La thèse des désignateurs rigides et la distinction des modalités ...

si, par exemple, il avait été à la guerre et ne s’était pas mêlé de pédagogie, on imagine une
situation contrefactuelle, un monde possible 11 . On peut se demander si, dans un de ces
mondes possibles, Aristote aurait pu faire autre chose que ce qu’il a fait dans le réel, s’il aurait
pu avoir des propriétés différentes de celles qu’on lui attribue. A ce sujet, on introduit des
opérateurs modaux : ce qui est possible est ce qui aurait pu être différent de ce qui est, ce qui
est nécessaire est ce qui n’aurait pu être différente de ce qui est.
Par exemple, « Aristote était un homme » semble être une proposition nécessaire.
C’est-à-dire que si l’on pose des situations contrefactuelles au sujet d’Aristote, on concevra
que Aristote est un homme dans toutes ces situations. Ainsi, l’opérateur de nécessité agit
comme un quantificateur universel pour les mondes possibles : dire « il est nécessaire que φ »,
où φ est une proposition, signifie que pour tout monde possible la proposition φ est vraie.
Inversement, on peut penser un monde où « Aristote n’a pas enseigné à Alexandre » est vraie.
Cette proposition n’est certainement pas nécessaire, puisqu’elle est fausse dans le réel. Par
contre, il est possible que cette proposition soit vraie, c’est-à-dire qu’on peut exhiber un
monde possible où c’est par exemple Philippe qui a enseigné à Alexandre, et où donc cette
proposition est vraie. L’opérateur de possibilité agit comme un quantificateur existentiel et
signifie qu’il existe un monde possible pour lequel la proposition est vraie.
La description définie « le x tel qu’il a enseigné à Alexandre » ne donne pas la même
référence dans tous les mondes possibles. Dans le monde où c’est Philippe qui a enseigné à
son fils Alexandre, c’est un monde où Aristote n’a pas enseigné à Alexandre et où il n’est
donc pas le référent de la description définie « l’enseignant d’Alexandre ». Ainsi, selon les
mondes possibles, le référent d’une description définie change. Par contre, il n’est pas
possible que, relativement à une situation contrefactuelle, « Aristote n’est pas Aristote » soit
vraie. Aristote n’aurait pas pu ne pas être Aristote, autrement dit il est nécessaire que Aristote
soit Aristote. Le nom propre « Aristote » a le même référent dans tous les mondes possibles.
C’est à ce sujet que Kripke introduit sa terminologie, fondamentale pour le
déroulement de ses arguments : la distinction entre désignateurs rigides et désignateurs non
rigides. Kripke pose le fondement de cette distinction entre désignateurs rigides et non rigides
dans un test intuitif auquel il attache beaucoup d’importance 12 : « bien qu’il eût été possible
que quelqu’un d’autre que celui qui est en fait le président des Etats-Unis en 1970 (par
exemple, Humphrey aurait pu l’être), personne d’autre que Nixon n’aurait pu être Nixon » 13 .
11 Je reviendrai plus en détail sur la notion de « monde possible » dans les parties suivantes.
12 cf. p.163 où Kripke regrette que, je cite, « le teste intuitif, sur lequel [il] attire l’attention pages 36-37, semble
avoir échappé à bien des lecteurs ».
13 cf. p. 36
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