que de metlre
en panne ou de jeter l'ancre. II y a aulant de oaufrages
de brouillard que de vent.
Pourtant, apres une bourrasque fort violente qui
succeda a une de ces journees de brouillard, Ie sloop
de poste Ca,hmere arriva parfaitement d'~~D,gleterre. II
entra it Saint-Pierre-Porl au premier rayon du jour sortant
de Ia mer, au moment memc oil Ie chateau Cornel

LB BUG-PIPS. 117
tirait son coup de canon au soleil. Le ciel s'etait
cclairci. Le sloop CIUAmere etait attendu comme devant
amener Ie nouveau recteur de Saint-Sampson. Peu
apres l'arrivce du sloop, Ie bruit se rcpandit dans la
,-ille qu'il avail ete accoste la Duit en mer par UDe chaloupc
contenant un equipage nauCrage.

Its
LES TBAVAILLEUBS DB LA MBR.
VII
CHANCE QU'A EVE CE FLANEUR D'~TRE APERCU
PAR CE P~CHEUR
Cette nuit-la, Gilliatt, au moment OU Ie vent avait
molli, etait aIle p~cher, sans touterois pousser Ia panse
trop loin de la cote.
Comme il rentrait, it IS. maree montante, vers deux
beures de l'apres-midi, par un tres beau soleil, en pass~nt
devant la Corne de la B~te pour gagner l'aDse du
Bli de la Rue, illui sembla voir dans Ia projection de 1a
chaise Gild-Holm-'Ur une ombre portee qui n'etait pas
celie du rocher. 11 laissa arriver la panse de ce cOte,
et il reconnut qu'UD homme etait assis dans la chaise
Gild-Ilolm-'Ur. La mer etait deja tres haute, la roche
etait cernee par Ie flot, Ie retour n'etait plus possible.
Gilliatt fit it l'homme de grands gestes. L'homme resta
immobile. Gilliatt approcha. L'homme atait endormi.
Cet bomme etait vetu de noire - Cela a l'air d'un
pr~tre, pensa Gilliatt. 11 approcha plus pres encore, et
vit un visage d'adolescent~

LB BUG-PIPB.
Ce visage lui ~tait inconnu.
La roche heureusement etait a pic, it y avait beaucoup
de (ond, Gilliatt efTa~a ct parvint a elonger la
IJluraille. La maree soulevait assez la barque pour que
«;illialt ('0 se haussant debout sur Ie bord de la paose
pul alleindre aux pieds de l'bomme. II se dressa sur
Itll bordage cl eleva les mains. S'il flit tomba en ce mornenl-18,
il esl doutcux qu'il cut reparu sur reau. La
larlJe battail. Entre la panse ct Ie rocher l'cerasement
t~tait inevitable.
II lira Ie pied de l'homme endormi.
- II~, que (aites-vous 18?
L'homme se r~veilla.
- Je regorde, dit-i1.
11 sa ~veilla toul a fait ct reprit :
-- J'arrive dans Ie pays, je suis venu par ici eo me
rrom(lInant, j'ai passe 10 nuit en mer, j'ai tronve la vue
~lIet j'etais fatigue. je me suis endormi.
- Dis minutes plus tard, vous atiez no)'~, dit Gilliatt.
-Bah!
- Saute! daDS ma barque.
Gilliatt maintint la barque du pied, Sf." cramponna
d·une maiD au rocher et tendit I'autre main it l'homme
,o.'tu de noir, qui sauta lestement dans Ie bateau. C'etait
un tft\s beau jeune homme.
Gilliatt prit l'aviron, el en deux minutes la paose
arri,·. dans l'anse du Bti de la Rue.
Le jeune homme avail un chapeau rond et nne era­
,ate blanche. Sa longue redingote noire etait boutoD­
I1t~C ju~u'a 18 cravate. n avait des cheveux blonds
III

130 LES TRAVAILLEURS DE LA MEl.
ell courollnc, Ie \'isage feminin, l'reil pur, rair gra~~.
Ccpcudallt la panse avaiL touche terre. GilliaU pas, .. ~
Ie ('able dUlls ['anDeau d'amarre, puis se toum~ el \il
18 luaiu tl·t'~ blanche dujeune hom me qui lui presenlait
un MOUVCI,tlill d'or.
(;illiutt ceu .. ta douccmellt cette main.
11 Y l'ut un silence. Le jeune homme Ie rompil.
- Vou~ ul'avl'z sauve la vie.
- Peut .. ~tl'c, l'CPOlluit Gilliatt.
L'UllUll'l'O etuit Ilouce. lIs sortirent de Ia barque.
Ll~ jl~Ulll~ hOllllUC reprit :
- Je vou~ tlois la vit.', monsieur.
- QU'l'st-el' que

nt' ~ut
LH BtG·PIPE. 134
Peu a peu il bais~a la tete, oublia ce nouveau venu,
plus si la chaise Gild-Holm-'Ur existait, et tout
tJi~parut pour lui dan~ I'immersion sans fond de la r~
,·~rie_ Gilliatt 8\-ait un abime, Derucbette.
['De voix qui rappelait Ie tira de celte ombre.
- lie, Gilliatt!
II rfronnutla voix et leva les \'eux .. .
- Qu'y a-t-il. sieur Landoys?
C"elail en elfet sieur Landoys qui passait sur la route
a ft"nt pas du BO de la Rue dao!l; son phiaton (phaeton)
altele de ~on petit chc,-al. lis' etait arrete pour h~ler
Gilliatt, m8i~ it s('olbJait affaire ct pressc.
- II y a du nou\peau, Gilliatt.
f)u r;a?
- .\ux Bravec~.
- Quoi done!
- Je suis trop loin pour vous conter cela.
(iilliall rri!'~onna.
- E'\t-ce que mis~ Derurb{'tte se marie?
- ~on- II s·en Caut.
- Que ,-ou)ez-vous dire?
- :\II.·z nux Bravc('s. ,y ou~ Ie ~aur(\z.
Et sieur Lalu]o,·s rouetta SOD chc,-al.
.
•

•
I
L F. S c: 0 :'i ,. EnS .\ T I 0 ~ S DEL' A (j n EnG E J E ~ S
8icur Clubin ctail I'homme qui attend nne oct'a"loo.
II etait petil el jaune a,·ec la force d'uo taureau.
ta m('r o'avait pu reus~ir it Ie hiller. Sa chair semblait
-It· eire. II etait de la couleur d'un cierge ct il en avail
la clart~ discrete dans les ycux. Sa memoire elait
'1uclque chose d'impcrturbable et de partirulier. Pour
lui, voir un homme une fois, c'ctait l'avoir, comme on
a une note dans uo rcgistre. Ce regard laconique em­
Jfuignail. Sa prunelle prenait une epreu,ge d'un visage
.·l la J:ardait; Ie visage avait beau vieillir, sieur Clubin
I.- retrou,·ail. Impossible de depister re sou,·enir t('­
nace. Sicur Clubin elait bref, sobre, froid; jamais un
Jr~ste. Son air de candeur gagnail tout d'abord. Benu­
.·(JUp de gens Ie croyaient narf; il 8,9ail au coin de
r'ltil uo pli d'une b~tise etonnante. Pas de meilleur
ularin que lui, DOllS l'avons dit; personne cOlumc lui

136 LES TBA\~AILLEURS DE LA )lE8.
pour amurer une voile, pour baisser Ie point du vent
et pour maintenir avec reeoute la voile orientee. Aueune
reputation de religion et d'integrite ne depassait
la sienne. Qui relit soup~onne ent ete suspect. n etait
lie d'amitie avec M. Rebuchet, changeur a Saint-Malo,
rue Saint-Vincent, it cote de rarmurier, et M. Rebuchet
disait : I~ don/Jerais ,na oolllipe ti garm d Clubin.
Sieur Clubin etaiL veuvier. Sa Cemme avait ete rhonnele
femme comme il etait rhonnete homme. BIle etait
morte avec la renommee d'une verlu it tout rompre.
Si Ie bailli lui eut conte fleuretle, elle r eut ete dire au
roi; et si Ie bon Dieu ent ete amoureux d'elle, elle
l'elit etc dire au cure. Ce couple, sieur et dame Clubin,
avait realise dans Torteval l'ideal de l'epithete anglaise,
respe(-ttiblr. Dame Clubin etait Ie cygne;
sieur Clubin etait rhermine. II fut mort d'une tache.
II n g eut pu trouver une epiogle sans en chercher Ie
proprietaire. II eut tambourine un paquet d'allumettes.
II etait entre un jour dans un cabaret a Saint-Servao,
et a,·ait dit au cabaretier : J~ai dejeune ici il y a trois
aos, vous ,·ous etes trompe dans l'addition ; et it avait
rembourse au cabaretier soixante-cinq centimes. C'etait
une grande probite, avec un pincement de levres
attentiC.
II semblait en arret. Sur qui ? Sur les coquins probablement.
Tous les mardis il menait la Durande de Guern
it Saint-~Ialo. 11 arrivait a Saint-llalo Ie mardi
I sejournait deux jours pour Caire son chargement,
I partait pour Guernesey Ie vendredi malin.

II Y 8yait alors it Sainl-~alo
LE RBVOLVER. 131
une petite holellerie
~ur Ie port qu'on appelait l'Auberge Jean.
La construction des quais actuels a demoli ceLte
aube.,re. A cette epoque la mer venait mouiller la porte
Saint-Vincent et 18 porte Dinan; Saint-Malo et Saint­
~r'''81l communiquaient a nlaree ba~se par des carn()les
et des maringottes roulant et circulant entre les
na,·ires a sec, e,-itant les bouees, les ancres ct les
('()nla~est
et risquant parfois de cre,"er leur capote de
(·uir a ulle basse vergue ou a une barre de clin-foc.
Entre deux marecs, les cochers houspiUaient leurs
che'"aux sur ce sable ou, six heures apres, Ie vent
fouettait Ie Oot. Sur cette meme grc,re rodaient jadis
I ... ,s ,"ingt-quatre dogues portiers de Saint-Malo, qui
maD~erent un officier de marine en t 770. eet exccs
tie zele les a fait supprimer. Aujourd'bui on n'enLend
plus deaboiements nocturnes entre Ie petit Talard et Ie
errand Talard.
Sieur C1ubin dcscelldait it I'Aubergc Jean. C'est lil
'1u'etaitle bureau fran~8is de la Durandc.
Les douaoiers et les gardes-colcs ,·cnaient prendre
It.-urs repas et boire it I'Auberge Jean. lis a,"aient leur
table it part. Les douaniers de Binic sc rencontraient
13. utilt.'mcnt pour Ie scr\'icl', a'"Ct- Ics douaniers de
~aint-)laJo.
DlllS palrons de navires y ,·enaicnL aussi, mnis nlallgeaient
it une autre table.
Sicur Clubiu s'asseyail tanlt)t a rune, tanlut a
r autre, plus ,·ololllicrs pourtant a la table des douaniers
(IU'. celie des patrons, 11 etait bicl1,·cnu BUX deux.

238 LES TRAY .-\ILLECRS DR LA JlEB.
Ces tables etaient bien serries. n y ayait des rafIinements
de boissons locales etrangeres pour les
marins depayses. '[n matelot petit-maltre de Bilbao
y etit trouYe one helada. On y buvait du stout
comme it Greenwich et de la gueuse brune comme a
Myers.
Des capitaioes au long coors et des armateurs faisaient
quelqueCois figure a la mense des patroos. On y
echaogeait les nouvelles : - Oil en sont les sucres!
- Cette douceur ne figure que pour de petits lots.
Pourlant les bruts vont; trois mille sacs de Bombay et
cinq cents boucauts de Sagua. - Vous verrez que la
droite finira par reo,·erser Villelc. - Et I'indigo? -
On n'a traite que sept suroos Guatemala.- La j\·tlIU·M­
Julie est montee en rade. Joli trois-mats de Bretagne.
- Voila encore les deux ,·illes de la Plata en bisbille.
- Quand Monte,9ideo engraisse, Buenos-Ayres maigrit.
- II a fallu transborder Ie chargement du R~gi1UJ­
ClI!li, condamne au Callao. - Les cacaos marchent;
les sacs Caraques sont cotes deux cent trente-quatre
et les sacs Trinidad soixante-treize. - II paraJt qu'A la
revue du Champ de ~Iars on a crie : A bas les ministres !
- Les cuirs sales verts saladeros se ,"endent, les boouCs
soixante francs et les vaches quarantc-huit. - A-t-on
passe Ie Balkan? Que fait Diebitsch? - A San Francisco
l'anisette en pomponellcs manque. L'btrile d'oli,·e
PlagnioI est calme. Le fromage
•
de Gruyere en tins,
trenle-deux francs Ie quintal. - Eh bien, Leon XII
est-it mort? - Etc., etc.
Ces choses-Ia se criaient et se commenLaient

LH REVOLVER.
bruyammenl. A la table des douaniers et des gardcscules
on parlaiL moins baut.
Les (ails de police des c~tes et des ports ,·culent
moio! de sODorite et moins de clarte dans Ie dia-
I('gue.
La table des patrons elait presidee par un vieux
l'apitaine au long cours, }I. Gertrais-Gaboureau. M. Gerlrais-Gaboureau
n'ctait pas un hommc, c'etait un baromclre.
Son habitude de la mer lui a,"ait donne une
~urpreDanle in(aillibilite de pronostic. II decretail Ie
It'mps qu'il (era demain. n auscultait Ie ,·eol; il tatait
It~ pouls a la maree. II disait au Duage : montre-moi
ta languc. C'est-a-dire l'cclair. II etait Ie docteur de la
'"ague, de la brise, de la rafale. L'ocean etait son mala-Ie;
il avait (ait Ie tour du monde commc on (ail
unc clinique, examinant chaque climat dans sa bonne
rt mauvaisc sante; il sa,"ait a food la pathologie des
saisoDs. On l'entcndait enoDcer des faits comme ceci :
- Le baromctre a dcsccndu une fois, eo t 700, a trois
li;:n('~ au-des~ous de tempctc. - II etait nlarin par
amour. II balssait I'Angletcrrc de loule i'an1itic qu'il
a\ait pour la mer. II a,oait ctudie soignellsenlcnt la
Dlarine anglaisc pour en connaitrc Ie cote faible. Il
~xl'liquait cn quoi Ie ,~ol·l'rt;gll de 1637 difTcl-ait du
Royal fJ·illiuJ/, de 16iO ct de la Vir/ory de 175a. II
("omparail Ics accaslilla~\lIs. II regreltail le!-t tours sur
It! pont et le~ hUllc~ en cnlonnoir du Gr~/11 //llrry
de 1&1!, probablement au point dc ,one du boulcl
frao(:ais, qui se logeail si bien dans ces surfaces. Ll'S
nali(Jn~ pour lui o·cxislaicnt que par leurs institutions

'Uartllllle~: 'le~ ~VnUIIYtIlle5 :Jlza.rreS lui ~taient propres.
:1 ie~I;.aHliL ':llllHlll~N :·_\.n~eteITe par Trillity Housl',
: '!~(O~~C :'ar '"rtilt Nt om1Ilis,io7lnenr .. ~t [Ir[ande par
lJai ;,/,..., ·juarrt. :1 UJUllt talL ':'11 ren~ignement5; il etait
aipiJUl'Cl ~l lifUilnath: :l _ltalt ,~liage et tarif. n savail
~)ar \'tl'Ur;~ "Cll;':'! ie~ ·lilal~~. surtout lIes anzlais,· un
I • ~
~ll'flUY 'lar 'Ulllll' ·.'rt "la~,allt I ievant ~elui-ci7 un far-
~luu;..: ll'\\.lUL \'etul-.a.. II \,HIS tlisllt: Lt! plwr~ tk
~'"'HtS ,'{elt .;.. ... Ittt ·tt: OIl~U"'''/dll '1UC d.ellX cmt$ f4,lloll$
ti,"tttcLt\ ,'It "..,tlt' ·lldlfllfftt.l.nt ,!"ill=e t"ents gllllflltS. 1.:0
~\Jur, 'L ')ul",i, iall~ ;Ule tuaiadie ~raV'e qu'il fit .. on Ie
~l"H~,-ut 'utJrt, :',_ '1uil'a;;." ,lUlUllituL ~Il b'-IDI~.,. il inter­
!"'HIIPll 'l'~ 'lUque' ~ ie ~·.l~olJie puur clire aa maitre
,_·ihU·p~fllll'I·. - 'I ~_"(tll ~l'~lllta~~ux .l'a.tiopt~r dans
!' ,,:pal~'t.'Hl· it. ~ ,_';lUUqUL·tS. Ulle mort.ai~ .ie ~h3'l'Ie
~'Jle ~t\JU1· v !~c._ \Olr 'lLI '~a I.!!l Cuutu a~ant SOQ ess.ieu
en ~·el· .~t, :)\Jur ~l·' J1'" .1 pa~'Cl· Ic~ :;uilltlere~~s.. - De
~t)Ul ~._·;a !~~'Uit~l1t 'lUt' i~lll~ ruu;;i~raie.
U t.,:la1t t(tl~ lUL' :l' ~Ijt't ·ie l~ullve~tioa tut Ie
rUt:1He 1 :a 'a')lC il'~ ;)alrolJ~ t~t, a Iu table ,1~s d.)ua­
~lel' (J I~a~ :H)Ur·~Ull ~ pl~~scula prt!\!~m~nt J-lD5
! C ~ P l"t~ tJ J1 C l~ ; u U l ~ 1 c .~ e , 11 U 1 ~ · Ie lc v ri t! ~ 0 U. Il') U ~ on t
~Luc(Je !t.:~ rud~ tutJ !lUll~ ["~CUlltOIl8-. l~ trois-m--its
l""I1l1ttitptlo"" t_'~qldaHle Ztll ~a. veuullt ,Ill Cluli ~t ! ret'}Ur'Jd1Jt~
JI'(Jl!la l' tl :.ctJliul1 ,it~s. .ielL" m~IL.~$ ... A b
UJ'.tfJ~ dt:s. lJdl!··)lI~ dll par'a ,Ie ~Il ~h.ar~mt-!nt .. ~t a
ta Ul,-'IJ~ It!~ ,1uUaJJlt!l~ it.! .;.c~ a11lJ~~
l~ ~al.'jL.11JJt! laetu .. Ile C\.lplap'J~ ~ta.i.t U[1 ~t.:~~~!l
.JU, ~\..'iCUl(-lt'!lJ ... 'lui a\l:JJL thiL avec i.1l.I~f~fl4j~~~
- u~r~~ Ilt..! rlud,~tJe[Jdall';c. L~Uilllt tant0' t11t)Uf

LE REVOLVER.
8oIi\par, tantot pour Morillo, selon qu'il y trouvail son
profit. lis' etail enrichi a rendre ser~ice a tout Ie monde_
I)as d'homme plus bourbonien, plus bonapartiste, plus
ab~olutiste, plus liberal, plus albee, el plus catholique.
II ctaiL de ce grand parli qu'oo pourrait Dommer Ie
parti Lucratir. II raisait de temps en temps en France
des apparitions commerciales; et, it eo croire les ouldire,
it donoait volonticrs passage a son bord a des
~l'IlS en ruile, banqueroutiers ou proscrits politiques,
peu lui importait, payants. Son procedc d'embarqucment
etait simple. Le fugitiC attendait sur un point
.h!sert de 18 cote, et, au moment d'appareiller, Zuela
clclachait un canol, qui I'allait prendre. II a,-ail ainsi,
a SOD prct-edcot ,·oyage, fait c\pader uo contumace du
r-rocc~ Berton, et cellc fois il comptait, disait-on,
t:mmener des hommcs compromis dans l'afTaire de In
Bitlassoa. La police, 8'Vertie, avail l'reil sur lui.
Ces temps elaient une epoque de fuiles. La res·
~turation etait une reaclion; or Il'S rc\·olutiollS ameneot
,It·~ emil-rrntions, et les reslaurations entralncot des
pros(·riptions. Pendant les st.'pt ou huit prenlieres an­
Dt:\',\ apres 18 rentrec de~ Bourbons, 18 panique rut
(fartout, dans la finance, dans rinduslrie, dons Ie comm.,rcc.
qui seotaicnl la terre trembler et oil abondaienl ·
I.·, Caillitcs_ 11 y 8\"ait un sau\·c-qui-pcut duos la politi'lue_
La\·alette avail pris la fuile, Lcreb"rc-Desnouettes
3\ait pric; la Cuile, Delon a,·ait pris la fuite. Les tribu-
I •• UJX (fc'(·t'plioll ~c,·iss:lj(·nt, plu~ Trl·~taillon. On ruyait
It' Itont de Saumur, rc~plalJacle lit! la Ri-ole, Ie mur de
rCJL"t'r\aloire de Paris, In tour tic Taurja~ d'.:\vignon,
1OII4~. - ~. 16

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Cu ~ L. UL i1Jl.3. ;tA-,~lI()rt.

LE REVOLVER. 2,3
Lcs allures louches de l'homme qui s'cchappe ne prou­
,·aicnt pas qu'on n'etit point devant les yeux un heros.
Trails (ugitifs et caracteristiques des temps, que I'hisloire
dite rcguliere neglige, et que Ie vrai peiotre d'uo
siecle doiL souligner. Derriere ces (uiles d'hoon~tes
,.:ens sc (aufilaient, moins surveillees et moins suspt'(·tes,
les (uitcs des (ripolls. Un chenapan force de
~'~l·lipser profilait du pele-m~le, faisait Dombrc parmi
It,!\ proscri ts, et !;ouvent, nous venons de Ie dil'e, grllcc
i plus d'art, semblait dans ce crcpusculc plus honn~te
hummc que I'honn~te hommc. Rien n' csl gauche comme
la probilc reprise de justice. Elle o'y comprend ricn
t'l rait des maladresses. Un faussaire s'cchappait plus
aisement qu'un convcntionnel.
Chose bizarre it conslater, on pourrait presque dire,
parliculierement pour les malhonoetes gens, que l'eva­
~i()n
meoait a tout. La quantile de civilisation qu'un
.. 'oquin apportait de Paris ou de Londres lui tenait lieu
de dot dans le~ pays primiliCs ou barbarcs, Ie rccom­
DJant.iail, et en (aisait un initiateur. Cetle aventure
o'avait ricn d'impossihle d'cchappcr ici au code pour
ani,·er la-bas au sacerdoce. II y avait de la fanlasma­
,:orie dans la disparition, ct plus d'uDe evasion a eu
des rCsultats de r~ve. Uoe fugue de ce genre conduisait
a l'inconnu ct au chimerique. Tel banqucfuulier
sorti d'Europe par ce trou il 18 lune a reparu
\ilJgt ans aprcs grand vizir au Mogol ou roi cn Tasnaanie.
Aider aux evasions, c'ctait une induslric et, ,·u la
frcquence du fait, uoe industrie it gros pl'ofits. Cctlc

,
/
!ii
LE5 TI..\l..\ILLErIS DE LA )lEB.
s~culation completait de certains eommerees. Qui YOU­
Jait s.e sauver en Angleterre s9adressait aux contrebandiers;
qui voolait se salJ1'er en Amerique s'adressail
a des fraudeurs de long coors leis que ZoeIa.

LE RIVOLVEll.
II
CLUBI~ APERCOIT Q(;ELQt.i't.:~
ZUE'la "cnait quelquerois manger a I'aubcrge Jean.
Sieur Clubin Ie connai~sail de vuc.
Du reste, sicur Clubin n'etait pas fier; il ne dedaignail
pas de connaltre de vue les chenapans. II allait
meme quelqucfois jusqu'a les connaltre de fail, leur
donnant la main en pleine rue ct leur disant bonjour.
II parlail anglais au smogler et baragouinait I'cspa­
,rool 8'oec Ie conlrabaodista. II avait lil-dessus des sen­
It-Oft'S : - On peut tirer du bien de la connaissance
du mal. - Le garde-chasse cause utiiemcnt avec I£braconnicr.
- Le pilote doit sonder Ie pirate; Ie pirate
.:tant un ecucil. - Je goute a un coquin comme un
medecin ~oule it uo poison. - C'clait sans repJique.
Toul Ie monde donnait raison au capitaine Clubin. On
l'approu,·ait de ne point ~lrc un delical ridicule. Qui
dooe eut OH~ en medirc? Tout ce qu'il Caisail e~it evidemment
• pour Ie bien du service a. De lui tout etail
simple. Rieo ne pouvait Ie compromettre. Le cristal

2'6 LES TRA\"AILLE(RS DE LA IIER.
voudrait se tacher qu'il ne pourrait. Cette confiance
elait la juste recompense d'une longue hoon~tetet et
c'est lil l'excellence des reputations bieD assises. Quoi
que fit ou quoi que semblat Caire Clubio, on y enteDdait
malice dans Ie sens de la verlu; rimpeccabilite
lui etait acquise; - par-dessus Ie marche, il etait
tres 8vise, disait-on; - et de telle ou telle accoiotance
qui dans un autre cul ete suspecte, sa probite sortait
avec un relief d'habilete. Ce reDom d'babilete se combinait
harmonieusement av!'c son reDom de naIvete,
sans contradiction ni trouble. Un naIf habile t cela
existe. C'est une des varietes de l'bonn~te homme, et
une des plus appreciees. Sieur Clubin elait de ces
hommes qui, rencontres en conversation intime avec
un escroc ou un bandit, sont acceptes ainsi, pcnetres,
compris, respectes d'autant plus, et oot pour eux Ie
clignement d'yeux satisfail de l'estime publique.
Le 1'amaulipas avait complete son cbargement.
II etait en parlance et allait prochainement appareiller.
Un mardi soir la Durande arriva it Saint-Malo comme
il faisait grand jour. Sieur Clubin, deboul sur la passerelle
et surveillant la manreuvre de l'approche du
port, aper«;ut pres du Petit-Bey, sur la plage de sable,
entre deux rocbers, dans un lieu tres solitaire, deux
hommcs qui causaient. Illes visa de sa lunette marine,
et reCODnut l'un des deux hommes. C'etait Ie capitaine
Zuela. II parait qu'il reconnut aussi l'autre.
Cet autre etait un personnage de haute taille, un
peu gl·isonnant. II portait Ie haut chapeau et Ie grave

LB REVOLVER.
Vt··t('mcnt des Amis. C'etait probablcment un quaker.
II bais,nit Irs ."(lUX 8'·ec 'node~lie.
En arri\·anl it I'.\uberge Jean, sieur Clubin apprit
que It, Ttl,,,,,u/i'pa, comptait apparciller dans une dizuine
tie jours.
00 8 su depuis qu'il a,puit pris encore quclques
aulres informations.
J\ la nuit il entra chez l'armuricr de In ruc Saint-
'''int'llnt et lui dit :
- ~avcz-vous ce que ("(l~t qu'un re\·oI\,cr?
- Oui, rcpontlit ra,'nlurier, c'est amcl'icain.
- C'est un pi~tolcl qui recommence 18 conver-
~atioD.
- En effct, ~a a In d( .. nlnndc l·t la rcponse.
- Ella r{tplique.
- C'est juste, monsieur Clubin. l~n canon tournant.
- El cinq ou six halles.
L'armuricr entr'ou\'rit Ie coin de !'a levre ct fit eott'ndre
ce bruit de languc qui, accompagnc d'un horilclnent
de tete, expritnc I'adnliration.
- L'arml~ est bonnc, monsieur Clubin. J(' crois
qu·elle fera son chcnlin.
- Je ,·ouclrais un re\'ol\'cr a six canons.
- Jc n'l'n ni pas.
-- Comment «;3, \·ou~ armurier?
- Je ne tiens pa~ cnco,·c rartiele. '~()ycz-"ou~, c\~st
ouu\·cau. ~:a clchute. 00 uc fait Cllt'or ..' t'n Franct' que
du pislolt,t.
- ()iah)l'!
- ~a D·C~t pa~ ('ll('ore dall~ Itl ('Olnmcrec'

I\X LHS TU.\ V ~\lLLEURS DE LA IIEIl.
Diablo!
- J'ai (r oxccUl'uts pistolets.
-. Jo veux. un l~volvel·.
- Jo cOllvicllS que c'est plus a~antageux. Vais
.
attclldc~ JOlle, ulollsieul- Clubin ...
\ .. ~
- ~UOI.
-. Jc cl'Oi~ ~VOil· qu·U y en a un en ce moment a
~tiut-.. '1alo, J)occu~ion.
t 11 I'C \101 \' C r ~
SCI·U buu.
llui.
A \CIHlrc ~
llui.
l)(l (:ll ~
Jc l'·l'ois ~ ~ Oil' Ull. Je lll'illforlnerai
~lHtJH.l pUll"I~·Z-"uu~ tile rendlae reponse~
l.)'oct"asiull. 'tuis bOB.
~ualld
Caul-it que je r'evienlle?
~i jc vuus IH"OClu·e un revolver~ c~e.5t qu·il
~uall,l
Hle l'~lldl"ez ... \ous l't'ponse?
.\ ,utt'\} pl"O~hdill vu~age.
\c Jite~ pa~ que c'e~t pour moi, lit Clubin.

tB REVOLVER. "9
III
CI"CBI~
E.PORTE ET NE R.'PPORTE POINT
Sif'ur Clubin fit Ie chargement de la Durande, eml,arqua
nombre de b

ISO
L H S T R A V A ILL E U R S DEL A 11 HR.
Arrive a Guernesey, Clubin alIa a Torleval. II y
passa trente-six heures. II y emporta Ie sac-valise et
la corde it nreuds, et ne les rapporta pas.
Disons-Ie une fois pour toutes, Ie Guernesey dont
il est question dans ce livre, c'est l'ancien Guernesey,
qui n'existe plus et qu'il serait impossible de
retrouver aujourd'hui, ailleurs que dans les campagnes.
La il est encore vivant, mais il est mort dans les
villes. La remarque que nous faisons pour Guernesey
doit elre aussi faite pour Jersey. Saint-Helier vaut
Dieppe; Saint-Pierre-Port vaut Lorient. Grace au progres,
grace it l'admirable esprit d'initiative de ce vaillant
petit peuple insulaire, tout s'est transforme
depuis quarante ans dans l'archipel de Ia Manche.·
Ou il y avait de l'ombre, il y a de Ia lumiere. Cela dit,
passons.
En ces temps qui sont deja, par l'eloignement, des
temps historiques, la contrebande etait tres active
dans la Manche. Les navires fraudeurs abondaient particulierement
sur la cote ouest de Guernesey. Les
personnes renseignees 8. outrance, et qui savent dans
les moindres details ce qui se passait il y a tout it
l'heure un demi-siecle, vont jusqu'il citer les noms de
plusieurs de ces navires, presque tous ast.uriens et
guiposcoans. Ce qui est hors de doute, c'est qu'il ne
s'ecoulait guere de semainc sans qu'il en vint UD,OU
deux, soit daDs la baie des Saints, soit a Plainmont.
eela avait presque les allures d'un service regulier.
Une cave de la mera Serk s'appelait et s'appelle encore.
les Boutiques, parr.e que c'etait dans cette grotte qu'on

LR REVOLVER. 154
,·enait aeheter lUX fraudeurs leurs marchandi!'es. Pour
It"~ be~()ios de ccs commerces, il sc parlait dans la
)ianrile une ('spece de langue conlrebandiere, oubliee
nujourd'bui, et qui elail it I' e!;pagnol ce que Ie levantin
e!;t il ritaiien.
Sur bcauroup de points du littoral an~lais cl franf:ais,
18 (,ootrebande etait en cordiale entente secrete
8'"('(- Ie n~goee patent el patentee Elle 8,"ait ses entrees
~ht'z plu~ d·un hauL finanricr, Jlar la porte derobee, il
e~l ,-rai: et elle fu~ajt souterrainemt'nt dans la circulation
commerciale et dans toul Ie systeme veineux de
rindustrie. Ncgociaot par devanl, contrebandier par
dt"rricre; c'etail I'histoire de beaucoup de fortunes.
Se~uiD I~ di!;ait de Bourgain; Bourgnin Ie disait de Se­
~uin. ~ous n~ nous faisons poinl ~8rant de leurs parol(.'~;
peut-t\tre RC calomlliaienl-il~ I'un et l'autre.
Quoi qu til en ftit, la eontrebande, traquce par 18 Joi,
etail inconteslablement Cort bit~n apparcntce dall!i; la
finance. ElI~ ctait en rapport a vee c Ie mcilleur monde •.
vlle ~8\·prne, oil Mandrin coudoyuil jatlis Ie comlc de
Charolai~. l~t8il honn~te 8U dl'hors, t't 8,"ait une ra~adc
irrt;pr()(·hllbl~ ~ur la soci(~lc; pi~l1()n sur ruc.
De lil bcaucoup de r.()nnivcnres, n(~cessaircm(,Dt
D13SQUt!CS. Ces my~lcrcs v()ulnient une ombre impenetrable.
r n contrrbandic~ sa vait bcaucoup de choscs
~t dc,·ait le~ laire; un(' (ui ill\"iolable ct rigide clail sa
lui. La premiere qualite d'UD Craucleur clait In Jo~·aute.
~al)i di~(-rclion pas dt' rontrehande. II y avail Ie se­
.-rf't de la fraude cOlome iI y n Ie sc(-rct de 18 conft·s­
'Ion.

I-j! L ES T RA \~ AILLE[,BS DE LA ME B.
Ce secret elait imperturbablement garde. Le contrebandier
jurait de tout taire, et tenait parole. On De
pouvait se fier a personne mieux qu'a un fraudeur.
Le juge-aleade d·Oyarzun prit un jour un contrebandier
des Ports secs, et Ie fit mettre it la question pour Ie
(orcer it nommer son bailleur de fonds secret. Le CODtrebandier
ne nomma point Ie bailleur de fonds. Ce
bailleur de fonds etait Ie juge-alcade. De ces deux
complices, Ie juge et Ie contrebandier, run avait du,
pour obeir aux yeux de tous a la loi, ordonner la torture,
it laquclle I'autre avait resiste, pour obeir a son
serment.
Les deux plus fameux contrebandiers hantant
Plainmont it cette epoque etaient Blasco et Blasquito.
lis etaient tocayos. C'est une parente espagnole ct catholique
qui consiste it avoir Ie merne patron dans Ie
paradis, chose, on en conviendra, non moins digne de
consideration que d'avoir Ie merne pere sur la terre.
Quand on etait a peu pres au fait du furtiC itineraire
de la contrebande, parler it ces hommes, rieo
n'etait plus facile et plus difficile. II suffisait de n'avoir
aucun prejuge nocturne, d'aller it Plainmont et d'affronter
Ie mysterieux pointd'interrogation qui se dresse lit.

LE RBVOLVER. !53
IV
PLAI~MO!'iT
Plainmont, pres Torte,"al, est un des trois angles
dl\ Guernesey. II ya la, it l'extremite du cap, une haute
croupe de gazOD qui domine la mer.
Ce sommet est desert.
II est d'autant plus desert qu'on y voit une Maison.
Cette mnison ajoute rctTroi a la solitude.
Elle cst, dit-on, \·i~ionnce.
Ilanlee ou nOD, l'aspel't en est etrange.
Cette maison, b,ltie en granit et elcvee d'uo etagc t
~st au milieu de fherbe. Elle n'a rico d'une ruine. Elle
t·.-t I,arfailement habitable. Lc~ murs sont epais et Ie
loit est solidc. Pas une pierre De manque aux murailles,
pa~ uoe tuile au toil. Vne cheminee de brique contrebute
raugle du toit. Ccttc mai~on tournc Ie dos Ii la •
Iller. ~a (a,:adc du cott~ de l' ort~an n· est qu 'une murdiUc.
}:n cxaolinant ultcllti'-emcnt cette flu.'ade, on y
.ti~ljneuc unt' fl'nt!trc, murcc. Lcs deux pignons offrent
trois lucarocs, UIlC a rest, deux a rouest, murccs

!56 L EST R A V ,,\ ILL H U R S DEL A II HR.
toutes trois. La devanture qui fait face a la terre a
seule une porte et des fen~tres. La porte est muree.
Les deux fenetres du rez-de-chaussee sont murees.
Au premier etage, ct c'est IS. ce qui frappe tout
d'abord quand on approche, il y a deux fen~tres ouvertes;
mais les fenetres murees sont moins farouches
que ces fenetres ouvertes. Leur ouverture les fait noires
en plein jour. Elles n'ont pas de vitres, pas m~me de
chassis. Elles s'ouvrent sur l'ombre du dedans. On
dirait les trous vides de deux yeux arraches. Rien
dans celte maison. On aperQoit par les croisees beantes
Ie delabrement interieur. Pas de Iambris, nulle boiserie,
la pierre nue. On croit voir un sepulcre a fen~tre
permettant aux spectres de regarder dehors. Les pluies
affouillent les fondations du cllte de la mer. Quelques
orties agitees par Ie vent caressent Ie bas des murs.
A l'horizon, aucune habitation humaine. Cette maison
est une chose vide oil il yale silence. Si ron s'arr~te
pourtant et s'y l'on colle son oreille a la muraille, on y
entend conCusement par instants des battements d'aiJes
effarouchees. Au..dessus de la porle muree, sur la
pierre qui fait l'archilrave, sont gravees ces lettres :
ELM-PBILG, et cette date: i780.
La nuit, la lune lugubre entre la.
Toute la mer est autour de cette maison. Sa situation
est magnifique, et par consequent sinistre. La
beaute du lieu devient une enigme. Pourquoi aucune
famille humaine n'habite-l-elle ce logis? La place est
belle, la maison est bonne. D'ou vient cet abandon!
Aux questions de la raison s'ajoutent les questions de

la rt\'·('rie. Cc champ est cultivable, d'ou vieDt qu'il est
inrllllt, ~ Pas de mailre. La porte mureo. Ou'a done ce
la.'u? (lourquoi l'hommc cn fuite? que se passe-t-il ici 1
S·il IH' sty pa~~c rien, pourquoi D'Y a-t-il ici personne?
Uuand tout ('st endormi, y a-t-il ici queIqu'un d'eveille?
I .. a rafalc lcnebreuse, Ie ,·ent, les oiseaux de proie, les
lu-'les (lIarhces, lcs ~tres iErnores, apparaissent it la
II.an~t-l" cl ~c ml\lent il cette maison. De quels passants
(a, t-t.'lll' I'IH',telleric? On se figure des tenebres de
::r,'·It! el dl~ pluic s'("ngouffrant dans les fcn~tres. De
\ a::Ut"~ ruis~t'Uemcnts de tempetes ont laisse leurs
traclIl'S sur la muraille interieure. Ces chambres murt~l''''
('l ou'·crtes soot ,·isitecs par rouragan. S'est-il
t~umn)i.; un crime lil! II semble que, la nuit, ccttc mai­
~un li"rcc a l'ombrc doit appclcr au sccours. Restet-cUe
m uellc? en sort-il des ,·oix? A qui a-t-elle affaire
dan~ t'l'ttc solitudct Le mystcre des heurcs noires cst
a rai,c ici. Ct.'ttc maison est inquietante it midi; qU'cst­
(.lilt.' it minuit? En la r(~gardant, on rcgardc un secret.
()n "t! demande, la reverie ayant sa logique et Ie pos­
~ilJlc ayunt f;a pcntc, cc que dc,·ient cettc maison
(autre Ie rrcpu!\(~ulc du soir et Ic crepu~culc du Dlatin.
L·ilnnlCII,(1I di~pt'rsion de la vic extra-bumaine a-t-elle
"ur ce somnllal tlt!serL un nwud oil cUe s'arr~tc et qui
la fUf(-e a clc,·cnir "i~ible et a desccndre t I' (~pars vien t-il
y luurLillonncrt l'impaJpablc sty conden~e-t-il jusqu'a
I,rttll.lrt· fornll t £nigmc~. L'horrcur sacrec c~t dans
t
(·t·~ pit-rrc-;. (:t!ltc uDlbre qui est dans ces claambrcs
d.~rcntlucs est plus que de l'ombrc; c'cst de l'in­
CUIiIlU. Aprcs Ie solcil ruuelle, Ic~ bateaux pcchcurs

156 LBS TRA. VAILLEtiRS DB LA MER.
rentreront, les oiseau se tairont, Ie chevrier qui est
derriere Ie rocher s'en ira avec ses ch~vres, les entredeux
des pierres livreront passage aox premiers glissements
des reptiles rassures, les eloiles commenceront
a regarder, la bise soumera, Ie plein de I'obscurite se
fera, ces deux fenetres seront la, beantes. Cela s'ouvre
aux songes; et c'est par des apparitions, par des
larves, par des faces de fantOmes vaguement distinctes,
par des masques dans les lueurs, par de mysterieux
tumultes d'ames et d'ombres, que la croyance
populaire, it la fois stupide et profonde, traduit les
sombres intimites de cetle demeure avec la nuit.
J.Ja maison est c: "isionnee »; ce mot. repond it tout.
Les esprits credules ont leur explication; mais les
esprits positifs ont aussi la leur. Rien de plus simple,
disent-ils, que cetle maison. e'est un ancien poste
d'observation, du temps des guerres de la revolution
et de l'empire, et des contrebandes. Elle. a ete batie
18 pour cela. La guerre tinie, Ie poste a ete abandonne.
On n'a pas demoli la maison parce qu'elle peut
redevenir utile. On a mure la porte et les fen~tre8
du rez-de-chaussee contre les stercoraires humains, et
pour que personne n'y put entrer; on a mure les fen~tres
des trois cotes sur la mer,. a cause du vent du
sud et du vent d'ouest. Voila tout.
Les ignorants et les credules insistent. D'abord t
la maison n'a pas ete batie a l'epoque des guerres de
In revolution. Elle porte la date - i7S0 - anlerieure
a la revolution. Ensuite, elle n'a pas ete bAtie pour
~tre un poste; elle porte les leltres ELM-PBILG, qui

LE DB VOLVER. 257
"uolle double mooogramme de deux families. et qui
iudiqueot, suivant rusage, que la maison a eta COD­
~lruite pour relablissemenl d'un jeune menage. Done,
.·Ue a ete babitee. Pourquoi ne I'cst-elle plus? Si ron a
Inure 18 porte et les croisees pour que personne ne put
peDelrer dans la mai~ont pourquoi a-t-oo laisso deux
fco~tres ouvcrtcs ~ II faUail tout murer t ou rico. Pour­
'Iuoi pas de volets? pourquoi pas de chassis? poul-quoi
I.as de ,·ilrcs? pourquoi murer les ren~lrcs d' un c(\le si
.,n De It,s mure pas de I'autre? On empcche la pluie
.J·entrt'r par Ie sud, mais on la laisse entrer par Ie nord.
Les credulcs ont tort, sans douLe, mais a coup sur
ll·~ p()~itir~ o'ont pas raison. Le probleme persistc.
Ce qui est stir, c'cst que la maison passe pour
a'·oir etc I)Iutot utile que nuisiblc aux contrebandiers.
Le grossisscmcnL de .l'clfroi ute aux fails leur ,-raie
I'rol)ortioo. Sans nul doule, bien des pbcllolllcnes
n()clume~, parmi ceux dont s'est peu it peu compose
It- « ,·isionucmcnt • tie la Inasure, pourraicnt s'cxpli­
'IUt'r par des presences obscures ct furti,·cs, par de
fuurtes stations d'hommcs tout tic suite rcnlbarqucs,
lanlot par les precautions, tautol par les bardicsses tic
c~rtains industriels su~pccts se cacbant pour lual
Caire et se laissant entrevoir pour faire peur.
A cette epoque deja lointainc beaucoup d'audacc!i\
~taient possibles. La police, surtouL dans les I)clits
pay!l, o'elaiL pas ce qu'ellc cst aujourd'bui.
Ajoulons que, si cctlc masure etait, comme on Ie
dit, commode aux fraudeurs, leurs rendez-vous de­
'°aieot avoir lit jusqu'il uo certain point leurs couticcs
...... -1. 17

!a8 LES T BA T' AILLEGRS DE LA liE R.
franches, preeisemenl parc.e que Ia maison etail mal
rue. ttre mal \~e rempechait d"elre denoncee. Ce
n"esl guere aux douaniers et. aux sergenls qu'on
s'adresse c.ontre les spectres. Les superstitieux font des
sigoes de croix et non des proces-\"erbaux. lis l"oient
ou croient ~oir, s"enfuienl et se taisenl. II existe une
conniyenee tacite, non ,·oulue, mais reelle, entre ceux
qui font peur et ceux qui ont peur. Les effra)·es se
sentent dans leur lort d"a,-oir ete eflrayes, ils s·imaginent
avoir surpris un secret, ils craigneot d'laggraver
leur position, mysterieuse pour eux-memes, et de ficher
les apparitions. Ceci les rend discrels. EL, me me
en dehors de ce ealcul, riosl.illC.t des gens credules
est Ie silence; il y a du mutislne dans repou\'"ante; les
terrifies p arlent peu; il senlLle que l"horreur dise: chul !
11 Caut se sou,-enir que ceci remonte it l"epoque OU
les paysans guemesiais cro~-aient que Ie myslere de la
Creche etait, tous les aDS, it jour fixe, repete par les
breufs et les cines; epoque oil personne, dans la ouit
o~eul ose penetrer dans une elable, de peur
de ~oel,
d"y trouver les heles a genoux.
S'il Caut ajouler Coi aux legendes locales et aux retits
des gens qu·on rencontre, la superstition autreCois
a etc quelquefois jusqu"a suspelldre aux murs de celte
maison de Plainmont, a des clous dont on voit encore
~·a et Iii la trace, des rats saps pattes, des cbau,·es-souris
sans ailes, des carcasses de betes mortes, des era- .
pauds ecrases enlre les pages d~une bible, des brins
de lupin jaune, etranges ex-\"oto, accroches la par
d·imprudeots passants nocturnes qui a\-alent ern ,",oir

t5t
'1uel'lue chose, et qui, par ces cadeauI, esperaient
uhtellir leur pardon, et conjurer la mauvaise humeur
cles st'1°t:f's, des larves et des brucolaques. II y a eu
de tout temps des crcdules aux abacas et aux sabbats,
tit IIlt-llle d·assez haut places. Cesar consultait Sagane,
.al ~apolcon nladcmoisclle Lenormand. II est des eoo­
--l·icn~es inquietes jU!I'qu'a tueber d'obtenir des indul-
;.: l·IU.'t"~ du diable. QuI' D;t~1l {IIISt' t't qUt SQlan nt' dl-
1"JiS~ p,l'! c'clait lil une des pricres de Charles-Quint.
1)·autrl'~ cspril~ sonl plus timorcs encore. 115 vont
jll~'lu·a sc persuader qu'oo pent avoir des torts envers
I.- Inat. tlre irrcprochabJe vis-a-,ois du demon, c'est une .
II'.! ItllU~ prlao( cupatiulls. Dc lI l~l des pratiques religieuses
IqUrn.~c~ ,oers riIn(ncn~e malice obscure. C'est un bi-
..: .. li-,uIC rOlnnlC un autre. Les critnes contre Ie demon
• \i..-tenl .Ians certaines inlaginalions nlalades; 8\"oir
\ ioll~ la lui tfen ba~ tourlncnle de bizarres easuistes
·It~ rii!lIurunt'c ; on a dl)S ~c.'rupules du role des tencbres.
t:rt)irl' it rcflicacite de 18 dc,·otioll aux m\·~tcres . du
Bru.·~l'n ct d'ArlJluyr, se fi(!lIrcr qu'on a pt-('he eontre
r~Jlrcr, o,"oir recours pour dt.'s infractions chimerique~
.1 d..--- p~llill'nccs ('hinlt!riqu('"" a,·oucr 18 ,·critc it i'cspril
d.· Inensongc, Caire sun ml',i culp,i devant Ie pert) tic
Ii t"aul~, se confcs~er en !;CII'\ in'·crsc, loul eela exisle
.'u a exi~lc : les proc~s de rnagie Ie prouvcnl a ehaque
l·ll!t- .lc leurs dossiers. Lc son~e humain va ju~que-Ia.
«Juan.1 rhomme se met it s'cfrarer, i1 De s'arr~le point.
e'n rc' c des faules ima~naircs, on r~vc des purineataon~
iloaginaires, et I' on fait Caire Ie ncltoyage de sa
par I'ombre du balai des sorcicrcs.
"on~cic'n('e

!60 LBS TRAVAILLBURS DB LA AIER.
Quoi qu'il en soit, si cette maison a des aventures,
c'est son affaire; it part quelques hasards et quelques
exceptions, nul n'y va voir, elle est laissee seule; il
n'est du gotit de personne de se risquer auxrenconlres
infernales.
Grace it la terreur qui la garde, et qui en eloigne
quiconque pourrait observer et temoigner, il a ete de
tout temps facile de s'introduire la ouit dans cette maison,
au moyen d'une echelle de corde, ou meme tout
simplement du premier escalier venu pris aux courtils
voisins. Un eo-cas de hardes et de vivres apporte la
permettrait d'y attendre en toute securite l'eventualite
et l'a-propos d'un embarquement furtiC. La tradition
raconte qu'il y a une quarantaine d'annees un fugitif,
de la politique selon les uns, du commerce selon les
autr~s, a sejourne quelque temps cache dans la maison
visionnee de Plainmont, d'on il a reussi it s'embarquer
sur un bateau p~cheur pour I'Angleterre. D'Angleterre
on gagne aisement l'Amerique.
Cette m~me tradition affirme que des provisions
dcposees dans cette masure y demeurent sans qu'on y
touche; Lucifer, comme les contrebandiers, ayant inter~t
it ce que celui qui les a mises IS. revienne.
Du somnlet oil est cette maison, on aper~oit au sudouest,
a un mille de la cote, l'ecueil des Hanois.
Cet ecueil est celebre. II a fait toutes les mauvaises
actions que peut Caire un rocher. C'etait un des plus
redoutables assassins de Ia mer. II attendait en traitre
les navires dans la nuit. II a elargi les cimetieres de
'forteval et de la Rocquaine.

LH BE ,"OL VEB.
Ell 1862 on a place sur eet ccueil un phare.
Aujourd'hui l'ecucil des Ilanois eclaire la navigation
qu'il four,·oyait ; Ie guet-apens a un nambeau a la main.
On cherche Ii l'horizon comme un protecteur et un
,:uidc ce rocher qu'on fuyait comme un malfaiteur. Les
Ilanois ras~urent ces vastes espacc!; nocturnes qu'ils
etTrayaicnt. C'est quclqllc chose comme Ie brigand
dc,"enu gendarme.
II y 8 trois Ilanoi~, Ie grand Ilanois, Ie petit 118-
nois, ~t la Mauve. C'est sur Ie petit Hanois qu'est aujourd·bui
Ie c Light Red -.
eeL ecueil fait partie d'un groupe de pointc~, quelques-unes
sous-marines, quelques-unes sortant de In
mf'r. Illes domine. II a, comme une forteressc, ses
ou,-ragC'c; aV8nce~; du cote de In haute mer, un cordon
cll' trt'ize rochers ; au nord, deux brisants, Ies 118ute~rour'1uie~,
les Aiguillons, el un banc de sablc, I'llerou~t.';
au !'ud, trois rocbers, Ie Cat-Rock, la Percee t't
18 RU'lue Ilerpin; plus deux bou('~, Ia South Boue (at
18 Boue Ie }Jouet, et en outre, devant Plainlnont, it fleur
cI·~au, Ie Ta~ de Pois deA ,'al.
QU'UD nageur franchisse Ie detroit des Ilanois it
Plainmont, c('la est malai~e, nOD impossible. On !\(l
~uvicnt que c'ctait une des proucs~es de sicur Clubin.
Le nageur qui connalt ees bas-fond~ a deux stations Oil
il p~ut se reposer, la Roque ronde, et plus loio. en
obliquant un peu Ii gauche, la Roque rouge.
~GI

!6t LES TRAVAILLEURS DE LA lIER.
v
LES nt:SIQUOISEAUX
C'est a peu pres vers cette journee de samedi,
passee par sieur Clubin a Torteval, qu'il faut rapporter
lin fait singulier, peu ebruite d'abord dans Ie pays, et
qui ne transpira que longtemps apres. Car beaucoup
de choses, nous venons de Ie relnarquer, resteDt ineonnues
it cause merne de l'effroi qu'clics ont fait it
ceux qui en ont etc temoins.
Dans la nuit du samedi au dimanche, nous prccisons
18 date et nous la croyons exacte, trois enfants
escaladerent l'escarpement de Plainmont. Ces enfants
s'en retournaient au village. lIs venaient de la mer.
C'etait ce qu'on appelle dans la langue locale des df.­
niquoiseaux. Lisez deniche-oiseaux. Partout OU il Y a
des falaiscs et des trous de rochers au-dessus de la
mer, les enfants denicheurs d'oiseaux abondent. Nous
en avons dit un mot deja. On se souvient que Gilliatt
s'en preoccupait, a cause des oiseaux et it cause des
enfants.

Les deniquoiseaux soot des especes de gamins de
roccan, peu timides.
La nuit etait tres obscure. D'epaisses superpositions
de ouees cachaient Ie zenith. Trois heures du
matin ,·enaient de sonner au clocher de Torteval, qui
e~t rond et pointu et qui ressemble a un bonnet de
magicien.
Pourquoi ces enfants revenaienl-ils si tard? Ricl) (!e
plus simple. lis etaienl alles it la chasse aux nills de
mauves, dans Ie Tas de Pois d'Aval. La saison ayant
etc tres douee, les amours des oiseaux commcn

161 LES TRA\YAILLEUBS DE LA MER.
pas battu. Les deux autres etaient guernesiais, et de
la paroisse m~me de Torteval.
La haute croupe de roches escaladee, les trois deniquoiseaux
par,·inrent sur Ie plate~u on est la maisoD
visionoee.
Ds commencerent par avoir peur, ce qui est Ie devoir
de tout passant, et surtout de tout enfant, a celle
heure et dans ce lieu.
Ds enrent bien envie de se sauver a toutes jambes,
et bien envie de s'arr~ter pour regarder.
fis s'arreterent.
lIs regarderent la maison.
Elle etait toule noire et formidable.
C'etait, au milieu du plateau desert, un bloc obscur.
one excroisance s)9metrique et hideuse, une haute
masse carree it angles rectilignes, quelque chose de
semblable a un enorme autel de tenebres.
La premiere pensee des enfants avait ete de s'enfoir;
Ia seconde ful de s'approcber. lis n'avaient jamais
vu cetle maison-Iii it cette heure-la. La cnriosite d'8\Yoir
peur existc. lis avaient un petit fran~ais a,9cc eux, ce
qui fit qu'ils approcherenl.
On sait que les franQais ne croient !J. rien.
D'ailleurs, etre plusieurs dans un danger, rassure;
avoir peur it trois, encourage.
Et puis, on est chasseur, on cst enfant; it trois
qu'on est, on n'a pas trenle ans; on est en qu~te, on
fouille, on epie les choses cachees; est-ec pour s'arreter
en chemin? on avance la t~te dans ce trou-ei,
comment ne point l'avancer dans ce trou-lit? Qui est
•

LR REVOLVER. 265
llD chasse subiL un entralnement; qui va Ii Ia decou­
\-llrte est dans un engrenage. Avoir tant regarde dans
It- nid dc~ oiseaux, cela donne Ia demaogeaison de
rt)gardcr un peu dan~ Ie nid des spectres. Fureter dans
I· (·n r t\r; pourquoi pas?
De gibier en gibier, 00 arrive au demon. Apres les
moincaux t les farradets. On va sa,'oir it quoi s'en tenir
sur toutes ccs peurs que ,·os parents vous ont failes.
F:lre ~ur la piste des contes bleus, rieo n'cst plus glissante
En s8,·oir aussi long que les bonnes femmes,
(.~ In lcnte.
Tout ce p~le-m~le d'ic.it!cs, it l'etat de confusion et
.finstiuct dans la cervelle des dcniquoiscaux guernesiais,
cut pour resultante leur temerite. lIs marchcrcnt
,-en la maisen.
Du re~t(', Ie petit qui leur ser,oait de point d'appui
daDs cctte bravoure en clait digne. C'ctait un g8r~oo
re~olu, appreoti calrat, de ces enrants deja hommes,
couchant 8U chantier sur de la paille dans un hangar,
~a~naDt sa ,·ie, ayant unc grosse ,-oix, grimpallt '·0-
l.,ntiers aux murs cL aux arbrcs, sans prcjugcs vis-a­
'i~ dt-s pommes pres desqucllcs il passait, ayant Lra­
,-aille a des radoubs de vaisscaux de guerre, fils du
ba~rd, enfant de raccroc, orphelin gai, ne en France,
et on De s8,·ait ou, deux rai~ons pour ctre hardi, ne
rf\gardant pas a donner un double a un pauvrc, tres
mcchant t
tres bon, blond jusqu'au roux, ayant parle
a dtls parisiens. Pour Ie moment, il gagnait un chelin
par jour a calrulcr des barques de poissonnicrs, en
reparation aUI P~queries. Quand l'envie lui en prcllaiL,

266 LES TRA\-AILLEt'BS DE LA IIER.
iI se donnail des ueaaces, el allait denieher des oiseaUI.
Tel elail Ie petit fran~ais.
La solitude du lieu ayail on oe sail quoi de funebre.
On sentail lit rinviolabilite mena-:ante. C~ etail farouche.
Ce plateau 7 sileneieux et nu, derobait it t.res courl~
distanee dans Ie precipice sa courbe declive et fuyante.
La mer en bas se laisail. U n'y a\-ail poinlde yent. Le~
brins d·herbe De bougeaienl pas.
Les petits deniquoiseaux at'an~aienl it pas lent:i'.
1 g enfant fran~ais en tete, eo regardant la maison.
L·uo d g eux, plus tard, eo racootant Ie fail, ou I'a
ajoutait : «Elle ne di­
peu pres qui lui en elmt resle ..
sail rien. »
Us s'approchaient en retenant leur haleine, comme
on approcberail d·uoe bete.
lis a~aieot gran Ie roidilloo qui est derriere la maison
et qui aboulil du cote de la mer it un petit islhme de
roc hers peu pratirable; il5 elaieol part'enus assez pre--­
de la masure; mais ils oe ~oyaient que la fa~ade sud~
qui est loule muree; ils o9a\"aieot pas ose toomer it
gauche, ce qui les etil exposes it ,-oir I'autre ra~ade oil
it y a deux fenelres 9 ce qui est terrible.
Cepeodant ils s"enhardirent, rapprenti calfat leur
.
a,·ant dit lout bas : -\'irons it bcibord. Lest ce oote-la
qui est Ie beau. II Caut \"oir les deux fen~lres noires.
lis « \"irerent it babord » et arriverenl de raulft
(!ote de la maison.
Les deux fen~tres etaient ecla.irees.
Les enCants s'enfuireot.
Quand ils furenl loin, Ie petit fran~ais se retouma.

267
- Tiens, dit-il, il o'y a plus de lumiere.
En eWel, il n'y avait plus de clarte aux (eo~tres. La
silhouette de 18 ma~ure ~e de~sillait, decoupee comme
it remporte-piece, sur la li,oidite diffuse du ciel.
La pcur ne s'cn alia point, mais la curiositc re,-inl.
Les delJiquoiseaux se rapprocherent.
Brusquement, aux deux fenctres a la (ois, la lumitllre
~e refit.
Les deux gars de Torteval reprireot leur~ jambes it
leur COU, et se sauverent. Le petit ~atan dc fran(;ais
D·avnD~a pa~, mai~ DC reeula pas.
II demeura immobile, faisant face it la maison, et
la regarllalll.
La clurle s'et(aignit, puis brilla de nouveau. Rien dt ll
plu~ horrible. Lc reOct fai~ait une ,-ague trainee de feu
~ur rhcrbe mouillee par 18 huce de la nuil. A un certain
monleDt, la lueur des~ina sur Ie mur intcrieur de
la ma~urc de grands pro(il~ noir~ qui rcnluaient et de~
ombre~ de l~tes enorll)e~.
Du reste,la masure etant ~an~ pJafoods ni cloi~()n~
et o9ayanl plus que Ic~ quatrc murs et Ie toil, 110.'
ft·n~tre De pcut pas ~tre crlairec ~an~ que rautrel' Ita
soit.
VoyaDl que l'apprenti calfat r('~tnil, les deux aut ..(,~
df~niquoi~eaux re"inrcnt, r3~ il 1'3". I'UD apres rautr~,
tremblants, curieux. L'apprenti calfat leur dil tout bas:
- II Y a des revenants dans la nlai~oD. J'ai ,·u Ie DCZ
d·un. - Les deux petits de Tortc,oal ~c hlottir·ent
derriere Ie (ranc;ais, et haus~c~ ~ur la pointe du pied,
par-de~sus son epaule, abrite~ par lui, Ie prcnanl pour

I~ ]:1 :.~ I£il ..
-.. ... _ :ri.~!ll_ ~ 1:l5~
-~ --.;,.::: A. ~ :!ltJ ~. ="'"1-~:i -1~ It? sen til
-= .... -- ....... -_.....
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~ tJ~-il~r-! .l-L:I.. truils qui
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, . " I •• : t ~':l ':-W,lI..h:5-..
&&1 "',l~
, . ~ ........ a n.11~1l.

LB RBVOLVER.
t09
Les deux autres avaienl une lelle peur qu'ils se
a Ie suivre. lis o'osaient plus s'enCuir lout
,It.~ciderent
~euls.
Comme i1s venaieot de depasser un assez gros las
.Ie fagols qui, 00 ne sait pas pourquoi. les rassurail
.laos cetle solitude, une chev~che s'envola d'un buis­
~on. Cela fil uo Croissement de branches. Les che­
,~('hes olll une e~pece de vol louche, d'une obliquite
inqui~tallle. L·oi~eau passa tie travers pres des enCal1l~t
•'0 fixanl sur eux la rondt!ur tie ses yeux, clairs dan§
141 Duit.
II y eul un certain trelublemcot dans Ie groupe
·Il'rricre Ie pelil fran-;ais.
II apoilropha la chc,"ccht'.
- lIoincau, tu viens lrop lard. II o'cst plus temps.
J .., ,"eux ,"oir.
Et il avallt;a.
Le crafjuemcnt de ses gros souliers cloutes sur Ie:;
"jones n'emp~chait pas d'cotcntlre les bruits de la Ina­
-.ure, (lui seelevaient ct seabais~aieot avec l'accenluahun
cahnc et la conliouite tI'':ln dialogue.
[n moment apres, il ajouta :
- Deailleurs il o'ya que les bctes qui croicnt aux
revenants.
L'io~oleocc dans Ie tlanger rallie les trainartls et
1~4i pousse eo avant.
Les deux gars de Torlc,·al sc rcmircnt en marche.
~Inboilanl Ie pas a la suite tie rapprenli calCat.
La maisoo visionnce leur Caisait l'etTct de grandir
.)cmesurcmeot. Dana cclte illusion d'oplique de la peur

no
I
LES T RA V AILLEURS DE LA IlER.
il Y avait de Ia realite. La maison grandissait en efl'et,
parce qu·ils en approehaient,
Cependant Ies voix qui etaient dans Ia maison prenaient
une saillie de plus en plus netle. Les enCants
ecoutaient. L' oreille aussi a ses grossissements. C' etait
autre chose qU'UD murmure, plus qu·un ehuchotemenl,
moins qu'uo brouhaha. Par instants une ou deux paroles
clairement articulees se detachaienL Ces paroles,
impossibles 8 compPeodre, sonnaient bizarrement. Les
enfants s'arr~taient, ecoutaient, puis recommeD~ent
it avancer.
- C·est la conversation des revenants, murmura
l'apprenti ealfal, mais je ne crois pas aux revenants.
Les petits de Torte,·aI etaient bien tentes de se
replier derriere Ie tas de fagots; mais iis en etaienl
deja loin, et leur ami Ie calfat continuail de marcher
\"ers la masure. lIs tremblaient de rester a,-ec lui, el
ils n'osaient pas Ie quitter.
Pas it pas, et perplexes, ils Ie suivaient.
L'apprenti calfat se touroa vers eux et leur dit :
- Vous savez que ce ~'est pas vrai. II n'y en a pas.
La maison devenail de plus en plus haute. Les "oLx
devcnaient de plus en plus distinctes.
lIs approchaient.
En approcballt, on recollnaissait qu'il y avait dans
la maison quelque chose comme de la Iumiere etouffee.
C'etait une Iueur tres vague, un de ces efTets de
Janterne sourde indiques tout it l'heure, et qui aOOndent
dans l'eclairage des sabbats.
Quand ils Curent tout pres, ils ment halle.

11.
[' n d~s deux de Torte,oal hasarda cette observation :
- Cc n'cst pas des revenants; c'esl des dames
ltilluchcs.
- Qu'est-ce que c'est que ~a qui pend a une feu.-lre?
dcmanda rautre.
- (.:il a l'air d'une corde.
- (:·esl uo serpt.lInl.
- t:°est de la corde de pendu, dit Ie frant;ais a,"el'~
auturile. Vt leur serle Yais je n'y crois pas"
El, en trois bonds plulot qu'en troi~ pa~,
il Cut 8U
Ili.ad du mur de la masure. II y 8\"ait de la fit~"re d811~
."t'llc hardicsse.
Lc, deux aulres, frissonnants, l'imilcrclll, et vinr,"ul
~e coller prc~ de lui, sc ~t.'rrallt run contre SOil
• ,",tc droit, I'autre contrc son coLe gauche. Les eufallis
t'I'I.li'lu':lrcnt leur oreillc conlre la murailleo On conti­
Ilu,lil tit' parlt-r da Il~ 18 nlaisOll.
,. ui.ti ce que di"uienl It'S CUlltomes :
- .\~i, elltentlido eslil?
- ~:lIlen.jitlo.
- I)icbo!
- I)icilo.
- .\(Iui csperara un bOlnbrc, y podra marchar~c
.1 11I;:lalcrra coD Blas'Iuito!
- \11l""i, r·est cnlt'ntlu?
- t .. III.·ndu.
- c:·.·~t dit 1
- UIL
- l u bomme atltand ... ~ lei, et pourra S·CD aller cn An~lct
rrc &\,t!C Bla.'4111ito 7

.!
LES T RA t' AILLECRS 01 LA .ER.
- Pagando.
- Pagando.
- Blasquito tomara al hombre eo su barca.
- Sin tratar de eonocer su pais?
- No nos toea.
- Ni de saber su oombre?
- ~o se pregunta el nombre, pero se pesa 1a bolsa.
- Bien. Esperara el hombre en esa casa.
- Teoga que comer.
- Tendril.
- En donde'!
- En este saco que he traido.
- }fuy bien.
- Puedo dexar el saco aqui?
- Los contrabandistas no son ladroncs.
- Y vosotros, cuando os marchais?
- En payant.
- En payant.
- Blasquito prendra l'homme dans sa barque.
- Sans chercher " savoir de quel pays iI est?
- Cela ne nous regarde pas.
- Sans lui demander son nom 7
- On ne demande pas Ie nom; on ~ la bourse.
- BIen. L'homme attendra dans cette maison.
- II faudra qu'il ait de quoi manger.
- )1 en aura.
- Out
- Dans ee sac que j'apporte.
- Tres bien.
- Puls-je lalsser ce sac lei?
- Lea contrebandlers ne sont pas des voleurs.
- Et vous autres, quand partez-vous 7

t.)~ta
LE REVOLVER. !71
- Manana por la manana. Si su hombre de usled
parado. podria venir con nosotros.
- Parado no esta.
- Ilacienda suya.
- Cuaotos dias esperara alii?
- Dos, lres, qualro dias. Alenos 0 mas.
- Es cierlo que el Blasquito vendra?
- Cierto.
- A este Plaiomont?
- A estc Plainmonl.
- Eo que semana?
- La que viene.
- A qual dia?
- Eo viernes, 0 sabado, 0 domingo.
- ~o puede faltar?
- Es mi tocayo.
- Demaio malin. 51 votre bomme ~tait pr~t, il pourrait
,enir a\~c nous.
-- II o-est pas pr~L
- C·~5' son alraire.
- Combieo de jour! aura-t-Ul attendre dans cette mai~(.)I1?
- Deul. trois, quatre jours. Molns ou plus.
- £o;t-II certain que Bla..~qulto vlendra?
- Certain.
- lei 7 A Plainmont 1
- ., PlaJDmont.
- QueUe aemaJne?
- La semaJne procbaJne.
- Quel Jour?
- VeodredJ, samecii, ou dimancbe.
- U De peut maoquer?
- 11 est. moo toeayo.
... ~~. -s. t8

17. tES TJlA,"AILLEt'IS DE L..l. .£.
- PI)' (1lJalfjuiera tiempo neDe!
- QlJal(JfJ~rja,. ~o teme.. Soy el Blaseo y es ~ ~
'I uitJ, ..
- A~if or) pue de (altar en Tenir a Goemesey!
- VI!ngo yo un mel, 1 viene al oiro mes.
- EntJ~lJdj{J.
- A ClJfJtar del otro sabado, desde hOT eD o.:hi- .
diu", fie pa"aran cinco dias sin que venga el BlasquitlJ.
- 1)~r{J un mar muy malo?
- ~KurrlJ.ldia gaJztoa?
c'
- .-,.,
- No vendria cl Blasquito tan pronto, pero yeodria.
- Dc dondc vcndra?
- De Vilvno.
- A dondc ira?
- II VhHlt par tOUI lei tempI 1
- l'&&r tOtUI, II n'a pas peur. Je suls Blasco, U est Bluquito.
- AhIHI, 11 no pout manquer de veoir l Guernesey?
. Jo VIOIlH un mols t n vlent l'autre mols.
- Jo comprnnds.
- A compter de samedl prochaln, d'aujourd'huJ eo hult, i1
116 KO l'a~Mt'ra pUM cinq Jours sans que Bluqulto arrive.
- Multi ~I )" mor otalt trbs dura 7
. .:gurr"ldla gllIltoa· 7
- Oul.
- DhLsllulto DO vlendralt pas 81 vite. mais U vientiraiL
- D'Ol) \'luudra-t-ll'
- De BUbao.
- O~ Ira-t-il?
• Ba.quo. ~au,ai. temps.

LB RBVOLVER.
- A Portland.
- BieD.
- 0 a Torbay.
- Mejor.
- Su humbre de usted puede estar quieto.
- ~o sera traitlor el Blasquito?
- Los cobnrdes son traidores. Somos Wllientes. El
UJar es la iglcsia del invierno. La ta·aicion es la iglcsia
.Jel infierno.
- ~o se enliende 10 que decimos?
- E,cucharnos y mirarnos es imposible. El espanto
Ilat"e alii el desjerto.
- Lo se.
- Quicn se atre,-eria it escuchar?
- Es ,·erdad.
- .:\un quando escuchariall no enliendcrian. Ilabla-
- A Portland.
- c· e~t bien.
- Ou 1 Torbay.
- C\·~t mleux.
- '·otre homme peut ~tre tranquiUe.
- Bla~luito De trahlra pas?
- Les .:lche~ soot les traltres. ~OU!'I sommes des valllant~.
La mer c:,t .'eglise de I"blver. La trahisoo est r~gllse de l'en-
- P~rsonDe o'eotend ce que nous disons7
- !\ous ~couter et oOU:5 re~arJer est impos:dble. L'epou-
, :lD Ie lal, lei Ie d~sert.
- Je Ie sals.
- Qui osenlt se hasarder 1 DOU:i ~couter7
- Cest ,raJ.
- O'aUleurs OD 'couterait qU'OD ne comprendrait pa~. ~ou~

176 LES T BA V AILLECRS DE LA JlEB.
mos una leDgua fiera y nueslra que no se CODoce.
Despues que la sabeis, s~is de nosotros.
- Soy ~enido para componer las haciendas con
ustedes.
- Bueno.
- Y ahora me voy.
- Corriente.
- Digame usted, hombre. Si el pasagero quiere
que el Blasquito Ie Ileve it a)guna otra parte que
l'urtland 0 Torbay?
- Tenga onzas.
- EI Blasquito haro 10 que quiera el hombre?
- EI Blasquito haee 10 que quieren las ouzas.
- Es menester mucho tiempo para ir a Torbay!
- Como quiere el viento.
- Ocho boras?
parlons une farouche langue l DOUS que per80Doe De connait.
Pulsque YOU! la savez, c'est que vous ates des oOtres.
- Je suis venu pour prendre des arrangements avec vous.
- C'est bon.
- Maintenant je m'en vais.
- Solt.
- Dites-mol, sl Ie passager veut que Blasqulto Ie conduise
aHleurs qu'l Portland ou l Torbay?
- Qu'l1 ait des onces·.
- Blasquito fera-t-ll ce que l'homme voudra'
-- Blasqulto Cera ce que lea onces voudront.
-- Faut-i1 beaucoup de temps pour a1ler l Torbay 7
- Comme 11 plait au vent.
- Uuit heures?
• Del quadruplee.

LB REVOLVBR. 277
- }lenos, 0 mas.
- El Blasquito obcdecera al pasagero?
- Si Ie obedecc el mar it el Blasquito.
- Bien pagado sera.
- El oro es el oro. El viento es el viento.
- Mucho.
- EI hombre haee 10 que puede eon el oro. Dio!l
con el ,·iento haee 10 que quiere.
- Aqui esta a viernes el que dcsca marcharse con
Bla~quito.
- Pucs.
- ~\ que momento llcga Bla!i;quito?
- A la Doche. A la Doche se Ilega, a la noche sc
marcba. TenclDos una muger que se llama el mar, y
una hcrmana que se llalna la noche. La muger pucde
faltar, la hermana no.
- Todo esta dicho . .t\bUf, hombres .
•
- ~oirut ou plus.
- Bla:-''luito obcira-t-il l ~on pa~~ager?
- S1 la mer ob~it 1\ Blasquito.
- 11 sera bien payee
- L'or est l'or. La vent ~st Ie vcnt.
- Cta~t juste.
- L-bomme avec l'or fait ce qu'U peut. Dieu avl'C Ie ,'cot
rait re qu'U veut.
- L'bomme qui compte partir avec 81a.~qtllto sera lei vendredl.
- Bien.
- ., quel moment arrive BJasqulto 7
- ., I. nult. On arrive la nuit. On part la nuit. ~ous a,·ons
ODe femme qui ~'appel1e la mer, et nne swur (lui s'appelle la
Duit. La femme trompe Clul'I'luefuis; la sceur jamais.
- Tout est CODvenu •.\ ]cu, hommes.

1'7"
LIS TI,,\VAILLEt"IS DE LA SEa.
- Buenas tarrIes. Cn trago de aguartIiente!
- Grar;ia~.
- E.~ mejor que xarope.
- Tengo mestra paJabra.
- lIi nombre es Pundonor.
- \f' aya usted con Dios.
- Soil gentleman 1 soy caballero.
- 80nlolr. to coup d'eau-de-vie?
- ~ercJ.
- Ct~~t meilleur que du sirop.
J'al votre parole.
- MOD nom est Polnt-d'honDeur.
- Adieu.
- \ OUS ~te8 geotUhomme et je suis cheyalier.
II elait clair que des diables seuls pouvaient parler
OirJAi. Lcs enCants n'en ecouterent pas davantage, et
ccllc fois prircnt la fuile pour de bon, Ie petit fran­
(;nis, cllfin convaincu, courant plus vite que les autres ..
Lc mardi qui suivit ce samedi, sieur Clubio elail
dt, retour a Saint-Malo, ramenant la Durande.
Lc Tamaulipa. etait toujours en rade.
Sicur Clubin, entre deux bouffees de pipe, demanda
il I'nubcrgistc de l'Auberge Jean:
- I~h hien, quand done part-ii, ce Tamaulipa,?
- Apr~s-dcmain jeudi, repondit l'aubergiste.
C(, soir-lil, Clubin soupa a la table des gardes-cOtes,
('t, contrc !;on habitude, sortit apres son souper. D
rt~sulta
de cclte sortie qu'il De put tenir Ie bureau de

LE REVOLVER. !79
let Duraode, et qu'il manqua a peu pres son charge­
Dlent. Cela rut remarqu~ d'un homme si exact.
II paralt qu'il causa quelques instants avec son ami
Ie chaogcur.
11 renlra deux heures aprcs que ~oguetle eut 8onn~
It' couvre-Ceu. La cloche bresilienne sonne it dix heures.
II ctait dODC minuit.

280 . LES TRA V AIL LEURS DB L A MER.
VI
LA JACRESSARDE
II Y a quarante ans, Saint-Malo poss~dait une ruelle
dite la ruelle Coutanchez. Cette ruelle n'existe plus,
ayant ete comprise dans les embellissements.
C'etait une double rangee de maisons de bois penchees
les unes vers les autres, et laissant entre .elles
assez de place pour un ruisseau qu'on appelait la rue.
On marchait les jambes ecartees des deux cotes de
reau t en beurtant de Ia t~te ou du coude les maisons
de droite ou de gauche. Ces vieilles baraques du moyen
age normand ont des profils presque bumains. De
masure Ii sorciere il n'y a pas loin. Leurs etages reotrants,
leurs surplombs, leurs auvenls circonOexes et
leurs broussailles de ferrailles simulent des levres,
des mentons, des nez et des sourcils. La lucarne est
l'reil, borgne. La joue, c'est la muraille, ridee et dartreuse.
Elles se touchent du front comme si elles complotaient
un mauvais coup. Tous ces mots de rancienne
civilisation, coupe-gorge, coupe-trogne, coupegueule,
se rattachent a celte architecture.

LE RE'"OLVER. 184
rne des maisons de la ruelle Coutanchez, la plus
Frnntle, la plus (ameuse ou la plus ramee, se nommait
18 J a(·re~~8rde.
La Jacres~arde ctait Ie logis de c~ux qui ne logcnt
pa s. II y a dans toutes les "illes, ct parliculieremenl
clalls Ics ports de mer, 8U-dcssous de la population, un
rt~ ... itlu. Des gens sans a\'cu, it ce poinl que souvcnt la
jU,til-C elle-m~me DC parvient pas a leur en arracher
un, des ecumeurs d'a,"cnlurcs, des chasseurs d'expe­
.Iililuts t des chimistes de l'cspecc escroc. remettanl
tuujours la ,-ie au creusel. toutes les formes du haillon
tat luules les manieres de Ie porter, les fruits sees de
rilnprobjte, les existences en banqueroutc, les CODsf1iltnCC!;
qui ont depose leur bilan, ccux qui ont avorle
dan~ I'cscaladc el Ie bris de cloture (car les grands
raiseurs d·cfTraclions planenl et restent CD haul), les
ou\"ricrs eL les ouvriercs du mal, Ies droles et les dr6-
ies'te!;, les scrupules dechires et les eoudcs perccs, les
(:ofluins aboulis a I'iudigence, les mechants mal rccom­
I,~nscs, les vaineus du duel social, les afTame~ qui onL
~lc les de,"oraots, les gagne-petit du crime, le~ gueux,
dans la double ellamcnlable acception du mol; lei est
Ie personoel. L'inlelligencc humaine est la, bc~tiale.
C\~slle tas d'ordure des BInes. Cl'la s'ama~sc dans un
roin, oil passe de temps en temps cc coup de balai
'1u·on nomme une dcscenle de police. A Saint-llalo In
Jacressarde etail ce coin.
Ce qU'OD lrou\-e dans ces r{'paires, ce ne sonl pas
'la~ forls criminels, les bandits, les escarp('~. Ics grands
f,roduils de l'ignorance el de l'indigcllce. Si Ie meurlre

,
I~J
LES TnA , .. AILLEras DE LA _Ea.
,. e.,t repre.,eI11e~ c 4 eit par quelque j",roe-fJe brutal; Ie
~ol o·y depasse point Ie fi)ou. C'est pluLOl Ie ~ratLat
de la s{Jci~te que SOD Tomi~semenl. ~ troand, ow; Ie
brigand, noD. Pourtaot il De Caudrait pas 5"1 fier_ Ce
denlier etage des bobefnes peut a'-oir des e:ltremit~5
Acclerates. toe (ois, en jetant Ie filet sur rEpi-scie qui
~tajt pour Paris ee que Ia Jacressarde elait pour Sainl­
Malo, la police prit Lacenaire.
Ces gItes admettenl tout. La chute est un nj~ellemcnt.
Quelque(ois IthonD~tete qui se deguenille tombe
Iii. La vertu et 18 probite out, cela s·esl ru, des a'-enlures.
11 ne Caut, d'embl~e, ni estimer les WU\TeS ni
mepriscr les bagnes. Le respect public, de m~me que
la reprobation universeUe, veulenl ~tre epluches. 00
y a des surprises. Un ange dans Ie lupanar, one perle
dans Ie (umier, cette sombre et ebiouissante trouvaille
cst po!;sible.
La Jacrcssarde etait plutot une eour qu'une maison,
ct plut6t un puils qu'une cour. Elle n'avait point d g etage
sur la ruc. Un haut mur perce d'une porte basse etait
sa (8c;ade. On levait Ie loquet, on poussait 1a porte, on
ctait dans une cour.
Au milieu de celte cour, on apercevait un trou
rond, cntour~ d'une marge de pierre au niveau du sol.
e' etnit un puils. La cour etait petite, Ie puits etait
grand. Un pavage defonce encadrait la margeUe.
La cour, carree, etait bAtie de trois C()tes. Du cote
dc la ruc, rico; mais en face de la porle, et a droite el
a gauche, il y avait du logis.
Si, aprcs 18 Duit tombee, on entrait lilt un peu a ses

LE REVOL VE R. !83
r:'i lues el perils, on entendait comme un bruit d'ha-
1~·illl'S melees, et, s'il yavait assez de lune ou d'etoiles
pc-ur donner rorme aux lineaments obseurs qu'on ayait
Sou" les ycux, yoici ce qu'on ,·oyait.
La cour. Le puits. Autour de In cour, ViS-8·,·is la
portt .., Ull hangar figurant UDe sorte de fer a ebe,oal
qui !'l\rait carre, galeric ,·ermoulue, tout ouverte, a
I.l.,fond de soli\Oe~, soulenue par de~ piliers de pierre
in ~f!alt·mellt e~pace~; au centre, Ie puils; autour du
puil~, sur une litiere de paille, et faisant comme un
('hapt.'Jet circulaire, des scmellcs droites, des des~ous
dt' hollcs eculces, des o .. teils passaot par des trous
tit· "ouliers, et rorce talons DUS, des pieds d'homme,
de~ piefJs de (emme, des pieds d g enraol. Tous ces pieds
durlna ieD l .
.. -\u de1a de ces pied~, I'reil, en s'enron~ant dans la
(.':nombrc du hangar, distinguait des corps, des
r. trllH.'~, des letes assoupics, des allongements inerte~,
de-- guenilles des deux sexes, une promiscuite dans du
fUluil·r, on De sait quel sinistre gi~cll1ent humain. Cette
c"hallllJre a couchcr elail a tout Ie monde. On y payait
d.·ux S()u~ par scmaine. Le~ pieds touchaient Ie puits.
()an~ les nuits d·orage, iI plcu,oail sur ces pieds; dans
h·~ lIuits d 9 bi,-er, iI Of'igC'llit sur ces corps.
Qu'ctait-cc que ccs ~trcs? Les inconnus. lis \"enaicnt
la It' soir et s'en allaient Ie malin. L'ordre social se
c"olupli'luC de ccs larvcs. Quelques - uns sc gli~saieDt
I,nur une Duit et nc payaient pas. La pluparl n'8,oaient
point mange de 18 journce. Tous les "icc~, toutcs Ics
al.j.·clions. toutes les inCections, toutcs Ics dctrcsscs ;

t8'
LBS T RA V AILLBI:RS DB LA )lER.
Ie m~me sommeil d'aeeablement sur Ie m~me lit de
boue. Les r~ves de toutes ces ames Caisaient bon Yoisinage.
Rendez-vous funebre on remuaient et s'amalgamaient
dans Ie m~me miasme les lassitudes, les
defaillances, les ivresses cuvees, les marches et contremarches
d'une journee saDS un morceau de pain el
sans une bonne pensee, Ies lividites a paupieres closes,
des remords, des convoitises, des chevelures m~lees
de balayures, des visages qui ont Ie regard de la mort,
peut-~tre des baisers de bouches de tenebres. Cetle
putridite humaine fermentait dans cette cuve. lis
etaient jetes dans ce gtte par Ia fatalite, par Ie ,·oyage,
par Ie navire arrive Ia veille, par une sortie. de prison,
par la chance, par la nuit. Chaque jour la deslioce
vidait Ii! sa hotte. Enlrait qui voulait, dormait qui
pouvait, parlait qui osait. Car c'etait un lieu de chuchotement.
On se hAtait de se meIer. On tcichait de
s'oublier dans Ie sommeil, puisqu'on ne peut se perdre
dans l'ombre. On prenait de la mort ce qu'on POUyait.
lis fermaient Ies yeux dans cette agonie p~le-m~le
recommeD~ant tous les soirs. D'on sortaient-ils? de
la societe, etant Ia misere; de la vague, etaot l'ecume.
N'avait point de Ia paille qui voulail. Plus d'uDe
nudite tralnait sur Ie pave; ils se couchaient ereint.es;
ils se levaient ankyloses. Le puits, sans parapet et
sans couvercle, toujours beant, avait (rente pieds de
profondeur. La pluie y tombait, Ies immondices y suintaient,
tous les ruissellements de Ia cour y filtraient.
Le seau pour tirer de reau etait it cote. Qui avait soif,
y buvait. Qui avait ennui, s'y noyait. Du sommcil dans

LB RB\"OL\"BR.
It~ fumier on glissait it ce sommeil-lil. En 1819, on en
rctira uo eufanl de quatorze ansa
Pour oe point courir de danger dans celte maison,
il fallait elre c de la chose •. Les laIques etaient mal
\us.
Ces ~tres se connaissaient-ils entre eux? Non. lIs
se Oairaicnt.
tne femme elail la maitresse du logis, jeune,
a,,~cz joliet coiiTcc d·un bonnet a rubans, debarbouillce
'1u~lquefois avec reau du puits, ayant unc jambe de
I·oj",_
1)\.11", raube, In cour se vidail; les habitues s 'cn­
\. ,Iaicul.
II y a,·ail dans la cour un eoq et des poules, grattaut
Ita fumier tout Ie jour. La eour etait traverscc par
UIiC poutre borizoillale sur poteaux, figure d'un gibel
I.a-; lrop depaysce 18. Souvcnt, Ie Icudcmain des
~ •. i rccs plu \·ieu~e", on voyait seeber • sur celle poutre
Wl~ robe de soie mouillee eL erottce, qui elait a la
femme jambe de bois.
Au-dcssus du hangar, el, comme lui, encadrant la
four, il 'Y avait un ctage, ct au~essus de I'clage uo
e-renier. (;0 escalier de bois pourri lrouant Ie plafond
..iu hangar menait cn hauL; echelle branlante gravie
bruyamment par la femme chancelaote.
Les locataires de passage, a 18 semaine ou it la
Duit, habitaient 1a cour; les locataires it demeure habitaient
la maison.
Des (en~lrest pas un carreau; des chambranlcs,
pas une porte; des cheminees, pas un foyer; c'ewL la

1&6 LES TRA~ AILLEURS DE LA. lIER.
maisoD. 00 passait d"une chambre dans rautre inditT~remment
par un trou carre long qui a,-ail ere Ia porte
ou par UDe baie triangulaire qui etait rentre-delL~ des
soli,·es de la cloisoD. Les platrages tomhes couuaieut
Ie plancber. On ne sayait comment teoait la maisoo.
Le ,-ent la remuait. On montait comme OD pouvait 5-ur
Ie glissement des marches usees de J·escalier. Tout
etait a claire-voice L'hi\"er entrait dans la mas-ure
comme reau dans une eponge. L"abondance des araignees
rassurait contre l'ecroulement immediate •.\ueuD
meuble. Deux ou trois paillasses dans des coins, '·entre
ouvert, montrant plus de cendre que de paille. {:a el
lil une crucbe et une terrine, ser,-anl it di,-ers usages.
1.:ne odeur douce et hideuse.
Des fen~tres on ayait 'lle sur la cour. Celte me
resscmblait it un dessus de tombereau de boucux. Le~
choses, sans compter les hommes, qui pourrissaient Ja,
qui s'y rouillaient, qui y moisissaient, etaient iudescriplibles.
Les debris fraternisaient; il en tombait des
murailles, il en tombait des creatures. Les loques enscmcn~aient
les decombres.
Outre sa population Oottante, cantonnee dans la
cour, la Jacressarde a\"ait trois locataires, uo charbonnier,
un cbifTonnier et un faiseur d'or. Le charbonnier
et Ie chifTonnier occupaient deux des paillasses
du premier; Ie faiseur d'or, chimiste, logeait 8U grenier,
qu·on appelait, on ne sail pourquoi, Ie galetas.
On ignorait dans quel coin couchail la (emme. Le
faiseur d' or etait un peu poete. II babitait, dans Ie toil,
sous les tuiles, une chambre ou il y avait une lucarne

LB RB\'OLYIR.
~troite et nne grande Cheolinee de pierre, goufrre a
faire mugir Ie ,·cnt. La lucarne o·ayant pas de cluissis,
il a,·ait clou~ dessus un morceau de feuillard pro,·enanl
(J·une dechirure de o8vire. Cette t61e laissait passer
(H~u de iour et bcaucoup de froid. Le cbarbonnier
payait d'uD sac de charbon de temps en temps, Ie
(.·bitTonnier payait d'un sctier de grain aux poules par
~elnaille, Ie faiseur d'or ne payait pas. En attendant il
brulaitla maisoD. II 8,·ait arracbc Ie peu qu'il y avail
tie boiscrie, et a chaque instant il tirait du mur ou du
toil une latte pour faire cbautrer sa marmite a or. Sur
18 c .. loi~on , au-dessus du grabat du chitTonnier, 00
,·o~·ail deux colonnes de chiffres a la craie, tracccs par
Ie chitToDuier semaine a semaine, une colo nne de 3 et
uoe culonoe de 0, selon que Ie setier de grain coutait
troi~ Hartis ou cinq centimes. La marmite a or du
c chimisle • etait une vicillc bombe cassee, promue
(tar lui chaudiere, ou il combioait des ingredients_ La
traoslnutalion l'absorbait. Quelquefois il parlait dans
la cour aux ,-a-nu-pieds, qui en riaient. II disait : £'('8
It-lis-itl 1011/ pll'illl de pr,cJ-llgl,. II ctait resolu it ne pas
Dlourir sans jcter la pierre philosophale dans Ics
,itres de la science. Son fourucau mangeait bt.'aucoup
d~ Loi~. La rampe de l'escalier y avail disparu. Toutc
la maisoD y passait, a petit feu. L'h6tesse lui disail :
'·OUS De me laisserez que la roque. Ilia desarolail eo
lui 'aisanL des vcrs. Tellc etaiL la Jacressarde.
to enfant, qui etait peul- ~tre un naiD, lige de
douze ans ou de soixaDte ailS, gollreux, ayant un
balai it 18 main, etait Ie domcslillue.
i67

:'! _~: :.L:' a !.:.~:..- ~lJ~ __
- -
- ~'I.. -~ .. ~ . f.. , ..... "!?' ~. ·~'ftb b -e •
J:. ~ ~ '0', t :1:: ... :.. --...... ...! - ~ ....... a..L& ~ ... w..LI~ aJ en equerre
• ~I :..~ .. , ·I-~ I n· i··D~·~ LT~" 'T - .~.;..1 ~ "1. ;'';'';;'1-'" Ie seul
... A&.. ......... ! ....... 4....... ,ML --.~ _ ....... , .. c .... ~ .............. ~ l:.lJ.a...-..--..... -7
,-••• ~.: -,L~ ::.~:! 1& lIiL~~JL ~~ e_t des gonds et des
'-!~~:I'~ If ~!j.i ~'L~~~ :t~£ {'~1 d~ ntres. Derriere
..} · ,.. ~ ~ ,.' n .. , _.. ,.~••.,. ?~ ::-n-. 16:A han~· ·~or
• .~....... I ... _ ,.' _. -c.•..-- .... A.... 1 .. ~ ~~" ... a.a ~ -
- ~
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• '-'1 ~--I,' .-..,:1" -'L •• '."'J
~ • ~j~..... . u,. I~: - & ... :)f' 111 ro~ {~~lt.e in5

LI RIVOLVBR. !89
VII
ACHETECRS NOCTCR~ES ET VE~DEUR Tt~tBRECX
ClubiD avail ~te absent de l'auberge Jean Ie mardi
toule la soiree; il Ie Cut encore Ie mercredi soir.
ee soil-.. la, a la brune, deux hommes s'engag~rent
dans la ruelle Coulanchcz; ils s'arr~lerent dc,·ant la
Jacressarde. L'un d'eux cogna a la vitre. La porte de
la boutique s'ouvril. lis cntrerent. La femme it lajambe
de bois leur fit Ie sourire reserve aux bourgeois. 11 y
avail one chandelle sur la table.
Ces bommes etaient deux bourgeois en effete
Celui des deux qui 8,·ait cogne dit : - Bonjour, la
femme. Je viens pour la chose.
La (emme jambe de bois fit un deuxieme sourire
et sorliL par l'arriere-porlc, qui donnait sur la cour au
puits. Un moment apres, l'arriere-porte se rouvrit, et
un bomme se presenta dans l'entre-bAillement. eet
homme avait une casquette el une blouse, et la saillie
d'uo objet sous sa blousc. II avail des brios de paille
dans les plis de sa blouse ct Ie regard de quelqu'uD
qU'OD vient de reveiller.
1G&L't. - s. tl

l L'~d.ll'~(..
~ ar lWlr-. ~: .in... ~ dr: :
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V~lU ~u.. ~Vw: C'~ .!'~ltOl1dI: :
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~ ·1JIIDlIDt- :'C'1l Of' Ci~~{Jm. ilB h1(J~ tm ~ fuM
T'd!'t e1 L~lJJ.t. 1. et!:lt- e;'~tgnr- un reTull""er ..
Gt ~f·V~l!'·ID· ~~:hh DP.I£ £tt ltril..ut.nt. Les deux bour­
¥p.:u~· ~·l-T);;IDIJJt~·elJ~. Gciui qui ~tlait l1C+DDai1ft I.a
ml.lH.~'L t.~~ qUf. ~ •.l!:.1IlIDt' tID lUOU~f JlTJUt qua.li.fie • )-arm~J~
) -t~
j :IUill" It" mf.cIsDSme. n paSi-a )"objet it
r 1U1~"t._ =Iii I.hrlili;~1Lit e~ ID()ins de la Tille el qui se
l.f!1ll:i: It" :i:~ t:.urnf it h lami~ ..
L ~ l1!-m ~jt!J' Te;.!-j1 :
- L~ .rr.: .jt!I! !
l hllI!:l!Dt en ltJ~tD~e re;-ondit :
- I lL~~'e a-Amerique ~Tee. n J a des gens qui
.8.J"tJt.:.rt.i!Dl des singes... des petTOq1Jets, des Mtes,
~~\)mmt' si lffi. fra.n~~&.i~ 6taient des sauqges. lIoi jta~
Pl'!"!.(' \~II. Cf~ unf' ml""entii)n utile.
- l~(~ll11.ien! rr~partit rannurier.
- L~ ~ un t.lN.c.let qui (ail Ie mooliDel.
- U~mt,il'n!
- raf.. l-n premier ~)UP- PaC_ Un deuxi~me coup.
Pat ..., uu~ frCle, qooi ~ Ca fait de la besogne.
-- C)niliien!
-- n y a s~ eaDons.

LE REVOLVER.
- Eh bieri, combien?
- Six canons, c·est six louis.
- Voulez-\"ous cinq louis?
- Impo~sible. Un louis par balle. C'esl Ie prix.
- \~oulons-uous Caire affaire? soyons raisonnables.
- J'ai dit Ie prix jusLe. Examinez-moi ~a, monsieur
I' arquebusier.
- J'ai examine.
- Le moulinet tourne comme mOllsieurTalle'~raDd .. .
On pourrail mellre ee moulinet-Ia dans Ie Diclionnaire
(I('s ,:irouet.es. C'est un bijou.
- Je I'ai VUe
- Quant aux canons, c' est de Corge espagnole.
- Je rai remarque.
- C'e!;t rubanc. Voiei comment ~a se confcctionne,
C~~ rubans-Ia. On vide dan!4 la forge la botte d'uo
ehiITonnier en vieux Cere On prend Lout plein de vieille
ferraille, des vieux clous de marechal, des Cers it
('be val C8S!;es •••
- Et de vieilles lames de Caulx.
- J'allais Ie dire, monsieur l'armurier. On vous
fiche a tout ce brie-A-brae une bonne ehaude suante, .
el ~a VoU! fait une magnifique etofTe de (er...
- Oui t mais qui peul avoir des crevasses, des
ey~oture!;, des travers.
- Pardine. Mais on remedie aux travers par des
~tit(,8 queues d'aronde, de m~me qu'on evite Ie risque
de!; doublures en battaot ferme. On corroie son eloffe
de Cer au gros marleau, on lui Oanque deux autres
maudes luanLes; Ii Ie ter a ~te 8urehauffe, on Ie
194

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de

293
- Pas d'affaire en ee ease
- Soit. Je garde Ie bibelot.
- Gardez-le.
- Du rabais ! par exemple! il ne sera pas dit que
je me serai derait comme ~a d'une chose qui est une
io,·entioD nouvelle.
- Bonsoir, alors.
- C'esL un progres sur Ie pistolet, que les indiens
~Il~sapeakes appeUent Norta~"-u-Ilah.
- Cinq louis payes comptant, e'es( de l'or.
- ~ortay-u-Hah, eela ,"eut dire F".il-COllrl. Bcau-
~(.up dc personncs ignorent eela.
- \9oulez - vous cinq louis, et un petit ecu de
rabiot!
- Bourgeois, j'ai dit six.
L~bomme qui tournait Ie dos a la chaodelle et qui
D-8,·ait pas encore parle faisait pendant cc dialogue
pi,"oter Ie mecanisme. II s'approcba de l'oreiUe de I'armurier
el lui chuchola :
- L·objet est-il bon?
- Excellent.
- Je donne les six louis.
Cioq minutes apreSt pendant que Parisien dil Peaurou~c
scrrait dans une rente secrete sous l'aissellc
de sa blouse les six louis d'or qu'il \"coait de rece\"oir,
l'armurier, et racheteur eluporlnnt dans la pocbe de
SOli pautalOD Ie rc\·ol\·er, sortaicnl de 18 ruelle Coulancbez.

114. LRS TR.-\.VAILLHUBS DB L.~ lIEB.
VI] I
C~RAIBOL~GE
DB LA BILLE BOeGE
ET DE L~ BILLE ~OIBE
de Saint~Walo,
Le lendemain, qui etait Ie jeudi, it pen de distance
pres de la pointe du Decolle, a un endroit
ou la loose est haute et oil Ia mer est proConde,
il se passa une chose tragique.
r ne langue de rochers en torme de fer de lance,
qui se relie it la terre par un isthme etroit, se prolooge
dans reau et s'y acheve brusquement par on grand
brisant a pic; rien n'est plus frequent dans l·arehitecture
de la mer. Pour 3rriver, en venant du riv8nae, au
plateau de la roche a pic, on suit un plan incline donl
la montee est quelqueCois assez apre.
C'est sur un plateau de ce genre qu'etait debout
vers (Iuatre heures du soir un homme enve]oppe dans
une large cape d'ordonnance et probablemeot arme
dessous, chose facile it reconnaltre it de certains plis
droits ct anguleux de son manteau. Le sommet oil se
tenail eet homme etait une plate-Corme assez vaste,

LB REVOLVBR.
semee de gros cubes de roche pareils a des pav~s
cJemesores, et laissant entre eux des pa~s8gcs etroits.
CACtte plate-forme, OU croissait une petite herbe epaisse
et courte, se terminait du c6te de la mer par un
e~pace libre, aboutissant a un escarpement vertical.
L·escarpement, eleve d'une soixantaine de pieds aotle~sus
de la haute mer, semblait taille au fil it plomb.
~D angle de gauche pourtant se ruinait ('t ofTrait
un de ces escaliers D8turels propres aux falaises
de granil, dont les marches peu commodes exigent
quelquerois des enjambees de geaols ou des sauls
de clowns. Cette degriogolade de rochers desceodait
perpendiculairement jusqu'a la mer et s'y eofoD-
«;ait. C·etait a peu pres un casse-eou. Cependant, a la
ri~eurt on pouvait par lil s·aller embarquer sous la
muraiUe m~me de la (alaise.
La brise soumait, rhomme serre sous ~a cape,
(erme sur ses jarrels, 18 maio gaucbe empoignant SOD
coude droit, eJignait un reil et appuyait l'auLre sur une
longue-,·ue. II semblait absorbe dans une attention
serieuse. n s'etait approche du bord de l'(:s

t96
LBS T RAVAILLBURS DE LA MER.
d'abattre que sur Ie bord du cable, et parce que Ie
navire eut serre son ancre sous Ie taille-mer; il s'etaiL
borne a meltre en panne.
L'homme, qui ~tait uo garde-c~te, com me Ie faisait
voir sa cape d'uniforme, epiait to utes les manceuvres
du trois-mats et semblait en prendre note mentalemente
Le navire awlit mis en panne vent dessus vent
dcdans; ce qu'indiquaient Ie peLit hunier coeffe et Ie
vent laisse dans Ie grand hunier; il avait borde rartimon
ct oriente Ie perroquet de fougue au plus pres, de
ra~oo it contrarier les voiles les unes par les autres,
et it avoir peu d'arrivee et moins de derive. II ne se
souciait point de se presenter beaucoup au vent, ear il
n'avait brasse Ie petit hunier que perpendiculairement
it la quiUe. De celle fa~oD. tombant en travers, it ne
derivait au plus que d'une demi-lieue it. I'heure.
II Caisait encore grand jour, surtout en pleine mer
et sur Ie haut de la falaise. Le bas des e6tes devenait
obscur.
Le garde-c6te, tout a sa besogne et espionnant
consciencieusement Ie large, n'avait pas SODge a seruter
Ie rocher a cOle et au-dessous de lui. II tournait Ie dos
a fespece d·escalier peu pralicable qui mettait en communication
Ie plateau de la falaise et la mer. n ne
reolarquaiL pas que quelque chose y remuait. n y avait
dans eet escalier, derriere une anCraetuosite, que!­
qu'un, un homme, cache la, selon toule apparence,
avanL rarri,·ee du garde-cilte. De temps en temps,
dans I'ombre, une tAte sortait de dessous la roche,
regardait en haut, et guettait Ie guetleur. CeUe l~te,

197
l-oiffce d'un large chapeau americain. etait celle de
rhomme, du quaker, qui, une dizaine de jours aupa­
.... d\-aot, pariait, dans les pierres du Petit-Bey, au capitaine
Zuela.
To.ut a coup l'attention du garde-c~te parut re­
(Ioubler. II essuya rapidement du drap de sa manche
1(' verre de sa longue-vue et la braqua avec energie
~ur Ie trois-mats.
Un point noir venait de s'en detacher.
Ce point noir, semblable a une fourmi sur la mer,
~lait une embarcation.
L'embarcalion semblait vouloir gagner 1a terre.
Quelques marins la montaient, ramant vigoureusem~nte
Elle obliquait peu it peu et se dirigeait leers la
poillte du DecoDe.
Le guet du garde-cote etait arri,ee il son plus haut
de~ de fixite. II ne perdait pas un mouvemenl de
rembarcation. II s't:tait rapproche plus pres encore de
rexireme hord de la Calaise.
En ce moment un homme de haute stature, Ie
quaker, surgit derriere Ie garde-c6te au haut de l'escalier.
Le guctLcur De Ie voyait pas.
Cel homme s'arr~ta un in~tant, les bras pendants
et les poiogs crispes, et, a'·ec l'reil dtun chasseur qui
vise, iI regarda Ie dos du garde-cote.
Quatre paa seuiemcnt Ie separaicnt du garde-c~te ;
il mil un pied en a,-ant, puis s'arr~ta; iI fit un sccond
pas, et s'arrAla encore; il ne Caisait point dtautre
mouvement que de marcher, toulle reste de son corps

t98
LHS TRA V AILLEURS DB LA II HB.
etait statue; son pied s'appuyait sur l'herbe sans bruit;
il fit Ie troisieme pas, et s'arreta; il touchait presque
Ie garde-cote, toujours immobile avec sa longue-vue.
L'homme ramena lentement ses deux mains fermees
it la hauteur de ses clavicules, puis, brusquement, ses
avant-bras s'abattirent, et ses deux poings, comme
laches par une detente, frapperent les deux epaules
du garde-cote. Le choc fut sinistre. Le garde-c~te n'eut
pas Ie temps de jeter un cri. II tomba la t~te
la premiere
du baut de la falaise dans 18 mer. On vit ses
deux semelles Ie temps d'un eclair. Ce fut une pierre
dans reau. Tout se referma.
Deux ou trois grands cercles se firent dans reau
sombre.
II ne resta que la longue-vue ecbappee des mains
du garde-cote et tombee a terre sur l'herbe.
Le quaker se peneha sur Ie bord de r escarpement,
regarda les cercles s'effacer dans Ie flot, altendit
quelques minutes, puis se redressa en chantant entre
ses dents :
Monsieur d'la Police est mort
En perdant 1& 'lie.
II se pencha une seconde fois. Rien ne reparut.
Seulement, a l'endroit oil Ie garde-cote s'etait englouti,
il s'etait forme a la surface de reau une sorte
d'epaisseur brune qui s'elargissait sur Ie balancement
de la lame. II etait probable que Ie garde-c~te s'etait
brise Ie crane sur quelque roehe sous-marine. Son

LE BE VOLVER.
!"
~ang remontail et Caisait cette tache dans l'ecume. Le
quaker, loul ell considerant celte Oaque rougealre,
~pril :
t:o (luan d'bcure avant sa mort,
11 ~tait encore ..•.
II o'8cheva pas.
II entcodit derriere lui une ,·oix lrcs douce qui
disail:
- Vous voila, Rantaine. Bonjour. '·ous ,9cnez de
luer un homme.
II se retourna, et vit it une quinzaine de pas en
amere de lui, it l'issue d'uo des entre-deux dcs rochers,
un petit homme qui avait un re,·ol,·cr it la main.
II repondit :
- Comme ,·ous voycz. Bonjour, sieur Clubin.
Le petit homme eut un tressaillemcnt.
- Vous me rcconnais~ez?
- '·ous m'a,"cz bien reconnu, repartil Rantaine.
Cependanl on entendait un bruil de rames sur
1. mer. C'ctait l'embarcation obser,·ce par Ie gardcc6tc.
qui approchail.
Sieur Clubin dit a demi-voix, commc sc parlanl a
lui-mt\me :
- Cela a ete vite Cail.
- Ou'y a-l-il pour ,·olre service? demanda Raotaine.
- Pas grand'chose. Voila lout a l'heure dix ans que
je ne ,·ous ai ,·u. " ous a,·cz dll Caire de booncs atTaires.
Comment vous porlcz-,·ous?

34)() LES TSA t" AILLECaS DE LA !lEa.
- Bie-o, dil Raotaioe. Et vous!
Rantaine fit un pas ven sieor Clutin.
rn petit coup see amva it son oreille. Cetail ~~
Clubin qui armait Ie revolver.
- Rantaioe, noDs sommes it quinze pas. Cest nOr
bonne distance. Restez oil 1"OUS eles.
- •.\h -;a, fit Rantaine I qu9est-ce que \"005 ~
voulez?
- lIoi, je viens causer avec vous.
Rantaine ne bougea plus. Sieur C1ubin reprit :
- \"'ous t'enez d 9 assassiner uo garde-cote.
Ranlaine souleva Ie bord de SOD ehapeau et repondil
:
- 'fous m'avez deja fail 11toDoeor de me Ie dire.
- Eo lermes moins precis. J'at'ail dit : on homme;
je dis maintenant : un garde-cote. Ce garde-cote portail
Ie Dumero six cent dix-neuC. n elail pere de famille.
II laisse une femme et cinq enfants.
- Ca doit ~lre, dil Rantaine.
II y eut un imperceptible temps d'amt.
- Ce sont- des hommes de choix, ces gardes-roles,
fit Clubin, presque tous d'anciens marins.
- J9ai remarque, dit Rantaine, qu'en general on
laisse une femme et cillq enCants.
Sicur Clubin continua :
- De,·inez combien m'a coute ce revol,"er.
- C'est uoe jolie piece, repondiL Rantaine.
- Combien l'estimez-vous!
- Je l'estime beaucoup.
- II m'a coute cent quarante-quatre Cranes.

LE REVOLVER. 301
- Vous a\"ez dll acheler ~a, dit Rantaine, it la boutique
d'armes de la rue Coutaochez.
Clubin reprit :
- II n'a pas cri~. La chute coupe la voix.
- Sieur ClubiD, il y aura de la brise cette nuit.
- Je luis seul dans Ie secret.
- Logcz-vous toujours it I'Auberge Jean? demanda
Rantaioe.
- Oui, 00 nty est pas mal.
- Je me rappeUe y avoir maDge de boone choucroute.
- Vous de\"ez ~tre excessivement fort, Raotaine.
\~ ous a'''ez des epaules! Je oe voudrais pas rece,"oir
une chiqueoaude de vous. Moi, quand je suis venu au
010 nde, j'avais I'air si chetif qu'on ne savait pas si 00
rcu!\sirait 8 m' ele\·er.
- On y a reussi, c'

30! LHS TRAVAILLEURS DE LA MBR.
minutes. Le rocher sera cerne. Le col seragarde.lmpossible
de s'evader. II y a un cadavre au pied de la faIaise.
Rantaine jeta un reil oblique sur Ie revolver.
- Comme vous dites, Rantaine. C'est une jolie
piece. Peut-etre n'est-il chargtS qu'a poudre. Mais
qU'est-ce que cela fait? II suffit d'un coup de feu pour
faire accourir la Coree armee. J'en ai six l tirer.
Le choc aJternatiC des rames devenait tres distinct.
Le canot n'etait pas loin.
Le grand homme regardait Ie petit homme, etraogemenL.
Sieur Clubin parlait d'une voix de plus eo
plus tranquille et douce.
- Rantaine, les hommes du canot qui va arriver,
sachant ce que vous venez de faire iei tout a I'heure,
preteraient main-forte et aideraient a vous arreter.
Vous payez votre passage dix mille francs au eapitaine
Zuela. Par parenthese, vous auriez eu meilleur marche
avec les contrebandiers de Plainmont; mais ils ne vous
auraient mene qu'en Aogleterre, et d'ailleurs vous De
pouvez risquer d'aller it Guernesey ou 1'00 a rhonneur
de '''OU8 connaitre. Je reviens a la situation. Si je rais
feu, on vous arrete. Vous payez a Zuela votre fugue
dix mille francs. Vous lui avez donne cinq mille Crancs
d·avance. Zuela garderait les cinq mille Cranes, et s'en
irait. Voila. Rantaine, vous ~tes bien affuble. Ce chapeau,
ce drole d'habit et ces gu~tres vous cbangenL.
Vous avez oublie les lunettes. Vous avez bien fait de
laisser pousser vos Cavoris.
Raotaine fit un sourire assez semblable a un grincement.
Clubin continua :

LB BE VOL '''8 R. 303
- Rantaine, vous a,·ez une culolte americaine a
goussel double. Dans run il y a votre montre. Gardez-Ia.
- lIerci, sieur Clubio.
- Dans l'autre il y a une petite boile de fer battu
qui ou,·re el Cerme it ressort. C'esl une ancienne tabatit.-re
i malelol. Tirez-Ia de volre goussel et jetezla-moi.
- llais c'est un vol!
- ,. ous ~les libre de crier it la garde.
El Clubin regarda fixemenl Rantaine.
- TCllez, mess Clubin ..., dit Rantaine faisant un
pas, et lendant sa main ouverte.
M~u etait une Oatterie.
- Rcstez ou vous ~tes, Rantaine.
- )less Clubin, arrangcons-nous. Je ,'ous ofJ're
moitie.
Clubin executa un croiscment de bras d'ou sortait
Ie bout de son revolver.
- Ranlaine, pour qui me prenez-vous? Je suis un
bonn~le bomme.
Et i1 ajouta apres un silence :
- U me Caut toul.
Rantaioe grommela entre scs dents: - Celui-ci est
d'UD Cort gabaril.
Cependant l'c:eil de Clubin venait de s·allumer. Sa
'·ois devint nelte et coupante comme racier. II s'ecria :
- Je vois que VOU! vous meprencz. C'est \'ous qui
'·OU5 appelez Vol, moi je mtappelle Restitution. Raolaine,
eeouLez. II y a dix ans, vous a'·cz quilt~ ae nuit

30' LBS TRAVAILLBURS DB LA MBR.
Guernesey en prenant dans la caisse d'une associatioD
cinquante mille francs qui etaient a vous, et en oubliaot
d'y laisser cinquante mille francs qui etaient a un autre.
Ces cinquante mille francs voles par vous a votre associa,
rexcellentet digne mess Lethierry, font aujourd'hui
avec les inter~ts composes pendant dix aDS
quatreviogt mille six cent soixante-six francs soixantesix
centimes. Hier vous ~tes entre chez un changeur.
Je vais vous Ie Dommer. Rebuchet, rue Saint-Vincent.
Vous lui avez compte soixante-seize mille francs en
billets de banque fran~ais, contre lesquels il vons a
donne trois bank-notes d'Angleterre de mille livres
sterling chaque, plus l'appoint. Vous avez mis ces
bank-notes dans la tabatiere de fer, et la tabatiere de
fer dans votre gousset de droite. Ces trois mille livres
sterling font soixante-quinze mille francs. Au nom de
mess Lethierry, je m'en :contenterai. Je pars demain
pour Guernesey, et j'entends les lui porter. Rantaine,
Ie trois-mats qui est III _ en panne est Ie TlDIUUlliJNU.
Vous y avez fait embarquer eette Duit vos malles melees
aux sacs et aux valises de l'equipage. Vous voulez
quitter la France. Vous avez vos raisons. Vous alIez
L'embarcation vient vous chercher. Vous
a .\requip~.
l'attendez ici. Elle arrive. On l'entend qui nage. II depend
de moi de vous laisser partir ou de vous raire
rester. Assez de paroles. Jetez-moi la tabatiere de fer.
Rantaine ouvrit son gousset, en tira une petite boite
et la jeta a Clubin. C'etait la tabaliere de Cere Elle alia
rouler .BUX pieds de Clubin.
Clubin se peneha sans baisser la ~te et radiassa la

3'6 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Clubin vint avec precaution au bord de r escarpement,
et, avan~anlla l~te, Ie regard a descendre.
Le canot s'etait arr~le pres de la derniere marche
de rochers, a l'endroit m~me 00 etait lombe Ie garde-
, c6te.
Tout en regardant degringoler Rantaine, Clubin
grommela:
- Bon numero six cenl wx-neuC! n se croyaiL seul.
Rantaioe croyait n'etre que deux. Moi seul savais que
nous etions trois.
II aper~ut a ses pieds sur l'herbe Ia longue-,"ue
qu'avait laisse tomber Ie garde-c6te. Ilia ramassa.
Le bruit des rames recommen~8. Rantaine venait
de sauter dans l'embarcatioo, et Ie canol prenait Ie
large.
Quand Rantaine fut dans Ie canot, apres les premiers
coups d'a,·iron, la falaise commen~ant a s'eloigner
derriere lui, il se dressa brusquemeot deboul, sa
face devint monslrueuse, il montra Ie poing en bas, et
cria : - Da! Ie diable lui-m~me est une canaille!
Quelques secondes apres, Clubin, au haut de la Calaise
et braquant la longue-vue sur l'embarcation, entendait
distinctemenl ces paroles articulees par une
voix haute dans Ie bruit de la mer:
- Sieur Clubin, vous ~tes un honnete homme; mais
vous trouverez bon que j'ecrive it Lethierry pour lui
Caire part de la chose, et voici dans Ie canot un matelot
de Guernesey qui est de l'equipage du Tamaulipa"
qui s9appelle Ahicr Tostevin, qui reviendra a Sainl­
Malo au prochain voyage de Zuela et qui lemoignera

LB REVOLVBR. 307
que je vous ai remis pour mess Lethierry la SOlnme de
tro is mille livres sterling.
C'etait la voix de Rantainc.
Clubin etait l'homme des choses bien Caites. Illlmobile
c:·omme l'avait etc Ie garde-cote, et it cette m~me
place, I'roil dans la longue-vue, il oe quitts pas un
instant Ie canol du regard. II Ie ,·it decroitre dans les
lames, disparaltre et reparaltrc, approchcr Ie na,·ire
tall panne, et l'accoster, ct iI put rcconnaitre la haute
taille de Raotaine sur Ie pont du Tamilu/ipIIS.
Quand Ie canoL Cut relDonte a bord ct replace dans
Il's pistolels, Ie T",nau/ipill fit servir. La brise monlail
tJe terre, il cventa toutcs ses voiles, la lunette de Clubin
demeura braquce sur cette silhouette tic plus en
plus simplificc, el, une deloi-heurc apres, Ie TalllQlllil'tU
o'etait plus qu'une corne noire s'amoindrissant it
l'borizoll sur Ie ('icl.hl~me du crrpuscule.

30.· LES T RA ,- AILLE(,B5 DE LA )lEB
IX
BE~5EIG~E.ENT [TILE .. ,[X PERSO~~ES
Qr) ATTE~DE~T, O[ Cr._'IG~[~T.
DES LETTRES
D"O[TRE-liER
Ce soir-Ia encore, sieur Clubin renlra tarde
[De des causes de SOD retard, e'est qu·avant de
rentrer, il etaiL aile jusqu·a la porte Dinan oil il yavail
des cabarels. II 8,·ait achete, dans un de ces cabarets
oil il n 7 etait pas CODnu, nne bouteille dYeau-de-vie
qu 9 il a,·ail mise dans la large poche de sa vareuse
cOlnme s'il ,·oulait ry cacher; puis, la Durande de,·ant
partir Ie lendemain malin, il al'ail fait un tour it. bord
pour s'assurer que tout etait en ordre.
Quand sieur Clubin rentra it I'Auberge Jean, il 09y
8,"ait plus dans la salle basse que Ie ,-ieuI capitaioe
811 long cours, 11. Gertrais-Gaboureau, qui bu,-ail sa
chopc ct fumaiL sa pipe.
~I. Gertrais-Gaboureau salua sieur Clubin entre ODe
boufTec et une gorgce.
- Good bye, capitaine Clubin.
- BOlJsoir, capilaine Gertrai~.

LB RE\"OLVER.
- Eh bien, ,·oila Ie TanlQuiiplU partie
- Ah! dil Clubin, je o'y ai pas fait attention.
Lc capitaine Gertrais-Gabourcau crarha cl dit :
- File, Zuela.
- Quaod c;a done?
- Ce soir.
- Oil ,·a-t-il?
- Au diable.
- Sans doule; nlais ou?
- .:\ Arequipa.
- Je o'eo sa,·ais rieo, dil Clubin.
II ajouta :
- Je vais me coucher.
11 alluma sa chandelle, marcha ,-ers la porlc, ct
re,·int.
- £les-,·ous aile it Arequipa, capilainc Gcrl.·nis?
- Oui. II y 8 des aos.
- Oil rehiche-t-on ?
- t.;n peu partout.llais ce Tt"nllul,·plU ne rl'hichcra
point.
lI. Gcrtrais-Gaboure3u ,-ida sur Ie bord (rune a~sielle
la ccndrc de sa pipe, ct continua:
- " OUS S8'·CZ, Ie chas~e-marec C"rvtll-~lr-Troie cl
ce heau trois-mals, Ie Trclllel"oll;in, qui ~()nl allc!i; a
(:ardiiT. Je o'elais pas tI'a,·is du dt~part a canst' c1u
it'IOpS. lis sont re,·cnus dans un bel ctat. Le cha"semarcc
etait charge de tcrcbclllhine, iI 8 fnit ('au, ct cn
faisanl jouer It's pompcs it a pompc 8\'ec I'eau tout ~()n
rhargement. Quant au trois-mal~, it a ~urtout s()ulTert
dao-; les hauls; la guihre, la poulnine, les minol~. Ie
J!)9

3~IJ 1.1:5 Yll.ATAILLErBS DE LA. .E ....
ja~ d~ rhDcre 8 l.it!.or:l, tout ~~8 cas~. Le bout-dehors
d u ~aDd f(.c ca~~e au ra~ dn ebolJqne .. Les baobans
d~ fot~ et 1~ sous-barlttS., ~a-1"en '{"oir ~lls vienoent.
LfA mid de mi~aine n -8. rien; il a eu e.e-pendant one see~.usse
se~ere. Tuut ]e fer do beaupre a manque~ e~
cLose ineroyable., le heauF.re n"'est que mache, mais iI
est eOIDJtletement dfr,ouille. Le masque do oanre it
Litbord est it jour trois bODS :pieds e&.rres", '·oila. ce que
~"est
que de De pas eeouter le monde..
Clubin a,·ait pose sa chandelle sur Ia table et s"etail
mi~ it reFtiquer un rang d--epingles qull avait dans Ie
eollet de sa -vareuse. n reprit :
-!ie di~iez-~ous pa~ capitaine Gertrais., que Ie
Taf7U11l1ipD.$ ne relachera point!
- !ion. n ~a droit au Chili.
- Eo ee r-.as il ne pourra pas donner de ses DOo-
,·elles en rout.e.
- Pardon, capitaine Qubio. n"abord iI pent remet.tre
des depeebes a tous Ies batiments qu"i1 reneontre
faisant voile pour fEurope.
- C~est juste.
- Ensuite il a la boit.e anI lettres de 18 mer.
- Qu"appelez-,-ons Ia boile aux lettres de la mer!
- ,T ous De eonnaissez pas ~.a, capitaine Clubin!
- Xon.
- Quand on passe Ie detroit de Magellan.
- Eh bien!
- Partout de Ia neige, toujours gros temps, de \ilains
mau,·ais ,"ents, nne mer de quatre SOUSe
- Apres!

LE RH\-OLVER. 3.t
- Quand vous avez double Ie cap Monmouth.
- Bien. Ensuile?
- Ensuite vous.doublez Ie cap Valentin.
- Et en suite ?
- Ensuite ,·ous doublez Ie cap Isidore.
- El puis?
- Vous doublez la pointe Anna.
- Bon. Mais qu·est-ce que vous appelez la boite
lUX lettres de la mer?
- Nous y sommes. Montagnes 8 droite, rnontagnes
it ~auche. Des pingouins partout, des petre)s-temp~tes.
l·n ~ndroit terrible. Ah! mille saints, mille singes!
queJ batarlan, et comme «;a tape! La bourrasque n'a
pas besoin qu'on aiUe 8 son secours. C'esllil qu'on sur­
,·eille la Iisse de hourdi! C'csl 1& qu~on diminue la
toile! C'est 18 qu'on te vou~ remplace In grande voile
par Ie Coc, et Ie foc par Ie tourmentio! Coups de vent
sur roups de vent. Et puis quclquefois quatre, cinq,
six jours de cape seche. Souvent d'unjeu de voiles tout
neuC il vous reste de la charpie. QueUe danse! des rafait'S
a vous faire sauter un trois-mlits com me une
puce. J'ai YO sur un brick anglais, Ie Tnle bille, un petit
mou~!'e oeeupe it la gibboom emporte 8 tous les cinq
('~nl mille millions de tonncrrcs de Dieu, et 18 gibboom
8'·ec. On '''8 en I'air comme des papillons, quoi. J'ai vu
Je contre-maltre de la R~rt1lu~, une jolie goelette, arrarh~
d~ dl)~~uS Ie fore-crostree, et tue roide. J9ai eu rna
lisse r..assee, ct mon serre-goullicre en capilolade. On
sort de 18 avec toutes scs voile~ mangecs. Des fregales
de cioquantc font cau comme des paniers. Et In

3fl
LES TBAVAILLBURS DB LA )(£B.
mauvaise diablesse de cote! Rien de plus bourru. Des rochers
dechiquetes comme par enfantiliage. On approcbe
du Port-Famine. La, c'est pire que pire. Les plus rudes
lames que j'aie vues de ma vie. Des parages d'enfer.
Tout it coup on aperc;oit ees deux mots eerits en rouge:
POlt-Office.
- Que voulez-vous dire, eapitaine Gertrais?
- Je veux dire, capitaine Clubin, que tout de suite
apres qu'on a double la pointe Anna on voit sur un
caillou de cent pieds de haut un grand bAton. C'est un
poteau qui a une barrique au cou. Celte barrique, e'est
la bolte aux lettres. 11 a fallu que les aoglais eerivent
dessus : Post-Offict. De quoi se malent-ils? C·est la
poste de l'ocean; elle n'appartient pas a cet honorable
gentleman, Ie roi d'Angleterre. Cette bolte aux lettres
est commune. Elle appartient it tous les pavilIons. Po.t­
Office/ est-ce assez chin·ois! Qa vous fait r ellet d'une tasse
de the que Ie diable vous offrirait tout it coup. Voici
maintenant comment se fait Ie service. Tout bAtimenl
qui passe expedie au poteau un canot avec ses dep6-
ches. Le navire qui vient de l'Atlantique envoie ses
lettres pour l'Europe, et Ie navire qui vient du Pacifique
envoie ses lettres pour l'Amerique. L'officier commandant
votre canot met dans Ie baril votre paquet et y
prend Ie paquet qu'il y trouve. Vous vous chargez de
ces Iettres-Ia; Ie navire qui viendra apres vous se chargera
des votres. Comme on navigue en sens contraire,
Ie continent d'oiI vous venez, c'est celui oil je vais. Je
.. porte vos lettres, YOllS portez les miennes. Le baril est
bitte au poteau avec une chaIne. Et il pleut! Et il neige!

LE REVOLVER. 313
El il grcle! rne fichue mer! Les satanicles ,·olent de
lou~ c(·)tes. Lc Ta11ullllipu ira par la. Le baril a un bon
eou,·erele it charniere, mais pas de serrure ni de cadenas.
Vous voyez qu'on peut ecrire a scs amis. Lcs lcltres
parviennenl.
- e'est lr~s dr61e, murmura Clubin r~\·eur.
Le rapilaine Gertrais-Gaboureau se relourna vcrs
~a ~hope.
- rne supposition que ce garnement de Zuela
mlteeril, ce gueux nanque son barbouillage dans la barrique
a Magellan et dans qualre mois j'ai Ie grifTonnage
de ce gredin. - Ah «;a! capitaine Clubin, est-ce
que \·ou~ parlez demain?
Clubin, ahsorbc dans une sorle de somnambulismc,
o-entendil pa~. Le rapilaine Gerlrais repela sa flucslion.
Clubin se reveil1a.
- Sans doule, capitaine Gertrais. C'est mon jour.
II Caut que jc parte dcmain matin.
- Si c'ctail moi, je ne partirais pa~. Capilaine Clubin,18
peau des chien~ scnlle poillnouillc. Le~ ()i~caux
de mer \"iennent depuis deux Iluits lOllrner Dulour de
la lanterne du phare.llau,·ais signee J'ai un slorm-~Iass
qui rait des sit.'nnes. ~ous ~ommes au deuxiclne octant
-Ie la lune; c'csl Ie maxilnum d'humidilc. J'ai vu tantot
des pimprenellec; qui fcrmaient l('urs fcuillcs cl un
(-hamp de lrcflcs tlont l('s ti;.rcs (~tait'nt loult's .lroites.
Le~ \·ers de l(~rre sortt'ut, les 1l1ouche§ pi'lucnl, le§
aht'illes ne ~'eloign()nl pa~ de leur ruche, lc~ moineaux
~ con~ult('nl. On l~lll('nd Ie ~on des (-Io(-ht's de loin.

1
3tS
LE5 T8AVAILLEl:aS DE LA KER.
I'ai ent~ndu c·e soir rangelu~ de Saiol-Lunaire. Et puis
Ie soleil s"est c.ouche sale. D v aura demain un fort.
.
bronillard. Je De ,",OUS ooDseille pas de partir. Je crains
plus Ie hrouillard que )"Ollnleoan. C·est un soumois, Ie
brouillard.

L I V RES I X I E ~I E
LE TIMONIER IVRE
ET LE CAPll~AINE
SOBRE

)
LES ROCItERS DOt:\·R[~
.. \ cinq licues eo,9iron en plcioe mer, au sud de
GULarlllll,-.cy, ,·is-a-~is la pointe de PlaiolDonl, entre les
ill!~ .Ie la lIanche el Saint-llalo, il y a un groupe d·eeueil§
appelc les Rochcrs-Dou,9res. Cc lieu cst Cuncslc.
Cl'lllil denomination, Dou\"re, DOf(o,.., apparticot a
lu.aauc:)uP d 9 ccucils et de Calaisc-i. II y a nolanlOlcnl
Itrias de!; C6les du ~ord une ROt-hc-Dou,·rc sur laqucl1e
un laOll~lruit un phare en ce moment, ceucil dan~ercux,
mais qu'il ne Caut point confontlre a,·cc cclui~i.
L~ point de France Ie plus proche du rochcr
[)ou\"res c,t Ie cap Br~hant. Le rOt-her Dou,"rcs est Ull
p.-u plu-; loin de la c(')le de Frant e que de la prcilliere
ll
iI. .Jt.' rarrlaipcl norDland. La distance de eet ecueil a
1I
Jcr~ey St~ mcsurc it pcu pres par 18 grande diagonaic
,Ie Jer~rv. Si rile de Jersc,· tournait sur 18 Corbicrc
. .

3!O LES TBAV AILLE(;BS DE LA MER.
L 9 horrible est la, ideal.
Figurez-,"ous, si vous pou\-ez, un fourmillemcnt
d 9 holothuries.
'·oir Ie dedans de Ia mer, c'est ,·oir I'imagination
de rlncooDu. C'est la ~oir du cOle terrible. Le gou«re
est analogue a la nuit. La aUlSsi iI y 8 sommeil, apparent
du moins, de Ia conscience de 18 creation. La
s9accomplissent en pleine securite les crimes de I'irrespoDsabie.
La, dans une paix atrrcuse, les ebauches de
la \"ie, presque Cantomes, tout a fait demons, vaquent
aux farouches occupations de rombre.
II y a quarantc ans, deux roches d'une forme extraordinaire
signalaient de loin l'ecueil Douvres aux
passanls de rocean. C'etaient deux pointes verticale~,
aigues et recourbees, se touchaDt presque par Ie sommet.
On cro,"ait voir sorlir de la mer les deux derenses
.
d'UD elephant englouti. Seulement c"etaient les defenses,
hautes comme des tours, d"UD elephant grand
eomme une montagne. Ces deux tours naturelles de
I'obscure ville des monstres De laissaient enlre elles
qu'un etroil passage oil se ruait la lame. Ce passage,
tortueux et ayant dans sa longueur plusieurs coudes,
ressemblait it un tron~on de rue entre deux murs. On
nommait ces roches jumelles Ies deux Douvres. n y
a,·ait la grande Dou,9re et la petite Douvre ; rune avail
soixanle pieds de haul, l'autre quaranlc. Le va-et-vient
de Ia \·ague a fini par donner un trait de scie dans la
base de ces tours, et Ie violent coup dYequinoxe du
26octoLre 1859 en a ren,ger5c une. Celie qui reste, la
petite, est lronquec et fruste.

LE TI)lOSIER 1'·8E ET LE CAltlTAISE SOBRE. 311
[0 .It~~ plus etrangt's rocbcrs clu groupe Douvres
~·arpt·lle rllommc. Celui-Ia subsiste encore aujourcrhui.
Au siccle clernier, (I..,~
pCChf'U.-s, (our,·oyes sur
et~' brisallt~9 trou,·erenl au hauL cle Ct a rueher un ca­
.Ia,-rt a • A (·olc cle cc ca.la,·re t iI y 8,·ail quantite cit'
cO'luillagei vi.les. r II hOlnme avail naurrage it cc ro(',
'!:y etait rcfugie, y 8\'ail V(~CU quel'lue temps .Ie coquillagtlls
ct y ctait nlorl. De lit cc nom, rilollline.
Les solitu,fe~ .fcau sont luoubre~. C\~~l Ie tumull .. ,
et It.' silence. Cl' qui se (ail la ne regal'.lc plus Ie genre
bumaio. C·e~t .Ie fulilite inconnuc. Tel e~l risolcolenl
tlu rocher Douvres. Tout autour, it perte .Ie '·UC, rimmco
.... e tourment des Dots.
MIlA •• - s_ 21

3 I.! LES TltA V AILLEUllS DE LA IIER.
II
DU COGXAC IXEsptnt
Le vendredi malin, lendemain du depart du TmntlUliptu,
la Durande partil pour Guernesey.
Elle quitta Saint-Malo it neuf beures.
Le temps etait clair, pas de brume; Ie vieux capilaine
Gertrais-Gaboureau parut avoir radote.
Les preoccupations de sieur Clubin lui avaient decidement
fait il peu pres manquer son cbargement. II
n'avait embarque que quelques colis d'articles de Paris
pour les boutiques de (alley de Saint-Pierre-Port, trois
ooisses pour l'bopital de Guernesey, rune de savon
jaune, l'autre de chandelle it la baguette, et la troisieme
de cuir de semelle rran~ais et de cordouan
choisi. 11 rapportait de son precedent cbargement une
caisse de sucre crushed et trois caisses de the conjou
que la douane fran~aise n'avait pas vou)u admettre.
Sieur Clubin avait embarque peu de betail; quelques
beeufs seulement. Ces brouCs elaient dans la cale assez
negligemment arrimes.

LE TI~ONIEa IVRE HT LH CAPITAINI SOBRE. 3D
II y avait it bord six passagers, un guero(\siais,
.Ieux malouins marchands de bestiaux, un • toariste .,
rommc on disail deja a cctte ~poque, un parisien demibourgeois,
probablcment tourisle du commerce, et un
americain voyageant pour distribuer des bibles.
La Durande, ·sans compter ~Clubin, Ie eapitaine,
portait sept hommes d'equipage, un timonier, un mat('lul
charboonier, un malelot charpentier, un cuisinier,
man

1~ L R:t T B .\. V .\. I LL H C R 5 0 II L.l.. II1 a .
~tant lin pP.ll fa ~Injrp. fte~ gentilshommt~~. ::li~ !~
bl')ntp'lllf~~ n~ lenr ~t;lit. point 4Ie~onnetl". DWL'!- ~ Ir-ru.-­
pl-!l df~ la lranf~he" ainHi 'PIe ,fan~ la Gr:tD,ie-B~~~_
rpl1 V~llt r~~t~l" nohle doit r~~ter riche. [0. WTi .. u.h1
n~ p~llt ~tr~ lID ~ntlemnn. L"~lit-il et~. il. n~ r~~
plll~. T~I mat.~lot ft.~~p.n(t d~~ ~hevalie" bonn~r~~ ~t
n'~~t rru"lln matp.lot. 11 y a t.rp.nte aDA-, a .!l1r;~! .. 1lD.
G'Jr~~~ anf hp.nt.i.ple~
'lui allrait P.1I des dr.}it..;. a la ~i.­
~ellri~ de Gor~~~ cOnfi~J11ee par Philipp~~u~TtL~~.
l'am:\~~ait fin var~~b pied~ nll!"t dan~ fa mer. r II c.lrt&­
r'~t. ~~t ~harr~tjer a Serk .. [ne maflemoiseIl~ d~ Y ~'i =~.
arrl~~rp,-p~tif.~-nit!~~ fin bailIi de Ve1)[J~~ de ~)D. nvant
pr~mif!r ma~i~trat d~ ler~~y., a et.e domestitp]~ Chd
r,~llli qni ecrit ~e~ Ij~e~. 11 existe a Jersey un drapi~r
et a (~u~rn~~ey un corrJonnier nommes Gruehy qui ~
rlAr.larp.nt Grnur.hv et cou~ins du marechaI de "-ater-
..
I()()" I.R.~ anr.i~n~ p(,uillt!~ de reveehe de Coatanees (.jot
mf~n t.i(,n d"lJn~ ~t:igne1Jri~ de Tangro1Jille? paren te e~
fJF!ntf! de Tan~arvil1e ~ur la hasse Seine~ qui est ~ODtm(Jrp,nr.y
.. An f{uinzieme ~ie~~Ie Johan de Berou4ie,;ne.
at(~hf!r et f!tolTe du sire de Tangroville? portail derriere
lui C' ~f)n cor;et et ~s autres hamois •. En mai 1371,
a Pont()~(,n, a Ia montre de Bertrand do Guesclin,
« m()n~i(!ur de Tangroville a fail SOD devoir comme
Chf!Valif!f ba(~helor ... Dans Jes iles normandes, si la
mjgi!ff! ~lJrvjent, on est Tile elimine de la Doblesse. Cn
~hangemf!nl (Je pronoDciation suffit. Tll1IgrtRill~ de~ieDt
TlI1Igrouillle, et toul est dil.
C'est ce 'lui etait arri,·e au timonier de Ia Durande.
II y a it Saint-Pierre-Porl, au Bordage, un marchand

LB TIIiOHIER IVRE IT LE CAPITAINE SOBRE. 313
de ferraille appele logrouiUe qui est probablement un
logroviUe. Sous Louis Ie Gros, les Ingroville possedaient
trois paroisses dans relection de Valogoes. Un
abbe Trigan a fait I' HiMoire eccll'lilUll·lJUe de J\'omumdie;
ce chroniqueur Trigan elait cure ode la seigneurie de
Digoville. Le sire de Digoville, s'il elait tombe en roture,
se Dommerait Digouille.
Tangrouille, ce Tancarville probable et ce Montmorency
possible, avait celte antique qualite de gentilhomme,
deCaut grave pour un timonier, il s·enivrail.
Sieur Clubin s'etait obstine it Ie garder. II eo avail
repondu a mess Lelhierry.
Le timonier TangroyiUe De quittait jamais Ie navire
el couchait a borde
La veille du depart, quand sieur Clubin etait venu,
it une heure assez avancec de la soiree, faire la visite
du baLiment, Tangrouille ctait dans son branle et dormait.
Dans la nuit Tangrouille s'elait reveille. C'etaiL son
habitude Docturne. Tout ivrogne qui n'cst pas son
mallre, a sa eachette. TangrouiUe avail la sicnne, qu'il
Dommait sa cambusc. La cambuse secrete de Taogrouille
elait dans la cale-a-reau. Ill'avait mise lit pour
la rendrc invraisemblable. II croyait ~lre sUr que cette
cacbelte u g etait conoue que de lui seul. Le capilaine
Cubin, etaot sobre, elait sc,oere. Le peu de rhum et
de Kin que Ie timouier pouvait derober au guet vigilanl
du capitaioe, it Ie tCllait en reser\'e dans ce coin
mysterieux de la calc-a-I'eau, au (ond dluoe bailie cJc
sonde, et presque toutcs les Duits il avait un rendez-

316 LES TRAVAILLEURS DR LA MER.
vous amoureux avec cette cambuse. La sur\geillnnce
etait rigoureuse, l'orgie etait pauvre, et d'ordioaire les
exces nocturnes de Tangrouille se bornaient a deux ou
trois gorgees, .avalees Curtivement. ParCois m~nle la
cambuse etait vide. Cette nuit-Ia Tangrouille y avail
trouve une bouteille d'eau-de-vie inattendue. Sa joie
avait eta grande, et sa stupeur plus grande encore. De
queI cieI .lui tombait cette bouteille? U n'a\9ait pu se
rappeler quand ni comment ill'avait apportce dans Ie
navire. U l'avait bue immediatement. Un pen par prudence;
de peur que cette eau-de-vie ne Cut decouverte
et saisie. II avail jete 1a bouteille a Ia mer. Le lendemain,
quand iI prit la barre, TangrouiIIe avait une cer­
Laine oscillation.
II gouverna pourtant a peu pres comme d'ordinaire.
Quant It Clubin, il etait, on Ie sait, revenu coucher
a l'auberge Jean.
Clubin portait toujours sous sa chemise une ceinture
de voyage en cuir OU iI gardait un en-cas d'une
vingtaine de guinees et qu'il ne quittait que la Duit.
DaDs l'interieur de cette ceinture, il y avait son nom,
,ieur Cillbin, ecrit par lui-m~me sur Ie cuir brut it
l'encre grasse lithographique, qui est indelebile.
En se levant, avant de partir, il avait mis dans
cette ceinture la bolte de fer contenant les soixanlequinze
mille Crancs en bank-notes, puis il s'elait comme
d'habitude boucle la ceinture autour du corps.

LE TI)lONIBR lYRE ET 1.8 CAPITAI~E SOBRH. 317
III
pnopos I~TERROMprs
L(' d{-part se fit 811t~grement. Les ,·oyageur~, !'itot
l('ur~ ~alises ct leurs portemanteaux in~lanes sur el
~ous les banes, pa~scrent cette revue du hateau il laqu~lIe
on ne manque jamai~, et qui semble oLligaloi"t~
tant cUe cst haLituellc. Deux de!; pa~~ag('rs, Ie touristt'
ct Ie parisien, n·8,·aicnt jamnis vu de bateau a ,"ap('ur,
et, des Jes premiers lours de roue, its 8clolir~r('nt
I'crume. Puis ils ac.llniri·rcnt 18 fum«!e. lis eX:lIniner(~nl
pii-ce a piiace, (·t presque hrin it brin, ~ur I ... pont ('t
dans I' totr('pont, lou~ rc~ npparl'ils maritinu.'s d'anntaux,
de rrampon!\, de crochct!\, de b()ulon~, qui it
Coree de preci~ion et d'aju~tement sont une ~ortc de
rolo~sale bijouterie; bijouterie de fer, dorce 8,·ec de
la rouille par la temp(\te. lis firent Ie tour du p('tit ranOD
d'alarme amarre sur Ie pont, • a 18 chaine conlme
un cbi('o de gardc ., ohserva Ie touri~t('t ('t • rou,·ert
d·une blou!;c de toile ~oudronnc~ pour I'clnp(a(-hcr de
I'enrhumer -, ajoula Ie parisien. f:n ~'cl()ignant de

lI!-rre, (.)0 t!/:LafJl.t:a I~ f.1Wnat1f)OS ..:I·lSag~ sur Ia
JJI!'r~r}I:'=ti\1! IJe Sainl-JlaII"J; un p;'l~sag~ emil faDome
'IJJI~ JI!"t ar)r'f('f:b~~ de mer lromr~nl7 el 'Ia"';' one lieoe
IJI! la .:I"t/:, rif:O ne ~~mtle a Ckteo.Je romme Duokl:"'I'JI!
.. (In cIJmJ,I~la. ee qu-il y avail a dire sur Duokl!'fflul!'
)J:Jr e~lte otsen-ation que ses deux aariles­
'''igj/~ f,'!'iDt~ en rouge s·appeUeol run JlIry/;1IgDI et
I'autre Jlardgt:lt ..
Sain~lIa)o s·amincil au loin, puis sgefF2-;a.
J~. ac;fJl!(!l de la mer etait Ie Taste calme. Le sillage
rai~ait dans rocean derriere Ie oaM une longue rue
(rangee d·ecume qui se prolongeait presque sans tor­
~i{Jn it perle de vue.
(;ucrnes(!y est au milieu d'une ligne droite qu'on lirerail
de Saint-Malo en France it Exeter eo Anglelerre.
La ligne droite en mer o'esl pas toujours la ligne
logiquc. Pourtant les bateaux a vapeur oot, jusqu'a un
certain point, ]e pouvoir de suivre la ligne droile, refu­
ACf! aux bateaux it voiles.
La mer, cOll1pliquee du vent, est un compose de
(orccK, Un navire est un compose de machines. Les
forccK sont des machines infinies, les machines soot
d(!K forces limitees. C'est entre ces deux organismes,
l'ull iucpuisablc, l'autre intelligent, que s'engage ce
eOfn hot flU' on appelle 18 navigation.
Vile volonte dans un mecanisme fait contre-poids a
l'infini. L'infini, lui aussi, contient un mecanisme. Les
clerncnt!iJ S8vcnt ce qu'ils foot et oil iis vont. Aueune
forec n'cst a,·cugle. L'homme doil epier les forces, et
tAcher de del~ou vrir leur ililleraire.

LE TIIIONIER I\~RE BT LE CAPITAINE SOBRE. 319
En attendant que la loi soit trouvee, la lutte continue,
et dans celte lutle la navigation it la vapeur est
un(' sorte de victoire perpetuelle que Ie genie humain
remporte a toule heure du jour sur tous les points de
la mer. La navigation a la vapeur a cela' d'admirable
qu'clle discipline Ie navire. Elle diminue l'obeissance
au ,"ent ct augmente l'obeissance ill'homme.
Jaolais la Durande o'nvait mieux tltavaillc eo mer
que ce jour-In. Elle se comportait merveilleusemenl.
\Yen; onze hf:'ures, par une fraiche brise de Dordnord-ouest,
la Duraode se trouvait au large des Minquicrs,
donnant peu de vapeul·, naviguant it l'ouest,
lribord amures ct au plus pres du ,-ent. Le temps etait
loujours clair et beau. Cependant les chalutiers rentraient.
Peu it peu, comme si chacun songeait it rcgagner Ie
port, la mer se Ilcltoyait de navires.
On ne pouvait dire que la Durande tint lout a rail
~a route accoutumce. L'equipage n'avait aucune preoccupation,
la confiance dans Ie capitaillc etait absolue;
touterois, pcut~tre par la faute du timooier, il y avait
quelque devialion. La Durande paraissait plut6t aller
,"en Jersey que '"ers Gueroescy. [n peu apres ooze
heures, Ie capitaine rectifia la direction et ron mit
franchement Ie cap sur Gucroesey. Ce De rut qu'un
peu de lemps perdu. Dalls les jours courts Ie temps
perdu a ses incoo\"enienls. 11 Caisait un beau solei I de
revrier.
Tangrouille, dans I'etat oil iI etait, n'avait plus Ie
pied lres sur ni Ie bras lres rcrme. 11 en rcsullail que

1t:
L ..... :"~-p .... ..: ........ n:~ ~rr.;. .........;.l·r ~·Il~~"r .'S~ ,,-~; .... T.,::-r·t·..--
I 1... _ ... I.. ~ • A ..--- -&. - ;...u 1- 'U. ... • •• - M - ...... --. - - 'l.......a iii...:. _ _ _ _
~t :a !Jl;t.r,:!t~.
I.e V~!:t ~'.i-t ;J. ~~U ;:~~ • .. c:~t!_
U ~..}"-!a~r :rl~M~'!i~.;. 'Tj t-:1Ltl a fa m.!!1l Im~
I'-ir};-::~-~A~. 1a t.ra·t~:cl .!~ ~m::-s ~n te!fCp~ ~ur an r·~
tit !!'j.:r..o !~ !:~1IDe ~~j"r~ l~!l~r:"m~nt ch.arri~ r ar It:'
... ~nt a r~,".r~me h'.IrizGo a '-Il'l~~t. ~t 'TIi res~mt·Llit i
J]!l~ tjGar .. ~ 'l'l il ! arI~t I!~ la ~'Jus~i~~ ..
I.e .. ~a1- :·a;~~ "Jl~ti.n a~:)it ~Jn al]~tere min~ purita.in~
f ... rfl~rf!. n pani.;~ait ~·I'Jllt·L~r .j"' atteDti.)Q ..
T·)'lt ':lajt pai~itl~ et pr~~lUe riant a. t")rtJ d~ la
I~s fa5~a;~r; eall~.ll~nt_ En rennant les yeux
Dtlran·j~.
dan~ 0:1':: tr:l".~~~~. fJO I=.~ut j Il.;er d~ I- ~tat de la m~r
liar 1.-:= trf~'l1.)I~J d~s CljQ "e?r;ati~Jnc;. La pl~in~ lib~rt~
d 9 t:-!prit fJt~~ p .. ls.;a~~r; r';PQIJ,j a la parfaite tranquillite
de reau.
II e~t impf)'-.;itl~, par ex~uli)l~ .. 'lu·une coo\'"er;ation
t.:lIe q1J~ e.;lle-ci ait lieu autrement que par une mer
trts calml~ :
- }ffJn.;;ieur, ,"oyez done cette jolie mouche ,""erte
et rouge.
- Ell,! ~. e~t egaree en mer et se repose sur Ie na\ire.
- [Ile mouehe se Catigue peu.
- .l\u fai t, c 9 e~t si leger. Le YeDt la porte.
- }fon-;ieur, on a pese une once de mouches, pui.;
on les a comptf~es, et rOD eo a lrou,·e six mille deux
l'!ent s()ixante-huit.
Le guernesiais it la longue-,·ue avait aborde les ma­
IlJujn~ marchands de breurs, et leur parlage etait quelque
chose en ce genre :

LE TI)lO~IBR IVRB BT LB CAPITAINB SOBRE. 334
- Lc breuf d'Aubrac 8 Ie torse rond ct trapu, Ics
jambes courles, Ie pelage Cau\-e. II est lent 8U travail,
a cau~e de la brie,·ele des jarnbes.
- Sous cc rapporl, Ie Salers vaut mieux que rAubrac.
- lIollsieur, j'ai ,·u deux beaux breufs dans rna
vie. Le prclnier avail les jambes basses, I'avanl epais,
la culolle pleine, les hanches largcs, une bonne
longueur de la Duque a la croupe, une bonne hauteur
au garrot, les maniements rich~s, la peau facile it
detacber. Lc second oiTrait tous les ~ignes d'un cograis~cment
jutlicicux. Torse ramns~e, encolure fort(',
jambes l(~gcres, robe blanche ~t rouge, culotte relombaole.
- Ca, c·e~lla race colentine.
- Oui, mais ayanl eu quelque rapporl a'·ec Ie taureau
angus OU Ie taureau suITolk.
- lIonsieur, '"OUS Ole croirez si vous ,poulez, dans
Ie midi it y a des conrours d'an(\~p
- D'uncs!
- Dtancs. Comlne j'ai l'honneur. Et cc sonlles laids
qui sonlle~ beaux.
- .:\Iors c'est comme les mu18ssicre~. Ct.' sout les
laidc!; qui sonllcs hOllnes.
- Justcmcnt. La jUDICDt poitc\pinc. Gros ,"enlrt:',
gro~s('s jambcs.
- La rneillcurc Illulas~icre connuc, c'cst une barrique
sur qualre potcaux.
- La beaule til'S b~les n'cst pas la m~me que la
beaute des homolcs.

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LE TI~ONIER 1\'81 HT LE CAPITAINB SOBRE. 331
- ~ui, monsieur.
- J'y consens encore_
II yeut un silence, I'omericain missionnaire sc de­
Inantln si c'etait Ie cas d'offrir one bible.
- Monsieur, repartit Ie louriste, est-it vrai que
,oou~ ayez Ie gout des sobriquets en Amerique au point
.rt'n aifublcr tous vos gens celebres, et que vous appeli('Z
,·otre Can1cux banquier missourien Thomas Benton,
I~ r;~ll.r lingot?
- De m~me quc nous nommons Zacharie Tn~olor If
ri,·lIr ZIIrl,.
- Et Ie general Ilarri~on Ie l';fllr Tip, n'cst-ce
pR~! ('l Ie general Jackson Ie l~if;IIJ;('kory?
- Parcc que Jack~on est dur com me Ie bois hickory,
et parcc que Ilarrison a battu Irs peaux-rouges
i. Tippecanoc.
- C'cst une mOllc byzantine que ,·ous avez Iii.
- C'est notre mode. ~OllS appelons Van Buren It'
p"il .or(-ier, gc"oard, qui n fait faire les petites (,oupur('~
des billet~ de banque, Billy-Ie-Pttil, et Dou;,:las,
Ie st~naleur dCIl10crat dc I'llIinois, qui a quatrc pieds
l
de haut et one grande eloquence, Ie Pelit Gt~(IJII. ,tous
pouvez aller du Texas au liaine, vous ne rrnconl,-erez
pc"onnc qui di~e ce n0l11 : Ca~s, on dit : I, grlllid .Ili­
,-I,iglllll;tr; ni ce non1 : Cla~', on dit : It gtlrron dt'
mOlllill ,i la balafrr. Clay est fils d'uo mcunier.
- J'aimerais mieux dire Clay ou Class, obscrva Ie
parisien, c'cst plus court.
- Vous manfJuericz tI'usage du monde. ~ou~ nommOIl'l
Cor\,·in, qui cst sccrctaire de la trcsorcrie, It'

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LB TlliOXII~R 1\'8B BT LB CAI'ITAINB SOBRE. 333
n taurais pas aime a\·oir du brouiUard quand DOUS
t~tioDS de\·crs Ics Mioquiers.
Ltamericain dit au malouin :
- Les insulaires sont plus de la mcr que les cotiers.
- C'esl vrai, no us autrcs gens de la cole, DOUS
11-" ,'ons que Ie demi-bain.
- Qu'est-ce que c'est que ~a, les Mioquiers? cootinua
raolericain.
Le malouin rcpondit :
- C\?sl des cailloux lres mauvais.
- 11 Y a aussi les Grelels, fit Ie gucrocsiais.
- Parbleu, repliqua Ie malouin.
- Et Ics Chouas, ajouta Ie guerncsiais.
Lc malouin cclata de rire.
- .:\ ce cOlnple-lil, dit-i1, il Y a aussi les Sauvages.
- I~l les ~Ioilles, observa Ie guernesiais.
- I~t Ie Canard, s'ccria Ie malouin.
- llonsieur, reparlil Ie gucrllcsiais polimeot, vous
a\CZ rcpoose a lout.
- llalouin, malin.
Ccllc repollse faite, Ie malouin cligna de I'ooil.
Le tourisle illlcrpo~a une question.
- Esl-ce que DOUS 8\'OnS a lro,·erser toute celte
rucaillc?
- I'oint. Nous raYOnS laissce au sud-sud-est. Elle
l·~l derriere DOUS.
El Ie guernesiais poursui ,"it :
- 'ranl gros rochcrs que menus, lcs Grelels ont
ciuquaole-sepl poilltes.
- Et les )Iioquicrs quarante-huit, dil Ie malouin.
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LE TIMONIER IVRH BT I .. E CAPITAINB SOBRE. 537
- II y a du sable dans les lIioquiers.
- Autour des ~Iaisons.
- C'est buil rochers qu' on voit de Jersey.
- De 18 greve d'Azelte, c'est juste. Pas huit, sepl.
- A mer retiree, on peut se promcner dans les
~Iinquicrs.
- Sans doule, il y a de la decouverte.
- Et les Dirouillcs?
- Les Dirouilles n'ont ricn de (~onlmUO 8,oec It.'s
)Iioquiers .
- Je ,·eux dire que c'esl dangereux.
- C't.'st du cote de Grall,·illc.
- On voit que, CODlme nous, vous gens de Saiot-
Malo, ,·ous a,-cz aOlour de n8\'iguer dans ces mcrs.
- Oui, repondit Ie malouin, 8\·ec celte difference
que nous disons : nous 8'"OnS habitude, et que vous
diles : nous 8'·0I1S amour.
- \'ous etes de bons marins.
- Jl' suis ma.·chand de b(cufs.
- Qui done cLait dc Sainl-llalo, deja?
- Surcouf.
- to autre!
- Duguay-Trouio.
lei Ic \Ooyageur tic comillerce parisicn intervinl.
- Duguay-Trouin! il Cut pris par les anglais. II
ctait aussi aimablc que br8\"e. II sut plaire a une jeune
8l1glaisc. Ce Cut elle qui brisa ses fers.
Ell ce moment une ,·oix tonnante cria :
- Tu cs ivre!

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LE TIJlONIER 1\"88 HT LB CAPITAINB SOBRE. 339
'·enait du nord-ouest et Ie navire I'avait dC"aot sa
proue. C'etait comme une vaste Calaise mou,·aote et
,·ague. Elle se coupait sur la mer comme une muraille.
II y 8,-ait un point precis oil reau immense entrait
sous Ie brouillard et disparaissail.
Cc point d'entree dans Ie brouillard etait encore a
une demi-lieue environ. Si Ie ,eent changeait, on pou­
"ait eviler l'immersion dans la brume; mais il rallait
qu·il chang-cat tout de suile. La demi-licue d'intcrvaUe
sc comblait et decroissait a vue d'reil; la Duraode marchait,
Ie brouillard marchait aussi. II venait au D8,eire
ct Ie navirc allait a lui.
Clubio commanda d'augmenter la vapeur et d'obli­
(Iller a rest.
On coloya ainsi quclque temps Ie brouillard, mais
il a,"an~ait loujours. Le na\"ire pourtant ctait encore en
plein solcil.
Lc temps se perdait dans ces maooou,eres qui pouvaient
diIDcilcment rcussir. La Duit ,"ient ,"ite cn
fcvrier.
Le gucrncsiais considcrait cellc brume. II dit aux
malouins:
- Que c'est un hardi hrouillard.
- [ne vraie malproprctc sur la mcr, obscr\·a l'ull
des malouios.
L-autre malouin ajouta :
- \Poilil qui gale une lra'"erscc.
Le ~ucrnesiais s'approcha de Clubio.
- Capitaine Clubin, j'ai peur que DOUS DC suy--
gaertlcs par Ie brouillard.

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LB TI.O~IBR IVRE BT LE CAPITAISB SOBRE. 3"
- Ce malin dans Ie soleil DOUS aUions lenlement;
a present dans Ie brouillard nous allons ,ite.
Le guemesiais revint vcrs sieur C1ubio.
- Capitaioe Clubin, it o'y a pas de soin, pourtaDt
De dooDoos-nous pas trop de vapeur!
- Que voulez-\"ous, monsieur? it faut bien rega­
,mer Ie temps perdu par la raute de eet iv-rogne de
limoDier.
- C'est nait capilaine Clubin.
Et Clubin ajouta :
- Je me depecbe d'arriver. C'est assez du brouillard,
ce serail trop de la Duit.
Le guerDe~iais rejoignit les maloujns, et leur dil :
- ~ous aVODS un excellent eapitaine.
Par intervallcs de grandes lames de brume, qu·on
cut dit cardees, survenaient pcsamment et C8r'haicnl
Ie soleil. Ensuite, it reparaissait plus pale et COlllnle
malade. Le peu qu'on entrevoyait du cicl res~enll,lail
lUX bandes d'air sales et tachees d'huile d'uo ,"illUX
decor de lheatrt'.
La DuratJde passa a proximite d'un routre qui a,"ait
jete raDcre par prudence. C'ctait Ie SheQII;~1 de Guer­
De~ey. Le patron du coutre remarqua la ,"itcs,e de la
Durande. II lui sembla aussi qu'cUe n'etail pas dan~ la
route exacle. Elle lui parut trop appuyer a roue~t. Ce
navirc i loute vapeur dans Ie brouillard I'etonna.
Ven deux heures, la brurne elait si .epais~c que Ie
capitaine dut quitter la passcrelle et !'c rapprocber du
timonier. Le soleil s' etail c\"anoui, tout etail brouillartl .
.
II y avail sur 18 Durande une sorle d'obscurite blanche.

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LE TlliONIBR I\·R£ BT LE CAPITAINE SOBRE. 3'3
quelqu'un qui cberche a comprendre. Le parisien continua
:
- Le bon Dieu est absent. On devrait rendre un
dtacret pour rorcer Dieu it residence. II est a sa maison
de campagne et ne s'occupe pas de nous. Aussi tout
va de guingois. II est evident, mon cher monsieur, que
Ie bon Dieu o'est plus dans Ie gouvernement, qu'il est
en ,·acaoces, et que c'est Ie vicaire, quelque ange seminarisle,
quelque cretin avec des ailes de moineau,
qui melle les affaires.
Moillenu rut articule moigntQu, prononciation d"
~amin faubourien.
Lc capitaine Clubin, qui s'etait approche des deux
causcurs, po sa sa main sur I'cpaule du parisien.
- Chul! dil-il. Monsieur, prenez gartle a vos paroles.
~ous sommes en mer.
Personne ne dit plus mot.
Au bout de cioq minutes, Ie guernesiais, qui avail
toul enlendu, murmura a l'oreille du malouin :
- El un capitnine religicux!
IJ DC pleu,"ait pas, et ron se sentait mouillc. On ne
se rendail compte du chelnin qu'on raisait que par une
augmentation dc malaise. II scmblait qU'OD entrat
daDs de la lristcsse. Le brouillard fait Ie silence sur
J'oCt!8n; il assoupit la vague et elouffe Ie vcnt. Dans ce
silence, Ie rale de 18 Durande avait 00 ne sail quoi
d'inquiet ct de plaiotif.
00 oc rencontrait plus de nnvircs. Si, au loin,
soil du cote de Gucrncsey, soil du cote de Saint­
Malo, quelques biltimcnLs elaicllt en mer hors du

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I~; ~:;;:Jf r (J:] ~·Jr rl,,~!;i~':!~, t::n~!lt la barre ~t ;-o~
't~r-rS~I .. tf IIJ:: 1 JJ4it I~ntre ~~ d':'D~ dt;"S parol~ ~omme
I;J~;!I:~=; (j'Ji ~rri\·:,~.~nt jUSlu·aux pa;sagers :
- J~:t~ dl~ tJ~fIJI~ it r,,"~rdre .. Cet i\-rogne DOQi a refAr/j,~_#

LB TllIO~IBR IVRE ET LB C.\PITA'~E SOBRE. 3'3
'100.
~D ,·isage etait d'ailleurs ahsolument sans expres­
La mer elait moins dormante sous la brume. On y
enlre,·oyait quelques lames. Des lumieres glacees 80ttaient
il plat sur reau. Ces plaques de lueur sur la
\·a~ue prcoccupcot les marins. Elles indiquent des
lruuecc; (aites par Ie vent ~upericur dans Ie plafond
tlt brume. La brume se soulc,"ait, et retomhait plus
ll
dt~n'e. Par(ois l'opacite etait complete. Le o8,-ire ctait
pris clans une 'Taie baoquise de brouillard. Par inllllr,"alh.'s
ce cercle redoutable s'entr'ou'Tait comme
une tl"naille, laissait ,·oir uo peu d'horizon, puis se refl"nnail.
Le ~ucrnesiais, arme de sa lon~ue-vue, sc tenait
c"olnrllC une ,"edette it I'a,·nnt du bittilllent.
l·ne eclaircie sc fit, puis s'clTat:a.
Le I!uernesiais se relourna efTare.
- Capilainc Cluhin!
- Qu'y a-t-il?
- ~ous gou,"ernons droit sur l~s Ilanoi~.
- ,to ous ,-ous trompcz, dit Clubio froitienlcnl.
Le guernc'liais insista :
- J ' en ... SUIS ~ur.
- Impossible.
- Je ~icns d'aperce,·oir till cailloll it l'horizon.
-Oil!
-Ut.
- C'est Ie large. Impo~'ihle.
El Clul,io Dlainlint Ie cap sur Ie point intli'ltlc par
Ie pa"~ager.

lii
LES TaA ~ AILLErBS DE LA liE ••
Le guernesiais ressaisit sa longue-rue.
l·o momeot apres il accourut a 1 9 arriere.
- Capitaioe!
- Eh bien!
- '-irez de bonl.
- Pourquoi?
- Je suis snr d·a\·oir ,-u de 1a roche ires haute et
g
tout pres. C est Ie grand Hanois.
- '·OU5 aurez TU du brouillard plus epais.
- C· est Ie grand Ilanois. \l'irez de bord, au nom du
ciel!
Clubin donna un coup de barre.

LB TlliONIBa IvaE ET LB CAPITAINB S08R£. 3'7
v
CLCBIN MET LE COMBLE A L'AD.JRATJO~
00 entendit un craquement. Le dechirement d'un
Oane de na\9ire sur un bas-fond en pleioc mer est un
des bruits lcs plus lugubres qu'on puisse r~ver. La
Durande starr~ta court.
Du choc plusieurs passagers tomberent et roulcrent
sur Ie pool.
Le guernesiais le\9a les mains au ciel.
- Sur les Ilanois! quand je Ie disais !
Cn long cri eclata sur Ie navire.
- ~ous sommes perdus.
La voix de Clubin, scche et br~ve, domina Ie cri.
- Personne n'est perdu! Et silence!
Le torse noir d'imbrancam nu jusqu'a la ceinture
sortil du carre de la chambre Ii feu.
Le negre dit avec calme :
- Capilaine, reau entre. La machine va s'eleindre.
Le moment Cut epouvaotable.
Le cboc avait resscmblc a un suicide. 00 reul Cait

3'8 LBS TRA VAILLEURS DR LA IIBR.
expres qu·iI n'eut pas eta plus terrible. La Durande
s'etait ruee comme si elle attaquait Ie rocher. Uoe
pointe de roche etait entree dans Ie navire comme un
clou. Plus d'une toise carree de vaigres avait eclate,
ratrave etait rompue, l'eiancement fracasse, l'avant
etrondra, Ia coque, ouverte, buvait la mer avec un
bouillonnement horrible. C'etait une plaie par on entrait
Ie naufrage. Le contre-coup avait ele si violent
qu'il avait brise it rarriere Ies sauvegardes du gouvernail,
descelle et battant. On etait defonce par l'ecueil,
et, autour du navire, on ne voyait rien, que Ie brouiIlard
apais et compacte, et maintenant presque noire
La nnit arrivait.
La Durande plongeait de l'avant. C'etail Ie cheval
qui a dans les entrailles Ie coup de corne du taureau.
Elle etait morte.
L'henre de Ia demi-remontee se faisait sentir sur
la mer.
Tangrouille etait degrisa; personne n'est ivre dans
un naufrage; il descendit dans l'entrepont, remonta et
dit:
- Capitaine, l'eau barrotle la cale. Dans dix minutes,
l'eau sera au ras des dalots.
Les passagers couraient sur Ie pont eperdus, se
tordant les bras, se penchant par-dessus Ie bord, regardant
la machine, faisant tous les mouvements inutiles
de la terreur. Le touriste s'etait evanoui. .
Clubin fit signe de la main, on se tut. II interrogea
Imbrancam:

LE TIIIO:'iIER 1,0R£ HT LE CA"ITAI~B SOBRE. 3'9
- Combien de temps la machine peut-elle tra-
,'ailler encore?
- Cioq 00 six minutes.
Puis il inlerrogea Ie passager guernesiais :
- Jgelais it la barre. Vous avez observe Ie rocher.
Sur quel bane des Hanois sommes-nous?
- Sur la Mau\9c. Tout it rheure, dans l'eciaircie,
jeai tres bien reconnu la Mauve.
- tlaol sur la Mauve, repriL Clubin, nous avons
It· grand Haoois a bdbord et Ie petit Hanois it tribord.
~ous sommes a un mille de lerre.
Lgequipage el les passagers ecoutaient, (remissants
.. ranxiele et d 9 attenlion, l'reil.fixe sur Ie eapitaine.
Alleger Ie navire etait sans but, el d 9 ailleurs impos­
--iltle_ Pour vider la cargaison a la mer, il cut CaUu
uu,·rir les sabords el augmenter les chances d g eotree
..It· reau. Jeter l'ancre etait inutile; on etait cloue.
D·ailleurs, sur ce Cood a Caire basculer l'ancre, la
\:haioc cut probablement surjouaille. La machine
neclant pas endommagee et restaot a la disposition du
Ila\'ire taol que Ie feu De serail pas cleillt, c'est-a­
-lire pour quelques minutes encore, on pou,oait Caire
fflr~e de roues et de ,·apeur, reculer et s9arracher de
rc."ueil. Eo ce cas, on sombrait immediatcmenl. Le
ru.~ber, jusqu'il un certain point, bourbait I'a,·arie el
(!t"'nait Ie passage de I'cau. II Caisail obstacle. L·ou,-erture
dcsobstruee, it scrait impos~ible d 9 a\·eugler la ,·oie
.reau el de franchir les pompes. Qui retire Ie poignard
d·une plaie au eceur, tue sur-Ie-champ Ic blesse. Se
d~gager du rocher, e'etait couler a Cond.

350 LIS TRAVAILLIURS DB LA )l8R.
Les breues, atteints par I'eau dans la cale, commeo-
~aient a mugir.
Clubin commanda :
- La chaloupe a la mer.
Imbrancam et Tangrouille se precipiterent et defirent
les amarres. Le reste de l'equipage regardait,
petrilla.
- Tous ala manrnuvre, cria Clubin.
Cetle Cois, tous obeirent.
Clubin, impassible, continua, dans cette vieille
langue de commandement que ne comprendraient pas
les marins d'a present:
- Abraquez. - Faites une marguerite si Ie cabestan
est entrave. - Assez de virage. - Amenez. -
Ne laissez pas se joindre les poulies des Crancs-Cunains.
- Malez. - Amenez vivement des deux bouts. -
Ensemble. - Garez qu'elle ne pique. - II ya trop de
Crottement. - Touchez les garants de la caliorne. -
Attention.
La cbaloupe etait en mer.
Au m~me instant, les roues de la Durande ~tarreterent,
la fumee cessa, Ie Courneau etait noye.
Les passagers, glissant Ie long de l'echelle ou s'aecrocbant
aux manreuvres eourantes, se laisserent tomber
dans la chaloupe plus qu'ils n'y descendirent. Imbrancam
enleva Ie touriste avanoui, Ie porta dans la
cbaloupe, puis remonta sur Ie navire.
Les matelots se ruaient it la suite des passagers.
Le mousse avait roule sous les pieds. On marchait sur
renfant.

LB TIMOXIBR IVRB HT LB CAPITAINB SOBRE. 311
Imbrancam barra Ie passage.
- Personne avant Ie mO~Ot dit-il.
n ecarta de ses deux bras noirs lea matelots, saisit
Ie mousse, et Ie teodit au passager guernesiais qui,
dcbout dans la chaloupe, re~ut l'ellCant.
Le mousse sauve, Imbrancam se rangea et dit aux
autre!' :
- Passez.
Cepcndant Club in etait aile it sa cabine et avait fait
un paquet des papiers du bord et des instruments. II
~ta la boussole de I'habitacle. II remit les papicrs et
les instruments a Imbrancam et la boussole it Taogrou
i lie , et leur dit : Descendez dans la cbaloupe.
lis descendircnt. L'equipage les avait precedes. La
cbaloupe etait pleine. Le not rasait Ie borde
- Maintenant, cria Clubin, partez.
Uo cri s 1t ele\'a de la chaloupe.
- Et VOllS, capilaine?
- Je restc.
Des gens qui nauCragent ont peu Ie temps de deliberer
el encore moins Ie temps de s·attcodrir. erpendanl
ceux qui etaient dans la cbaloupe et relati,"emcut
en surete eurent une emotion qui n'etait pas pour cuxm~mes.
Toutes lcs voix insislcrent en m~me tClnp!;.
- Veoez avec DOUS, capitaioe.
- Jc reste.
Le gucrnesiais, qui etait au Cait de 1a mer, repliqua
:
- Capitaine, ccoutez. Vous ~tcs cchoue sur lcs
Ilanois. A la Dage 00 nta qu'uo mille a Caire pour

35! LES TRAVAILLEUltS DE LA MBR.
gagner Plainmont. Mais en barque on ne peut aborder
qu'a la Rocquaine, et c'est deux milles. U y a des
brisants el du brouillard. Cette chaloupe ntarrivera
pas it la Rocquaine avant deux heures d'ici. II (era
nuit noire. La maree monte, Ie vent fraichit. Une bourrasque
est proche. Nous ne demandons pas mieux que
de revenir vous chercher; mais, si Ie gros temps eclate,
nous ne pourrons pas. Vous ~tes perdu si vous demeurez.
Venez avec nous.
Le parisien intervint :
- La chaloupe est pleine et trop pleine, ctest vrai,
et un homme de plus ce sera un homme de trope Mais
nous sommes treize, c'est mauvais pour la barque, et
il vaut encore mieux la surcharger d'un homme que
d'un chiffre. Venez, capitaine.
Tangrouille ajouta :
- Tout est de rna faute, et pas de la "otre. Ce
n'est pas juste que vous demeuriez. .
- Je reste, dit Clubin. Le navire sera depece par
la temp~te cette nuit. Je ne Ie quitterai pas. Quand Ie
navire est perdu, Ie capitaine est mort. On dira de
moi : II a fait son devoir jusqu'au bout. TangrouilIe, je
VOllS pardoDne.
Et croisant les bras, il cria :
- Attention au commandement. Largue en bande
l'amarre. Partez.
La chaloupe s'ebranla. Imbrancam avait saisi Ie
gouvernail. Toutes les mains qui ne ramaient pas
s'eleverent vers Ie capitaine. Toutes les bouches
crierent : Hurrall pour Ie capitaine Clubin !

LB TllIONIBa IVII IT LI CAPITAINS S081B. 353
- Voila un admirable homme, dit ramericaio.
- Monsieur, repondit Ie gueroesiais, c'est Ie plus
hODn~te homme de toute la mer.
Tangrouille pleurail.
- Si j'avais eu du coour, murmura-t-il a demi-voix,
je serais demeure avec lui.
La cbaloupe s·eD(oo~a dans Ie brouillard ct s'eC-
C8(:a.
On ne vit plus rien.
Le (rappemE'ot des rames dccrul et s·cvanouit.
Clubio resta saul.
,
.UD'. - s.

33! LES TBA ,- AILLEGBS DE LA IIER.
gagner Plainmont. lIais eo barque on ne peut aborder
qu-a la Rocquaine, et c g est deux milles. n y a des
brisants el du brouillard. Cette chaloupe o9arrirera
pas it la Rocquaine a~anl deux heures d'ici. n (era.
ouitnoire. La man!e monte, Ie vent (raichit. roe bour- .
rasque est proche. Nous ne demaodons pas mieux que
de reYemr '-OUS chercher; mais, si Ie gros temps eclale.'
'tli
noos De POUrroDS pas. '''ODS etes perdu si vous de
mt?tuez. VeDez ayec DOUS.
Le parisieD interrint :" tl1
- La cbaloupe est pieine et trop pleine, c·est mir'Pe-r:
et un homme de plus ce sera un homme de trop.l~ rf"l.",
DOllS sommes ireize, c"est mauvais pour 13 barque,
il \-aut encore mieux la surcharger d'uD homme '
d'un chitTre. ''" enez, eapitaine.
Tangrouille ajouta :
- Tout est de rna raule, et pas de 18 \'"olre
D • e$l pas jusle que YOUS demeuriez.
- Je reste, rut Clubin. Le D3\;re sera depeci

LE TiJlON'SR "'Rlf ttl' f.1t I! "'''\I~1t
.. ttlllll, 'I,
- Voila un R,'''''''''''''' '111,"""., "" """", " "1/1
- Jlon!4ielJr, rlo'"'1/"" ,'I UII"""""/,,,,. I. ' .. ,I /I, 1,/1/,
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':' :.:1";~")'JilJl~ ,)II~"rl';'
- ~ j.~;;,j .. I~', '1" "'I"''', """If"/f" , II" " '1/1 I."
II
..

., LES TBAVAILLHURS DE LA MER.
VI
UN INTtRllUR D'ABI.! tCLAIRt
Quand eet homme se· vit sur ce rocher, sons ce
ouage, au milieu de cette eau, loin de tout contact
vivant, loin de 'toul bruit bumaio, laisse pour mort,
seul entre la mer qui montait ella nuit qui venait, il
eut une joie profonde.
II a vait reussi.
II tennit son r~,·e. La lettre de change il.)ongnc
eeheance qu'il avait tiree sur la destinee lui elait
payee.
Pour lui, ~tre abandonne, c'elait etre delivre. II
etait sur les Hanois, it Ull mille de la terre; il avaiL
soixante-quinze mille Cranes. Jamais plus savant nau­
Crage n'avait cte accompli. Rien n'avait manque; it est
vrai que tout etait prevue Clubin, des sa jeunesse,
avait eu une idee: mettre rhonn~tete comme enjcu
dans 1a roulette de la vie, passer pour homme probe et
partir de la, attendre sa belle, laisser la martingale
s'enfler, trouver Ie joint, deviner Ie moment; ne pas

LE TIIiOSIER I'·RE tiT LE CAPITAI~E SOBRE. 3SS
tatonner, saisir; faire Ull coup et n g en faire qu~unt
finir par une raDe, laisser derriere lui les imbeciles. II
enten.lait reussir eo une fois ce que Ics e~crocs beles
manquent Tingt Cois de suile, el, landis qu"ils abootisscnt
it la potence, ahoutir, lui, it la fortune. Ranlaine
rencontre 8,·ait etc son trait de lumiere. II a ,·ait
iOlnlctiiatemeot eonslruit ~on plan. Fain' rendre gorge
it Ranlaine; quant it ~l~S re,·clation~ po~sibl('s, 1~5
frapper de ouUitc en disparai~~ant; pa~ser pour Dlorl,
la meill('ure des disparitions; pour eela perdre la
Durande. Ce naufrage ctail ncet.'~saire. Par-dessus Ie
marcile, s"eo aller en laissant une bonne renOlnmee, ce
qui fai~ail de toute sun existcncl' un cht~C-d'reu\·re.
Qui cut \~ Clubio dans cc naufrnge eill eru '·oir uo
demon, heureux.
II 8\"ait ,"ecu loute ~a ,·ie pour celte minute-lit.
Toute sa personne exprinla re mot : Enfin! l-ne
~crenitc epou,·antable blel1lit ~lIr ce Cront obS

3&6 LES TRAVAILLEURS DE LA )[BR.
dans les yeux des bommes de lugubres epanouissements
lumineux. C'est de l'orage joyeux, c g est de raurore
menn~anle. Cela sort de la conscience, dc,-enue
ombre et nuee.
II eclaira dans celte prunelle.
Cet eclair ne ressemblait it rien de ce qu'on peut
voir luire la-haut ni ici-bas.
Le coquin comprime qui elait en Clu bin fit explosion.
Clubin regarda l'obscurite immense, et ne put rctenir
un eclat de rilte bas et sinistrc.
11 etait done libre! il elait donc riche!
Son inconnue se degageait enfin. II resol,9ait son
probleme.
Clubin avail du temps devant lui. La maree montait,
el par consequent soutenait la Durande, qu'elle
finirait m~me par soulever. Le navire adherait solidement
it l'ecueil; nul danger de sombrer. En outre, il
Callait laisser it la chaloupe Ie temps de s'eloigner, de
se perdre peut-~tre; Clubin l' esperait.
Debout sur la Durande naufragee, il croisa les bras,
savourant cet abandon dans les tenebres.
L'hypocrisie avait pese trente ans sur eet homme.
II ctait Ie mal et s'etait accouplc it la probite. II haIssait
la vertu d'uDe baine de mal marie. II avait toujours eu
une prt!lD~ditalion scelcrate; depuis qu'il avail l'age
d'homme, il portait cette armature rigide, l'apparencc.
II etait monstre en dessous; it vivait dans une peau
d'homme de bien avec un crour de bandit. 11 elait Ie
pirate doucereux. 11 elait Ie prisonnier de l'honnelete ;
il elait enferme dans celle boite de momie, l'ioDocencc;

LE TIIiONIER I\YRE HT LE CAPITAINH SOBRE. 307
it 8\"ait ~ur Ie dos dcs ailc!i; d'ang-e, crrasantes pour
un ;rredin. II etait ~urcharge d'cstime publique. Passer
pt)ur honn~tc homme, c'cst dur. ~Iaintenir toujours
r(·18 en equilibre, pen~er mal cl parler bien, quel la ..
beur! II avait etc Ie fantome de la droiture, etant Ie
~pectre du crime. Ce contre-sclls 8\ynit ete sa destinee.
11 lui avail fallu faire bonnc cont£'nance, rester presentable,
ecumer au-dcssous du nivenu, sourire scs grill­
C(lm('nts de dents. La ,·ertu pOllr lui, c' etait la chose
qui etoufTc. II a,Yoit passe ~il "ie it a\"oir cnvie de
nlordre cette main sur sa bouche.
Et ,"oulant la nlol'dre, it avail dti la baiscr.
A,"oir menli, c'e~t 8"oir souffcrt. (11 hypocrite est
un patient dans la doublc ncception du Inot; it calcule
un triomphc ct endure un supplice. La premeditation
indefinie d'un mauvais coup nccompagnee et dosee
d' 8usterile, I 'infam ie in terieurc assa isonnec d' excellenle
renommee, donner conlinuellement Ie change,
n',\trc jamais soi, faire illusion, c'est une fatigue. Avec
lout re noir qu'on broie en ~on ('('r\"cau compo~er de
1ft eandeur, vouloir devorer reux qui ,·ous ,"cnerent,
~lre cares~anl, se retcnir, se reprimer, toujours ~tre
sur I~ qui-'''i,''e, se guetter sans cesse, donner bonne
mine a ~on crime latent, faire ~ortir sa difTormite en
beaule, se fabriqucr une perfection 8\yec sa merhaDr~le,
chatouiller du poignnrd, sucrer Ie poison, vciller
f\ur la rondclir de SOD ~c~te et ~ur In musique de sa
\'oix, ne pas avoir son regard, rit'n Il'e~t plus dil1it'ilc,
ri(,11 n'('~t plus douloureux. L'odicux de l'hypocrisie
.-ornnlence obscur~n)(.'lll dans l'hypocrite. Boire perpe-

. -.......
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:1 ,;,. ..... ·1I1!!'·'111 U· ·IIII~ •• de~ (I~"'lnt ~1~~~':1:' II ," ~~.lil

LE TI"O~IER (VRE BT LH CAPITAINE SOBRE. 319
~ontraillt. II prenait sa revancbe. Quiconquc avail
pense du bien de lui etait son ennemi. II avait eM Ie
raptif de cet bomnle-lil.
Clubin etait en liberte. Sa sorlie etait faite. II elait
hors des hommes. Ce qu'on prendrait pour sa mort
etait sa ,·ie; it allait commenccr. Le vrai Clubin depouillail
Ie faux. D'uo coup it 8,9ait tout dissous. II
avail pousse du pied Rantaine dans l'espace, Letilierry
dans In ruine, la justice humainc dalls la Duit, l' opinion
dans I'erreur, I'humanitc entiere bors de lui, Clubin.
II ,,{'nail d' eliminer Ie moode.
Quant aDieu, ce mol de qualre lettrcs l'occupait
peu.
II 8yait passe pour religieux. Eh bien, aprcs?
II y a des ca,Yerocs dans I'hypocrite, ou, pour mieux
dire, l'bypocritc enlier est une caverne.
QU8nd Clubin se trouva seul, son aotre- s·ou\rrit. II
eut un instant de delice~; il aera SOD lime.
II rcspira SOil crime a pleinc poi trine .
Le fond du mal dc,"inl ,"isiblc sur cc \9isage. Clubin
s·epanouit. En cc Dloment, Ie regard de Ranlc,ine
it rotc du sien cut semble le regard d'un enfant nouv~au-Ile.
L'arrachement du masque, queUe dclivraocc! Sa
conscience jouil de se ,·oir hidcusenlcnl nue ct de
prendre libremenl un buill ignoble dans Ie mal. La
contrainte d'un long re~pect humain finil par inspirer
un gout forcelle pour l'inlpudeur. 011 en arri,·e a une
certaine lascivcte dans la sccicratess{'. II existc, dans
ces efTrayantes profondeurs morales si peu sondecs,

9
110 ne .;&t 1lle1 r~tnia~e atroce et ~reable qui est 1O~
iCf~nlh~ ·tll .~r!m~. La. :-atieur .Ie la fansse bonne renommee
m~t ~n .1!1!i~tit lie bont~. ')n .1e·.jai~e tant les
htlmm~ '111.,.0 \-.)lIdr.Ut ~n ~t~ meprise. n ! a de rennoi
:l ~tre .~time .• 1n atim~ le3 .~I)lldees (ranches de la
.ie~r adatioD. f}O rr~~!lr'le av~ .~onvoitise Ia turpitude,
gar lise ·ians r:~ominie. Les yam baL~ de Coree
tlot ~)UVent ·ie .~~ ~~ppees rJbliqnes. Biea n'est
plu~ pres .ie lI~~aiine 'l1le Iarie Alacoque. Voyez la
utii~ t:'t :a. ~li:;ieuR .Ie L1Uvie". Qubin. lui aossi,
avait ~~n ~}1l5 :e v.)ii~ .. l·~nt~ avail toojours
~r~ ~n dIllbiti,)D. II ~n\iait Ia tiile puhliqoe et Ie front
lit! brJoze i~ :·.'~~r}hre ~eept~: il Ie sentait plus 6lle
pubiitlllt! 'Ill- ~ik ... to!t avait Ie dt!~dl de pa....~r poor
n~r"'~a
n aV3it e~ Ie T-lntaIe du eyni..qne. Entin, sur
ee rt)ch~. ,ians .~t1't:~
r ~t..llt. ~ ~t:r ~in~~~..m~nt ID:Jminable, queUe vo­
it}iirud~. il pouvait etre franc; i1
IUFt~: T211[~ I~ ~XA....~ ~'}~5-il:.I~ a I'Penrer, CIobin
l~~ ~ut ia.:lS \.~{:~ !Ilinut~: I~ arrer3.eae5 de Ia dissimulati~n.
lui ~.l~t S.:i. •.!t!5: r~~.:..~ri.si~ est une avanee;
&1~:l r~ r-:!!l!:~~ G..a:in Ie doona riTresse d·~tre
~t!':'(\c:~. IC"5 !l(m!Il~ ayut .fupam, et o9&yant plus I.
qt;~ l~ ~icl .. & ~ £t : J~ ~ un gu~lIX! et fut content.
J:t~"'!'5- ri~~ . .!~ td...~i~ Il~ s·~tail passe dans une COD­
~i~n,-~ hc:!-):-~ ..
L-~ruFt:(:l J-:;!l hyt~~~tc?,. nulle oUTertore de erat~r\"
l\ "~~t \."\ ... ~~~-.!.!::~ a ~e13_
II ~tait ~h..l:-m~ q.l-il n-y elil Ja personne, et il n"eut
l~s ~t~ fa\'h~ q\;-il y ~ut quelqu·un. 0 eDt joui dt~tre
etTro,-abl~ d~,-ant l~muin .
.,

LB TIIiONIBR IVRE HT LB CAPITAINE SOBRE. 384
II eut ele heureux de dire en face nu genre humain :
Tu es idiot!
L·ab~ence des hommes assurait son triomphe, mais
l(l diminuait.
II n-avait que lui pour spectateur de sa gloirt'.
ttre au carcan a ~Oll charme. Tout Ie monde voit
que ,·ous ~tes inCome.
Forcer )a (oulc a vous examiner, c'est faire Dete
de puis~ance. Un galerien debout sur un treteau dans
Ie carrefour avec Ie collier de fer au cou est Ie despote
de tous les regards qu'il eontraint de se tourner vers lui.
Dans eet echafaud it y a du piedcstai. ttre un centre
de ~onvergence pour l'attention universelle, quel plus
beau triomphe? Obliger au regard la prunelle publique,
c'est une des (ormes de la suprematie. Pour ceUI dont
Ie mal est l'ideal, I'opprobre est une aureole. On domin('
dp In. On p~t en haut de quclque cho~e. On s'y etale
!'ou,·erainement. Un poleau que J'univers voit n'est pas
sans quelque analogie avec un tronc.
£tre expose, c'est ~tre conlemple.
[n mauvais regnc a evidt'mmcnt des joies de pilori.
~eron incendiant Rome, Louis XIV prenant en traltre
Ie Palatinat, Ie regent George tuant lentcment Napoleon,
Nicolas assassinaot la Pologne a la (ace de la
ci,·ilisation, devaient eprouver quelque chose de la volupte
que r~vait Clubin. L'immensit~ du mepris fait au
meprise l'efTet d'une grandeur.
£lre demasquc cst un cchec, mais se demasquer
est une victoire. C'est de rivresse, c'est de rimprudence
insolentc et satisfaite t c'e~l une nudite

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___ !!L 3 ~ p • .1-.::-!

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LE TIKONIER IVIlE ET LE r.APITAINI~ SOBRE. 363
~'f'n allait pcnaud, ct Clubin disparaissait triomphant.
II f\-etait subslilu~ it Rantaine dans Ie lit de sa mau­
,"aise action, el e'etait lui Clubin qui avait 18 bonne
fortune.
Quant it l'avenir, il n'a,"ait pas de plan bien a.rr~te.
II 8\"ail dans la boite-de fer cllfarmee dans sa ceinture
scs trois bank-notes; cet tc certitude lui suffisait. II
,-banflerait de nom. II y 8 des pays OU soixaote mille
francs en valent six cent mille. Ce ne serait pas une
mau,"ai~e solution que d'aner dans un de ces coins-lit
,"ivre honnetement avec rargenl repris it ce voleur de
Rantaine. Speculer, entrer dans Ie grand negoce, gros­
~ir SOD capital, devenir sericusement miUionnaire, eela
non plus ne serait point mal.
Par exemple, it Costa-Rica, eomme c'etail Ie commencement
du grand commerce du cafc. it y a\"ait des
tonnes d'or a gagner. On ,·errait.
Peu importail d'ailleurs. 11 a,"ail le temps d'y song~r.
Pour Ie moment, Ie diflicilc etait fait. Depouiller
Rantaine, disparaitre avec la Durande, c'etait la grosse
atTaire. Elle (-tait accompli(l. Lc reste etait simple. ~u)
obstacle possible desormais. Rien a craindre. Rien ne
pou,"ait 8ur,penir. II allail atteindre la cole it la nage, il
la nuit il aborderait it Plainmont, it esraladeraiL la falaise,
iI irait droit a la nlaison vision nee, iI v enlrerait
eo
sans peine au nloyen de sa cOl-de it nreuds c8('hce
d·8,·ance dans un trou de rocher, il trou,·erait dans la
mai!'on ,pisionnee son sac-,"alisl' eOlltcnant des velementl
sees et des vi ,·res, lit il pourrait altendre, it
(~lait rells('ignc, buil jours ne sc passcraicnt pas san~

~ L t: ~ r II. .\. \"" _\. [ L t £ C' 1l5- [) E L A. 11 E R.
qu~ d'?5- ':~':l!:~i:..cl,1!t-!~ fi·L.F.};n~. Bl3$quilo probablem~nt.
tuU.: b.1:;'~flt a. p~~ 'lID,:ut. f,()ur qu~lques guinees
il ~ r~rJ.it tran=S-f ~Jrt~~ ~ n('{l a T'Jl't~ay. l"()lnme ill'avait
liit it ~~l..;.:t) pour ,lc~r')ut~r [~s. l-Uflj~,-lollires et donner
l~ t:hJll;~.,. w.li~ it Pa....~~e~ ou a. Bilbao .. De lil iI gagne­
~ciit la , .. ~rd.-Cruz ou ra ~4)U \'~n~rl~ans.. Du reste Ie
mQm~llt ~ta.it \enu d~ St? j~t~r it. la mer, la chaloupe
~ta.it I.Jill .. uue h~ure ,le na;e n"t!ta.it ri~D poor Clubio,
un mill~ seuI~r1}t:'ut I~ ~pa.rait •. I~ la terre, puisqu9il
~ta.it sur [~S Ilarr4-,i~ .
• \ C~ poiut d~ la ~veri~ Jt. CIubin,. tine dechirore
se tit dan~ Ie brouillar.l. Le f4)rmidabl~ rocher DODvres
apparut.

LE TllIONlliR IVRE BT LB CAPITAINB SOBRE. 861
VII
L' I N .\ T T E ~ D t.; I N T 1-: R \ lEN T
Clubin, hngard, regarda.
C' etait bien l' epou vanlable ecueil isole.
Impossible de se meprcndre sur cettc silhouette
ditTormc. Les deux Douvrcs jumelles se dressaient,
hidcusement, laissant "oir entre eUes, comme un
piel!e, leur defile. On clit dit Ic coupe-gorge de l'ocean.
Elles etaient tout pres. Le brouillard les 8\"ait
caclu!es, cOlnme un compliec.
Clubin, dans Ie brouillard, a,"ait fait (ausse route.
Malgrc toutc son attention, il lui etait arrive ce qui
arriva il deux flrands navigateurs, a Gonzalez qui
dccou\'rit Ie cap Blanc, el a I"ernandez qui dccouvrit
Ie cap ,. crt. La brunlc l'a\"ait cgare. Elle lui 8"ait paru
t'xccllente pour l'cxccution de son projet, mais ('lit-
8'"ait scs perils. Clubin a\'ait de\'ie a l'ouest el s'eulit
lrolJ)p~. Lc passnger gucrllcsiais, cn croyant rel·OIlnaitre
Ics Ilanois, avait dctcrluinc Ie coup de barre
final. Clubill a \"ait cru s(' jeter sur Ic~ Ilanois.
La Duralldc, crevce par un dcs ha5-fonds de J'e­
(:ueil, o'etait sepnrcc des deux Douvrcs que de qUl'lques
cnc~iblurcs.

366 LES TRAVAILLEURS DB LA IIBB.
A deux cents br8s~es plus loin, on apercevait un
massif cub(\ de granite 011 distin~8it sur les pans
l'scarpes de celte roche quelques stries et quelques
I'clil'fs pour l'escalade. Les coins rectilignes de ces
rlld~s Dlurailles it angle droit faisaient pressentir au
SOllllnet un plateau.
C'l\tait l'llomlllc.
Ln rOl'ile rllollllllC s'elevait plus haut encore que
les forhl's DOll,·rcs. Sa plate-forme dominait leur
double pointl' illa('~cssiblc. Cette plate-forme, croulant
par It's bords, u,"ait un entablement, et on ne sail
quello rt.\~ularite seulplul-ale. On ne pouvait rieo r~ver
de plus dl\~oll\ l\t de plus funeste. Les lames du large
,"enaient pliss('r It'urs nappes tranquilles aux faces
carr~es tit) (,l'L l'norme tronc:oll noir, sorte de pi~
dl'stal pour It'S Spt\l'l~s iOlmenses de la mer et de
la llllit.
Tout l't't t'IlSl'lllbl(\ etnit stagnant. A peine un 80utlle
dans l'air, it p~ill(, \1n~ ride sur )n ,-ague. On devioait
sous ('('tie surfal'o Illuettf.' de reau la vaste vie noyee
d~s profOlllll~urs ..
Glubin 8,-ait souvt'ut ,·u recueil Douvres de ioin.
11 se l'OIl,"aillquit qUl' C 1IetaiL bien 1& quliJ etait.
II no pouyai t lioutt:'r ..
ChangeUlt"lll brusque et hideux. Les Dou\Tes au
lil\U til'S llaoois. .-\u lit'u d'un mille, einq lieues de
Ull'f. t:illll lieu('s de mer! rimpossible. La roche
Dou,"rt's, pour Ie oaufragt' solitaire, c g est 18 presence,
"isibll~ t~t pnlpabll', llll d~rDier Oloment. Defense d 9 att~ind~
1ft tt'rrt~.

LE TIIiONIER IVRE ET LH CAPITAINB SOBRE. 367
Clubiu frissonna. II s'clail mis lui-m~me dans la
gueu)e de I'ombre. Pas d'autrc refuge que Ie rocher
rHomme. 11 etait probable que la tempete sllr\~iendrait
dans la uuit, et que la chaloupe de 18 Durande, surchargee,
chavirerait. Aucun 8,·is du naufragc n'arri­
\"t~rait il terre. On ne ~nurait m~nle pa~ que Clubin
a,·ait etc laissc sur l'ccueil Dou,·res. Pas d'autre per­
!i'pecliYc que la mort de froid et de fainl. Ses soixantequinzc
mille francs nc lui donneraient pas une bouchec
de pain. Tout ce qu'il avait echafaudc aboutissait a
ccttc embuche. 11 etait l'architcctc laborieux de sa
catastrophe. Nullc ressourcc. Nul salut pos~ible. Lc
triomphc se faisait precipice. Au lieu de la delivrallce,
la capture. Au lieu du long a,-cnir prospere, l'agonie.
En un clin d'ooil, Ie tcmps qu'un eclair passe, toute su
construction 8,·ail croule. Le paradis rcve par ce delllon
8,·ait repris sa vraie figure, Ie ~epulcre.
Cependant Ie vent s'ctait cle\'c. Le brouillard, secoue,
trone, arrache, s'en aUait pclc-melc sur l'horizon
en grands morceaux informps. Toute la Iller r('parut.
Les breufs, de plus en plus envahis par reau, COIltinuaient
de bcugler dans la calc.
La Duit approcbait; probablement la tempetc.
La Durantic, peu a peu rcnfluuec par la mer mOIltante,
oscillait de droitc il gauche, puis de gauche a
droite, et commen(:ait it tOllrner sur l'ccueil commc
sur un pivot.
On pou\·oit prcs~entir Ie mUlllcnt OU unc lame
l'arracherait et la roulerait it ,-au-I' l~au.
11 y avait moins dtob~curite qu 9 au mOlnenl .Iu

368 LHS TRAVAILLBURS DB LA .ER.
naurrage. Quoique l'heure fut plus avande, on voyait
plus clair. Le brouillard, en s'eo allaot, avait emporte
une partie de l'ombrc. L'ouest etait degage de toule
Duee. Le crepuscule a un grand ciel blanc. Cette vaste
lueur eclairait la mer.
La Durande etait echouee en plao incline de la
poupe it la proue. Clubin monta sur l'amere du navire
qui etait presque bors de reau. II attaeha sur l'horizon
son reil fixe.
Le proprc de l'hypocrisie c'est d'~tre apre it. l'esperaDCe.
L'hypocrite est celui qui attend. L·hypocrisie
n' cst autre chose qu'une esperance horrible; et Ie
fond de ce mensongc-lil est fait a\"ec cette vertu,
devenue vice.
Chose etrange a dire, it y a de la confiance dans
l'hypocrisie. L'hypocrisie se confie a on De sait quoi
d'inditTerent dans l'inconnu, qui permet Ie mal.
Clubin regardait I'etendue.
La situation etait desesperee, cetle arne sinistre ue
retait point.
11 se disait qu'apres ce long brouillard les navit·cs
restes SOUS la brume en panne ou a l'ancre al1aiellt
reprendre leur course, el que peut-etre iI en passerait
quelqu'un a l'horizon.
El, cn eifel, uoe voile surgil.
EUe venait de rest el allait a rouest.
En approchant, la complication du navire se' dessina.
II n'avait qu'un mat, ct il etait gree en goelette.
Lc bcaupre etait presque horizontal. C'etait un
coutre.

LB TIIiONIBR IVRE IT LB CAPITAINB ~OBRB. 369
Avant une demi-heure, il c6toierait d'usez pres
J'eeueiI Douvres.
Clubin se dit : Je suis sauve.
Dans une minute comme celle oil il etait, on ne
pense d'abord qu'il la vie.
ee coutre etait peut-~tre etranger. Qui sait si ce
D'elait pas un des navil'es contrebandiers allant it
Plainmont? Qui sait si ce n'etait pas Blasquito luim~me?
En ce cas, non-seulement la vie serait sauve,
mais la fortune; et la rencontre de I'ecueil Douvres,
eo hatant la conclusion, en supprimant l'attente dans
1a waisoD visionnee, en denouant en pleine mer
l'aventure, aurait ete un incident heureux.
Toute 18 certitude .de la reussile rentra frenetiquement
dans ce sODlbre esprit.
C' est unc chose etrange que la faciJite avec laqueUc
les coquins croient que Ie succes leur est dUe
11 oty a,oait qu'unc chose a faire.
La Durandc, cngagce dans les rochers, m~lait sa
silhouette it la leur, sc confondait avec leur dcntclurc
oil elle ntetait qu'un lincament de plus, y ctait indistinclc
ct perdue, ct IlC sufIirait pas, dans Ie peu de
jour qui rcstait, pour atlirer rattcntion du na\'ire qui
allait passer.
Mais une figul·e hUDlaille se dcssinant eo noir sur
la blancheur crepusculaire, debout sur Ie plateau du
rocher I'IIomme et faisallt des signaux de detrcssl',
scrail sans nul doule apcr«;ue. On cnverrait une elubarcation
pour recueillir Ie naufrage.
Le rocher 1'IIommc n'ctait qu'a deux cents bras~t".
1011&11. - s. 2'

L·1£d.IDlJ:!~ I! ~ 11~ ~ ilnq;'at,. ~-fSCH1"ier .fuiI
h~-.
II 1 ~ };"' 1"':: :iJl~-i- ~ !I&.D.i~ .It ;~~~-
I:,"t u...-; :at :u. l·li!UI~ rtf'-&& iu.m li. !'lt~

LIVRE SEPTIEME
IMPRUDENCE DE FAIRE .
DES QUESTIONS A UN LIVRE

I
•
LA PIRLE AU FOND DU PRtCIPICI
Quelques minutes aprcs. son court colloque avec
sieur Landoys, Gilliatt ~tait a Saint-Sampson.
Gilliatt etait inquict jusqu'a l'anxiete. Qu'~tait-il
done anive?
Saint-Sampson avail une rumeur de ruche efTarouchee.
Tout Ie monde etait sur les portes. Les femmes
sgexclamaient. II y avait des gens qui semblaient raconter
quelque chose et qui gesticulaient; on Caisait
groupe aulour d'eux. On entendail ce mot: quel malheur!
Plusieurs visages souriaient
Gilliatt n'interrogea personne. II n'etait pas dans
sa nature de faire des questions. D'ailleurs il etail trop
emu pour parler it des indifferents. II se defiait des recits,
it aimait mieux tout savoir d'un coup; il alia droit
BUX BrBvee~.
Son inquietude etait telle qu'il n'eut m~me pas peur
d'entrer dans cette maison.

--- .... ~
£ _~ IE:1.
J ~~ .1 -it=,-!: -c .1 -~ .-asse- .:gr .C' rt:a.al ~
{,:1:Y ~.~ :I.'"-r!?-_ : - _ro&& .. Iir ~ ~::i m :'c..1ll1D1i-
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- ~ 1 ~ } .. l.5. TI-:~~ -,,:::! .~~ ':1. ta.m a YHne. I}n
\. :.1r l' iD. .!~t?--.lll Lr ~
- ~ Jnr.u1.1r ~t i-!·'lll~.
1 6· .. '''rut 'Ct.Ut- '!',U;' a.. .;ali~ ...
.. ~ :n:l~~ l,U·!fa.l~!11 1.iS-. -tmm~ l:ill~ a ··liUDnl~
f~.. ·:U .... i·!t':. ~~ l~!IlIP~ -P!]UE-. ~ ·l~llllipnl --!nlas~s-
1''''~~'' l~ ;, 1"'-'· l'.;~~~ me ';'tre Ie ·~ll~. !t Ul~enL
·,,11· ~ ·.... n.t 1t~ a ';iUle .11 _" tn ·.... tY;ut ... 1 ·,.tL a ie Jt!"l-
·hf·!f,~ ~n .;.r-n~ .. l..""~i~ • .ne~ ~!1ut·~.. icD.'lll.
:1 ~!;tlf ltlo,,~~ 1 a 'l"l~tn ill ·-U1IlL. 5,tn "]enmt!t ,ie
"n111.~t .. J 'oml1all ~nr ~~s ~Jll~!i.s. [Jlt~ m.et·he it! I.!ht!­
·"·11': ~M 1~nfl:llt
• j
~nr ~a :OIlH. J Ie iistit r!en. ~s
•
:1~.q 11 1'·ftU~n' )a~ ie ~nll't?~ment. in. Jt)neh~ ~mblait
a.
:1 f·" .Ir ,jlllA tH ~.)lllne. IT 'l~.,it :' ur r me ,!huse pnsee
,'tJ\f1, •• ~ :~ .nnr.
fJn ~.~nf.,ut., ~n ie V"·~~'111t. rJ.l1mme 'lU ·letlans .Ju-
1n .. ~t ;n 'J:~ ',':f~nt ft.~ ;·'~f~rf}nI.er. DtJr.m,le Il".~tan.t plus.
r~, h"~~l n ·,1"'1if. pil1~ de rai.ion Ir I~t.r~. IT avait tDlJ!
.i"'~ ~n m~r, ~~u~ -inle v~nait ,Ie ~Jmbrer. tlue tlevenir

IMPRUDBNCB DB F AIRB DBS QUESTIONS .•• 371
maintenant? Se lever tous les matins, se coucher tous
les soirs. Ne plus attendre Durande, ne plus la voir
partir, ne plus la voir revenir. Qu'est-ce qu'un reste
d'existence sans but? Boire, manger, et puis? Cet
homme avait couronn~ tous ses travaux par un chefd'(Euvre,
et tous ses devouements par un progr~s. Le
progres ~tait aboJi, Ie chef-d'muvre ctait mort. Vi,rre
encore quelques annees vides, a quoi bon? Rien a Caire
de~ormais. A cel Age on ne recommence pas; en
outre, il ~tait ruine. Pauvre vieux bonhomme!
Deruchelte, pleurante pres de lui sur une chai~e,
(enait dans ses deux mains un des poings de mess Lethierry.
Les mains etaient joinles, Ie poing etait crispe.
La nuance des deux accablemenls clail lit. Dans les
mains joinles quelque chose cspcre encore; dans Ie
poing crispe, ricn.
Mess Lethierry lui abandonnail son bras cl la laissait
faire. II ~t8il passif. II n9a,~ail plus que la quantite
de vie qu'on pcut avoir apres Ie coup de foutlre.
II y a de certaines 8rrivce~ au fond de rahime qui
,·ous retirenl du milieu dc~ ,·ivants. Lcs gens qui vont
et viennent dans ,~olre chambre ~ont confus ct indislincts;
ils vons coudoienl sans par\"cnir ju~qu9a
,·ous. Vous leur ~tcs inabortJablc eL its ,·ous ~ont inaccessibles.
Le bonheur ct Ie dc~espoir nc sont pas les
m~mes milieux rc~pirable~; d~s('!o;pcrc, on as~iste a In
vic des aulrcs de trcs loin, on ignore prcs(luc leur presence;
on perd Ie scntiment de sa proprc existence;
on a beau etre en chair eL cn o~, on ne sc sent plus
reel; on n'cst plus pour soi-m~me qu'un songe.

:r.., L R ~ T a .\ v .. \ [ L L R C'I !! DilL -'- W H. a..
lfe

1M PRUDHNCB DE , AI BE DES QUE STIONS... 3'77
renseignemenls. II venait de passer vingt-quatre heures
dans les m~mes eaux que la Durande. II y avait palieDt~
pendant Ie brouillard et )ouvoye pendant la temp.-te.
Le patron du Slltaltiel ~tait present parmi les
as,istants.
A rinstant oil Gilliatt etait entre, ce patron venait
de Caire son recit a me~s Lethierry. Cc rccit ctait un
\Tcli rapport. Vcrs Ie matin, la bourraslJue etant finie
et Ie vent devenant maniable, Ie patron du Shealt,·el
a,9ait enlendu des beugJements en pleine mer. Ce bruit
de prairies au milieu des vagues I'avait surpris; il
s'elait dirige de ce c6te. II avait apcr~u la Durande
dans les rochers Douvres. L'accalmie elait suffis8nte
pour qu'iI p~t approcher. II avait hele repave. Le mu­
,ns~cmeDt des booufs qui sc noyaient dans la calc a\·ait
seul repondu. Le patron du Sh"llt;~1 ctait certain qu'il
o·y avait personne l bord de la Durande. L'epavc ctait
parCaitement tenable; et, si violente qu'eut etc la bourra~quet
Clubin eut pu y pas~er la nuit. II Il'etait pn§
homme it hicher prise aisement. II n 9 y etait point, donr
il etait sauve. Plusieurs sloops ct plusicurs lougres,
de Granville et de Saint-~8Io, se degageant du brouillard,
avaient du, la veille au soir, ceci etait hors de
doute, c6toyer d'assez pres l'ccueil DOU\TCS. en d'eux
8,9ait evidemment recueilli Ie capitaine C)ubio. II faut
se souvenir que la cbaloupe de la Durande etait pleine
en quittant Ie navire echoue, qu'elle allait courir beaucoup
de risques, qU'un homme de plus etait une surcharge
et pouvait la Caire sombrer, et que c'eLait lit
surtout ce qui avait du determiner Clubin a rester sur

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•• PRUDENCB DE F AIRB DES QUESTIONS... 3i9
solidement que sur Ie brisant sous-marin. Elle allait
rester lit deplorablement suspendue, livree a tout Ie
vent ct it toute la mer.
La Durande, au dire de J'equipage du Shealti~l, elait
deja aux trois quarts fracassee. Elle eut c,9idemment
coule dans la nuit si recueil ne I'eut retenue et soutenue.
Le patron du Slll'nltiel avec sa lunette 8,·ait etudie
repa,"e. II donnait a,gec la precision marine Ie detail
du desastre; la hanche de tribord etait defoncec, I('s
mats tronques, la voilure deralinguee, les chaines de~
haubans presque toutes coupees, la claire-,·oie du
capot-de-chambre ecrasee par la chute d'une ,·ergue,
les jambettes brisees au ras du plat bord depuis Ie tra­
\"crs du grand mat jusqu'au couronnement, Ie dome de
la cambuse efTondre, les chantiers de la chaloupc culbules,
Ie roume demonte.l'arbre du gou,-ernail rompll,
les dros~es dcclouees, Ics pavois ra~es, les hittcs enlportee~,
Ie trave~in detruit, In lis~e enle,"ee, i'etanlbot
~asse. C'etait toute la dev8stntion fren~tiqlle de In
tempete. Quant a la grue de ('hargemenl ~rellce au
mat sur l'a,·ant, plus rien, aucune nou,·elle, nettoyagc
complet, partie il tous les diables, 8'·CC sa f!'uindere~~l",
ses moufles, R8 poulie de fer et scs chaines" La Durande
etail disloquee; I'eau allait maintellant se mcttrc
it la dcchiqueter. Dans quelques jours il Jl'en re~terait
plus rien.
Pourtant la machine, chose rcmarquablc et qui prou­
~ait SOD excellence, etaitil peine attcintc dans cc ra,·agc.
Le patron du Slualll·,1 croyait pou,·oir affirmer que c In
maniveUe • n'avait point d 9 avarie gra,-e. Les m.\ls du

38~ LES TRAVAILLBURS DB LA MBR.
navire avaient cede, mais la cheminee de Ia machine
avait resiste. Les gardes de fer de la passerelle de
commandement etaient senlement tordues; les tambours
avaient souffert, les cages etaient froissees, mais
les roues ne paraissaient pas avoir une paJette de
moins. La machine etait intacte. C'etait la conviction
du patron d'u Shealtiel. Le chauffeur Imbrancam, qui
etait m~le aux groupes, partageait cette conviction. Ce
negre, plus intelligent que beaucoup de blancs, etait
l'admirateur de la machine. Illevait les bras en ouvrant
les dix doigts de ses mains noires et disait a Lethierry
muet : Mon maitre, la mecanique est en vie.
Le saInt de Clubin semblant assure, et la coque de
la Duraode etant sacrifiee, la machine, dans les conversations
des groupes, etait la question. On sty interessait
comme a une personne. On s'emerveillait de sa
bonne conduite. - Voila une solide commere, disait un
matelot franctais. - C'est de quoi bon I s'ecriait un
p~cheur guernesiais. - II faut qu'elle ait eu de la malice,
reprenait Ie patron du Shealtiel, pour se tirer de
la avec deux ou trois ecorchures.
Peu a peu celte machine fut la preoccupation unique.
Elle echaufTa les opinions pour et contre. Elle avait
des amis ct des ennemis. Plus d'un, qui avait un bon
vieux coutre it voiles, et qui esperait ressaisir la clientele
de la Durande, n'etait pas fiche de voir l'ecueil
Douvres faire justice de la nouvelle invention. Le
chnchotement devint brouhaha. On discuta presque
avec bruit. Pourtant c'etait une rumeur toujours un
peu discrete, et il se faisait par intervalles de subits

IMPaVDBNeR DB FAIIH DES QUESTIONS .•• 38.
abaissements de voix, 80US la pression du silence sepuleral
de Lethierry.
Du colloque eDgag~ sur tous les points, il resultait
ceci :
La machine etait ressentiel. Refaire Ie navire etait
possible, refaire la machine non. Cetle machine etait
unique. Pour eo fabriquer une pareiUe, l'argent manquerait.
I'ouvrier manquerait encore plus. On rappelait
que Ie conslructcur de la machine etait mort. Elle
avait colite quarante mille francs. Personne ue risquerait
desormais sur une telle eventualite un tel capital;
d'autant plus que voila qui etait juge, lcs navires a
vapeur se perdaient comme les aulres; l'accident actuel
de 18 Durande coulail a fond touL son succcs passe.
Pourtant it etait deplorable de pcnser qu'il rbeure qu'il
etait, cctte mecanique elait cncore eutiere cl cn bon
elat, et qu'avant cinq ou six jours cUe scrail probablement
mise eo pieces comme Ie navirc. Taut qu'elle
existait, il n'y avait, pour ainsi dire, pas de naufrage.
La perte seulc de la machine serail irremediable. Sau­
~er la machine, ce serait reparer Ie dcsaslre.
Sauver la machinc, c' ctail facile il dire. Mais qui
sten chargcrail! est-cc que c'ctait possible! t"aire ct
executer c'cst deux, et la preuve, c'cst qu'il csl aise
de Caire un reve cl diflicile de l'exccuter. Or si jamais
un r~ve avail ele inlpraticable ct inscnse, c'clail celuici
: sauver la machine echouec sur lcs Dou,·res. EIlvoyer
travailler sur ces roches un oavire et un equipage
serait absurde; il n·y Callait pas songer. C' etait la sai-
10D del coups de mer; it la premiere bourrasque Ics

381 LBS TRAVAILLBuas DB LA MBa.
chaines des ancres seraient sciees par les er6tes sousmarines
des brisanls, et Ie navire se Cracasserait a
l'ecueil. Ce serait envoyer un deuxi~me nauCrage au
secours du premier. Dans l'espOOe de trou du plateau
superieur ou s'etait abrite )e naufrage legendaire mort
de faim, il y avait l peine place pour un homme. n
faudrait donc que, pour sauver cetle machine, un
homme aUat aux rochers Dou\Tes, et qu'il y allAt seul,
seul dans cette mer, seul dans ce desert, seul a cinq
lieues de la cOte, seul dans ceLte epouTante, seul des
semaines entieres, seul devant Ie prevu et l'imprevu,
sans ravitaillement dans les angoisses du denWnent,
sans secours dans les incidents de la detresse, sans
auLre trace humaine que celie de l'ancien naufra~
expire de misere la, sans autre compagnoD que ce mort.
Et comment s'y prendrail-il d'ailleurs pour sauver celte
Inaehiue? II faudrait qu'il fut non-seulement matelot,
mais forgeron. Et it travers quelles epreuvesI L'homme
qui tenterait eela serait plus qu'un heros. Ce serait un
fou. Car dans de certaines entreprises disproportionnees
ou Ie surhumaiu semble neeessaire, la bravoure a
au-dessus d'elle Ia demence. Et en eifet, apres tout, se
devouer pour de Ia ferraille, ne serait-ce pas extravaganl?
Non, personne n'irait aux rochers Douvres. On
devait renoncer a la machine comme au reste. Le sauveteur
qu'il fallail ne se presenterait point. Ou trouver
un tel homme?
Ceei, diL un peu autremenl, etait Ie fond de tous
lcs propos murmures dans cetle foule.
Le patron du Shealtiel, qui etait un ancien pilote,

I_PRUDENCE DB F AlaE DES QUBSTIONS ••• 383
resuma la pensee de tous par cette exclamation a voiJ
haute:
- Nonl c'est fini. L'homme qui ira liL et qui rapportera
la machine n'existe pas.
- Puisque je n'y vais pas, ajouta Imbrancam, c·est
qu'on De peut pas y alIer.
Le patron du Shealtiel secoua sa main gauche avec
cette brusquerie qui exprime la conviction de }'impossible,
et reprit :
- S'il existaiL ...
DerucheLle tourna la t~tc.
- Je repouserais, dit-elle.
n y eut un silence.
Un homole tres pale sortit du milieu des groupe"
et dit :
- Vous l'epousericz, miss Dcruchette?
C·elaiL Gilliatt.
Cepcndant tous les yeux sgetaient levcs. Mess Lcthicrry
,·enait de se dresser tout droit. II avait sous lL a
sourcil une lumiere ctrangc.
II priL du poing son bonneL de nlatclot et Ie jeta it
terre, puis it rcgarda solennellcmenL devanL lui san.;
voir auculle des personnes presentes, cL diL :
- Dcruchette rcpouscrait. Jgen donne ma paro:e
d'honneur au bon Dieu.
,

38' LES T IlA' AILLEDIlS DB LA MBa.
11
BEAUCODP D'tTON!lEJlENT SDB LA COTE OUEST
La Duit qui suivit ee jour-lit devait ~tre, a partir de
dis heures du soir, one owt de Iune. Cependant, quelle
que f6t la bonne apparence de 1a nuit, du vent et de la
mer, aucun pecbeur ne comptait sortir ni de la Hougue
la Perre, ni du Bourdeaux, oi de Houmet Benet, ni du
Platon, ni de Port Grat, ni de la baie VasoD, ni de
Perelle bay, ni de Pezeris, oi du TieUes, ni de la baie
des Saints, oi de Petit Be}, ni d'aucun port ou portelet
de Guernesey. Et cela etait tout simple, Ie coq avail
chante it midi.
Quand Ie coq chanle a uoe heure extraordinaire, la
peche manque.
Ce soir-Ia, pourtaoL, it la tombee de la nuit, un pecheur
qui rentrait il Omptolle eut une surprise. A la
bauteur du Houmet Paradis, au dela des deux 8rayes
et des deux Grunes, ayant a gauche la balise des
Plattes Fougeres qui represente un entonnoir renverse,
et a droile la balise de Saint-SampSoD qui represente

.\
.M P R U D B N C H D H F A I R B DES Q U B S T 10 :i S. • • 3~S
une figure d'homme, il crut aperce,·oir une troisiemc
balisc. Ou'etait-ce que celle balise? quaod l'avait-oll
plantcc sur co point? quel bas-fond indiquait-elle?
La balise repondiL tout de suite a ces interrogations;
ellc remuait; c'elait un mtit. L'etonnement du p~cheur
DC dccrut point. Une balise raisait question; un mat
bien plus encore. II n'y avait point de p~che possible.
Quand tout Ie monde rentrait, quelqu·un sortait. Qui?
pourquoit
Dix minules apres, Ie mat, chemin ant lentement,
arri,'a it quelque dislance du pecheur d'Omptolle. II
ne put reconnaltre la barque. II entendit ramer. II n'y
8'"ait que Ie bruit de deux aviroos. C'etait done vraisemblablelnent
un homme seul. Le vent etait nord;
eet homme evidemment nngeait pour aller prendre Ie
"cnt au dela de la pointe Fontenelle. La, probable ..
meDt, il mcttrnit it la voile. II comptaiL done doubler
)'J\nrressc et Ie Olont Crcvel. Qu'est-cc que cela ,"oulail
dire?
Le milt passa, Ie pcchellr rentrn.
•
Cetto memo Iluit, sur la cote ouesl de Guerne~cy,
d()s observatcurs d'occasion, dissemines et isoles,
firent, a des heures diverses ct sur divers point~, des
rlllmarqucs.
Comme Ie p~cheur (rOmptolle ,"('nait d'amarrer sa
harqu(~t un (~harr('lier de varceh, it un dcmi-ruillo plus
loin, fOlJcttanl sc!-\ cht'\'aux dans la route dc~ertc d(lIs
(:Ioturc~, prt)'-\ du cromlcl'h, nux en\"iron~ des martel­
Ius d el 7, '''it en InCI-, U~~()Z loiu it l'horizon, dans
uo eodroit peu fr·cqucntc, parcc qu·il rauL Ie bien

380 L EST R A V A ILL E U R S DEL A M HR.
connaitre, devers la Roque-Nord et la Sablonneuse,
une voile qu'on hissait. 11 y fit d'ailleurs peu d'attention,
etant pour chariot et non pour bateau.
Une demi-heure s'etait peut-etre ecoulee depuis
que Ie charretier avail aperQu cetle voile, qunnd un
plAtreur revenant de son ouvrage de Ia ville et contournant
la mare PeIee, se trouva tout a coup presque en
face d'une barque tres hardiment engagee parmi les
roches du Quenon, de la Rousse de Mer et de la Gripe
de Rousse. La nuit etait noire, mais la mer etait
claire, eifel qui se produit souvent., et ron pouvait distinguer
au large les aHees et venues. 11 n'y avait en
mer que cetto barque.
Un peu plus bas, et un peu plus tard, un ramasseur
de langoustes, disposant ses boutiques sur l'ensablemenl
qui separe Ie Port Soif du Port Enfer, ne
comprit pas co que faisait une barque glissant entre
Ia Boue Corneille et la Moulrette. 11 Callait ~tre bon
pilote et bien presse d'arriver queIque part pour se
r~quer lit.
Comme huit heures sonnaient au Catel, Ie tavernier
de Cobo bay observa, avec quelque ebahissement,
une voile au dela de Ia Boue du Jardin et des
Grunettes, tres pres. de Ia Suzanne et des Grunes de
rouest.
Non loin de Cobo bay, sur la pointe solitaire du
Goumet de Ia baic Vason, deux amoureux etaient en
train de se separer et de se retenir; au moment on Ia
fiUe disait au garQon : - Si je m'en vas, ce n'est pas
pour l'amour de ne pas ~tre avec toi, c'est que j'ai

IMP R UDBNCB DB F A I RB DES (JUE STIONS ..• 3f7
moo fait it choser. lis furcnt distl-aits de leur bniser
d'atlicu par unc asscz gros~c barque qui passa tres pres
d'eux ct qui se dirigcait vcrs Ic~ lleg~ellcttes.
lIon~icur I .. c Pcyre des ~orgiots, habitant Ie cotillon
Pipet, clait OCCHPf! \"ers ncuf heul·es tlu ~oir it exalniner
un trou fait par d('s marautleurs dans la haie de
son courtil, la Jennerottc, ct de sun « friquel plante it
arhrcs »; lout CIl constalallt Ie dommagc, il ne put
s'clnp~chcr tic r(,tnarqucr une barque doublanl tCU1Crnirement
Ic CroCrr-Poillt it ccttc hcure dc nuil.
IT n Icndcmaill de tCtnpctc, avec cc qui rcstl' d'ng-itntion
ilia Iner, cct itillcrail'c elait peu sur. ()ll clait
imprudent de Ie choisir, it moins de~ s8\"oir par cU!ur
les passes.
A ncuf heurcs ct dClllic, a I'Equerricr, un ('halulicr
rClnportant son filet s'arreta quclquc tl'lnps pour COIl­
!i'idcrer ('ntrn (~()Iomhellc el la 8()ufnt'rt'~~c quclque
chose qui dc\"ait ctr(' un batl'Clu. (~c hall'au s'cxpo'\ait
bcaucoup- 11 y a lil des coups dc vent ~uhils lres dangercux.
La roche 8oufn('rt\~se ('st ninsi UotnnlCl' paree
qu'clle soumc brusquenlcnt sur Ic'\ har'luc~,
1\ l'instullt Oil In lune ~c Icvait, la luarcl' ctant pleinc
et la mer ctant etale dans Ie petit tlt!l roil tic Li-IIou,
Ie gardien solitnire de rile de Li-Ilou fut lri\~ cfTrnyc; il
vit pn~scr cntrl' In lune ct lui un(1I lon::uc f()rmt~ noire.
C('ttc forme Iloirt'. haute et l~lroite. 1"'~"'t'lnhlail it un
linccul til'houl 'lui 11l:u·cht' .. ail. 1·:11., r:li,,-~ail It'nt"lIlcnt
RlI-clessus d('~ ('~I)c~·t't'~ tit' nHIl'S (llIt' funl It'~ hane~ cit'
ru,·hf'rllJ. Lc gartlit'n tit' l..i-Ilou ,-.'ut .'la'·OIlIHlilr,ala 1)4111 ..'
:\uirc,

388 L EST R A V A ILL H U R S D H LAM E R.
La Dame Blanche habite Ie Tau de Pez d'Amont, la
Dame Grise habite Ie Tau de Pez d'Aval, la Dame Rouge
habite la Silleuse au nord du Banc-Marquis, et la Dame
Noire habite Ie Grand-Etacre, it rouest de Li-Houmel.
La nuit, au clair de lune, ces dames sortent, et quelquefois
se rencontrent.
A la rigueur cette forme noire pouvait etre une
,'oile. Les longs barrages de roches sur Iesquels elle
semblait marcher pouvaient en effet cacher la coque
d'une barque voguant derriere eux, et laisser voir la
voile seulement. Mais Ie gardien se demanda quelle
barque oserait a cette beure se hasarder entre Li-Hou
et la Pecheresse et les Anguillieres et Leree-Point. Et
dans quel but? II lui parut plus probable que c'etait
la Dame Noire.
Comme la lune venait de depasser Ie clocher de
Saint-Pierre du Bois, Ie sergent du Cbateau Rocquaine,
en relevant la moitie de l'echell~ pont-levis, distingua,
a l'elnbouchure de la baie, plus loin que la llaute eanee,
plus pres que la Sambule, une barque a la voile qui
semblait descendre du nord.au sud.
II existe sur la cote sud de Guernesey, en arriere
de Plainmont, au fond d'une baie toute de precipices
ct de murailles, coupee it pic dans Ie flot, un port singulier
qu'un fran

I)lPRUDE~CE DE FAillE nE~ QUE~TI()Ng- .. 3~9
de l'eau, el communiquaot avec les ,·ngu('s par deux
~roc; madri('rs parallclc~ en plan inrline. L(\~ barqurs,
his~ee~ it force de bras par des chaines ct des poulies.
montcnt de la mer ct y rcdcsr('nticnt Ie long de ces
madrier~ qui soot romme deux rails. Pour It.'~ homnlcs
il y a un cscalicr. Ce port etait alors tres rrcquente par
les contrebandiers. Etaot peu praticable, il leur etait
ronlmode.
'Ycrs ooze heure~, des (rnudeurs, pent-etre ceux-lil
mcm('s sur lesquels avail compte Clubin, etaient a'·er
leurs ballots au ~ommct de cette plate-fornle de In
~Ioie. Qui fraude guctlr; ils epiaient. lis fureot ctoOl1t!~
d'une ,·oile qui deboucha bru~quement au delil de In
silhouette noire du cnp Plainmont. II fai!'ait clair dr
lune. Ces contrcbandiers surveillcrent eel Ie ,poilc, craignallt
que ce ne fut quelqllc gardc-c()tc :tHant s'embu~quer
en ob~er\·ation derricl·c Ie ~ .. and Ilanoi~. ~Iais
In ,·oilc dl~pa~~a les Ilanois, lais~a dcrrit\re cUe an Ilnrdouest
In Boue Blondel, et s'enfonc:a au Inrge dans r('~
tompe li,-ide des brumes de l'horizon.
- Oil diahle peut aller cettc ba.-que t sc dirt'n( 1(''\
('ontrchan(liers.
Le mt'me ~oir, un pcu nprc~ It, coucher du ~nleil,
on 8,·ait ('ntentlu qupl'lu'un frapp('r it la port., .It' la
masure du Bft d(\ la Rue. (:. t!lait un j ('utH' ::al·l~'on ,·elu
de hrun 8,·cr des ba~ jaun('~, ""ll qui indillllait un petit
rlerc de la paroisse. L(' IJl'l til" la It Ul' ctait ftlrlllt-.
porlp cl ,·()Iet~. rile ,-il,jllt' pt'at"lu-u,t' dt' frllil~ tit'" nll'I",
rtjclanl dan~ In balHlllc nllt' lantt'I"IHl it In luaill, 3,·ait
lit-Ie Ie garf:on, cl C('S paroh'~ s"l-lail'nt (!l'han~et'~

3 'if> LE~ TB_\ ,- _\ILLE[,BS DE LA ]lEL
t1i~\·ant Ie Btl d.~ la Ru~ entre la p~~beuse et Ie petit
I..:l·~I·'="
- Qu-(:~l-(.:t flue ~uus ~oulez, gas!
- L·hoIJJIIJc d-ici.
- II n 9 y e~t puinl.
- Oil e~t-il!
- Je De sais point.
- Y sera-t-il demain?
- Je ne sai.;; point •
. - Est-ce qu·jJ est parti!
- Je ne sais point.
- C'est que, ,-oyez-vous, la femme, Ie nouveau recleur
de la paroisse, Ie reverend Ebenezer Caudray,
voudrait lui Caire une ,-isite.
- Je ne sais point.
- Lc reverend m'eo,·oie demander si l'homme du
BO de Ja Rue sera chez lui demain malin_
- Jc ne sais point.

III PRO DEN C E DE." J\I R H DES QU HS T lONS... 394
III
~.: T":~T":Z P.\S L:\ DIBLE
Dans Ics vin~l-qualrc hcurcs qui sui virclll, D1CS~
LClhicrry nc dormil pas, llC mallgea pa~, De but pas,
baisa au front Dcruchctle, s'informa de Clubill dont on
n'avait pas cncore dc nouvcllt.'s, si~na une declaration
commc quoi il n'cntcndait Cornlcr aucune plaintt.', cl fit
Dlcllrc Tangrouillc en libcrtc.
II rcsla loute la journec du lClldemaio it demi nppuye
it In tHhle de l'ofliec de la Durandc, oi dehoul, oi
assis, rcpoodant n vee dOllccur quand on lui pal·tail. Du
rt.'stc, la ('uriositc ctant satisfaitc, la solitude s'ctait
Caitl' nux Bra,oees. II y a heaucoup tic d':'sir (f obscr,·cr
dall!i; l'l'mprl'~~('nH'l1l it s'apitoycr. La pOI-te s't!tnil r('­
ft'rlnec; on lai"ail Lt'l hit'rr,· ..
a\''lll(' Dt~rtl(·h('llp. L·t~(-lail·
qui n\"ait passe dans It'S yt'ux de Lelhit'rry s't~lail
cll'int; Ie rl'gard luguhrc du comnlcnCCUlcnt de la calClstrophe
lui t~ttlit r("~cnll.
Dcruchcltl', inquiclt" a \"ail, !'ur Ie ('on~cil de Grilcc
ct de Douce, Dlis, sans ricil dire, ia .. tblc dt' lui sur la

391 LES TRA Y AILLKURS DE LA MBR.
table une paire de bas qu'il etait en train de tricoter
quand Ia mB:uvaise nouvelle etait arrivee.
II sourit amerement et dit :
- On me croit done bete.
Apres un quart d'heure de silence, il ajouta :
- C'est bon quand on est heureux ces manies-lii.
Deruchette avail fail disparaitre la paire de bas, et
avail profite de l'occasion pour faire disparaitre aussi
Ia boussolc ct les papiers de bord, que mess Lethierry
regardait troPe
Dans l'apres-midi, un peu avant l'heure du the, la
porte s'ouvrit, et deux hommes enlrerent, vetus de
noir, I'un \1ieux, l'autre jeune.
Le jeune, on l'a- peut-elre aper~u deja dans Ie cours
de ce recite
Ces hommes avaient tous deux l'air grave, mais
d'une gravite differente; Ie vieillard avait ce qu'on
pourrait nom mer Ia gravite d'etat; Ie jeune homme
avait 18 gravite de nature. L'habit donne rune, la pensee
donne l'autre.
C'etaient, Ie vetement l'indiquait, deux hommes
d'eglise, appartenant tous deux a Ia religion etablie.
Ce qui, dans Ie jeune homme, etit, au premier
abord, frappe l'observateur, e'est que cette gravite,
qui etait profonde dans son regard, et qui resuitait
evidemment de son esprit, ne resultait pas de sa personne.
La gravite admet la passion, et l'exalte en
l'epurant, mais ce jeuve homme etait, avant tout, joli.
Elant pretre, il avait au moins vingl-cinq aus; il en
paraissait dix-buit. II offrait cetle harmonie, el aussi

I ~II) R {; 0 I! ~ C E DE .. ·.\ I "E 1> E S QUE S T I 0 ~ S " • _ 393
ce contraste, qu'cn lui l'ome semblait raite pour la
pas~ion ct Ie corps pour I'amour. II ctait blond, rose,
frais, tres fin et trcs souple dans son costume s(~\'erc.
a'''cc des joucs de jcunc fille ct dcs mains delicatcs;
it avail ('allure ,rive ct naturelle. quoiquc reprimec.
Tout en lui ctait charmc, elegance, ct presque ~olupte.
La bcaule de son rcgnrd eorrigeait eet execs de grAce.
Son sourirc sincerc, qui montrait des dents d'enfanl,
etait p{,llsif ct religieux. C' etait la gcntillcsse d'un page
rl In dignite d'un ev~quc.
80us scs epais chevcux blonds, si dores qu'il!;
paraissaicnl coqucts, son crane ctait cleve, candide ct
bitlll~ fait. [lle ride legere il double inflexion entrc t('s
deux sourcils c\"eiUait confuSCIDent l'idce de ),oi.~eau
de In pcnscc planant, ailes dcployces, au milieu de ce
front.
On scntait, en Ie ~oyant, un de ces cl r('~ bien­
,"cillants, innoc('nt~ et purs, qui progTessellt ('n !'('ns
in,-ersc de l'bumnnilc '''lIl~aire, que I'illusion fail sa~cs
et quc l'expcrienee fait enthousiastcs.
Sa jeuncs.~c tran~parcllt(l laissait voir ~8 maluri lc
interieure. Compare 8 l'cccicsiastique cn che,"eux gris
qui l'accompaEmait, au prclnier coup d'reil it semblait
Ie fils, au second coup d'uJiI it scmbluil Ie pitre.
Cclui - ci n 'etait autre que Ie doctcur Jaquclnin
IIcrodc. Lc docteur Jnqu('nlin Ilcrode apparlcnail a la
haute ~glisc, Jaqucllc cst il peu prt)~ un papi~111t' ~ans
"ape. Ltanglicanislue {·tnit tl-a \"uillc dcs relte t!J»oquc
par les telldan(~es qui sc sout depuis 8nirm~l)S (Ill
~«.!Jldcnsccs dan~ Ic PuscY~lnc. Le doclcur Jaquemin

39' L R S T n A V A ILL E U R S DEL A II fi R _
,
Herode etail de cette nuance anglicane qui est presque
une variele romaine. II etail haut, correct, etroit et
superieur. Son rayon visuel inlerieur sortait it peine
au dehors. II avaiL pour esprit la lettre. Du reste altier.
Son personnage tenait de la place. II avait moins l'air
d'un reverend que d'un monsignor. Sa redingote etait
-un peu coupee en soutane. Son vrai milieu eul ete
Rome. II etait prelat de chambre, nee II semblait avoir
ele cree expres pour orner un pape, et pour marcher
derriere la chaise gestatoire, avec toule la cour pontificale,
in abitto pa01UlZz,o. L'accident d'ctre ne anglais,
et une education theologiqu-e plus tournee vers l'ancien
testament que vers Ie nouveau, lui avaient _ fait
manquer celte grande destinee. Toutes ses splendeurs
se resumaient en ceci, elre recleur de Saint-Pierre­
Port, doyen de rile . de Guernesey et subroge de
l'eveque de Winchester. C'etait, sans nul doute, de
Ia gloire.
Cetle gloire n'empechait pas M. Jaqucmin Herode
d'elre, it tout prendre, un assez bon homme.
Comme theologien, il etait bien silue dans restime
des connaisseurs, ct il faisail presque autorite it la
cour des Arches, cette Sorbonnc de I'Angleterre.
II avail la mine docte, un clignement d'ycux capable
ct exagerc, les narines velues, les dents visibles, la
levre superieure mince et la levre infcrieure epaisse,
plusieurs diplomes, une grosse prebende, des amis
baronets, la confiance de l'eveque, et toujours une
bible dans sa poche.
Mess Letbierry etait si complctemenL absorbe que

I~PRUDHNCE DE i"'AIRE DRS C}CESTIO:'iS ..• 39;)
tout re que put produirc ('entree d~s deux prctrcs
fut un imperceptible froncenlcnt de soureil.
~I. Jaqucmin Ilcrode s'avan

396 LES TRA Y AILLEURS DB LA AIER.
dedaignons ror. Acceptons avec reconnaissance la
. ruine el l'abandon. L'isolement est plein de fruits. On
y obtient les graces du Seigneur. C'est dans la solitude
qu'Aia trouva les eaux chaudes, en conduisaot les
Anes de Sebeon son pere. Ne nous revoltons pas contre
Ies impenetrables decrets de la providence. Le saint
homme Job, aprcs sa misere, avait cru en ricbesse.
Qui sait si la perle de la Durande n'aurait pas des compensations,
m~me temporelles? Ainsi, lui docteur Jaquemin
Herode, il avail engage des capitaux dans une
tres belle operation en cours d'execution it Sheffield;
si mess Lethierry, avec les fonds qui pouvaient lui
rester, voulait cnlrer dans cetle affaire, il y referait sa
fortune; c'etait une grosse fourniture d'armes au czar
en train de reprimer Ia Pologne. On y gagnerail trois
cents pour cenl.
Le mot czar parut reveilier Lethierry. II interrompit
Ie docteur IIerode.
- Je ne vcux pas du czar.
Le reverend IIerode r~pondit :
-. Mess Lethierry, les princes sont vo~lus de Dieu.
II cst ecrit : « Rendez it Cesar ce qui est a Cesar. » Le
czar, c'est Cesar.
Lethierry, a demi retombe dans son reve, murmura:
- Qui ~8, Cesar? Je ne connais pas.
Le reverend Jaquemin Herode reprit SOil exhortation.
II n'insistait pas sur Sheffield. Ne pas vouloir de
Cesar, c'est etre republicain. Le reverend comprenait
qu'on flit republicain. En ce cas, que mess Lethierry se

1M P R U DENeB DB I'" AIR E DES QUEST IONS ••• 397
tournat "crs une rcpuhlique. Mess Lethierry pouvait
.·ctablir sa fortune sux Etats-Unis mieux encore qu'cn
Anglcterre. S'il voulail decupler cc qui lui rcstait, il
n'avait qu'a prcndre des actions dans la grande compagnie
d'exploitalion des plantations du Texas, laqucUc
cmployait plus de vingt mille negrcs.
- Je De veux pas de !'escla,'agc, dit Lethierry.
- L'esclavllge, rcpliqua Ie revel'end IIerodc, esl
d'inslitution sncrec. II csl ecrit : c Si Ie maitre a
frappe son cscla,-e, il nc lui sera rico fait, car c'esl
son argent .•
Grlicc cl Douce, sur Ie seuil de la porle, recueillaient
8'"CC une sorte d'cxtasc les P81-olcs du rc,'erend
recteur.
Lc rc,·cr'cod continua_ C'etait, somme toule, DOUS
,"coons de Ie dire, un bon hommc ; et, quels que pus~ent
etre ses disscntiments de caste ou de personnc 8'·CC
mess Lcthierl'Y. il venait tres sinccremcnllui apportcr
toulc I'aidc spirituelle, Oct memc temporcUe, dont lui,
dot~lcur Juqucnlin Ilel-ode, disposait.
Si nlC~S Lethicrry elnil ruinc it ce point de DC pou­
'·oir cooperer fruclueuscment il une ~pcculation quelconquc,
russc ou anu!ricainc, que ll'entrait-i1 dans Ie
I!!ouvernemcnt ct dans les fonctions ~ulariccs t Cc sont
de nohlt,s places, ct Ie reverend elait prl-t it y inlroduir·c
IlIlI~S Lcthicrry. I. ... u11 i ...(, de (h~putc-\Oit-()nlte clait
prcci'(~rn(,lIt ,'at'anl a Jcr·~('y. llc~~ Lcthierry ctait
ailllt~ (·t e'linn~, l'll(~ rc\'cr-(\Ild Ilt~I-OtlC, dOY{\1l de Guer­
Iltl"l'y cl sulJro::e tic rl"'llqul', se fai~ait fort d'ohteui.­
POUI- 1I1C~~ Llathic,· .. y l'cruploi tic d~pUlc-,·icUll1lc de

39i
LES TRAVAILLE[,BS DE LA )lEB.
Jersey. Le depnte-licomte est un officier considerable;
iI assiste, ~omme representant de sa maj este , a la
lenue des chefs-plaids, aux debats de )a cohue, et aux
executions des arrets de justice.
Letbierry fixa sa prunelle sur Ie docteur Herode.
- Je n'aime pas la pendaison, dit-il.
Le docteur Herode, qui jusqu'alors avait prononce
tons les mots avec la meme intonation, cut un acces
de se,·erite et uoe inflexion nouvelle.
- lIess Lelhierry, la peine de mort est ordonnee
divinemenl. Dieu a remis Ie glaive it rhomme. II est
ecrit : «

I ~I P R t; () H :'i C H D E ~- A In E DES fJ t,; EST I 0 ~ s. .. 3~ 9
SOH a~cablemcnt, n'ccoutait plus. Dcruchcttc, assisc
pri\~ de lui. ct pcnsi\"c de son cole, llC Ic,oait pas les
yeux ct mc)ait a celte conversation peu uninu!c la
quantile de gene qu'apportc une presence ~ilcncieuse.
U II tCllloin qui nc

'00 LHS TRAVAILLEURS DE LA ~IEll.
- Votre faute, quoi?
- Puisque je faisais revenir Durandc Ie vendredi.
M. Jaquemin Herode murmura it l'oreille de M. Ebenezer
Caudray·: - Cet homme est superstiticux.
II reprit en elevant Ia voix, et du ton de I'enseignement:
- Mess Lethierry, il est pueril de croire au ven ..
dredi. II ne faut pas ajouter foi aux fables. Le vendredi
est un jour comme un autre. e'est tres souvent une
date heureuse. Melendez a fonde la ville de Saint­
Augustin un vendredi; c'est un vendredi que Henri VII
a donne sa commission it John Cabot; les pelerins du
Mayflolver sont arrives it Providence - Town un vendredi.
Washington est ne Ie yendredi 22 fevrier f 732 ;
Christoph Colomb a decouvert l'Amerique Ie vendredi
1.2 octobre 1A92.
Cela dit, il se leva.
Ebenezer, qu'il avail amene, se leva egalement.
Grace et Douce, devinant que les reverends allaient
prendre conge, ouvrirent la porte a deux battants.
Mess Letbicrry ne voyait rien et n'entendait rien.
M. Jaquemin Herode dit en aparte a ~I. Ebenezer
Caudray : - II ne nous salue merna pas. Ce n'est pas
du chagrin, c'est de l'abrutissement. II faut croire qu'il
est fou.
Cependant il prit sa petite bible sur la table et la
tint entre ses deux mains allongces comme on tiendrail
un oiseau qu'on craint. de voir envoler .. Celte attitude
crea parmi Ies personnes presentes une certaine
attellle. Grace ct Douce nvancerenL la tete.

.JlPRODB:iCB DB (e"AIRB DES QUESTIONS ••• 601
Sa voix fit tout cc qu'elle put pour ~tre majestucusc.
- Mess Lethierry, ne DOUS separons pas saos lire
UDe page du saint livre. Les situations de la vie sont
cclairees par les Ii vres; les profanes ont les sorts \'irgiliens,
les croyants onl les a,"ertissements bibliques.
Le premier livre vcnu, ou'"ert au ha~ard, donne un
conseil; la bible, ou'''erte nu hasard, fait une rc,-elalion.
Elle est surtout bonne pour les amigcs. Cc qui
se degage immanquablement de la sainte ccriture.
ctcst l'adoucissement it leur peine. En presence dcs
amigcs, il raut consulter Ie saint Ii ,-re sails choisir
I'endroil, et lire avcc candeur Ie passage sur lequeJ Oil
tombe. Ce que l'homme ne choisit pas, Dieu Ie cboisil.
Dieu sait ce qu'il nous faul. Son doigt invisihle est sur
Ie passage inattendu que nous lisons. QueUe que soiL
cette page, il en sort infailliblemenl de la lumiert'.
N·en cherchons pas d'autre, et tenons-nous-co lil. C'esL
la parolc d'en haute ~otre destince DOUS est dite myslcrieuscmcnt
dans Ie textc e\"oque a,'ec confiance el respect.
EcoutOllS, et obeissons. lIc~s Lethierry, '''ous
etes dans la douleur, ceci e~t Ie livre de consolation.
Le reverend Jaquemin IlcroJe fit jouer Ie ressort
du fermoir, glissa son ongle a 1'8\"Cnture entre deux
pages, posa sa main un instant sur Ie livre ouvert, et
se recueillit, puis, abaissant Ic~ yeux avec autorite, it
se mil a lire a baute ,"oix.
Ce qu'iJ lut, Ie voici :
c Isaac se promcnait dans Ie chemin qui Dlcne nu
puils appclc Ie Puils de ceJui qui vit cL qui voile
IOIIA~. - I. t6

.lOt
LBS TRAVAILLBURS DB LA IIBR.
c Rebecca, ayant aperQu Isaac, dit : Qui est cet
homme qui vient au-devant de moi?
c Alors Isaac la fit eotrer dans sa tente, et la prit
pour femme, et l'amour qu'll eut pour ell~ rut grand .•
Ebenezer et Deruchette se regarderent.

•
TABLE
DU
PREMIEB VOLt;ME

DtDIC \C .: ••
PR tv ACt: •
. . . .
1
a
I., • ARC H I PEL DE L A ll.t\ N CD E
I.
II.
III.
IV.
Les aocieo! cataclysmes. °
Gucrncsey. • • • •
Guernespy. Suite. • • • •
L'bcrbe • • • • • . . .
v. Les ri~qucs de me'. • • • .
V I. Lcs rocbers.. . .• • .
V I f. Paysage et oce3D m~ll"s. •
V II J. Salnt-Pierre-Port. • • .
. .
. .. ...... .
. .
IX. Jersey •. ~urlgny. Serle . . . . . . . . .
x. lIi~toire. L.\~t-Illie. R~lhdoll •
XI. Lc~ ,·lC'Jt rt.·p.lirt~~ et le~ yiCUI ".lint~ ..
X II. Particularit."s local. s • • . • . . . . •
XIII. Tr3\Oail de la chi.batlon dan~ l°.lrfohip.'l ••
XIV. Autres particularit.'·~
•••.•••••••
7
9
t~
t~
18
21
24
28
3:'
38
4t
!J9
52

'06 TABLE.
Papa.
XVI. Suite des particularit~. • . . " . • • . •• ' 61
X V I I. Compat1bilit6 des ext~mes. • • • • • • • •• 65
X V I II. Aslle. . • • . • • . • • • . . . • • . · . . •• 70
X IX. . • . • . . • · • . . • . . • . 74
XX. Homo edax . • • · . " . • . • •. 76
XXI. Puissance des casseurs de p1erres. • . . . 81
X X I I. Bont6 du peuple de l'archlpel • • • • • • • 8la
LES TRAVAILLEURS DE LA MER
PRBMI~RE PARTIE
SIEUR 'CLUBIN
LIVRS PRZMIBR
DE QUOI SE COMPOSE UNE MAUVAISE RtpUTATION
I.
II.
III.
IV.
V.
ll.
VII.
Un mot 6crit sur une page blanche ••••••••
Le Bd de la Rue. • • • • • • • • • • • • · . . .
« Pour ta temme, quand tu te marleras » •••••
Impopularl~ • • • • • • • • • • • • • • · . . .
Autres eOtM louches de GilU. ttl • • • • • IJl panse. • • • • • • • . • • • • • • • A ma1son v1s1onD~e habitant vlsioDnaire. • ·. ..
95
98
lOla
109
1~1
1~5
13~
VIII. La cbaise Glld-Holm-'Ur. . . • • • • • • • • •• 136

T ABLB.
'0;
LIVII DECXltllE
MESS LETHIERRY
I.
II.
III.
I V.
"ie agitee et conscience tranquille. • • . . . .
tn gotlt qu'll avalt. • • • • • • • •
La vleine langue de mer.. . • • • •
On elt vulnerable dans ce qu'on aime •
. . . . . . .
. . .
fag ..
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LIVI. TROISltKI
L
JI.
JII.
DtRA~DE
ET DtRCCHETTE
Sabll et Cumce . • • • • • • • . . . . . . . .
Histoire ~ternel1e de I'utople • • • • • • •
Rantalne . • . . . . • . • • . . • • • • • •
1'°. Suite de I'blstolre de l'utople. • .
• •
v. Le bateau-dlablc.. . . • • • . • • . . . .
V I. Entree de Letblerry dans la gloire ..
V II. Lc m~me parraln et la m~me patronne.
\' III. L'alr Bomay Dtuadtt. • . • • • . . . . .
IX. L'bomme qui avalt devine Rantalne •.
• • 157
• • 162
16:)
t70
. 173
180
183
. . . 186
1. Les r~clt.s de Iong-cours.. . . • . . . . . . . 19-
11. Coup d'mlJ sur les marls e,·entuels .. 19
11 I. Exception dans Ie caractere de Letblerry. . • • • . 19
XIII. L'fnsouclance ralt partie de Ia grace. . .
191

'08 TABLE.
LIVRB QUATBliMB
LE BUG-PIPE
Paps.
I. Premibres rougeurs d'une aurore, ou d'un ineendie. 209
I I. EDtr~e, pas A. pas, dans l'ineoonu . • • . . . . . . 213
III. L'air Bonny Dundee trouve un echo dans 1& colline. 217
I V.
Pour l'oncle et Ie tutear, honshommes taciturnes,
Lea serenades IOnt des t.apagea Doct1lrllel.
2t9
V. Le suec~ juste est toujours hai. • . • • . • 222
VI.
Chance qu'ont eue ees naufrag8s de rencontrer ce
sloop • . . . . • . . . • • . • . • • • . . . • 2~
VII. Chance qu"a eue ce ftAneur d'~tre
apentu par ce
p~cheur. • . . . . . • • . . • • . . . • . .• ~8
LIVRB CINQUltKS
LE REVOLVER
I.
Les conversations de l'Auberge Jean. .
. . . . . 235
245
II.
III.
Cl ubin aperc;oit quelqu'un. . . . . .
Clubin emporte et ne rapporte point. • .
21a9
I V. Plainmont.......... 253
V. Les d~niquoiseaux. . • • • • . . . 262
VI. La Jacressarde. . . . . . . . • . • . . .. • . 280
V II. Acheteurs nocturnes et vendeur tenebreux. . 289
V III. Caram bolage de la bille rouge ct de la bille noire. . 29'
IX. Renseignement utile aux personnes qui attendent,
ou craignent, des lettres d'outre-mer.. . . . . • 308

T ABLB.
LI'·.' SIXltll1
LE TIMO~IE8 1'·8£ ET LE CAPIT:\I~£
SOBRE
I.
II.
III.
I , ..
,.
\" I.
\·11.
IRs rocbers Douvres. • • •
Du cognac inespt're • •
Propos interrompus. . .
Oil se dcroulcot toutes les qualitcs du capitaine
Clubio • • • • . • • . • • • • . .
(.luiJin met Ie comble • l·adnliratioD.
lu illt~rieur d'alJlme ~clajr~ • • .
LOiuattcndu loter,·ient. • . • • . .
. . . .
. .
317
322
327
3J8
a~7
3j~
:;6~
LIVIB 5EPTI£.'
l~fPRtDE~CE
DE F.\IHE DES Q[ESTIO~S A l N LI'·O.:
I. La perle au rond du pr~ciplce.. . • . . . 373
II. ~3UCOUp d'ctoonCDleot sur )a cOte (rUt'st • • • 3H~
III. ~e tcotC% pas Ja bible. . • • • • . . • • . . • 391

The End.
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