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La thèse des désignateurs rigides et la distinction des modalités ...

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c’<br />

<strong>La</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong><br />

dans <strong>La</strong> logique <strong>des</strong> noms propres de Saul Kripke<br />

Matthieu Fontaine<br />

1


Introduction<br />

Dans <strong>la</strong> lecture de <strong>La</strong> logique <strong>des</strong> noms propres (Naming and Necessity), Kripke<br />

développe <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>, <strong>thèse</strong> très influente dans <strong>la</strong> logique actuelle. Les<br />

arguments de Kripke, bien qu’étant <strong>la</strong> marque d’une certaine perspicacité, ne peuvent à<br />

certains égards que <strong>la</strong>isser perplexe. Mon objectif premier ne sera pas ici de dire ce qui va ou<br />

ce qui ne va pas dans <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke. Ce ne sera pas non plus d’avancer une nouvelle<br />

théorie de <strong>la</strong> nomination. L’enjeu de ce travail est bien plutôt d’éc<strong>la</strong>ircir le propos de Kripke<br />

de manière à saisir quels sont les fondements de sa <strong>thèse</strong> <strong>et</strong> les problèmes qu’elle pose. Je ne<br />

suivrai pas le cours du texte, mais j’essaierai quand même d’être re<strong>la</strong>tivement compl<strong>et</strong> en<br />

expliquant toutes les notions qui interviennent. Au final, il sera intéressant tout de même de<br />

poser <strong>des</strong> pistes de recherches pour dépasser sa <strong>thèse</strong>.<br />

Ce travail s’organisera en six parties. Je commencerai par resituer les <strong>thèse</strong>s de Kripke<br />

face aux théories <strong>des</strong>criptivistes. Je poserai d’emblée l’argument modal, lequel argument<br />

récuse <strong>la</strong> synonymie entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie. Ce<strong>la</strong> peut sembler étrange,<br />

mais ça perm<strong>et</strong> de rendre plus c<strong>la</strong>ir le fil de l’argumentation <strong>et</strong> de saisir les enjeux. C<strong>et</strong><br />

argument modal, comme son nom l’indique, repose sur une logique modale. Or, c<strong>et</strong>te façon<br />

de faire de <strong>la</strong> logique s’est trouvée opposée à de vives contestations au cours du siècle dernier.<br />

Dans une seconde partie, je ferai donc le point sur les problèmes qu’une telle pratique engage<br />

<strong>et</strong> sur <strong>la</strong> façon dont Kripke entend se débarrasser de telles critiques - par sa conception <strong>des</strong><br />

mon<strong>des</strong> possibles <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> notamment. De là, j’enchaînerai sur une<br />

troisième partie où j’expliquerai l’argument épistémique qui mène Kripke à poser ce qu’il<br />

appelle un « schéma » d’usage <strong>des</strong> noms propres. On commencera alors à saisir les limites de<br />

son propos <strong>et</strong> d’une théorie qui traite <strong>la</strong> signification en termes de référence. C<strong>et</strong>te explication<br />

du propos de Kripke ne serait pas complète sans évoquer l’extension de sa <strong>thèse</strong> aux noms<br />

d’espèces <strong>et</strong> de substances, ce que je ferai dans une quatrième partie. En ce qui concerne <strong>la</strong><br />

méthode, je n’hésiterai pas à signaler les points qui posent problèmes. Cependant, je<br />

m’attacherai surtout à expliquer le propos de Kripke. Il pourrait donc apparaître que je<br />

présente ses arguments de façon naïve, mais peu importe.<br />

<strong>La</strong> dimension critique de ce travail commencera avec une cinquième partie où je<br />

propose une formalisation, très schématique, de l’argument modal. Ceci perm<strong>et</strong>tra de<br />

comprendre une bonne fois pour toutes comment Kripke entend utiliser les noms propres <strong>et</strong><br />

les <strong>des</strong>criptions définies, ainsi que de s’interroger sur les fonctions d’interprétation dans <strong>la</strong><br />

2


conception de Kripke. On se tournera ensuite, dans une sixième partie, sur les objections de<br />

Dumm<strong>et</strong>t <strong>et</strong> de Wehmeier à Kripke. On pourra ainsi non seulement rem<strong>et</strong>tre en question <strong>la</strong><br />

pertinence de l’argument modal mais, de plus, trouver <strong>des</strong> pistes pour une recherche ultérieure<br />

en m<strong>et</strong>tant en avant les questions de dépendance <strong>des</strong> quantificateurs. J’en profiterai pour<br />

étendre le problème de <strong>la</strong> nomination à <strong>des</strong> considérations qui devraient perm<strong>et</strong>tre, notion<br />

non plus de « référence » mais de « choix » à l’appui, de poser <strong>la</strong> question suivante : comment<br />

le locuteur sélectionne-t-il <strong>la</strong> référence d’un nom dans <strong>des</strong> états d’affaires compatibles avec sa<br />

connaissance ? Finalement, c’est tout de même l’ébauche d’une <strong>thèse</strong> que je proposerai en<br />

affirmant que Kripke a probablement considéré le problème à l’envers. L’enjeu sera donc de<br />

montrer que là où Kripke part de <strong>la</strong> notion de référence, sur <strong>la</strong>quelle on pose une étiqu<strong>et</strong>te, on<br />

pourrait considérer le problème dans l’autre sens <strong>et</strong> demander ce qui fait que le nom constitue<br />

une référence pour les usagers du <strong>la</strong>ngage.<br />

Suivant ce p<strong>la</strong>n, l’enjeu est donc de rendre compte le plus c<strong>la</strong>irement possible de <strong>la</strong><br />

<strong>thèse</strong> de Kripke <strong>et</strong> de considérer quelles peuvent être ses limites afin de poser <strong>des</strong> pistes de<br />

recherches ultérieures. Au final, il s’agit plus de pointer <strong>des</strong> problèmes que de les résoudre.<br />

De nouveau, par moment, <strong>la</strong> présentation pourra paraître abusivement naïve, mais c’était, je<br />

pense, nécessaire afin de réorganiser les arguments de Kripke. Toujours en ce qui concerne <strong>la</strong><br />

méthode, les choix de bibliographie pourront apparaître re<strong>la</strong>tivement restreint. Il s’agit là d’un<br />

choix de travail. Nombreux sont ceux qui ont déjà, dans article consacré ou au cours d’une<br />

note, discuté les arguments de Kripke. Je ne vou<strong>la</strong>is pas me contenter de rassembler de tels<br />

propos. Je m’en suis en fait tenu au texte même de <strong>la</strong> traduction française de <strong>La</strong> logique <strong>des</strong><br />

noms propres (Naming and Necessity) 1 . J’ai fait appel à quelques articles que mentionne<br />

Kripke, juste pour vérifier son propos <strong>et</strong> voir dans quelle mesure il s’en servait. Je ne pouvais<br />

faire sans aller regarder les objections de Dumm<strong>et</strong>t, lesquelles objections sont radicalement<br />

contestées par Kripke 2 , mais qui sont éc<strong>la</strong>irantes quant aux limites de son propos. Enfin, je<br />

m’en rem<strong>et</strong>s aux objections de Wehmeier <strong>et</strong> de Rückert, lesquels, développant un nouveau<br />

<strong>la</strong>ngage pour <strong>la</strong> logique modale, perm<strong>et</strong>tent d’entrevoir de nouvelles perspectives.<br />

En ce qui concerne les références en notes de bas de page, je ne précise pas le texte<br />

lorsqu’il s’agit d’une référence à <strong>La</strong> logique <strong>des</strong> noms propres de Saul Kripke, je me contente<br />

de citer <strong>la</strong> page <strong>et</strong> d’une mention « appendice » lorsque c’est une référence à l’appendice.<br />

Pour les autres textes, je mentionne <strong>la</strong> référence de façon traditionnelle.<br />

1 Kripke, Saul : 1972, « Naming and Necessity », in Davidson and G. Harmans (eds.), Semantics of Natural<br />

<strong>La</strong>nguage, Dordrecht, D. Reidel, pp. 253-5. Traduction française par Pierre Jacob <strong>et</strong> François Recanati : 1982,<br />

Paris, Minuit, Propositions.<br />

2 Le fait que leurs textes aient été l’obj<strong>et</strong> de plusieurs éditions a permis à ces deux auteurs de se répondre l’un<br />

l’autre par articles interposés, ce qui était intéressant à comprendre.<br />

3


PREMIERE PARTIE : REFUS DES THEORIES DESCRIPTIVISTES<br />

S’interrogeant sur les rapports entre <strong>la</strong> nomination <strong>et</strong> <strong>la</strong> modalité, Kripke pose<br />

l’argument modal en montrant que même lorsqu’on fixe <strong>la</strong> référence d’un nom propre par une<br />

propriété singu<strong>la</strong>risante, ce n’est pas pour autant une propriété nécessaire de c<strong>et</strong>te référence.<br />

Kripke aborde le problème en confrontant deux théories antagonistes de <strong>la</strong> nomination <strong>et</strong><br />

montre comment <strong>la</strong> théorie dite <strong>des</strong>criptiviste a fini par prendre le <strong>des</strong>sus. C’est du reste à<br />

c<strong>et</strong>te dernière, <strong>la</strong>quelle considère le nom comme synonyme d’une <strong>des</strong>cription définie, que<br />

Kripke s’attaque tout au long de son ouvrage. Il pose une première objection à c<strong>et</strong>te théorie<br />

<strong>des</strong>criptiviste, <strong>la</strong>quelle est surmontée par ce qu’on a appelé dans <strong>la</strong> tradition les cluster<br />

theories. Ces théories étant aussitôt assimilées aux théories <strong>des</strong>criptivistes par Kripke, on<br />

conclura c<strong>et</strong>te première partie par énoncer succinctement <strong>et</strong> sans <strong>la</strong> critiquer <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> de Kripke.<br />

I- Le nom propre n’a pas de sens<br />

Kripke pose d’abord une série d’objections intuitives aux théories <strong>des</strong>criptivistes,<br />

lesquelles objections trouvent leur achèvement dans l’argument modal. Il part d’une idée de<br />

Mill 3 selon <strong>la</strong>quelle les noms ont une dénotation mais pas de connotation. En eff<strong>et</strong>, si l’on<br />

considère le nom de ville « Dartmouth », par exemple, on pourrait éventuellement dire que<br />

ce<strong>la</strong> signifie ville sur l’embouchure de <strong>la</strong> Dart (« Dart » <strong>et</strong> « mouth »). Pourtant, si le cours de<br />

<strong>la</strong> Dart devait être détourné, voire que ce fleuve s’assèche, il n’y aurait pas de contradiction à<br />

dire que <strong>la</strong> Dart ne passe pas à Dartmouth. C’est c<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong> que va en fait développer Kripke,<br />

en montrant par les arguments modal <strong>et</strong> épistémique que, même dans le cas où <strong>la</strong> référence<br />

d’un nom propre est fixée au moyen d’une <strong>des</strong>cription, ou par un une propriété singu<strong>la</strong>risante,<br />

c<strong>et</strong>te même <strong>des</strong>cription ne donne plus, par <strong>la</strong> suite, le sens du nom.<br />

Pareillement, si l’on disait que « Aristote » signifie « celui qui a enseigné à<br />

Alexandre », alors « Aristote a enseigné à Alexandre » serait une simple tautologie. Dès lors,<br />

on devrait automatiquement savoir que Aristote a enseigné à Alexandre si l’on connaît le nom<br />

« Aristote ». Or ce n’est manifestement pas le cas. Il n’est pas contenu analytiquement dans<br />

« Aristote » que ce nom désigne un individu qui a enseigné à Alexandre. Je peux avoir lu les<br />

3 cf. John Stuart Mill, 1886, A system of Logic (Book 1 chapter2), London, Longmans, Green and Co. : « Proper<br />

names are attached to the objects themselves, and are not dependant on the continuance of any attribute of the<br />

object. »<br />

4


livres d’Aristote, connaître le nom « Aristote », voire le référent Aristote, sans pour autant<br />

savoir que ce même Aristote a enseigné à Alexandre.<br />

<strong>La</strong> <strong>thèse</strong> que défendra Kripke se rapproche de <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Mill. Ceci dit, chez Kripke il<br />

ne s’agit pas d’une démarche empirique qui consiste à décrire comment, dans l’expérience, se<br />

constitue <strong>la</strong> signification d’un nom. Kripke va poser <strong>des</strong> arguments logiques, épistémiques <strong>et</strong><br />

linguistiques qui feront que sa <strong>thèse</strong>, dans sa démarche <strong>et</strong> ses conséquences, diffère de celle de<br />

Mill. Une objection que l’on peut faire à Mill, pour l’instant, est qu’une telle conception du<br />

nom ne perm<strong>et</strong> pas de déterminer <strong>la</strong> façon dont on reconnaît le référent d’un nom, elle ne dit<br />

pas comment le nom perm<strong>et</strong> de déterminer une référence lorsqu’il est utilisé. C’est pourquoi il<br />

va bien falloir poser le nom dans une re<strong>la</strong>tion à l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> à <strong>la</strong> façon de se référer à l’obj<strong>et</strong><br />

désigné. C’est ce que fait <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste.<br />

II- Théories <strong>des</strong>criptivistes : sens du nom propre <strong>et</strong> <strong>des</strong>cription définie<br />

Kripke appelle « théories <strong>des</strong>criptivistes » les conceptions de Frege <strong>et</strong> Russell, lesquels<br />

considèrent que le nom propre est synonyme d’une <strong>des</strong>cription définie. Le nom propre<br />

« Aristote » est en fait une abréviation pour <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « celui qui a enseigné à<br />

Alexandre », c<strong>et</strong>te dernière ayant pour référent l’individu unique qui possède <strong>la</strong> propriété<br />

d’avoir enseigné à Alexandre. On va voir en consiste c<strong>et</strong>te théorie <strong>et</strong> on en profitera pour faire<br />

un bref point sur <strong>la</strong> traduction formelle <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies, ce qui sera utile pour <strong>la</strong> suite.<br />

Une <strong>des</strong>cription définie est un désignateur de <strong>la</strong> forme « le x tel que φx » où x est une<br />

variable pour l’unique individu correspondant à <strong>la</strong> propriété φ. <strong>La</strong> propriété φ est <strong>la</strong> propriété<br />

nécessaire <strong>et</strong> suffisante que possède le candidat unique afin d’être identifié comme référent de<br />

<strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie. On formalise les <strong>des</strong>criptions définies au moyen de l’opérateur iota<br />

». <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie formalisée est un terme, au même titre que les variables ו «<br />

individuelles ou les constantes individuelles. Pour traduire « le x tel que φx » au moyen de<br />

l’opérateur iota, on note « ‏(‏x)(φxו)‏ ». Ainsi, si l’on veut traduire « Celui qui a enseigné à<br />

Alexandre aimait les chiens » on notera (pour Tx : x a enseigné à Alexandre <strong>et</strong> Ax : x aimait<br />

les chiens) : A(וx)(Tx), qui signifie « exactement un individu a enseigné à Alexandre, <strong>et</strong> tout<br />

individu possédant c<strong>et</strong>te caractéristique aimait les chiens », c’est une abréviation pour :<br />

(1) ∃ !xTx Λ ∃x (Tx Λ Ax) , ou<br />

(2) ∃y (∀x (Tx ↔ x = y) Λ Ay)<br />

5


Selon Russell cependant, les noms propres authentiques seraient de purs déictiques.<br />

Les noms tels qu’on les conçoit ordinairement ne sont pas réellement <strong>des</strong> noms propres <strong>et</strong><br />

sont en fait <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies abrégées. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie donne le sens du nom,<br />

elle donne un moyen de déterminer le référent. Tous les deux désignent le même référent, <strong>et</strong><br />

en vertu du principe d’extensionalité, ils sont substituables l’un à l’autre salva veritate, c’està-dire<br />

sans altérer <strong>la</strong> valeur de vérité de <strong>la</strong> proposition toute entière. Si l’interprétation de <strong>la</strong><br />

<strong>des</strong>cription définie ne pose pas de problème pour les propositions affirmatives, ce n’est pas<br />

toujours si simple. Dans « On Denoting » 4 , Russell m<strong>et</strong> à jour <strong>des</strong> <strong>distinction</strong>s de portées en<br />

ce qui concerne les interférences entre signes de négations <strong>et</strong> <strong>des</strong>criptions définies. Il pose une<br />

<strong>thèse</strong> selon <strong>la</strong>quelle une <strong>des</strong>cription définie peut avoir une occurrence première ou une<br />

occurrence seconde. Très grossièrement, on peut considérer que lorsqu’il s’agit d’une<br />

occurrence première, le référent de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie est en quelque sorte un constituant<br />

de <strong>la</strong> proposition. Par contre, lorsqu’il s’agit d’une occurrence seconde, le référent n’est pas<br />

un constituant à part entière, c’est-à-dire qu’on ne comprend pas <strong>la</strong> proposition en connaissant<br />

le référent, mais en saisissant le sens <strong>des</strong> mots qui constituent <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription. Tout ce<strong>la</strong> devrait<br />

être mis en re<strong>la</strong>tion avec sa théorie de l’ « acquaintance » (connaissance directe) <strong>et</strong> de <strong>la</strong><br />

« connaissance au moyen de <strong>des</strong>cription ». Je ne m’attarderai pas plus sur ce point ici.<br />

« Aristote » fait partie de ces noms propres qui ne sont rien d’autres que <strong>des</strong><br />

abréviations pour <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définie de ce genre. C<strong>et</strong>te façon de voir a l’avantage de<br />

rendre compte de <strong>la</strong> façon dont on détermine le référent d’un nom propre. En eff<strong>et</strong>, si<br />

« Aristote » est synonyme de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « celui qui a enseigné à Alexandre », alors<br />

le référent du nom « Aristote » sera l’unique individu qui correspond à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription « celui<br />

qui a enseigné Alexandre ». <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie donne le sens du nom propre. Un autre<br />

avantage de c<strong>et</strong>te théorie est qu’on peut donner une explication re<strong>la</strong>tivement satisfaisante <strong>des</strong><br />

énoncés d’identités. Je ne m’attarde pas sur ce point ici, on aura l’occasion d’y revenir en<br />

traitant <strong>la</strong> position de Kripke au à ce suj<strong>et</strong>.<br />

Néanmoins, on peut reprendre ici, contre <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste, l’argument de Mill<br />

selon lequel <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie ne peut faire partie du sens du nom. D’une part, si le nom<br />

est vraiment une <strong>des</strong>cription abrégée, alors il serait contradictoire d’exprimer une découverte<br />

selon <strong>la</strong>quelle Philippe de Macédoine, par exemple, a enseigné à Alexandre. On devrait dire<br />

« Aristote n’a pas enseigné à Alexandre », ce qui serait incorrecte puisque « Aristote » est une<br />

abréviation pour « l’enseignant d’Alexandre ». Pourtant il semble bien qu’on puisse le dire <strong>et</strong><br />

que c<strong>et</strong> énoncé fasse sens. S’il était contenu dans « Aristote » qu’il est celui qui a enseigné à<br />

4 cf. Bertrand Russell, 1905, « On Denonting », revue Mind (14), ) pp.479-493.<br />

6


Alexandre, alors dire « Aristote n’a pas enseigné à Alexandre » serait une contradiction, ce<br />

qui, manifestement, n’est pas le cas. Il n’y aucune incohérence, dans l’usage <strong>des</strong> noms propres,<br />

à concevoir une situation dans <strong>la</strong>quelle Aristote n’a pas enseigné à Alexandre. A moins que,<br />

dans ce cas, ce soit Philippe qui, sous prétexte qu’il serait l’unique individu correspondant à <strong>la</strong><br />

<strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre », deviendrait le référent de « Aristote » !<br />

D’autre part, il est courant d’associer différents sens à un nom. En ce qui concerne<br />

« Aristote », on peut le considérer comme une abréviation pour « celui qui a enseigné à<br />

Alexandre » ou pour «celui qui fut le plus grand disciple de P<strong>la</strong>ton ». Soit. Mais dans ce cas,<br />

« Aristote » aurait différentes significations. Est-il pertinent de dire que le sens du nom varie<br />

selon <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription qu’on lui attribue ? Si c<strong>et</strong>te théorie <strong>des</strong>criptiviste perm<strong>et</strong> d’expliquer<br />

comment on détermine <strong>la</strong> référence d’un nom, elle ne peut pas réellement tenir. C<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong><br />

« suscite un peu d’incrédulité étant donné que les noms n’ont pas l’air d’être <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions<br />

déguisées » 5 , affirme Kripke.<br />

III- Cluster theories : sens du nom propre <strong>et</strong> faisceau de <strong>des</strong>criptions<br />

Si <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie qu’on attribue au nom propre peut se révéler fausse, alors on<br />

ne peut dire que <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription donne le sens du nom propre. « Etre l’enseignant<br />

d’Alexandre » ne peut être contenu dans le nom « Aristote » sinon dire que « Aristote n’a pas<br />

été l’enseignant d’Alexandre » serait une contradiction. Or il semble qu’on pourrait découvrir<br />

que c<strong>et</strong> énoncé est vrai. Des auteurs avaient déjà perçu ce<strong>la</strong> <strong>et</strong> ont finalement préconisé de<br />

parler en termes de faisceaux de <strong>des</strong>criptions. Cependant, Kripke fait d’emblée remarquer que<br />

c<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong> de remp<strong>la</strong>cement reste fortement empreinte de <strong>la</strong> pensée <strong>des</strong>criptiviste.<br />

Kripke cite à ce suj<strong>et</strong> <strong>la</strong> théorie de John R. Searle 6 . Ainsi, le nom « Aristote »<br />

signifierait « celui qui est le précepteur d’Alexandre ou le philosophe né à Stagire ou le plus<br />

grand disciple de P<strong>la</strong>ton, ou celui qui a fait ceci <strong>et</strong> ce<strong>la</strong> ». Le référent d’Aristote serait alors<br />

l’individu qui satisfait au mieux ces <strong>des</strong>criptions. Il serait ainsi possible de découvrir que<br />

l’une ou l’autre <strong>des</strong>cription est fausse, <strong>et</strong> d’exprimer c<strong>et</strong>te découverte sans avoir à énoncer une<br />

contradiction. On aurait donc une <strong>des</strong>cription définie qui ne contiendrait plus une seule<br />

propriété, mais une disjonction de propriétés. C<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription disjonctive est, comme une<br />

<strong>des</strong>cription définie, à considérer comme un terme. « Aristote » sera ainsi traduit par « x)(Txו)‏<br />

V Sx V Px) ». Ce terme doit se lire « exactement un seul x a été soit l’enseignant d’Alexandre,<br />

5 cf. p.16<br />

6 John R. Searle, 1958, « Proper Names », revue Mind (67), pp.166-173.<br />

7


soit est né à Stagire, soit fut le plus grand disciple de P<strong>la</strong>ton ». Il se peut que l’un <strong>des</strong> disjoints<br />

contenu dans <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription soit faux, voire on pourrait en ajouter de nouveau. Ainsi on<br />

s’extrait apparemment <strong>des</strong> problèmes de <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste dans sa version brute. Pour<br />

Kripke, c<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong> peut sembler p<strong>la</strong>usible s’il s’agit de fixer <strong>la</strong> référence du nom, mais pas s’il<br />

s’agit d’établir le sens du nom.<br />

Ce qui pose encore problème, c’est de considérer un nom qui contiendrait comme<br />

signification quelque chose de plus que l’obj<strong>et</strong> désigné, en l’occurrence une disjonction de<br />

<strong>des</strong>criptions. Certes, on va pouvoir dire « Aristote n’a pas enseigné à Alexandre » sans se<br />

contredire. Cependant, <strong>et</strong> c’est là une objection que Kripke pose à travers un exemple qu’il<br />

emprunte à Wittgenstein 7 : si le nom est synonyme d’une disjonction de <strong>des</strong>criptions, alors on<br />

perd <strong>la</strong> signification de certains énoncés, notamment les existentiels singuliers.<br />

Quelle est <strong>la</strong> signification d’un énoncé tel que « Aristote n’a pas existé » ? Ce serait de<br />

nouveau une découverte empirique, <strong>et</strong> il semble qu’il soit possible qu’on ait à affirmer de tels<br />

énoncés 8 . Si « Aristote » est synonyme d’une disjonction de <strong>des</strong>criptions, dire « Aristote n’a<br />

pas existé », c’est dire qu’aucun candidat ne satisfait à <strong>la</strong> disjonction de <strong>des</strong>criptions. Ce serait<br />

nier <strong>la</strong> vérité d’une telle disjonction. Autrement dit, chaque disjoint, « celui qui a enseigné à<br />

Alexandre », « celui qui fut le plus grand disciple de P<strong>la</strong>ton », « le philosophe né à Stagire »,<br />

« celui qui a fait ceci », « celui qui a fait ce<strong>la</strong> », <strong>et</strong> ainsi de suite, est faux. Ce<strong>la</strong> signifie<br />

qu’aucun candidat ne satisfait ni à Tx, ni à Sx, ni à Px. Ce sont là les conditions de fauss<strong>et</strong>é<br />

d’une disjonction. Si aucun disjoint n’est vrai, alors <strong>la</strong> disjonction est fausse. A partir de là,<br />

dire « Aristote n’a pas existé » signifierait que personne n’a enseigné à Alexandre, que<br />

personne ne fut le plus grand disciple de P<strong>la</strong>ton, <strong>et</strong> ainsi de suite. Or, ce n’est pas ce qu’on<br />

veut dire quand on dit « Aristote n’a pas existé ». On veut seulement dire que l’individu qui<br />

est prétendument le référent du nom « Aristote » n’a pas existé. Quelqu’un d’autre aurait pu,<br />

par exemple, enseigner à Alexandre. Quand on dit « Aristote n’existe pas », on ne dit pas que<br />

« quelqu’un a enseigné à Alexandre » est fausse. Si « Aristote n’existe pas » ne signifie pas<br />

« personne n’a fait ceci ou ce<strong>la</strong>, personne n’était comme ceci ou comme ce<strong>la</strong> », alors<br />

« Aristote existe » ne peut signifier « celui qui a fait ceci ou ce<strong>la</strong>, qui était comme ceci ou<br />

comme ce<strong>la</strong> existe». Aristote n’est donc pas synonyme d’une disjonction de <strong>des</strong>criptions.<br />

Par ailleurs, quelles seraient les limites de <strong>la</strong> disjonction ? Si un seul disjoint est vrai,<br />

sera-t-il encore question du candidat à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription ? « Have I decided how much must be<br />

7 Ludwig Wittgenstein, 1953, Philosophical Investigations (the german text with a revised english trans<strong>la</strong>tion),<br />

§79, Oxford, B<strong>la</strong>ckwell Publishing.<br />

8 Dans son exemple, Wittgenstein considère l’exemple « Moïse n’a pas existé ». Par soucis de cohérence avec les<br />

autres exemples du présent travail, j’ai choisi de considérer l’exemple « Aristote n’a pas existé », ce qui ne<br />

change rien au propos.<br />

8


proved as false for me giving up my proposition as false ? » demande Wittgenstein 9 . A partir<br />

de quand changerai-je de candidat pour le référent du nom ? Si un seul <strong>des</strong> disjoints est vrai,<br />

est-ce encore le candidat au faisceau de <strong>des</strong>criptions ? Wittgenstein considère que, selon le<br />

contexte, on est plus ou moins prêt à changer les <strong>des</strong>criptions qu’on substituerait au nom<br />

propre 10 . Par ailleurs, à chaque fois que l’on découvre que l’un <strong>des</strong> disjoints est faux, ou que<br />

l’on en ajoute un nouveau, alors le référent du nom risque de changer. Ce qui n’est pas non<br />

plus acceptable. Ce n’est pas parce qu’on découvre, par exemple, que Aristote n’a pas<br />

enseigné à Alexandre que <strong>la</strong> signification de « Aristote » change. Aristote reste Aristote.<br />

C<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong> de remp<strong>la</strong>cement pour préserver <strong>la</strong> synonymie prétendue entre un nom<br />

propre <strong>et</strong> un moyen de déterminer <strong>la</strong> référence ne résistera pas non plus à l’argument modal.<br />

IV- <strong>La</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong><br />

C’est en observant le comportement <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> dans les contextes modaux que<br />

Kripke pose <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> récuse, par l’argument modal, <strong>la</strong> synonymie<br />

entre les noms propres <strong>et</strong> les <strong>des</strong>criptions définies. C<strong>et</strong> argument demande, afin de pouvoir<br />

être posé, de justifier <strong>la</strong> pertinence de <strong>la</strong> logique modale. Par soucis de c<strong>la</strong>rté, je vais<br />

commencer par exposer brièvement <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke. Je reviendrai par <strong>la</strong> suite sur les<br />

arguments que pose Kripke pour sortir <strong>la</strong> logique modale <strong>des</strong> impasses dans lesquelles les<br />

philosophes avaient fini par l’emmener.<br />

<strong>La</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste, en affirmant que le nom propre est synonyme d’une<br />

<strong>des</strong>cription définie, ne s’intéresse à <strong>la</strong> signification <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> que re<strong>la</strong>tivement au<br />

monde réel. Kripke montre que si l’on suppose <strong>des</strong> cours contrefactuels de l’histoire <strong>la</strong><br />

substitution salva veritate entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie n’est plus possible. Il<br />

récuse ainsi <strong>la</strong> synonymie entre les noms propres <strong>et</strong> les <strong>des</strong>criptions définies, les premiers<br />

étant <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>, les seconds <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> non rigi<strong>des</strong>.<br />

Supposer un cours contrefactuel de l’histoire, c’est demander comment le monde<br />

aurait été dans d’autres circonstances. Quand on se demande ce qui aurait pu arriver à Aristote<br />

9 Ibid.<br />

10 cf. <strong>La</strong> Logique <strong>des</strong> Nom propres p.19 : Kripke semble rapprocher Wittgenstein <strong>des</strong> cluster theories. Il faut<br />

peut-être prendre garde ici à ne pas donner une interprétation excessive au propos de Wittgenstein. Ce dernier,<br />

<strong>et</strong> contrairement à Searle, ne dit pas que le nom est synonyme d’un faisceau de <strong>des</strong>criptions, il parle en termes<br />

d’usages. Ce n’est pas le faisceau de <strong>des</strong>criptions qui donne <strong>la</strong> signification, mais l’usage. Ce qui est intéressant<br />

dans ce §79 <strong>des</strong> Investigations, c’est c<strong>et</strong>te idée selon <strong>la</strong>quelle, quand on utilise un nom, non seulement on peut<br />

être prêt à en changer les <strong>des</strong>criptions qu’on lui relie, mais surtout, <strong>et</strong> c’est <strong>la</strong> le point de son argument, qu’on<br />

n’est pas toujours prêt à lui substituer une <strong>des</strong>cription, notamment dans le cas de « Aristote n’existe pas ». Il n’en<br />

demeure pas moins que, même dans un tel cas où on ne substitue pas telle <strong>et</strong> telle <strong>des</strong>cription au nom, le nom<br />

propre pourra avoir un sens <strong>et</strong> être compris.<br />

9


si, par exemple, il avait été à <strong>la</strong> guerre <strong>et</strong> ne s’était pas mêlé de pédagogie, on imagine une<br />

situation contrefactuelle, un monde possible 11 . On peut se demander si, dans un de ces<br />

mon<strong>des</strong> possibles, Aristote aurait pu faire autre chose que ce qu’il a fait dans le réel, s’il aurait<br />

pu avoir <strong>des</strong> propriétés différentes de celles qu’on lui attribue. A ce suj<strong>et</strong>, on introduit <strong>des</strong><br />

opérateurs modaux : ce qui est possible est ce qui aurait pu être différent de ce qui est, ce qui<br />

est nécessaire est ce qui n’aurait pu être différente de ce qui est.<br />

Par exemple, « Aristote était un homme » semble être une proposition nécessaire.<br />

C’est-à-dire que si l’on pose <strong>des</strong> situations contrefactuelles au suj<strong>et</strong> d’Aristote, on concevra<br />

que Aristote est un homme dans toutes ces situations. Ainsi, l’opérateur de nécessité agit<br />

comme un quantificateur universel pour les mon<strong>des</strong> possibles : dire « il est nécessaire que φ »,<br />

où φ est une proposition, signifie que pour tout monde possible <strong>la</strong> proposition φ est vraie.<br />

Inversement, on peut penser un monde où « Aristote n’a pas enseigné à Alexandre » est vraie.<br />

C<strong>et</strong>te proposition n’est certainement pas nécessaire, puisqu’elle est fausse dans le réel. Par<br />

contre, il est possible que c<strong>et</strong>te proposition soit vraie, c’est-à-dire qu’on peut exhiber un<br />

monde possible où c’est par exemple Philippe qui a enseigné à Alexandre, <strong>et</strong> où donc c<strong>et</strong>te<br />

proposition est vraie. L’opérateur de possibilité agit comme un quantificateur existentiel <strong>et</strong><br />

signifie qu’il existe un monde possible pour lequel <strong>la</strong> proposition est vraie.<br />

<strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie « le x tel qu’il a enseigné à Alexandre » ne donne pas <strong>la</strong> même<br />

référence dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Dans le monde où c’est Philippe qui a enseigné à<br />

son fils Alexandre, c’est un monde où Aristote n’a pas enseigné à Alexandre <strong>et</strong> où il n’est<br />

donc pas le référent de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre ». Ainsi, selon les<br />

mon<strong>des</strong> possibles, le référent d’une <strong>des</strong>cription définie change. Par contre, il n’est pas<br />

possible que, re<strong>la</strong>tivement à une situation contrefactuelle, « Aristote n’est pas Aristote » soit<br />

vraie. Aristote n’aurait pas pu ne pas être Aristote, autrement dit il est nécessaire que Aristote<br />

soit Aristote. Le nom propre « Aristote » a le même référent dans tous les mon<strong>des</strong> possibles.<br />

C’est à ce suj<strong>et</strong> que Kripke introduit sa terminologie, fondamentale pour le<br />

déroulement de ses arguments : <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> <strong>désignateurs</strong> non<br />

rigi<strong>des</strong>. Kripke pose le fondement de c<strong>et</strong>te <strong>distinction</strong> entre <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> non rigi<strong>des</strong><br />

dans un test intuitif auquel il attache beaucoup d’importance 12 : « bien qu’il eût été possible<br />

que quelqu’un d’autre que celui qui est en fait le président <strong>des</strong> Etats-Unis en 1970 (par<br />

exemple, Humphrey aurait pu l’être), personne d’autre que Nixon n’aurait pu être Nixon » 13 .<br />

11 Je reviendrai plus en détail sur <strong>la</strong> notion de « monde possible » dans les parties suivantes.<br />

12 cf. p.163 où Kripke regr<strong>et</strong>te que, je cite, « le teste intuitif, sur lequel [il] attire l’attention pages 36-37, semble<br />

avoir échappé à bien <strong>des</strong> lecteurs ».<br />

13 cf. p. 36<br />

10


Les noms propres sont <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> ont le même référent dans tous les mon<strong>des</strong><br />

possibles, ils désignent nécessairement le même individu. Si l’on emploie le nom propre<br />

« Nixon », <strong>et</strong> qu’on se demande ce qui aurait pu arriver à Nixon dans un monde possible, c’est<br />

nécessairement de Nixon que l’on parle. Par contre, les <strong>des</strong>criptions définies sont <strong>des</strong><br />

<strong>désignateurs</strong> non rigi<strong>des</strong>. Le référent de « celui qui est le président américain en 1970 » peut<br />

changer d’un monde à l’autre.<br />

Sur base de ce test intuitif <strong>et</strong> de <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> <strong>désignateurs</strong><br />

non rigi<strong>des</strong>, Kripke récuse <strong>la</strong> prétendue synonymie entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription<br />

définie. En faisant usage <strong>des</strong> contextes modaux, il montre qu’il n’y a plus substitution salva<br />

veritate entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie. C<strong>et</strong> argument est comme suit :<br />

(3) Sous certaines circonstances, Aristote n’aurait pas été l’enseignant d’Alexandre.<br />

C<strong>et</strong>te proposition pourrait être vraie. L’opérateur de possibilité exige que l’on soit capable<br />

d’exhiber un monde possible où Aristote n’a pas enseigné à Alexandre. Un monde où<br />

Philippe a enseigné à Alexandre est un monde possible où Aristote n’a pas enseigné à<br />

Alexandre. Maintenant, si l’on s’en tient à <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste, alors on peut substituer <strong>la</strong><br />

<strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre » à « Aristote » en (4). On obtient :<br />

(4) Sous certaines circonstances, l’enseignant d’Alexandre n’aurait pas été<br />

l’enseignant d’Alexandre.<br />

Mais là, on a c<strong>la</strong>irement une contradiction. « L’enseignant d’Alexandre n’est pas l’enseignant<br />

d’Alexandre » ne peut jamais être vraie. Dans les contextes modaux, il n’y a plus substitution<br />

salva veritate entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie ne donne<br />

pas le sens du nom, elle ne perm<strong>et</strong> plus d’en r<strong>et</strong>rouver <strong>la</strong> référence. Le nom ne contient pas de<br />

sens qui perm<strong>et</strong>te de déterminer sa référence, il désigne directement l’individu auquel il<br />

renvoie. L’argument de Kripke ainsi posé semble évident. Néanmoins, <strong>la</strong> logique modale fut<br />

fortement décriée au siècle dernier <strong>et</strong> suscita de virulents débats. On va maintenant voir les<br />

problèmes qu’elle contient <strong>et</strong> comment Kripke résout ces problèmes.<br />

11


DEUXIEME PARTIE : LOGIQUE MODALE ET ESSENTIALISME<br />

Kripke récuse <strong>la</strong> prétendue synonymie entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie en<br />

invoquant leur comportement dans les contextes modaux. Frege, de même que Quine, étaient<br />

bien conscients de c<strong>et</strong>te perte du principe d’extensionalité dans les contextes modaux. On va<br />

voir pourquoi ils n’en ont pas tenu compte. On se penchera surtout sur ce qui motive Quine à<br />

refuser <strong>la</strong> lecture de re, ainsi que sur le problème de l’identification à travers les mon<strong>des</strong><br />

possibles. Mais ce ne sont en fait, selon Kripke, que de faux problèmes qui reposent sur bon<br />

nombre de confusions dans les concepts mobilisés par <strong>la</strong> logique modale. On cherchera alors<br />

à comprendre comment Kripke extrait <strong>la</strong> logique modale de ces impasses dans lesquelles les<br />

philosophes ont fini par l’emmener. Je m’attacherai pour l’instant à dérouler le fil de<br />

l’argumentation de Kripke, de manière naïve, sans trop m’attarder sur <strong>des</strong> critiques <strong>et</strong> ce, afin<br />

de bien comprendre les enjeux <strong>et</strong> les problématiques de sa <strong>thèse</strong>.<br />

I- <strong>La</strong> critique d’une logique « essentialiste »<br />

Il semble qu’il fasse sens de dire « sous certaines circonstances, Aristote n’aurait pas<br />

enseigné à Alexandre », que c<strong>et</strong> énoncé pourrait être vrai, <strong>et</strong> que c’est par conséquent une<br />

propriété accidentelle d’Aristote que d’avoir été l’enseignant d’Alexandre. Mais justement,<br />

pour Quine, si l’on se réfère à Aristote comme étant celui qui a enseigné à Alexandre, alors on<br />

ne peut pas dire qu’Aristote aurait pu ne pas enseigner à Alexandre. On ne peut pas se référer<br />

à Aristote en tant que tel directement. On le fait à travers les propriétés qu’on lui attribue,<br />

sous lesquelles il nous apparaît. Si l’on se réfère à Aristote comme étant celui qui a enseigné à<br />

Alexandre, alors c<strong>et</strong>te propriété doit être vraie d’Aristote dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Qui<br />

plus est, les propriétés n’existent pas indépendamment de <strong>la</strong> façon dont on se réfère à un<br />

individu. Il n’est de propriété accidentelle que parce que l’on peut varier les façons de se<br />

référer à un individu. A vrai dire, c’est toute <strong>la</strong> logique modale que refuse Quine. Il considère<br />

que, telle qu’elle est pratiquée, elle incite à croire à un essentialisme qui doit être rej<strong>et</strong>é.<br />

I-1- Contextes opaques<br />

Frege, puis Quine, étaient tout à fait conscients de c<strong>et</strong>te perte du principe<br />

d’extensionalité sur lequel s’appuie Kripke dans l’argument modal. Ils ne pouvaient en tenir<br />

12


compte. Dans Sens <strong>et</strong> dénotation 14 , Frege montre que le principe d’extensionalité ne marche<br />

pas pour les contextes intensionnels. Mais peu importe, pour Frege, qui adopte une position<br />

réaliste, une proposition est soit vraie soit fausse indépendamment de notre capacité à <strong>la</strong><br />

découvrir comme telle. Les <strong>modalités</strong> entraînent selon lui <strong>des</strong> considérations épistémiques,<br />

<strong>des</strong> façons d’accéder à <strong>la</strong> connaissance de <strong>la</strong> valeur de vérité d’une proposition, <strong>et</strong> ne font<br />

donc pas partie de <strong>la</strong> logique. Quine rej<strong>et</strong>te les contextes intensionnels, mais pour <strong>des</strong> raisons<br />

différentes. Il appelle les contextes dans lesquels le principe d’extensionalité ne fonctionne<br />

pas <strong>des</strong> « contextes opaques » 15 . Les contextes générés par les opérateurs modaux sont<br />

opaques puisque <strong>la</strong> valeur de vérité <strong>des</strong> propositions dans <strong>la</strong> portée de tels opérateurs n’est<br />

plus donnée de manière univoque <strong>et</strong> peut varier d’un monde possible à l’autre. Un exemple<br />

bien connu pour illustrer ce propos est <strong>la</strong> perte d’une même extensionalité entre « neuf » <strong>et</strong><br />

« le nombre de p<strong>la</strong>nète » lorsqu’on se r<strong>et</strong>rouve dans un contexte opaque :<br />

(5) Neuf est supérieur à sept.<br />

(6) Neuf est le nombre de p<strong>la</strong>nètes.<br />

(7) Le nombre de p<strong>la</strong>nètes est supérieur à sept.<br />

Apparemment, (7) découle de (6) <strong>et</strong> (5), « le nombre de p<strong>la</strong>nète » étant une expression qui<br />

décrit le nombre « neuf ». « Neuf » <strong>et</strong> « le nombre de p<strong>la</strong>nètes » ayant <strong>la</strong> même extension, on<br />

peut substituer « le nombre de p<strong>la</strong>nètes » à « neuf » dans l’expression (5) sans en altérer <strong>la</strong><br />

valeur de vérité. Mais ce<strong>la</strong> ne fonctionne pas dans les contextes opaques :<br />

(8) Nécessairement, neuf est supérieur à sept.<br />

(9) Neuf est le nombre de p<strong>la</strong>nètes.<br />

(10) Nécessairement, le nombre de p<strong>la</strong>nètes est supérieur à sept.<br />

Ici, (10) ne peut pas être inféré de (8) <strong>et</strong> (9). « Le nombre de p<strong>la</strong>nètes », dans un autre monde<br />

possible, pourrait très bien ne pas être neuf. Il ne peut donc pas être vrai que « le nombre de<br />

p<strong>la</strong>nètes est nécessairement supérieur à sept ». <strong>La</strong> portée de l’opérateur « nécessairement »<br />

génère un contexte opaque. On ne peut appliquer le principe d’extensionalité <strong>et</strong> substituer « le<br />

14 cf. Gottlob Frege, 1892 : « Über Sinn und Bedeutung », 1971 : Trad. fr. « Sens <strong>et</strong> dénotation », in Ecrits<br />

logiques <strong>et</strong> philosophiques (pp. 102-126), Paris, Seuil.<br />

15 cf. Wil<strong>la</strong>rd von Orman Quine, 1953 (1961 : 2 e ed. révisée), From a Logical Point of View (VIII, 1, p.142 sq.),<br />

Harvard, Harvard University Press.<br />

13


nombre de p<strong>la</strong>nètes » à « neuf » salva veritate, c’est-à-dire sans altérer <strong>la</strong> valeur de vérité de<br />

<strong>la</strong> proposition toute entière.<br />

I-2- Lecture de re <strong>et</strong> lecture de dicto<br />

Une question se pose d’emblée : sur quoi porte <strong>la</strong> nécessité, ou <strong>la</strong> possibilité, en<br />

logique modale ? <strong>La</strong> modalité concerne-t-elle <strong>la</strong> proposition, c’est-à-dire <strong>la</strong> façon de se référer<br />

à un état de faits, ou sur les propriétés d’un obj<strong>et</strong> en tant que telles ? En fait, deux lectures de<br />

(10) sont possibles : <strong>la</strong> lecture de re <strong>et</strong> <strong>la</strong> lecture de dicto. <strong>La</strong> lecture de re concerne une<br />

modalité portant sur <strong>des</strong> propriétés de l’obj<strong>et</strong> dont on parle, indépendamment de <strong>la</strong> façon dont<br />

on le décrirait. Par contre, <strong>la</strong> lecture de dicto concerne une modalité de <strong>la</strong> proposition,<br />

autrement dit de ce qu’on dit d’un obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> de ses propriétés. Dans l’exemple ci-<strong>des</strong>sus, ce<br />

serait <strong>la</strong> lecture de re qui est p<strong>la</strong>usible, comme on peut le voir formellement dans ce qui suit :<br />

(11) ∃x(Px Λ (x > 7))<br />

(12) ∃x(Px Λ (x > 7))<br />

<strong>La</strong> lecture (11) est de re, <strong>la</strong> (12) est de dicto. (11) énonce une propriété de l’obj<strong>et</strong> désigné, elle<br />

pourrait du reste très bien être vraie. Il y a quelque chose, le nombre neuf, <strong>et</strong> ce nombre, qui<br />

est en fait le nombre de p<strong>la</strong>nètes (dans notre monde), a <strong>la</strong> propriété d’est supérieur à sept dans<br />

tous les mon<strong>des</strong> possibles. Par contre, (12) est bien évidemment fausse <strong>et</strong> dépend de <strong>la</strong> façon<br />

dont on se réfère aux obj<strong>et</strong>s. Elle dit que le nombre coïncidant avec le nombre de p<strong>la</strong>nètes est<br />

supérieur à sept dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Il faudrait donc opter pour <strong>la</strong> lecture de re.<br />

Un autre exemple montre que <strong>la</strong> lecture de re est correcte tandis que <strong>la</strong> lecture de dicto<br />

mène à une contradiction. En eff<strong>et</strong>, si l’on veut formaliser <strong>la</strong> possibilité selon <strong>la</strong>quelle<br />

quelqu’un qui est heureux pourrait avoir été malheureux, on obtient :<br />

(13) ∃x (Hx Λ ◊¬Hx)<br />

(14) ◊∃x (Hx Λ ¬ Hx)<br />

(13) est <strong>la</strong> lecture de re, elle peut être vraie. On pose une charge ontologique sur l’individu<br />

qui est celui qui est heureux dans le réel, lequel acquiert une existence indépendante, en<br />

quelques sortes, de <strong>la</strong> façon dont il apparaît ou de ce que l’on en dit. Par contre, (14) qui est<br />

de dicto, est une contradiction.<br />

14


C’est justement sur ce point, <strong>la</strong> pertinence de <strong>la</strong> lecture de re <strong>et</strong> <strong>la</strong> contradiction<br />

qu’engendre <strong>la</strong> lecture de dicto, que Quine refuse <strong>la</strong> logique modale. Seule une proposition est<br />

vraie ou fausse, <strong>et</strong> ainsi, seule <strong>la</strong> vérité d’une proposition peut être nécessaire ou contingente.<br />

Ce n’est pas une propriété qui peut être vraie ou fausse, elle ne peut donc être l’obj<strong>et</strong> de <strong>la</strong><br />

modalité. Qui plus est, une proposition <strong>et</strong> vraie ou fausse en tant qu’elle énonce quelque chose<br />

à propos d’un obj<strong>et</strong>. Et les propriétés sont vraies (fausses) d’un obj<strong>et</strong> parce que les<br />

propositions qu’on fait à leur suj<strong>et</strong> sont vraies (fausses). Ainsi, les propriétés sont vraies d’un<br />

obj<strong>et</strong> en tant qu’elles relèvent d’une façon de se référer à un obj<strong>et</strong>, de faire <strong>des</strong> propositions au<br />

suj<strong>et</strong> d’un obj<strong>et</strong>. <strong>La</strong> lecture correcte en logique modale devrait être <strong>la</strong> lecture de dicto, c’est-àdire<br />

que <strong>la</strong> modalité concerne <strong>la</strong> proposition toute entière.<br />

<strong>La</strong> lecture de re est celle qui perm<strong>et</strong> à Kripke de penser qu’on utilise, dans le <strong>la</strong>ngage,<br />

<strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>, que sont les noms propres. <strong>La</strong> lecture de re reflète une façon de faire<br />

directement référence aux obj<strong>et</strong>s désignés, obj<strong>et</strong>s auxquels on attribue <strong>des</strong> propriétés,<br />

lesquelles sont toujours vraies de c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> (nécessaire), ou parfois vraies (possibles). <strong>La</strong><br />

lecture de re affirme une certaine charge ontologique, c’est-à-dire que l’on suppose un obj<strong>et</strong><br />

qui a une existence indépendamment <strong>des</strong> propriétés qui nous apparaissent. C’est justement<br />

c<strong>et</strong>te idée de référence directe que refuse Quine. On ne peut pas se référer à individu<br />

indépendamment de propriétés sous lesquelles il apparaît. Accepter <strong>la</strong> lecture de re, c’est<br />

accepter une sorte d’existence de l’obj<strong>et</strong> cachée derrière les propriétés. C’est supposer un<br />

substrat à <strong>des</strong> propriétés qu’on décrirait, ce que refuse radicalement Quine.<br />

D’autre part, appliquer une lecture de re, <strong>et</strong> parler de propriétés contingentes, suppose<br />

de reconnaître <strong>des</strong> propriétés essentielles du référent <strong>des</strong>quelles on distinguerait ces soi-disant<br />

propriétés accidentelles. Or, les propriétés attribuées à un individu ne dépendent pas de<br />

propriétés cachées qu’on découvrirait au fur <strong>et</strong> à mesure, mais <strong>des</strong> façons de se référer aux<br />

obj<strong>et</strong>s. Charger ontologiquement l’individu indépendamment <strong>des</strong> propriétés, c’est supposer un<br />

substrat caché, <strong>et</strong> d’en révéler l’essence en distinguant propriétés essentielles <strong>et</strong> accidentelles.<br />

I-3- Le problème de l’identification à travers les mon<strong>des</strong> possibles<br />

Parallèlement au problème de l’essentialisme, <strong>et</strong> de l’apparente absurdité d’attribuer<br />

une modalité à <strong>des</strong> propriétés, se pose le problème de l’identification à travers les mon<strong>des</strong><br />

possibles. Si l’on dit que « Aristote aurait pu ne pas enseigner à Alexandre » est vrai, alors on<br />

doit pouvoir montrer un monde possible où Aristote n’a pas enseigné à Alexandre. Ce sont là<br />

les conditions de vérité d’un énoncé avec l’opérateur de possibilité. Mais si Aristote n’est plus,<br />

15


dans ce monde possible, celui qui a enseigné à Alexandre, alors comment va-t-on savoir qu’il<br />

s’agit du même Aristote ? Parler d’un obj<strong>et</strong> dans les mon<strong>des</strong> possibles, en faisant varier ses<br />

propriétés dans ces mon<strong>des</strong> possibles, suppose d’avoir un critère d’identification du référent<br />

du nom à travers les mon<strong>des</strong> possibles. <strong>La</strong> logique modale suppose donc de disposer de<br />

conditions nécessaires <strong>et</strong> suffisantes qui perm<strong>et</strong>tent d’identifier le référent d’un nom propre<br />

dans les mon<strong>des</strong> possibles. Mais comment reconnaître c<strong>et</strong> ensemble de propriétés nécessaires<br />

<strong>et</strong> suffisantes pour identifier le référent d’un désignateur ?<br />

<strong>La</strong> modalité de re implique donc une forme d’essentialisme qu’il faut rej<strong>et</strong>er. Et si l’on<br />

s’en tient à <strong>la</strong> modalité de dicto, alors <strong>la</strong> nécessité ne sera plus que <strong>la</strong> validité exprimée en<br />

logique de premier ordre. En eff<strong>et</strong>, une proposition nécessairement vraie est une proposition<br />

vraie dans tous les modèles, autrement dit une proposition valide. Par conséquent non<br />

seulement <strong>la</strong> logique modale incite à croire à <strong>des</strong> essences, mais, de plus, elle est inutile. On<br />

va voir que c’est précisément sur ces points que <strong>la</strong> conception de Kripke apporte <strong>des</strong> solutions<br />

particulièrement efficaces, même si elles comportent elles-mêmes leurs propres problèmes.<br />

II- Le réalisme de Kripke <strong>et</strong> l’identité à travers les mon<strong>des</strong><br />

Si <strong>la</strong> logique modale n’est pas possible, alors l’argument modal n’est pas pertinent. On<br />

va voir maintenant comment Kripke répond à ce qu’il appelle de « faux problèmes ». On se<br />

tournera tout d’abord sur une critique intuitive du rej<strong>et</strong> de <strong>la</strong> lecture de re par Quine. A partir<br />

de là, on enchaînera sur le refus du problème de l’identification à travers les mon<strong>des</strong>. Enfin, <strong>et</strong><br />

c’est là le point d’orgue de l’argument modal, on verra comment Kripke en vient à distinguer<br />

radicalement deux types de <strong>modalités</strong> <strong>et</strong> à poser <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> selon <strong>la</strong>quelle même quand <strong>la</strong><br />

référence d’un nom propre est fixée par une <strong>des</strong>cription définie, c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription définie ne<br />

donne plus, par <strong>la</strong> suite ou dans d’autres mon<strong>des</strong> possibles, le sens du nom propre. Tout ce<strong>la</strong><br />

sera l’occasion de pointer <strong>la</strong> dimension réaliste de <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke <strong>et</strong> de montrer sur quels<br />

genres d’intuitions s’appuie <strong>la</strong> prise de position en faveur d’une référence directe.<br />

II-1- Défense de <strong>la</strong> modalité de re<br />

Selon Kripke, les arguments contre <strong>la</strong> lecture de re, relèvent de « <strong>la</strong> conception<br />

d’un homme aux intuitions perverties » 16 . De fait, si l’on demande si Aristote aurait pu ne pas<br />

enseigner à Alexandre, c’est bien d’Aristote que l’on parle, <strong>et</strong> de ce qui aurait pu lui arriver,<br />

16 cf. p.29<br />

16


peu importe <strong>la</strong> façon dont Aristote est décrit. Quine voudrait, selon Kripke, faire une analyse<br />

de <strong>la</strong> façon de parler qui serait <strong>la</strong> bonne, ou donner une théorie normative qui dirait comment<br />

parler. Mais, de fait, ce n’est pas comme ça qu’on parle. On a vu dans le bref exposé de<br />

l’argument modal que Kripke propose « un test intuitif » à partir duquel il déroule <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> : même si l’on se réfère à Aristote comme étant celui qui a enseigné à<br />

Alexandre, il y a un contenu intuitif derrière un énoncé tel que « Aristote aurait pu ne pas<br />

enseigner à Alexandre », mais pas derrière « Aristote aurait pu ne pas être Aristote ». Ainsi, le<br />

nom propre utilisé dans un contexte intensionnel désigne le même référent dans tous les<br />

mon<strong>des</strong> possibles, c’est un désignateur rigide, contrairement à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie.<br />

Il y a par là même un contenu intuitif à <strong>la</strong> notion de propriété accidentelle, en<br />

l’occurrence celle d’avoir enseigné à Alexandre dans l’exemple avec Aristote. Si l’on dit<br />

qu’Aristote aurait pu ne pas enseigner à Alexandre, c’est bien d’une propriété accidentelle<br />

d’Aristote dont on parle. Et c<strong>et</strong>te propriété accidentelle d’Aristote est vraie, ou fausse,<br />

d’Aristote indépendamment de <strong>la</strong> façon dont on se référerait à Aristote. Kripke en déduit <strong>la</strong><br />

pertinence de <strong>la</strong> notion de propriété accidentelle, <strong>et</strong> par là même de <strong>la</strong> notion de propriété<br />

essentielle. Cependant, il n’argumente pas directement en faveur de l’existence de propriétés<br />

essentielles. Au détour d’une note 17 , il s’explique par rapport à son exemple : « une certaine<br />

propriété – <strong>la</strong> victoire électorale – est présentée comme une propriété accidentelle de Nixon,<br />

indépendamment de <strong>la</strong> façon dont il est décrit. Si <strong>la</strong> notion de propriété accidentelle a un sens,<br />

<strong>la</strong> notion de propriété essentielle doit évidemment en avoir un elle aussi ». C<strong>et</strong> argument est-il<br />

suffisant pour faire adm<strong>et</strong>tre un sens à <strong>la</strong> notion de propriété essentielle ? Ceci dit, que Quine<br />

soit d’accord ou non, dans tous les cas, on utilise dans l’usage courant de telles <strong>modalités</strong> de<br />

re dont on doit pouvoir rendre compte.<br />

L’erreur <strong>des</strong> opposants à <strong>la</strong> logique modale repose sur plusieurs raisons. Des raisons<br />

notamment, dont l’éc<strong>la</strong>ircissement perm<strong>et</strong> de justifier <strong>la</strong> lecture de re, d’appuyer <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>, <strong>et</strong> de légitimer l’usage d’un argument exprimé dans une logique modale.<br />

Tout d’abord, <strong>et</strong> c’est là le principal argument de Kripke, Quine opère à juste titre une<br />

<strong>distinction</strong> entre les lectures de re <strong>et</strong> de dicto. Cependant, il n’aperçoit pas que ces deux<br />

lectures traduisent en fait deux <strong>modalités</strong> différentes. L’une étant <strong>la</strong> modalité métaphysique,<br />

fondée sur <strong>la</strong> notion « nécessaire » ; l’autre étant épistémique, fondée sur <strong>la</strong> notion « a<br />

priori ». Par ailleurs, <strong>la</strong> tendance à réc<strong>la</strong>mer <strong>des</strong> critères d’identification nécessaires <strong>et</strong><br />

suffisants du référent pour le reconnaître à travers les mon<strong>des</strong> possibles repose sur une<br />

mauvaise conception <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles, un p<strong>la</strong>tonisme modal. Ce problème<br />

17 cf. note 12 p. 30.<br />

17


d’identification est également imputable à <strong>la</strong> confusion <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> qui empêche de voir<br />

qu’une propriété qui fixe <strong>la</strong> référence d’un nom propre n’en est pas une propriété essentielle,<br />

<strong>et</strong> ne perm<strong>et</strong> plus de r<strong>et</strong>rouver ce référent par <strong>la</strong> suite. C’est à ce niveau que Kripke s’appuie<br />

sur un argument, qui ne peut que susciter l’étonnement, à travers un exemple d’énoncé qu’il<br />

qualifie d’a priori contingent.<br />

II-2- Critique du p<strong>la</strong>tonisme modal<br />

L’argument de Kripke, <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre les <strong>modalités</strong>, montreront, in fine, que les<br />

propriétés d’identification du référent ne sont pas <strong>des</strong> propriétés essentielles de ce référent. Du<br />

reste, comme on va le voir, Kripke considère que le nom propre ne contient pas de critère<br />

d’identification qualitatif du référent. On va pour l’instant s’intéresser à <strong>la</strong> conception <strong>des</strong><br />

mon<strong>des</strong> possibles qu’il propose contre un p<strong>la</strong>tonisme modal <strong>et</strong> comment il évacue le problème<br />

de l’identification à travers les mon<strong>des</strong> possibles.<br />

On croit que pour pouvoir énoncer une situation contrefactuelle au suj<strong>et</strong> d’un individu<br />

on doit avoir reconnu une essence, autrement dit un ensemble de propriétés nécessaires <strong>et</strong><br />

suffisantes pour identifier le référent dans les mon<strong>des</strong> possibles. C’était là le problème de<br />

l’identification à travers les mon<strong>des</strong>. Cependant, Kripke refuse c<strong>et</strong>te idée de rechercher <strong>des</strong><br />

propriétés essentielles afin d’identifier un individu à travers les mon<strong>des</strong> possibles. Ce<br />

problème est un faux problème qui repose sur une mauvaise conception <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles,<br />

un p<strong>la</strong>tonisme modal. Dans c<strong>et</strong>te mauvaise conception, on considère <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles qui<br />

existeraient indépendamment du nôtre. Des mon<strong>des</strong> étrangers qu’on aurait à « observer à<br />

l’aide de puissants télescopes » 18 , ironise Kripke. Il serait impossible de connaître quoi que ce<br />

soit de ces mon<strong>des</strong> s’ils étaient tels. On ne dispose pas de ces « puissants télescopes ». Les<br />

mon<strong>des</strong> possibles sont stipulés, depuis le réel <strong>et</strong> dans notre <strong>la</strong>ngage. Si l’on dit « Aristote<br />

aurait pu ne pas enseigner à Alexandre », <strong>et</strong> si l’on veut vérifier si c<strong>et</strong> énoncé est vrai, on ne<br />

devra pas observer tous les mon<strong>des</strong> possibles <strong>et</strong> essayer d’en trouver un où Aristote n’a pas<br />

enseigné à Alexandre. Il suffit de stipuler un monde, avec <strong>des</strong> informations pertinentes, un<br />

cours particulier de l’histoire, <strong>et</strong> de considérer s’il est possible que le cours du monde se soit<br />

déroulé ainsi. Si l’on décrit par exemple un monde où Philippe a enseigné à son fils, alors<br />

c’est un monde où Aristote n’a pas enseigné à Alexandre. Et il n’est pas contradictoire de<br />

concevoir un tel monde. Il existe donc un monde possible où Aristote n’a pas enseigné à<br />

Alexandre. Et ce monde n’a pas à être découvert, puis observé, puisqu’il est stipulé. « Un<br />

18 cf. pp. 32 sq.<br />

18


monde possible est donné par les conditions <strong>des</strong>criptives que nous lui associons » 19 , explique<br />

Kripke. C’est-à-dire qu’un monde possible est en quelques sortes construit en stipu<strong>la</strong>nt un<br />

cours contrefactuel de l’histoire, <strong>et</strong> seul ce qui est pertinent pour le propos doit être décrit.<br />

Expliquer <strong>et</strong> décrire un monde dans lequel Philippe à enseigné à Alexandre, voire en ajoutant<br />

quelques explications (ce qui aurait fait que Philippe aurait enseigné lui-même à son fils, <strong>et</strong>c.),<br />

c’est ce<strong>la</strong> un monde possible où Aristote n’aurait pas enseigné à Alexandre. On n’a pas besoin<br />

d’identifier Aristote dans ce monde, le fait que ce monde contienne Aristote <strong>et</strong> que c’est bien<br />

d’Aristote que l’on parle <strong>et</strong> une donnée. On se donne un monde qui contient Aristote, <strong>et</strong> on se<br />

demande ce qui lui arriverait. On pose Aristote dans ce monde tel qu’il est Aristote dans le<br />

réel car, comme insiste Kripke, « c’est de lui que nous parlons, de ce qui aurait pu lui arriver à<br />

lui » 20 . Il n’y a en fait pas de raison de supposer qu’il ne s’agit plus d’Aristote.<br />

« Nous ne commençons donc pas avec les mon<strong>des</strong> possibles [...] pour, ensuite, nous<br />

enquérir <strong>des</strong> critères d’identification à travers les mon<strong>des</strong> ; au contraire, nous commençons<br />

avec les obj<strong>et</strong>s, que nous avons <strong>et</strong> que nous pouvons identifier dans le monde réel. » 21 Kripke<br />

refuse le problème de l’identification à travers les mon<strong>des</strong>. On n’a pas besoin de critère<br />

d’identification qualitatif à travers les mon<strong>des</strong> possibles tout simplement parce qu’on n’a pas<br />

à identifier ce référent dans le monde possible. Quand on se demande ce qui aurait pu arriver<br />

à Aristote, il s’agit toujours d’une modalité métaphysique – comme on le verra par <strong>la</strong> suite -<br />

qui n’est pas susceptible d’ambiguïtés de lectures puisque « Aristote » ne signifie rien d’autre<br />

que le référent qu’il sélectionne. Le nom propre n’a pas un sens qui donnerait un critère<br />

d’identité qualitatif de son référent. Le monde possible se construit autour du référent, tel<br />

qu’on le désigne dans le réel. Si je parle d’une situation contrefactuelle au suj<strong>et</strong> d’Aristote,<br />

alors je sélectionne le référent du nom « Aristote », tel que ce nom est utilisé dans le réel. Et<br />

c’est ensuite autour <strong>et</strong> pour ce référent que je décris un monde.<br />

On r<strong>et</strong>rouve finalement ici un problème de dépendance <strong>des</strong> quantificateurs implicite à<br />

<strong>la</strong> lecture de re, le monde possible dépend du choix du référent, <strong>et</strong> non l’inverse. On construit<br />

un monde possible pour <strong>et</strong> à partir du référent. Dans une lecture de dicto, l’individu dépend du<br />

monde sélectionné. Et c’est c<strong>et</strong>te dépendance qui, mise dans <strong>la</strong> lumière d’une nouvelle<br />

conception <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles, justifie l’usage <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> de re 22 . <strong>La</strong> désignation est<br />

rigide car le nom propre renvoie directement au référent indépendamment de quelque critère<br />

19 cf. p. 32<br />

20 cf. p. 37<br />

21 cf. p.41<br />

22 Je n’insiste pas ici sur les notions de dépendances de quantificateurs <strong>et</strong> sur un « ordre » <strong>des</strong> choix. Kripke<br />

refuserait une telle explication <strong>et</strong> il ne peut de toute façon fournir une telle explication car, comme on va le voir,<br />

il parle en termes de références directes <strong>et</strong> de constantes, de <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>. Mais c<strong>et</strong>te remarque<br />

perm<strong>et</strong> d’éc<strong>la</strong>ircir le propos de Kripke, <strong>et</strong> sera utile pour comprendre les objections qu’on peut lui adresser.<br />

19


d’identification qualitatif <strong>et</strong> indépendamment <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles. « Ceux qui considère que<br />

<strong>la</strong> notion de désignateur rigide présuppose celle de « critère d’identification à travers les<br />

mon<strong>des</strong> » m<strong>et</strong>tent <strong>la</strong> charrue avant les boeufs : c’est parce que nous parlons de lui [Aristote] <strong>et</strong><br />

de ce qui aurait pu lui arriver à lui [Aristote], que les « identifications à travers les mon<strong>des</strong> »<br />

ne posent pas de problèmes », conclut Kripke 23 . C’est parce qu’on dispose maintenant de c<strong>et</strong>te<br />

notion de désignateur rigide <strong>et</strong> de <strong>la</strong> lectures de re, sur base de c<strong>et</strong>te conception <strong>des</strong> mon<strong>des</strong><br />

possibles, qu’on dispose d’un critère d’identité à travers les mon<strong>des</strong> possibles. <strong>La</strong> notion de<br />

désignateur rigide est ici fondamentale pour <strong>la</strong> pertinence d’une modalité que Kripke<br />

qualifiera de métaphysique 24 <strong>et</strong> <strong>la</strong>quelle rend possible <strong>la</strong> logique modale.<br />

On a ainsi un argument pour une désignation rigide <strong>la</strong>quelle pourrait être qualifiée de<br />

de jure, de droit, par stipu<strong>la</strong>tion. Rien ne m’empêche de sélectionner un individu, le référent<br />

du nom, pour ensuite me demander si c<strong>et</strong> individu aurait pu avoir d’autres propriétés que<br />

celles qu’il a dans le réel. Si l’on peut stipuler un monde où une <strong>des</strong> propriétés qui est vraie du<br />

référent dans le réel ne l’est plus dans le monde possible (par exemple, le fait d’avoir été<br />

enseignant d’Alexandre pour Aristote), alors il s’agit d’une propriété accidentelle de ce<br />

référent. Si l’on ne peut pas, alors il s’agit d’une propriété essentielle (par exemple,<br />

probablement le fait que Aristote soit un être humain 25 ). Il n’y a pas besoin de supposer<br />

d’avoir reconnu une essence pour stipuler un monde possible autour du référent tel qu’on le<br />

r<strong>et</strong>rouve dans le réel. <strong>La</strong> rigidité ne doit donc pas être prouvée en avançant <strong>la</strong> pertinence d’une<br />

condition nécessaire <strong>et</strong> suffisante pour identifier un référent dans tous les mon<strong>des</strong> possibles.<br />

<strong>La</strong> rigidité peut être postulée. Et c’est là, comme on le verra par <strong>la</strong> suite, <strong>la</strong> différence majeure<br />

dans le comportement <strong>des</strong> noms propres <strong>et</strong> <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies dans les contextes<br />

modaux : <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie, contrairement au nom propre, donne un critère<br />

d’identification de <strong>la</strong> référence, <strong>et</strong> doit donc ainsi être évaluée dans le monde possible. Des<br />

confusions émergent alors à cause <strong>des</strong> ambiguïtés de portées. En ce qui concerne le nom<br />

propre, il n’y a pas d’ambiguïté de portées dès lors que les mon<strong>des</strong> sont stipulés, mais il y a<br />

une ambiguïté concernant l’interprétation de l’opérateur modal. Le nom propre désigne<br />

directement son référent <strong>et</strong> n’a pas de sens du fait qu’il ne contient pas de critère<br />

d’identification qualitatif du référent.<br />

23 cf. p.37.<br />

24 J’explique ce qu’est une modalité métaphysique juste après.<br />

25 Et ce<strong>la</strong> ne suppose pas d’avoir reconnu une essence car « être un humain » n’est pas un critère d’identification,<br />

une propriété nécessaire <strong>et</strong> suffisante pour sélectionner le référent d’Aristote. Ce n’est pas une essence.<br />

Seulement, dans <strong>la</strong> communauté, on tend à considérer qu’un philosophe qui est humain n’aurait pas pu ne pas<br />

être humain. Il y aurait bien ici une possibilité logique à dire que Aristote aurait pu ne pas être un humain, mais il<br />

s’agirait là d’une possibilité épistémique, <strong>et</strong> non métaphysique. Ce point sera plus c<strong>la</strong>ir quand on aura traité <strong>la</strong><br />

<strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>.<br />

20


C’est un point sur lequel on peut dire que <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke s’inscrit dans une<br />

dimension réaliste. Le nom est relié à un référent indépendamment d’une procédure qui<br />

expliquerait comment ce nom désigne le référent, ou comment on peut relier le nom propre au<br />

référent. Ce réalisme va se confirmer dans <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> que l’on va voir juste<br />

après. Toujours est-il que <strong>la</strong> lecture de re, <strong>la</strong> référence directe, sans passer par <strong>des</strong> propriétés<br />

identifiantes <strong>et</strong> indépendamment <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles, est quasiment acquise <strong>et</strong> justifiée par<br />

Kripke. Si l’on stipule un monde possible en se demandant ce qui aurait pu arriver à Aristote,<br />

alors c’est bien d’Aristote que l’on parle. Si le monde possible est stipulé, alors le fait que ce<br />

monde contienne Aristote est une donnée. L’identité à travers les mon<strong>des</strong> n’est donc plus un<br />

problème d’identification, c’est une donnée. <strong>La</strong> désignation rigide est telle re<strong>la</strong>tivement à<br />

l’usage qui, dans notre communauté linguistique, fait correspondre au nom « Aristote »<br />

l’homme Aristote tel qu’il est désigné dans le réel, <strong>et</strong> non pas un Aristote qu’on devrait<br />

identifier selon quelque propriété essentielle.<br />

II-3- Ambiguïté <strong>des</strong> opérateurs : <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> notions « a priori » <strong>et</strong> « nécessaire »<br />

Si l’on identifie le référent de « Aristote » comme étant celui qui a enseigné à<br />

Alexandre, <strong>et</strong> si l’on comprend alors le nom « Aristote » comme un nom pour dire « celui qui<br />

a enseigné à Alexandre », alors on ne peut pas dire que « Aristote n’a pas été l’enseignant<br />

d’Alexandre » soit possiblement vrai. Cependant, si Quine, à juste titre, observe une<br />

ambiguïté de lecture re<strong>la</strong>tive à <strong>la</strong> portée <strong>des</strong> opérateurs modaux, il ne se rend pas compte que,<br />

dans le cas <strong>des</strong> noms propres, c<strong>et</strong>te ambiguïté concerne en fait deux <strong>modalités</strong> différentes. <strong>La</strong><br />

critique de <strong>la</strong> lecture de re <strong>et</strong> le problème d’identification du référent repose sur une confusion<br />

entre les opérateurs « a priori » <strong>et</strong> « nécessaire » du <strong>la</strong>ngage naturel, lesquels opérateurs<br />

renvoient respectivement à une modalité épistémique <strong>et</strong> à une modalité métaphysique.<br />

« A priori » signifie « ce qui peut être connu indépendamment de toute connaissance<br />

empirique », <strong>et</strong> non pas comme on tend à le croire « ce qui doit être connu indépendamment<br />

de toute expérience ». <strong>La</strong> notion « a priori » a trait à une modalité épistémique, elle signifie<br />

simplement que quelque chose peut être connu indépendamment de l’expérience. C<strong>et</strong>te<br />

modalité ne concerne pas les propriétés d’un obj<strong>et</strong>, elle concerne une façon de connaître <strong>la</strong><br />

référence d’une expression. Par contre, <strong>la</strong> notion « nécessaire » relève de <strong>la</strong> modalité<br />

métaphysique. Il ne s’agit pas de se demander comment est connue <strong>la</strong> vérité d’un énoncé,<br />

mais comment il est possible que le référent d’un nom soit, quelles propriétés il pourrait ou<br />

non avoir indépendamment de <strong>la</strong> façon dont on découvrirait que ces propriétés lui<br />

21


appartiennent ou non. Quand on dit d’un obj<strong>et</strong> qu’il est nécessaire qu’il ait telle ou telle<br />

propriété, on dit que c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> en tant qu’il est c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> doit avoir c<strong>et</strong>te propriété dans tous les<br />

mon<strong>des</strong> possibles, on dit que c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> n’aurait pas pu être autrement qu’il est. Et on ne doit<br />

pas confondre ces deux <strong>modalités</strong>. Dire qu’on connaît <strong>la</strong> vérité d’un énoncé a priori, ce n’est<br />

pas dire que <strong>la</strong> vérité de c<strong>et</strong> énoncé est nécessaire. Pareillement, il peut y avoir <strong>des</strong> vérités<br />

nécessaires qui ne peuvent être connues a priori. <strong>La</strong> modalité épistémique concerne <strong>la</strong> façon<br />

dont on reconnaît <strong>la</strong> vérité ou <strong>la</strong> fauss<strong>et</strong>é d’une proposition dans les limites de notre<br />

connaissance, <strong>la</strong> modalité métaphysique ce qui rend vraie ou fausse <strong>la</strong> proposition<br />

indépendamment de notre faculté à <strong>la</strong> reconnaître comme telle. <strong>La</strong> modalité épistémique<br />

concerne les états d’affaires possibles compatibles avec notre connaissance, <strong>la</strong> modalité<br />

métaphysique <strong>des</strong> états d’affaire possibles indépendamment de notre connaissance. C’est sur<br />

ce point que Kripke adopte une position résolument réaliste. En eff<strong>et</strong>, <strong>la</strong> modalité<br />

métaphysique telle qu’il <strong>la</strong> présente suppose <strong>des</strong> vérités qui seraient indépendantes de notre<br />

capacité à les révéler comme telles, <strong>des</strong> propriétés qui seraient vraies d’un obj<strong>et</strong><br />

indépendamment de <strong>la</strong> connaissance qu’on en aurait.<br />

Kripke illustre ce recadrage par un exemple d’énoncé dont <strong>la</strong> vérité ou <strong>la</strong> fauss<strong>et</strong>é,<br />

même si elle ne peut pas être connue a priori, du moins pour l’instant, n’en demeure pas<br />

moins nécessaire. Il donne l’exemple de théorèmes mathématiques dont <strong>la</strong> validité n’a pas<br />

encore été prouvée. Les énoncés mathématiques étant vrais ou faux de manière nécessaire, si<br />

de tels théorèmes sont vrais, alors ils sont nécessairement vrais, <strong>et</strong> s’ils sont faux, alors ils<br />

sont nécessairement faux. Ainsi, si l’on considère <strong>la</strong> conjecture de Goldbach, sa vérité ou sa<br />

fauss<strong>et</strong>é doit être nécessaire. Pourtant, on peut ne pas disposer pas de preuve de <strong>la</strong> conjecture<br />

de Goldbach. <strong>La</strong> nécessité ne peut donc consister en une connaissance qui est forcément<br />

révélée a priori. Il peut donc y avoir <strong>des</strong> vérités nécessaires <strong>des</strong>quelles on ne disposerait pas<br />

encore de preuve. Si c<strong>et</strong>te position peut éventuellement être acceptable, il semble que<br />

l’inverse ne pourrait pas être vrai, à savoir que l’on pourrait avoir une nécessité épistémique<br />

sans nécessité métaphysique. Mais justement, sur ce point, Kripke va avancer un exemple<br />

d’énoncé qu’il qualifie d’a priori contingent, énoncé à partir duquel il distingue radicalement<br />

les deux <strong>modalités</strong> <strong>et</strong> les rend indépendantes l’une de l’autre. Ce point le mènera à distinguer<br />

<strong>la</strong> façon dont on fixe <strong>la</strong> référence d’un nom <strong>et</strong> ce qui donne le sens d’un nom. C’est du reste à<br />

ce suj<strong>et</strong> qu’intervient réellement l’ambiguïté de l’interprétation <strong>des</strong> opérateurs quand on traite<br />

<strong>des</strong> énoncés modaux contenant un nom propre.<br />

Ainsi, pour en revenir aux critiques de <strong>la</strong> logique modale, il ne s’agit pas tant, pour<br />

Kripke, de dire qu’il existe <strong>des</strong> propriétés essentielles en défendant <strong>la</strong> lecture de re au suj<strong>et</strong><br />

22


<strong>des</strong> noms propres, mais que <strong>la</strong> lecture de re concerne une modalité métaphysique, l’opérateur<br />

modal devant être interprété comme « nécessaire » (dans le cas d’une nécessité) ; <strong>la</strong> lecture de<br />

dicto concernerait quant à elle une modalité épistémique, l’opérateur modal devant être<br />

interprété comme « on sait a priori que », ou « il est consistant avec ce qu’on connaît que ».<br />

On notera que <strong>la</strong> possibilité épistémique ne concerne pas une possibilité réelle de connaître<br />

quelque chose comme vrai ou faux, mais seulement une possibilité en tant qu’elle est<br />

compatible avec notre connaissance.<br />

II-4- Fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> donner le sens : <strong>la</strong> confusion de Frege<br />

<strong>La</strong> signification du nom n’est pas déterminée par un sens qui donne un critère<br />

d’identification du référent. Par un exemple d’énoncé a priori contingent, Kripke distingue le<br />

fait de fixer <strong>la</strong> référence d’un nom lors de sa première apparition dans le <strong>la</strong>ngage, <strong>et</strong> le fait de<br />

donner le sens du nom. Kripke affirme que, même quand <strong>la</strong> référence du nom propre est fixée<br />

par une <strong>des</strong>cription définie, elle ne donne pas une propriété essentielle du référent ni de critère<br />

qualitatif d’identification de <strong>la</strong> référence. Kripke avance sur ce point un exemple d’énoncé<br />

qu’il qualifie d’a priori contingent <strong>et</strong> distingue radicalement les deux types de <strong>modalités</strong>.<br />

On a déjà vu un exemple d’énoncé dont <strong>la</strong> nécessité est indépendante d’une possibilité<br />

d’en connaître <strong>la</strong> vérité ou <strong>la</strong> fauss<strong>et</strong>é a priori. Le problème qui se pose ici est un peu plus<br />

délicat. En eff<strong>et</strong>, il semble que si l’on fixe par stipu<strong>la</strong>tion le référent d’un nom, alors on<br />

connaît une équivalence a priori. Comment c<strong>et</strong>te connaissance a priori peut-elle être une<br />

connaissance d’un fait contingent ? L’argument de Kripke peut sembler paradoxal, c’est<br />

pourtant c<strong>et</strong>te indépendance <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> qui, mise en avant par l’exemple qu’on va voir<br />

maintenant, rend possible <strong>la</strong> logique modale. Ce qui mène à croire qu’une <strong>des</strong>cription qui<br />

fixerait <strong>la</strong> référence donnerait également le sens du nom, c’est une confusion <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>.<br />

Kripke part de l’exemple « le mètre étalon mesure un mètre ». Le mètre étalon - <strong>la</strong><br />

barre qui a servi pour fixer <strong>la</strong> référence de l’unité de mesure métrique - est ce qui fixe <strong>la</strong><br />

référence de « mètre », on sait donc a priori que l’étalon mesure un mètre. On n’a pas besoin<br />

de recherche empirique, ni même de mesurer ce mètre étalon, puisque l’on stipule que <strong>la</strong><br />

longueur de c<strong>et</strong> étalon est celle du mètre. Par contre, il serait contre intuitif de penser que c<strong>et</strong>te<br />

barre, qui sert d’étalon, soit de <strong>la</strong> même longueur dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. C<strong>et</strong>te barre,<br />

indépendamment du fait qu’elle ait servi à fixer <strong>la</strong> référence de « mètre », aurait pu être d’une<br />

longueur différente (si dans un monde possible elle s’était di<strong>la</strong>tée sous l’eff<strong>et</strong> de <strong>la</strong> chaleur par<br />

exemple, alors elle aurait été plus longue qu’elle ne l’est dans le réel). Ainsi, si l’on considère<br />

23


« mètre » comme un désignateur rigide, c’est-à-dire qui désigne <strong>la</strong> longueur du mètre telle<br />

qu’elle est dans le réel dans tous les mon<strong>des</strong> possibles, alors l’étalon aurait pu ne pas mesurer<br />

un mètre. Le fait de mesurer un mètre est une propriété contingente de l’étalon, nonobstant <strong>la</strong><br />

vérité de l’énoncé « le mètre étalon mesure un mètre » est connue a priori.<br />

Si l’on s’en rem<strong>et</strong> aux confusions de <strong>modalités</strong> <strong>et</strong> aux lectures de re <strong>et</strong> de dicto, on voit<br />

que, dans lecture de dicto, l’impossibilité de <strong>la</strong> vérité de l’énoncé « le mètre étalon ne mesure<br />

pas un mètre » relève d’une modalité épistémique. Par contre, il est contingent que le référent<br />

de l’expression « le mètre étalon », <strong>la</strong> barre qui a servi à fixer <strong>la</strong> référence, mesure un mètre<br />

tel que ce mètre désigne une certaine unité de longueur dans le réel. <strong>La</strong> référence de « mètre »<br />

étant fixée, <strong>la</strong> barre qui sert d’étalon ne donne plus <strong>la</strong> référence du mot « mètre ». <strong>La</strong> re<strong>la</strong>tion<br />

entre « le mètre » <strong>et</strong> <strong>la</strong> longueur qu’était celle de c<strong>et</strong> étalon au moment de <strong>la</strong> fixation de <strong>la</strong><br />

référence dans le monde réel a été fixée. « Mètre » devient un désignateur rigide pour c<strong>et</strong>te<br />

longueur en tant que telle dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Donc <strong>la</strong> barre qui sert d’étalon <strong>et</strong> sa<br />

longueur dans un monde possible ne donneront plus <strong>la</strong> référence du mot « mètre ». De même,<br />

une fois <strong>la</strong> référence fixée, <strong>la</strong> longueur de l’étalon peut changer, le mètre ne change pas, <strong>et</strong><br />

« mètre » désignera toujours le même mètre. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie « <strong>la</strong> longueur du mètre<br />

étalon », qui perm<strong>et</strong> de fixer <strong>la</strong> référence ne perm<strong>et</strong> pas d’identifier le référent de « mètre ».<br />

Pour résumer, si l’on croit que parce que l’on sait a priori, par définition qui stipule le<br />

référent du nom, que le mètre étalon est <strong>la</strong> longueur de <strong>la</strong> barre qui a servi d’étalon le jour où<br />

l’on a fixé <strong>la</strong> référence de « mètre », on n’exprime pas pour autant, en disant « le mètre étalon<br />

mesure un mètre » une vérité nécessaire, mais un fait contingent. On peut dire a priori « Le<br />

mètre étalon mesure un mètre », mais le mètre étalon aurait pu ne pas mesurer un mètre. Et il<br />

ne s’agit pas ici de conventions de portées, <strong>la</strong>quelle opterait pour une portée <strong>la</strong>rge pour le nom<br />

propre re<strong>la</strong>tivement à l’opérateur modal 26 . Il s’agit essentiellement de distinguer les<br />

<strong>modalités</strong>, <strong>la</strong> modalité épistémique portant sur <strong>la</strong> façon dont on connaît <strong>la</strong> référence du mètre,<br />

<strong>la</strong> modalité métaphysique portant sur les propriétés du mètre indépendamment de <strong>la</strong> façon<br />

dont on a fixé sa référence. Ici revient <strong>la</strong> dimension réaliste de <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke. En eff<strong>et</strong>, on<br />

se trouve dans une situation dans <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> possibilité que le mètre étalon ne mesure pas un<br />

mètre est une possibilité métaphysique indépendante de <strong>la</strong> modalité épistémique, qui est ici<br />

nécessaire. <strong>La</strong> dimension réaliste est d’autant plus saisissante en ce sens que selon Kripke, on<br />

a une impossibilité épistémique qui est exprimée par « le mètre étalon n’aurait pas pu ne pas<br />

26 On reviendra sur c<strong>et</strong>te notion de portée de manière plus détaillée par <strong>la</strong> suite. Kripke refuse en eff<strong>et</strong> une<br />

explication en termes de conventions de portées en répondant à <strong>des</strong> objections émises par Dumm<strong>et</strong>t, argumentant<br />

que c’est <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> qui est pertinente. Ce n’est pas, selon Kripke, <strong>la</strong> portée qui est ambiguë,<br />

mais l’interprétation de l’opérateur modal. Qui plus est, l’explication porte ici sur <strong>des</strong> énoncés simples, donc<br />

invoquer <strong>la</strong> notion de portée est inutile.<br />

24


faire un mètre ». Autrement dit, <strong>la</strong> contingence exprimée quand on dit que le mètre étalon<br />

pourrait ne pas faire un mètre n’est pas compatible avec notre connaissance. L’argumentation<br />

de Kripke semble faire intervenir un raisonnement par <strong>la</strong> double négation. On ne peut pas<br />

savoir directement que le mètre étalon ne mesure pas un mètre, mais il est absurde de<br />

considérer que <strong>la</strong> longueur de <strong>la</strong> barre qui a servi d’étalon soit de <strong>la</strong> même longueur dans tous<br />

les mon<strong>des</strong> possibles. Il en déduit qu’on a une vérité a priori contingente.<br />

On r<strong>et</strong>iendra ici l’indépendance radicale <strong>des</strong> deux <strong>modalités</strong> l’une vis-à-vis de l’autre.<br />

« Nécessaire » doit s’appliquer aux énoncés qui affirment une propriété vraie d’un obj<strong>et</strong> dans<br />

tous les mon<strong>des</strong> possibles, indépendamment de <strong>la</strong> modalité épistémique <strong>et</strong> de ce qui est<br />

compatible avec notre connaissance. Par contre, Kripke dit qu’il utilisera <strong>la</strong> notion « a<br />

priori », je cite, « de façon à ce que soient a priori les énoncés dont <strong>la</strong> vérité résulte d’une<br />

« définition » fixant une référence » 27 . C<strong>et</strong>te définition ne se faisant pas, comme on vient de le<br />

voir, au moyen d’une propriété essentielle, il faut distinguer le fait de fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> de<br />

donner le sens du nom. Selon Kripke, « Frege doit être blâmé pour avoir utilisé le<br />

mot « sens » dans deux sens. Le sens d’un désignateur, pour lui, c’est sa signification, mais<br />

c’est aussi <strong>la</strong> façon dont sa référence est fixée » 28 . Selon Kripke, on doit distinguer le fait de<br />

donner le sens du nom du fait de fixer sa référence. Le nom n’a pas de sens, il désigne<br />

seulement <strong>la</strong> référence qui a été fixée. On peut fixer <strong>la</strong> référence du nom propre d’Aristote au<br />

moyen d’une propriété accidentelle d’Aristote, propriété qui ne perm<strong>et</strong>tra plus de r<strong>et</strong>rouver <strong>la</strong><br />

référence par <strong>la</strong> suite, voire qui pourrait se révéler fausse. A ce suj<strong>et</strong>, <strong>et</strong> afin de rendre plus<br />

c<strong>la</strong>ir le propos de Kripke, je vais directement introduire <strong>la</strong> notion de baptême initial.<br />

Le « baptême initial » consiste à donner un nom à un obj<strong>et</strong> par stipu<strong>la</strong>tion. On peut<br />

prendre un exemple, lequel n’est pas présenté par Kripke, mais qu’il accorderait sans aucun<br />

doute 29 . Soit une famille dans <strong>la</strong>quelle naît, disons, le cinquième enfant. On l’appellera « le<br />

p<strong>et</strong>it ». Une fois que c<strong>et</strong> enfant grandit, voire devient le plus grand de <strong>la</strong> famille, rien<br />

n’empêche de l’appeler « le p<strong>et</strong>it ». Si, lors du baptême initial, <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « le<br />

p<strong>et</strong>it » a permis de déterminer le référent, « le p<strong>et</strong>it » en tant que sobriqu<strong>et</strong> est quant à lui<br />

devenu un désignateur rigide. Et « le p<strong>et</strong>it » en tant que nom, en tant que désignateur rigide,<br />

pour désigner ce cinquième enfant, ne signifie plus le candidat unique qui correspond à <strong>la</strong><br />

<strong>des</strong>cription définie « le p<strong>et</strong>it ». Dès lors, on peut dire « le p<strong>et</strong>it est grand », ou « le p<strong>et</strong>it aurait<br />

27 cf. note 26, p.51<br />

28 cf. p.46<br />

29 Pour être précis, Kripke ajouterait probablement que ce n’est pas là un usage conventionnel d’une <strong>des</strong>cription<br />

définie, qu’il s’agit d’une <strong>des</strong>cription considérée comme un nom. C’est justement le cas ici. De toutes façons, de<br />

telles précisions ne sont pas encore importantes pour le propos présent. On aura l’occasion d’y revenir quand on<br />

discutera les considérations de portée.<br />

25


pu ne pas être p<strong>et</strong>it ». « Le p<strong>et</strong>it » est ici un désignateur rigide. On r<strong>et</strong>rouve <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre<br />

modalité épistémique <strong>et</strong> modalité métaphysique. Si l’on connaissait ce cinquième enfant<br />

comme étant le p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> répondant à c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription, il n’en demeure pas moins que « le<br />

p<strong>et</strong>it » a pu grandir <strong>et</strong> devenir candidat unique de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription « le grand », mais sans être<br />

appelé « le grand ».<br />

Ainsi, si l’on s’en rem<strong>et</strong> à l’exemple « Aristote aurait pu ne pas enseigner à<br />

Alexandre », même si <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre » peut servir à fixer <strong>la</strong><br />

référence du nom « Aristote », c<strong>et</strong>te propriété d’être l’enseignant d’Alexandre n’est pas une<br />

propriété essentielle d’Aristote. Si l’on dit qu’Aristote n’aurait pas pu ne pas être l’enseignant<br />

d’Alexandre parce qu’on identifie le référent du nom « Aristote » comme étant justement<br />

celui qui a enseigné à Alexandre, c’est que l’on confond le fait de fixer <strong>la</strong> référence au moyen<br />

d’une <strong>des</strong>cription <strong>et</strong> le fait de donner le sens du nom. Et c<strong>et</strong>te confusion est elle-même liée à<br />

une mauvaise compréhension <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>. Le nom ne contient pas un tel critère<br />

d’identification qualitatif qui constituerait son sens. Le nom désigne rigidement le même<br />

référent que celui qu’on lui attribue dans le réel. Par contre, dans l’usage, <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription<br />

définie donne justement un critère qualitatif qui perm<strong>et</strong> d’identifier sa référence. Pouvant<br />

contenir <strong>des</strong> propriétés contingentes, <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie ne désigne pas rigidement <strong>et</strong> doit<br />

être évaluée dans le monde possible dans lequel elle fait référence.<br />

III- L’identité nécessaire a posteriori<br />

Quand on discutait les avantages de <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste sur <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Mill, en<br />

rappe<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre sens <strong>et</strong> dénotation de Frege, on avait évoqué <strong>la</strong> capacité de <strong>la</strong><br />

théorie <strong>des</strong>criptiviste à analyser le contenu de l’identité entre deux noms. Dans Sens <strong>et</strong><br />

Dénotation 30 , Frege illustre ce<strong>la</strong> par un exemple. Il demande ce qui différencie deux énoncés<br />

comme « Hesperus est Hesperus » <strong>et</strong> « Hesperus est Phosphorus ». Les noms ont un sens<br />

déterminé, lequel sens peut être exprimé par une <strong>des</strong>cription définie, <strong>et</strong> le sens renvoie à une<br />

dénotation. Ici, <strong>la</strong> dénotation de « Hesperus » est <strong>la</strong> même que celle de «Phosphorus ».<br />

Cependant, leur sens est différent. Le premier nom est une abréviation pour <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription<br />

« l’étoile qui est vue à tel endroit le soir », le second pour « l’étoile qui est vue à tel endroit le<br />

matin ». A partir de là, si dans « Hesperus est Hesperus » on a affaire à une tautologie, dans<br />

« Hesperus est Phosphorus » on a affaire à une découverte. C<strong>et</strong>te découverte concerne un gain<br />

de sens, une façon de référer à un obj<strong>et</strong>. Deux noms, qui ont chacun un sens qui leur est<br />

30 cf. Gottlob Frege (1892) Op.cit. p.13.<br />

26


propre, perm<strong>et</strong>tent de désigner le même obj<strong>et</strong>, dans ce cas-ci Vénus. On exprime alors c<strong>et</strong>te<br />

découverte en énonçant une identité entre deux façons de faire référence à Vénus à travers les<br />

sens <strong>des</strong> noms. En tant que découverte empirique <strong>et</strong> en tant qu’identité entre <strong>des</strong> façons de<br />

référer à un obj<strong>et</strong>, « Hesperus est Phosphorus » est une identité contingente. En eff<strong>et</strong>, on<br />

aurait pu se référer à Vénus différemment, tout comme ces mêmes noms auraient très bien pu<br />

désigner <strong>des</strong> obj<strong>et</strong>s différents. Selon c<strong>et</strong>te analyse, « Hesperus est Phosphorus » énonce un<br />

jugement synthétique a posteriori. L’argument de Frege, dans Sens <strong>et</strong> Dénotation, dit en<br />

quelque sorte que, s’il s’agissait d’une re<strong>la</strong>tion d’un obj<strong>et</strong> à lui-même, alors il n’y aurait pas<br />

de différence entre deux énoncés de <strong>la</strong> forme « a = a » <strong>et</strong> « a = b ». Cependant, c<strong>et</strong>te<br />

conception ne peut plus tenir dès lors que <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste est réfutée. En eff<strong>et</strong>,<br />

considérer l’identité comme telle suppose que le nom soit synonyme d’une <strong>des</strong>cription définie.<br />

Contre ce<strong>la</strong>, Kripke considère l’identité comme une re<strong>la</strong>tion réflexive, une re<strong>la</strong>tion que<br />

tout obj<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ient à lui-même. Dans un tel énoncé, on découvre empiriquement que deux<br />

noms désignent en fait le même obj<strong>et</strong>. Or, les noms sont <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>.<br />

« Hesperus » désigne Vénus <strong>et</strong> ce, dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Et Vénus reste Vénus que<br />

ce soit le soir ou le matin. De même pour « Phosphorus ». Donc s’il y a identité entre<br />

« Hesperus » <strong>et</strong> « Phosphorus », c<strong>et</strong>te identité est nécessaire. En eff<strong>et</strong>, « Hesperus » <strong>et</strong><br />

« Phosphorus » désignent Vénus dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. En vertu de <strong>la</strong> loi de<br />

l’indiscernabilité <strong>des</strong> identiques, une identité vraie entre deux <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> doit être<br />

une identité nécessaire. Et une propriété étant vraie en tant qu’elle est une propriété d’un obj<strong>et</strong><br />

indépendamment de <strong>la</strong> modalité épistémique, <strong>la</strong> nécessité d’une telle identité est donc<br />

indépendante de <strong>la</strong> connaissance qu’on en a. En logique modale S5 on notera ce principe (a =<br />

b) → (a = b), où « a » <strong>et</strong> « b » sont <strong>des</strong> constantes. « Hesperus est Phosphorus » n’est donc<br />

pas vrai de manière contingente, bien que c<strong>et</strong>te identité fût découverte a posteriori.<br />

On notera ici que Kripke ne dit pas que les énoncés d’identités sont nécessairement<br />

vrais. Il pose une conditionnelle. Si l’identité entre deux <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> est vraie, alors<br />

c<strong>et</strong>te identité est nécessairement vraie <strong>et</strong> ce, peu importe <strong>la</strong> façon dont est découverte c<strong>et</strong>te<br />

identité. Hesperus est Phosphorus indépendamment de ce qu’on connaît d’Hesperus <strong>et</strong> de<br />

Phosphorus. Et Hesperus était Phosphorus avant c<strong>et</strong>te découverte étant donné que Hesperus<br />

n’a jamais pu être différente d’elle-même. Comment c<strong>et</strong>te identité peut-elle être établie ?<br />

Comment peut-elle être découverte ? Il s’agit là de questions ayant trait à <strong>la</strong> modalité<br />

épistémique <strong>et</strong> non à <strong>la</strong> modalité métaphysique <strong>et</strong> <strong>la</strong> nécessité. C<strong>et</strong>te re<strong>la</strong>tion d’identité ne dit<br />

rien de <strong>la</strong> façon dont elle peut être rendue vraie.<br />

27


Si l’on croit que Hesperus aurait pu ne pas être Phosphorus, c’est que l’on confond les<br />

<strong>modalités</strong>. On confond <strong>la</strong> possibilité épistémique selon <strong>la</strong>quelle Hesperus aurait pu ne pas<br />

être Phosphorus <strong>et</strong> <strong>la</strong> nécessité de l’identité exprimée par l’énoncé. C<strong>et</strong>te possibilité<br />

épistémique est liée au fait que <strong>la</strong> façon dont on a fixé <strong>la</strong> référence de ces noms n’implique<br />

pas qu’ils désignent le même obj<strong>et</strong>. Il est donc consistant avec ce qu’on comprend <strong>des</strong> mots<br />

de l’énoncé que Hesperus aurait pu ne pas être Phosphorus, <strong>la</strong> non identité est compatible<br />

avec notre connaissance. Mais on a une impossibilité métaphysique selon <strong>la</strong>quelle Hesperus<br />

n’aurait pas pu ne pas être Phosphorus <strong>et</strong> ce, en vertu de l’indiscernabilité <strong>des</strong> identiques.<br />

C<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong> de l’identité nécessaire découverte a posteriori <strong>la</strong>isse perplexe <strong>et</strong> semble<br />

trop réductrice. Pourtant, elle est une conséquence de <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> de <strong>la</strong><br />

<strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>. Mais c<strong>et</strong>te analyse ne s’applique pas à tous les types de contextes<br />

intensionnels. A ce niveau on pourrait objecter à Kripke le fait que <strong>des</strong> noms qui désignent le<br />

même référent sont substituables l’un à l’autre dans tous les contextes. Kripke est du reste<br />

bien embêté, pour traiter les énoncés d’identités dans les contextes épistémiques. S’il est<br />

nécessaire que Hesperus <strong>et</strong> Phosphorus désignent nécessairement Vénus, alors quiconque,<br />

dans un monde possible utilise ces noms, les utilisera pour faire référence au même obj<strong>et</strong>. On<br />

verra que l’erreur de Kripke est ici de supposer une référence directe indépendante de<br />

quelconques choix, re<strong>la</strong>tifs dans une certaine mesure à une modalité épistémique, du locuteur.<br />

Kripke a une notion de référence indépendante <strong>des</strong> locuteurs <strong>et</strong> ne peut considérer le fait de<br />

faire référence comme résultant d’un choix.<br />

Qui plus est, si <strong>la</strong> modalité métaphysique est radicalement distincte de <strong>la</strong> modalité<br />

épistémique <strong>et</strong> que le nom propre ne désigne rien au delà de sa référence, alors il n’y a plus de<br />

différence entre dire « Hesperus est Phosphorus » ou « Phosphorus est Phosphorus ». « Il n’a<br />

jamais été question d’aller si loin », concède Kripke 31 , « <strong>la</strong> première proposition ayant une<br />

portée empirique », ce qui n’est pas le cas de <strong>la</strong> seconde. Mais que signifie c<strong>et</strong>te idée selon<br />

<strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> première aurait une portée empirique dès lors que l’identité exprimée est analysée<br />

en termes de modalité métaphysique ?<br />

On commence à voir les limites d’une désignation directe <strong>et</strong> d’une <strong>distinction</strong> radicale<br />

entre les <strong>modalités</strong>. Kripke est forcé de tirer c<strong>et</strong>te conclusion car le nom propre est à<br />

interpréter directement par sa référence. Un tel énoncé d’identité a-t-il un sens s’il n’est pas<br />

relié à une modalité épistémique ? Si le nom ne peut pas être synonyme d’une <strong>des</strong>cription<br />

définie, doit-on pour autant en déduire qu’il n’a aucun sens ?<br />

31 cf. p.172 (appendice)<br />

28


TROISIEME PARTIE : L’ARGUMENT EPISTEMIQUE ET LE SCHEMA<br />

D’USAGE DES NOMS PROPRES<br />

Dans <strong>la</strong> deuxième conférence, Kripke récuse en détail, après l’avoir reformulée, <strong>la</strong><br />

<strong>thèse</strong> de <strong>la</strong> nomination <strong>des</strong>criptiviste. Il pose ce qu’on appelle l’argument épistémique, dernier<br />

argument de poids contre ces théories <strong>des</strong>criptivistes. C<strong>et</strong> argument montre qu’il n’est pas<br />

nécessaire de connaître <strong>des</strong> propriétés vraies du référent pour maîtriser l’usage du nom. On<br />

n’entrera pas ici dans tous les détails. Il s’agit avant tout de montrer que l’usage du nom est<br />

indépendant de toute considération épistémique, que le nom fait référence indépendamment<br />

de ce qu’on peut connaître qualitativement du référent. C’est un argument qui mobilise <strong>la</strong><br />

notion d’erreur. Avec l’argument modal, on disait qu’une <strong>des</strong>cription qui avait servi à fixer <strong>la</strong><br />

référence pouvait être une propriété accidentelle du référent. On verra ici qu’on peut se<br />

tromper dans les <strong>des</strong>criptions qu’on attribue au nom tout en faisant un usage correct du nom.<br />

I- L’argument épistémique<br />

Tout d’abord, un exemple re<strong>la</strong>tivement simple à comprendre. En ce qui concerne<br />

« L’étoile du Berger », sa référence fut fixée, lors de <strong>la</strong> procédure d’étiqu<strong>et</strong>age du référent<br />

dans un baptême initial, par <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie. C<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription définie aurait<br />

probablement été quelque chose comme « c<strong>et</strong>te étoile qu’on voit là bas, à tel endroit, à tel<br />

moment, le soir, dans le ciel, près de <strong>la</strong> lune, <strong>et</strong>c. ». Comment c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription pourrait-elle, à<br />

l’heure actuelle, aider un astronome, qui dispose <strong>des</strong> définitions différenciées de « p<strong>la</strong>nète » <strong>et</strong><br />

de « étoile », à identifier le référent du nom propre « L’étoile du Berger » ? En eff<strong>et</strong>, on sait<br />

aujourd’hui qu’il s’agit en fait de Vénus, une p<strong>la</strong>nète. Par conséquent, si quelqu’un recherche<br />

l’étoile du Berger en s’en rem<strong>et</strong>tant à une telle <strong>des</strong>cription, il ne risque pas de trouver <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>nète qui en est le référent, à moins d’avoir saisi l’usage du nom propre autrement.<br />

Le nom propre n’étant pas synonyme de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie, leurs usages ne le sont<br />

pas. Il n’y a pas besoin d’associer au nom quelque <strong>des</strong>cription ou d’être en mesure de donner<br />

un critère d’identification de <strong>la</strong> référence pour en maîtriser l’usage. Kripke donne l’exemple<br />

du nom « Gödel » dont <strong>la</strong> plupart de ceux qui l’utilisent sont incapable de lui attribuer une<br />

<strong>des</strong>cription suffisante. Nombreux sont ceux qui diront qu’il est celui qui a énoncé le théorème<br />

d’incomplétude de l’arithmétique. Néanmoins, ces mêmes individus seront incapables<br />

d’énoncer le théorème en question <strong>et</strong> diront que le théorème d’incomplétude de l’arithmétique<br />

29


est ce qu’a découvert Gödel. C<strong>et</strong>te propriété ne peut donc servir à identifier le référent. « Si<br />

c’est ce<strong>la</strong> que nous faisons, nous tournerions en rond » 32 , affirme Kripke. Ce<strong>la</strong> reviendrait en<br />

quelque sorte à dire « le référent du nom ‘Gödel’ est celui qu’on désigne communément par le<br />

nom ‘Gödel’ ». Qui plus est, à supposer que c<strong>et</strong>te information concernant Gödel soit fausse,<br />

voire qu’elle soit vraie de quelqu’un d’autre, alors selon une conception <strong>des</strong>criptiviste celui<br />

qui utilise le nom « Gödel » ne ferait pas référence à Gödel, mais à quelqu’un d’autre, celui<br />

qui satisfait à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription en question. Ce n’est pourtant pas de <strong>la</strong> sorte qu’on parle. Si je<br />

parle de Gödel, que je lui associe ou non <strong>la</strong> bonne <strong>des</strong>cription, ce sera de Gödel que je parle.<br />

Simi<strong>la</strong>irement, revenons en à l’exemple « Aristote ». Supposons qu’on ait découvert<br />

qu’en fait, c’est Philippe, le père d’Alexandre, qui a enseigné à son fils. Si un locuteur attribue<br />

à « Aristote » <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre », <strong>et</strong> qu’il utilise le nom<br />

« Aristote », alors, selon <strong>la</strong> théorie <strong>des</strong>criptiviste, il parlera de Philippe. Mais ce n’est pas le<br />

cas, c<strong>et</strong>te personne parlerait encore d’Aristote. Elle aurait une croyance erronée au suj<strong>et</strong><br />

d’Aristote, <strong>et</strong> non une croyance vraie au suj<strong>et</strong> de quelqu’un d’autre, en l’occurrence Philippe.<br />

<strong>La</strong> personne ne parle pas de Philippe en utilisant « Aristote » parce qu’elle attribue une<br />

<strong>des</strong>cription erronée à Aristote mais vraie de Philippe.<br />

On n’a pas besoin d’associer le nom à <strong>des</strong> propriétés identifiantes pour être en mesure<br />

de l’utiliser <strong>et</strong> de se faire comprendre. Après l’argument modal qui montre c<strong>la</strong>irement que le<br />

nom n’est pas substituable salva veritate avec <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie, Kripke montre<br />

maintenant que le nom ne peut même pas être associé à une <strong>des</strong>cription pour être utilisé. Ce<strong>la</strong><br />

n’est pas possible, <strong>et</strong> c’est là l’argument de Kripke à ce suj<strong>et</strong>, pour <strong>la</strong> simple raison que « nous<br />

utilisons un nom sur <strong>la</strong> base d’un nombre considérable d’informations erronées » 33 .<br />

Autrement dit, bon nombre de noms, selon <strong>la</strong> conception <strong>des</strong>criptiviste, seraient inutilisables,<br />

voire mèneraient à considérer certaines fluctuations de références qui ne sont pas acceptables<br />

si l’on veut se comprendre <strong>et</strong> étant donnée <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> intuitive de <strong>la</strong> rigidité.<br />

Le problème consiste maintenant à savoir comment un nom propre peut-il être utilisé<br />

convenablement s’il n’est pas relié à un quelconque critère d’identité, même non qualitatif,<br />

qui perm<strong>et</strong>te d’identifier le référent. Je n’irai pas plus loin en ce qui concerne les attaques de<br />

Kripke contre les cluster theories. Le point important consistait à remarquer que quand on<br />

utilise un nom propre, ce n’est pas <strong>la</strong> connaissance qu’on a de critères d’identifications du<br />

référent qui est primordiale. L’argumentation de Kripke est, certes, bien plus détaillée.<br />

Cependant, c<strong>et</strong>te précision vise à anticiper <strong>des</strong> objections possibles à son argument, à traiter<br />

32 cf. p. 77<br />

33 cf. p.72<br />

30


divers aspects <strong>des</strong> conceptions <strong>des</strong>criptivistes. Ce qu’on r<strong>et</strong>iendra, c’est qu’il n’est pas vrai<br />

qu’un critère d’identification qualitatif détermine l’usage correct du nom propre. Cependant,<br />

comment ce soi-disant usage perm<strong>et</strong>-il de saisir <strong>la</strong> référence du nom propre ? C’est<br />

maintenant que Kripke avance, non pas une théorie, mais ce qu’il appelle un « schéma » de<br />

l’utilisation <strong>des</strong> noms propres.<br />

II- <strong>La</strong> chaîne « causale » de communication<br />

Le nom, en tant que désignateur rigide, doit désigner le même obj<strong>et</strong> dans tous les<br />

mon<strong>des</strong> possibles. Kripke apporte une précision sur ce qu’il entend par rigidité quand il<br />

s’attaque au schéma d’usage <strong>des</strong>criptiviste : « Quand je qualifie un désignateur comme rigide,<br />

comme désignant <strong>la</strong> même chose dans tous les mon<strong>des</strong> possibles, je veux dire qu’en tant<br />

qu’employé dans notre <strong>la</strong>ngage il désigne c<strong>et</strong>te chose » 34 . Mais comment, dans le <strong>la</strong>ngage, est<br />

saisie <strong>la</strong> référence du nom propre si ce n’est par <strong>la</strong> connaissance de quelque critère<br />

d’identification ? <strong>La</strong> conception de Kripke vide tout contenu au sens du nom propre, ainsi que<br />

tout contenu épistémique dans l’usage <strong>des</strong> noms propres. Pourtant, si l’on veut être capable de<br />

reconnaître l’obj<strong>et</strong> désigné par un nom, on doit être en mesure de donner, sinon une<br />

<strong>des</strong>cription définie de l’obj<strong>et</strong>, au moins un ensemble de <strong>des</strong>criptions, ou un quelconque critère<br />

d’usage, qui perm<strong>et</strong>te d’identifier le référent. En eff<strong>et</strong>, quel usage pourra-t-on faire d’un nom<br />

propre si l’on n’est pas en mesure de déterminer avec exactitude le référent ? C’est sur ce<br />

point que Kripke avance ce qu’il appelle un « schéma » d’usage du nom propre, lequel<br />

s’appuie sur une chaîne « causale » de transmission de <strong>la</strong> référence.<br />

Kripke revient à <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre « a priori » <strong>et</strong> « nécessaire, <strong>et</strong> <strong>la</strong> différence qu’il y<br />

a entre fixer le référent d’un nom au moyen de <strong>des</strong>criptions <strong>et</strong> donner le sens de ce nom, ainsi<br />

que les propriétés de l’obj<strong>et</strong> désigné. Kripke suppose, comme on a déjà pu le voir, un<br />

baptême initial où l’on peut fixer, a priori, le référent d’un nom. Peu importe, à vrai dire, <strong>la</strong><br />

façon dont on fixe c<strong>et</strong>te référence. Ce<strong>la</strong> peut être fait au moyen d’une <strong>des</strong>cription définie, ou<br />

même une <strong>des</strong>cription non définie, qui ne soit pas un ensemble de propriétés singu<strong>la</strong>risantes,<br />

ou encore par ostension. On donne un nom à un obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> on fixe le référent. Ensuite, ce<br />

référent est relié au nom, comme s’il était marqué par le nom. Il s’agit juste d’une procédure<br />

d’étiqu<strong>et</strong>age de <strong>la</strong> référence, <strong>la</strong>quelle attribue un nom propre à un obj<strong>et</strong> désigné. Ensuite, ce<br />

nom propre désignera rigidement ce même obj<strong>et</strong>. Les propriétés dont on se sert pour fixer <strong>la</strong><br />

34 cf. p. 65<br />

31


éférence du nom ne sont pas <strong>des</strong> propriétés nécessaires de l’obj<strong>et</strong>. De même, elles ne<br />

sauraient faire partie du sens du nom, comme on l’a vu à travers l’argument modal.<br />

Mais comment dès lors le nom propre peut-il désigner rigidement le même obj<strong>et</strong> ?<br />

Dans l’appendice à son ouvrage, Kripke explique que, je cite, « le contexte détermine qu’il<br />

s’agissait de l’emploi conventionnel de « Aristote » pour désigner le grand philosophe » 35 .<br />

« Aristote » fonctionne comme un déictique pour dire « c<strong>et</strong> homme », celui auquel on se<br />

réfère dans le réel par « Aristote ». Le nom n’est pas non plus une propriété de l’obj<strong>et</strong>.<br />

Aristote n’a pas pour propriété nécessaire d’être appelé « Aristote ». En eff<strong>et</strong>, on peut<br />

supposer un monde dans lequel Aristote s’appelle autrement, il y a même de fortes chances<br />

qu’Aristote ne s’appe<strong>la</strong>it pas « Aristote » à son époque. Il n’en demeure pas moins que<br />

« Aristote », en tant qu’utilisé dans notre <strong>la</strong>ngage désigne Aristote. Reste à voir comment il<br />

est possible d’utiliser un nom propre, <strong>et</strong> comment le contexte peut-il déterminer <strong>la</strong> référence<br />

du nom propre.<br />

Kripke reprend sur ce point une idée de Strawson, idée qu’il développe différemment 36 .<br />

Strawson évoque une chaîne de transmission du nom <strong>et</strong> de <strong>la</strong> référence. Ainsi, dans l’exemple<br />

de Gödel, le référent du nom « Gödel » pourrait très bien être déterminé comme étant le<br />

même que celui attribué au nom par <strong>la</strong> personne de <strong>la</strong>quelle j’ai appris l’usage de ce nom. En<br />

sachant de qui je tire <strong>la</strong> référence, <strong>et</strong> ainsi de suite pour les personnes dont je tire <strong>la</strong> référence,<br />

je serais relié, in fine, à <strong>la</strong> référence telle qu’elle était désignée lors du baptême initial. Si je<br />

tire c<strong>et</strong>te référence d’un professeur, par exemple, alors je pourrai dire « Gödel est celui dont le<br />

professeur untel nous a parlé ». Quand j’utiliserai ce nom propre à l’avenir, je le ferai ainsi de<br />

manière à viser le même référent que le faisait le professeur dont je tire <strong>la</strong> référence. Mais<br />

Kripke pense que c<strong>et</strong>te <strong>thèse</strong> n’est pas fiable, même si elle contient quelque chose<br />

d’intéressant. En eff<strong>et</strong>, bien souvent, on ne connaît pas toute <strong>la</strong> chaîne, <strong>et</strong> on pourrait très bien<br />

se r<strong>et</strong>rouver dans une circu<strong>la</strong>rité : Je tire ma référence du professeur Z, qui lui-même <strong>la</strong> tire<br />

d’un autre professeur, appelons le X. X prétend connaître Gödel depuis un collègue, disons Y.<br />

Mais en fait, quand Y explique qui est Gödel, il prétend tirer sa référence de X. Ainsi, Z, en<br />

disant qu’il tire sa référence de X, tire en fait sa référence d’une chaîne circu<strong>la</strong>ire qui ne<br />

renvoie pas au référent. Qui plus est, bien généralement, on n’a pas besoin de se souvenir de<br />

qui on tire le nom pour pouvoir faire référence. En eff<strong>et</strong>, Strawson conserve un point de vue<br />

<strong>des</strong>criptiviste. Par conséquent, si je me trompe en disant de qui je tire <strong>la</strong> référence, ou si je ne<br />

me souviens plus de qui je tire <strong>la</strong> référence, alors je ne peux plus faire référence. Selon Kripke,<br />

35 cf. appendice p. 161<br />

36 cf. Strawson, 1959, Individuals, Londres, M<strong>et</strong>huen<br />

32


ce qui est pertinent, ce n’est pas de savoir de qui on tire le nom <strong>et</strong> sa référence, ni même de<br />

connaître <strong>la</strong> chaîne de transmission, mais c’est, je cite, « <strong>la</strong> chaîne de communication<br />

effective » 37 .<br />

Comment <strong>la</strong> référence peut-elle donc être préservée depuis le baptême initial<br />

jusqu’aux usages actuels <strong>et</strong> en quoi est-elle garante d’un bon usage du nom propre ? <strong>La</strong> <strong>thèse</strong><br />

de Kripke repose sur l’usage dans <strong>la</strong> communauté. Ce n’est pas grâce à quelque faisceau de<br />

<strong>des</strong>cription singu<strong>la</strong>risant que l’on se trouve en mesure d’utiliser un nom propre ou de faire<br />

référence à quelqu’un en particulier, c’est « grâce à notre interaction avec <strong>la</strong> communauté,<br />

interaction en vertu de <strong>la</strong>quelle nous sommes reliés au référent lui-même » 38 . Mais en quoi<br />

consiste c<strong>et</strong>te interaction <strong>et</strong> comment peut-on se trouver ainsi relié au référent ? Il y aurait en<br />

fait une chaîne causale de transmission de <strong>la</strong> référence. J’ai entendu parler de quelqu’un <strong>et</strong>,<br />

ayant l’intention d’utiliser ce nom comme il m’a été appris, je conserve <strong>la</strong> référence. Mon<br />

intention est affectée par <strong>la</strong> personne de qui je tire <strong>la</strong> référence, <strong>et</strong> je n’ai plus besoin de me<br />

souvenir de c<strong>et</strong>te personne, seulement de garder c<strong>et</strong>te intention d’utiliser le nom avec <strong>la</strong> même<br />

référence. On se r<strong>et</strong>rouve dans une chaîne, où chaque maillon a l’intention de se servir du<br />

nom propre avec <strong>la</strong> même référence que <strong>la</strong> personne de qui il <strong>la</strong> tire. Il y a donc une chaîne<br />

effective qui, in fine, relie les usagers à <strong>la</strong> référence.<br />

Par conséquent, en ce qui concerne l’exemple de l’usage de « Gödel », il suffit<br />

d’utiliser le nom avec l’intention de désigner le même individu que celui dont je tire <strong>la</strong><br />

référence. S’il en est ainsi pour chaque maillon de <strong>la</strong> chaîne, alors tout utilisateur du nom<br />

propre est relié à <strong>la</strong> référence à l’autre bout de <strong>la</strong> chaîne. On a donc un baptême initial où l’on<br />

fixe le référent, puis le nom <strong>et</strong> sa référence sont transmis de maillon en maillon dans <strong>la</strong><br />

communauté <strong>et</strong> l’intention d’utiliser le nom de <strong>la</strong> même manière que celui dont on tire <strong>la</strong><br />

référence fait que l’usage est préservé de maillon en maillon. L’usage du nom est dès lors<br />

dissocié de tout critère d’identification. Il ne faudra pas ici comprendre que Kripke considère<br />

qu’il n’y a pas de critère d’identification accessible aux membres de <strong>la</strong> communauté. Ce n’est<br />

pas ce qu’il veut dire, <strong>et</strong> c’est pour ce<strong>la</strong> qu’il ne veut pas donner, comme il le dit, une<br />

« théorie » de <strong>la</strong> nomination, seulement un « schéma » de <strong>la</strong> façon dont on utilise le nom<br />

propre. Dans une théorie de <strong>la</strong> nomination, selon ses dires, il manquerait toujours certains<br />

aspects. Il dit simplement que, dans l’usage courant, il n’est pas nécessaire de disposer d’un<br />

critère d’identification pour utiliser un nom propre. En règle général, le nom propre est utilisé<br />

simplement sur base d’une intention de conserver <strong>la</strong> référence que visait <strong>la</strong> personne dont on<br />

37 cf. p. 81<br />

38 cf. p.82<br />

33


tire l’usage du nom, <strong>et</strong> non en re<strong>la</strong>tion à un faisceau de <strong>des</strong>cription. Il n’y a pas besoin d’être<br />

un érudit pour utilise le nom « Aristote », de même que quelqu’un qui ignore tout de <strong>la</strong><br />

philosophie moderne peut très bien faire référence à Gödel. Dans l’appendice, Kripke concède<br />

que c<strong>et</strong>te approche est très caricaturale <strong>et</strong> qu’il n’est pas nécessaire de localiser un baptême<br />

initial 39 . Le nom acquiert une certaine indépendance par <strong>la</strong> transmission dans <strong>la</strong> communauté.<br />

III- <strong>La</strong> chaîne « effective » est-elle vraiment pertinente ?<br />

Le problème qui se pose maintenant est de savoir si ce schéma perm<strong>et</strong> réellement de<br />

saisir l’usage d’un nom propre, voire de conserver <strong>la</strong> référence du nom. Quelle est c<strong>et</strong>te<br />

intention dont parle Kripke si l’on ne doit pas être en mesure de <strong>la</strong> décrire ? En eff<strong>et</strong>, Kripke<br />

dit qu’il n’y a pas besoin de quelconque érudition pour utiliser le nom propre « Aristote », par<br />

exemple. Mais dans ce cas, en quoi consiste c<strong>et</strong> usage ?<br />

Tout d’abord, en ce qui concerne l’argument épistémique, qui repose sur <strong>la</strong> notion<br />

d’erreur, bien loin de justifier <strong>la</strong> désignation rigide, il semble plutôt présupposer <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de <strong>la</strong><br />

rigidité. Kripke fait apparemment une pétition de principe en disant qu’il s’agit de croyances<br />

erronées au suj<strong>et</strong> du référent communément admis. Cependant, si l’on refuse <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de <strong>la</strong><br />

rigidité, en quoi s’agirait-il ici de croyances fausses au suj<strong>et</strong> de Gödel plus que d’une<br />

croyance vraie au suj<strong>et</strong> de quelqu’un d’autre ? <strong>La</strong> <strong>thèse</strong> de <strong>la</strong> rigidité impose <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>modalités</strong>, <strong>et</strong> Kripke refuse de rendre compte de ce que quelqu’un sait quand il utilise un nom,<br />

ce qui le mène à ce genre de considérations. Mais rien ne semble empêcher de croire que<br />

l’individu fait un usage erroné de « Gödel ». Qu’est-ce qui empêche de dire que l’individu<br />

vise en fait quelqu’un d’autre, mais qu’il se trompe de nom ? Kripke ne peut pas concevoir un<br />

tel cas de figure car, comme on le verra, il suppose que le nom propre fonctionne comme une<br />

constante <strong>et</strong> évince ainsi l’idée de sélection d’un référent. Le référent est directement relié au<br />

nom par une étiqu<strong>et</strong>te. Pour comprendre un nom, il n’y a donc pas à sélectionner une<br />

référence. On reviendra sur ce point par <strong>la</strong> suite. Pour Kripke <strong>la</strong> chaîne causale de<br />

communication est censée assurer de <strong>la</strong> référence en reliant le locuteur à c<strong>et</strong>te référence par <strong>la</strong><br />

chaîne effective. Mais en quoi <strong>la</strong> soi-disant effectivité de c<strong>et</strong>te chaîne peut-elle assurer de<br />

quelque usage que ce soit ? En quoi consisterait c<strong>et</strong> usage qui ne dépend pas de ce que<br />

quelqu’un sait quand il utilise un nom, qui ne dit pas comment on saisit <strong>la</strong> référence du nom ?<br />

En eff<strong>et</strong>, à supposer que quelqu’un ne sache d’Aristote que le fait qu’il a été<br />

l’enseignant d’Alexandre. Si il apprend un jour qu’en fait c’est Philippe, <strong>et</strong> non Aristote, qui a<br />

39 cf. p. 151<br />

34


enseigné à Alexandre, quel usage pourra-t-il faire de ce nom « Aristote » ? Comme le<br />

souligne Dumm<strong>et</strong>t 40 , il ne sera plus en mesure d’énoncer quoi que ce soit à ce suj<strong>et</strong>. Le seul<br />

usage qu’il pourra faire de ce nom c’est « mais qui donc est Aristote » ? Et on devra alors<br />

exhiber une procédure d’identification de <strong>la</strong> référence, on devra en quelque sorte réactualiser<br />

le baptême, <strong>et</strong> non se contenter d’une explication généalogique en invoquant une chaîne de<br />

transmission. Néanmoins, le propos de Kripke est pertinent en ce sens que si, de fait, l’usage<br />

est restreint à se demander, dans ce cas, « mais qui donc était Aristote ? », on comprendra<br />

qu’on demande qui est Aristote. Les interlocuteurs comprendront qu’on demande une<br />

précision au suj<strong>et</strong> d’Aristote, <strong>et</strong> non pas au suj<strong>et</strong> de quelqu’un d’autre.<br />

Mais comment, de <strong>la</strong> sorte, serait-on en mesure de décider si oui ou non celui qui parle<br />

utilise correctement le nom propre ? Il semble que, malgré tout, <strong>la</strong> maîtrise de l’usage doive<br />

être attribué re<strong>la</strong>tivement à une connaissance soit <strong>des</strong> référents, soit <strong>des</strong> prédicats engagés<br />

dans l’énoncé. En eff<strong>et</strong>, si quelqu’un dit « Gödel aimait <strong>la</strong> réglisse », <strong>et</strong> qu’on ne sait rien à ce<br />

suj<strong>et</strong>, on ne peut pas déterminer si l’usage du nom est correct ou non. Cependant, si quelqu’un<br />

dit « Gödel a gagné le grand prix de Monaco », on saura qu’il n’utilise pas correctement le<br />

nom propre. Je ne sais pas si ce<strong>la</strong> a plus à voir avec l’interprétation du nom propre ou du<br />

prédicat – en ce sens qu’on saurait comment utiliser le prédicat « avoir gagné le grand prix de<br />

Monaco » en décrivant <strong>des</strong> situations dans lesquelles il pourrait ou non s’appliquer à une<br />

entité. Néanmoins, <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke me semble ici trop réductrice. Ce sont les interlocuteurs<br />

de c<strong>et</strong> individu qui lui attribueront ou non l’usage correct du nom propre, <strong>la</strong> saisie de <strong>la</strong><br />

référence. Et ce<strong>la</strong> semble difficilement possible en s’en rem<strong>et</strong>tant à une chaîne « causale » de<br />

communication effective dont on ne peut que supposer l’existence, qu’on ne pourrait jamais<br />

exhiber. A ce suj<strong>et</strong>, il semble qu’on doive se rapprocher de l’idée de Wittgenstein, <strong>la</strong>quelle<br />

idée a été expliquée précédemment 41 . On voit sur ce point que <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>, du<br />

moins <strong>la</strong> volonté de les distinguer radicalement, amène Kripke dans <strong>des</strong> explications<br />

re<strong>la</strong>tivement douteuses. Probablement, sans vouloir réintroduire une synonymie entre le nom<br />

propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie, une prise en compte de <strong>la</strong> modalité épistémique, ou du moins<br />

d’une possibilité d’apporter une procédure pour expliquer <strong>la</strong> signification d’un nom propre,<br />

serait-elle souhaitable. Une procédure pour r<strong>et</strong>rouver <strong>la</strong> référence du nom propre doit pouvoir,<br />

en principe, être accessible aux membres d’une communauté. Il devrait y avoir moyen de<br />

réactualiser le baptême, de dire comment sélectionner l’entité qui est <strong>la</strong> référence du nom, ou<br />

40 Michael Dumm<strong>et</strong>t, 1973, Frege, Philosophy of <strong>La</strong>nguage (appendix to chapter 5), London, Duckworth<br />

41 Philosophical Investigation, §79, op. cit. On se comprend, <strong>et</strong> on est plus ou moins prêt à substituer l’une ou<br />

l’autre <strong>des</strong>cription au nom propre selon le contexte.<br />

35


de décrire <strong>des</strong> usages possibles, notamment dans les cas de conflits sur <strong>la</strong> référence par<br />

exemple 42 .<br />

<strong>La</strong> <strong>thèse</strong> que Kripke avance ici est re<strong>la</strong>tivement intéressante en ce sens qu’il est vrai<br />

que l’on n’a pas besoin de maîtriser quelque critère d’identification pour utiliser un nom.<br />

Dans l’usage courant, on utilise un nom propre sans même mobiliser de connaissance. Je n’ai<br />

pas besoin de penser au fait qu’Aristote ait écrit tel <strong>et</strong> tel livre, qu’il ait enseigné à Alexandre,<br />

<strong>et</strong>c., pour utiliser le nom propre « Aristote » <strong>et</strong> être compris. Mais c<strong>et</strong>te idée de chaîne de<br />

transmission, même si elle n’est pas fausse, ne semble pas dire grand-chose de <strong>la</strong> façon dont<br />

on arrive à saisir <strong>la</strong> signification <strong>des</strong> noms propres, ni même d’expliquer quoi que ce soit à<br />

propos de <strong>la</strong> signification <strong>des</strong> noms propres <strong>et</strong> de leur rôle dans le <strong>la</strong>ngage. « Peut-être ne faiton<br />

pas référence du tout » 43 , se demande Kripke, mais en passant immédiatement à autre<br />

chose. Peut-être que c<strong>et</strong>te idée aurait méritée d’être plus amplement développée. En eff<strong>et</strong>,<br />

doit-on vraiment relier le nom propre à une entité extérieure au <strong>la</strong>ngage, <strong>la</strong>quelle se trouverait<br />

à l’autre bout de <strong>la</strong> chaîne, pour que ce nom fasse sens ?<br />

Kripke semble, à mon sens, considérer le problème à l’envers. Il veut partir de <strong>la</strong><br />

référence sur <strong>la</strong>quelle on poserait comme une étiqu<strong>et</strong>te <strong>la</strong>quelle serait le nom <strong>et</strong> ce, parce qu’il<br />

veut radicalement dénuer le nom de sens. Doit-on réellement être relié d’une manière ou<br />

d’une autre à <strong>la</strong> référence pour utiliser un nom propre correctement ? Peut-on réellement<br />

rendre compte d’un usage en passant sous silence ce qu’un individu sait quand il utilise un<br />

nom ? Un véritable compte rendu de l’usage du nom devrait expliquer comment le nom est à<br />

même de prendre <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce d’une référence dont on parle dans le <strong>la</strong>ngage. Chez Kripke, il<br />

semble que ce soit <strong>la</strong> référence qui vient prendre <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du nom. Au final on se r<strong>et</strong>rouve avec<br />

une explication en termes de chaîne causale de communication qui rappelle plus les <strong>thèse</strong>s <strong>des</strong><br />

philosophes empiristes tels que Mill, plutôt qu’une réelle explication du comportement <strong>des</strong><br />

noms propres. Kripke manque ainsi d’expliquer comment l’usage du nom implique un choix<br />

de référence. <strong>La</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke semble de moins en moins probable ou, du moins,<br />

n’explique plus grand-chose. S’il a eu <strong>la</strong> pénétration de saisir que le nom n’était pas<br />

synonyme d’un critère d’identification qualitatif, n’a-t-il pas eu le tort de vouloir vider<br />

complètement le nom propre de sens ? Ne doit-on pas faire intervenir une explication de <strong>la</strong><br />

façon dont le nom peut renvoyer à un individu sans avoir à partir de <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> à invoquer<br />

une telle chaîne causale de communication ?<br />

42 Kripke ne traite pas les cas où il peut y avoir un conflit sur l’usage du nom propre <strong>et</strong> sur ce qu’est sa référence.<br />

Ce point pourrait cependant rendre compte <strong>des</strong> procédures mises en oeuvre lorsque <strong>des</strong> interlocuteurs ne sont pas<br />

d’accord sur un usage. Une chaîne causale de communication serait-elle d’une quelconque aide dans ce cas ?<br />

43 cf. p. 78<br />

36


QUATRIEME PARTIE : LES NOMS D’ESPECES NATURELLES ET LA<br />

DECOUVERTE DES ESSENCES<br />

Kripke récuse <strong>la</strong> synonymie entre les noms propres <strong>et</strong> les <strong>des</strong>criptions définies sur base<br />

de <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> donner le sens du nom. Qui plus est, avec<br />

l’argument épistémique, on se rend compte que ce que connaît un individu quand il utilise un<br />

nom propre n’en donne pas <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> ne perm<strong>et</strong> pas de rendre compte de l’usage <strong>des</strong><br />

noms propres. Kripke étend <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de <strong>la</strong> désignation rigide aux noms d’espèces naturelles <strong>et</strong><br />

de substances. On verra à ce suj<strong>et</strong> que le fait pour un nom d’espèce de désigner d’une certaine<br />

manière une essence implique <strong>la</strong> rigidité de ce type de <strong>désignateurs</strong>. Ce point, mis en re<strong>la</strong>tion<br />

avec <strong>la</strong> nécessité de l’identité entre noms propres, le mène à dire « on peut très bien découvrir<br />

l’essence empiriquement » 44 , position qui demandera explication.<br />

I- Le nom d’espèce naturelle n’est pas synonyme d’une <strong>des</strong>cription<br />

« Dans ma conception, les termes désignant <strong>des</strong> espèces naturelles sont beaucoup plus<br />

semb<strong>la</strong>bles aux noms propres qu’on ne le suppose ordinairement » 45 . Kripke étend sa <strong>thèse</strong><br />

<strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> aux noms d’espèces naturelles <strong>et</strong> de substances. Un nom de substance<br />

comme « or » se comporte comme un nom propre. C’est un désignateur rigide <strong>et</strong> n’est pas<br />

synonyme <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions qui peuvent être associées à l’or.<br />

On doit s’en rem<strong>et</strong>tre ici à <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre fixer <strong>la</strong> référence du nom <strong>et</strong> donner le<br />

sens du nom qu’on a traité re<strong>la</strong>tivement à l’argument modal. On peut très bien fixer <strong>la</strong><br />

référence du nom « or » a priori, en disant que l’or est c<strong>et</strong>te espèce de choses, qu’il est un<br />

métal, de couleur jaune, qu’on trouve dans telle ou telle région du monde, <strong>et</strong>c. Mais ces<br />

propriétés ne sont pas <strong>des</strong> propriétés essentielles de l’or. En eff<strong>et</strong>, on pourrait très bien<br />

découvrir de l’or qui n’est pas jaune. Dire « <strong>des</strong> géologues ont découvert un gisement d’or<br />

b<strong>la</strong>nc », ce n’est pas une contradiction, c’est même une vérité. On a découvert qu’il y avait de<br />

l’or qui était b<strong>la</strong>nc. On en n’a pas conclu que ce n’était pas de l’or parce qu’il n’était pas jaune.<br />

Qui plus est, on pourrait même découvrir que l’or n’est même pas jaune <strong>et</strong> ne l’a jamais été.<br />

Kripke explique ce<strong>la</strong> en supposant que nous soyons tous victimes d’une illusion d’optique. Si<br />

l’on découvrait que l’or n’est en fait pas jaune, on ne dirait pas « l’or n’existe pas ». On dirait<br />

44 cf. p. 99<br />

45 cf. p. 115<br />

37


« l’or n’est en fait pas jaune », <strong>et</strong> il n’y aurait pas contradiction à ce<strong>la</strong>. Ce problème est<br />

simi<strong>la</strong>ire à celui de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre » qui pouvait très bien<br />

avoir permis de fixer <strong>la</strong> référence du nom « Aristote » mais ne donnait pas le sens du nom.<br />

Par ailleurs, on pourrait découvrir quelque chose qui a toutes les propriétés par<br />

lesquelles on identifie l’or. Kripke donne l’exemple de <strong>la</strong> pyrite de fer. Quand on l’a<br />

découverte, elle était qualitativement identique à l’or, du moins dans <strong>la</strong> limite <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions<br />

qu’on appliquait à l’or. On en n’a pas conclu que <strong>la</strong> pyrite était de l’or. On a plutôt affiné <strong>la</strong><br />

<strong>des</strong>cription de l’or <strong>et</strong> celle de <strong>la</strong> pyrite afin de les différencier. Et on n’en a pas pour autant<br />

changé <strong>la</strong> signification <strong>des</strong> noms « or » ou « pyrite », ces deux noms désignant toujours <strong>la</strong><br />

même substance. Mais alors, que désigne-t-on par les noms de substance ou d’espèce<br />

naturelle si ce n’est quelque chose qui est déterminé par un faisceau de <strong>des</strong>criptions ? « Nous<br />

utilisons le mot « or » pour désigner une certaine espèce de chose » 46 , explique Kripke.<br />

Cependant, quelle est c<strong>et</strong>te espèce de chose si ce n’est une espèce qui est délimitée par un<br />

ensemble de <strong>des</strong>criptions qualitatives ?<br />

II- Le nom d’espèce naturelle désigne une essence<br />

Un mot comme « or » n’est donc pas synonyme d’un faisceau de <strong>des</strong>criptions <strong>et</strong> ne<br />

désigne pas ce faisceau de <strong>des</strong>criptions. En fait, « or » signifie quelque chose comme « <strong>la</strong><br />

substance exemplifiée par ces spécimens ». On a un échantillon de spécimens d’or. On<br />

suppose que les spécimens de l’échantillon exemplifient <strong>la</strong> même substance, même si on ne <strong>la</strong><br />

connaît pas. On suppose une essence commune à ces spécimens d’or. Ainsi, quand on utilise<br />

le nom « or », on désigne l’essence commune à ces spécimens présumée. Le nom « or »<br />

fonctionne comme un déictique pour dire « <strong>la</strong> substance exemplifiée par ces spécimens » tout<br />

comme « Nixon » aurait servi comme déictique pour dire « c<strong>et</strong> homme que voi<strong>la</strong> ». A partir<br />

de là, on peut ajouter de nouvelles <strong>des</strong>criptions, pour distinguer ces spécimens d’or <strong>des</strong><br />

spécimens de pyrite de fer. On peut supprimer <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions, se rendre compte qu’elles<br />

étaient fausses. On peut également faire varier <strong>la</strong> taille <strong>des</strong> échantillons, c’est-à-dire ajouter ou<br />

supprimer <strong>des</strong> spécimens. L’échantillon de base peu contenir un peu de pyrite, mais ces<br />

spécimens seront exclus quand on en viendra à distinguer les deux substances. On peut<br />

également ajouter de nouveaux spécimens, par exemple <strong>des</strong> spécimens d’or b<strong>la</strong>nc, alors que<br />

l’échantillon original n’en contenait pas. En fait, « or » désigne une essence, <strong>la</strong> substance<br />

46 cf. p. 107<br />

38


exemplifiée dans les spécimens. Et c<strong>et</strong>te essence peut être révélée empiriquement, c’est-à-dire<br />

qu’il appartient à l’expérience de déterminer de nouvelles propriétés, de préciser l’échantillon.<br />

De nouveau, on peut comprendre comment fonctionnent les noms d’espèces en s’en<br />

rem<strong>et</strong>tant à <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> quand elle est appliquée aux noms propres. On<br />

fixe <strong>la</strong> référence de « or » en disant lors d’un baptême initial que l’or sera <strong>la</strong> substance<br />

exemplifiée dans les spécimens de l’échantillon. Puis ce nom est transmis dans une chaîne<br />

causale de communication, de maillon en maillon, de sorte que quand quelqu’un utilise ce<br />

nom par <strong>la</strong> suite il a l’intention de désigner <strong>la</strong> substance exemplifiée par l’échantillon original.<br />

On utilise le nom « or » sans se référer à un critère d’identification qualitatif ou une propriété<br />

superficielle, seulement en étant relié à l’échantillon de référence par <strong>la</strong> chaîne de<br />

transmission. C’est en ce sens que le nom « or » désigne une essence <strong>et</strong> qu’il devient un<br />

désignateur rigide. On utilise le mot « or » de façon à désigner une essence, <strong>et</strong> à exclure tout<br />

ce qui n’est pas de l’or <strong>et</strong> ce, indépendamment d’un critère qualitatif d’identification.<br />

Kripke parle également <strong>des</strong> noms d’espèces comme « tigre ». Il affirme quelque chose<br />

de très surprenant à ce suj<strong>et</strong> : « même si nous ne connaissons pas <strong>la</strong> structure interne <strong>des</strong> tigres,<br />

nous supposons (à juste titre), que les tigres forment une espèce ou une c<strong>la</strong>sse naturelle [...]<br />

Nous pouvons dire à l’avance que nous employons le mot « tigre » pour désigner une espèce,<br />

<strong>et</strong> que tout ce qui n’est pas de c<strong>et</strong>te espèce, même si ce<strong>la</strong> ressemble à un tigre, n’est pas un<br />

tigre. » 47 . On a de nouveau à faire à un réalisme très fort. Kripke suppose <strong>des</strong> propriétés<br />

cachées qui existeraient indépendamment de notre faculté à les reconnaître. Un spécimen<br />

ferait ou non partie de l’espèce indépendamment de notre capacité à le reconnaître comme tel,<br />

<strong>et</strong> une espèce a une essence indépendamment de <strong>la</strong> connaissance qu’on pourrait en avoir.<br />

Finalement, Kripke, qui contestait le fait d’avoir à désigner une « nixonéité » pour<br />

énoncer une situation contrefactuelle à son suj<strong>et</strong>, se r<strong>et</strong>rouve contraint de faire appel à un<br />

essentialisme quand il étend sa <strong>thèse</strong> à <strong>des</strong> noms communs. Ce<strong>la</strong> montre à quel point le fait de<br />

supposer une désignation rigide suppose tout de même un certain essentialisme. Avec <strong>la</strong> <strong>thèse</strong><br />

<strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>, il semble que, même si Kripke le conteste quand il pose l’argument<br />

modal, on se serve <strong>des</strong> noms propres de façon à désigner <strong>des</strong> substrats cachés. On a ici un<br />

réalisme qui consiste à considérer un substrat qui existerait indépendamment de <strong>la</strong> façon dont<br />

il apparaît, <strong>et</strong> dont <strong>des</strong> propriétés seraient vraies ou fausses indépendamment <strong>des</strong> preuves<br />

qu’on en aurait. Il y aurait comme <strong>des</strong> propriétés qui existeraient dans <strong>la</strong> nature <strong>et</strong> qui<br />

attendraient qu’on vienne les découvrir. C<strong>et</strong>te position est contestable. Est-il possible de<br />

désigner une substance comme une essence, <strong>la</strong>quelle essence peut ne pas être connue ?<br />

47 cf. p. 109<br />

39


III- <strong>La</strong> rigidité de facto <strong>et</strong> les identités théoriques<br />

On peut caractériser l’or selon <strong>la</strong> couleur, <strong>la</strong> dur<strong>et</strong>é, l’endroit où on le trouve. On peut<br />

également le caractériser en terme de valence. On pose une théorie <strong>des</strong> atomes. On prétend<br />

cerner <strong>la</strong> masse atomique d’un élément. Et on pose <strong>la</strong> valence. C’est ainsi que l’or se trouve<br />

caractérisé comme l’élément ayant le nombre atomique 79 dans <strong>la</strong> table périodique <strong>des</strong><br />

éléments. Les propriétés qui caractérisent l’échantillon initial de l’or peuvent évoluer. Aristote<br />

n’aurait pas fixé le référent du nom « or » re<strong>la</strong>tivement à une c<strong>la</strong>ssification en terme de<br />

valence. Peut-être un jour ne parlera-t-on plus en termes de valence. On pourrait donc<br />

découvrir que toutes ces propriétés sont fausses, on pourrait également en découvrir de<br />

nouvelles. On pourrait même découvrir que toutes ces théories sur <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssification en termes<br />

de valence sont fausses. Ce<strong>la</strong> ne changerait pas <strong>la</strong> signification du nom « or » étant donné que<br />

« or » est un désignateur rigide pour l’or. « Or » désigne toujours <strong>la</strong> substance exemplifiée par<br />

un échantillon originel. Et, selon Kripke, « on peut très bien découvrir l’essence<br />

empiriquement ». <strong>La</strong> compréhension de ce point passe par <strong>la</strong> notion de rigidité de facto.<br />

A l’instar <strong>des</strong> noms propres qui sont rigi<strong>des</strong> par stipu<strong>la</strong>tion, il considère que les<br />

<strong>des</strong>criptions définies peuvent se rigidifier si elles ne concernent, de fait, qu’un seul <strong>et</strong> unique<br />

individu dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Le nom de substance « or » est rigide de jure, je ne<br />

reviendrai pas sur ce point, il en va de même que pour <strong>la</strong> rigidité de « Aristote ». Par contre, <strong>la</strong><br />

rigidité de facto, c’est <strong>la</strong> rigidité <strong>des</strong> essences. C’est une <strong>des</strong>cription définie rigide en tant que<br />

<strong>la</strong> propriété qu’elle énonce est vraie d’un seul <strong>et</strong> même référent dans tous les mon<strong>des</strong><br />

possibles. Elle est de <strong>la</strong> forme « le x tel que Fx » où le prédicat « Fx » est vrai d’un seul <strong>et</strong><br />

même obj<strong>et</strong> dans tous les mon<strong>des</strong> possibles. Tel est le cas de « l’élément ayant le nombre<br />

atomique 79 » qui est une <strong>des</strong>cription définie rigide de facto car elle désigne l’essence de l’or.<br />

Comment Kripke peut-il affirmer que c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription est rigide de facto ? Un<br />

prédicat comme « jaune » n’est pas une propriété nécessaire est suffisante pour dire d’un<br />

spécimen qu’il est de l’or. En eff<strong>et</strong>, ce prédicat peut très bien s’appliquer à d’autres choses,<br />

voire il se pourrait qu’il ne s’applique pas à l’or. Par contre, « l’élément ayant le nombre<br />

atomique 79 » n’est pas réellement un prédicat que l’on pourrait attribuer à l’or dans un<br />

énoncé de <strong>la</strong> forme « l’or est l’élément ayant le nombre atomique 79 » lequel serait simi<strong>la</strong>ire à<br />

un énoncé de <strong>la</strong> forme « l’or est jaune ». Dans c<strong>et</strong>te dernière, il s’agit d’une prédication, dans<br />

<strong>la</strong> première, il s’agit d’une identité entre deux termes. En fait, « l’élément ayant le nombre<br />

atomique 79 » est un nom pour l’or. Ce n’est pas vraiment une propriété de l’or, mais plutôt<br />

un nom qui désigne <strong>la</strong> substance de l’or, « <strong>la</strong> structure intime de l’or » dirait Kripke. Par c<strong>et</strong>te<br />

40


expression, on désigne l’or en termes d’entités plus fondamentales que si l’on par<strong>la</strong>it en<br />

termes de spécimens. Ainsi, un énoncé de <strong>la</strong> forme « x a le nombre atomique 79 » est en un<br />

sens dépendant de l’usage de l’expression « l’élément ayant le nombre atomique 79 » comme<br />

nom pour désigner <strong>la</strong> substance de l’or dans le cadre d’une théorie qui c<strong>la</strong>sse les éléments en<br />

termes de valence. « L’élément ayant le nombre atomique 79 » désigne l’essence de l’or dans<br />

le cadre d’une telle théorie. Ainsi, quelque soit le monde possible, c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription définie<br />

doit désigner l’or.<br />

A partir de là, <strong>et</strong> nécessité de l’identité vraie entre <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> à l’appui,<br />

Kripke conclut que « les propositions auxquelles aboutissent les recherches scientifiques sur<br />

<strong>la</strong> nature de telle ou telle substance n’expriment pas <strong>des</strong> vérités contingentes, mais <strong>des</strong> vérités<br />

nécessaires, au sens le plus strict du mot » 48 . Selon Kripke, « or » est un désignateur rigide<br />

pour dire « <strong>la</strong> substance exemplifiée par ces spécimens ». « L’élément ayant le nombre<br />

atomique 79 » est un désignateur rigide pour désigner <strong>la</strong> structure fondamentale de l’or.<br />

Quand on dit « l’or est l’élément ayant le nombre atomique 79 », on énonce donc une identité<br />

entre deux <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>. Si c<strong>et</strong>te identité est vraie, alors elle est nécessaire. Kripke en<br />

déduit que « l’or a nécessairement le nombre atomique 79 ». Si quelque chose est de l’or, il a<br />

le nombre atomique 79. Si quelque chose a le nombre atomique 79, c’est de l’or.<br />

Ce point semble également très contestable. En eff<strong>et</strong>, à supposer un monde possible où<br />

<strong>la</strong> théorie atomique n’existe pas, peut-on encore dire que l’or y a le nombre atomique 79 ?<br />

Suivant <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de <strong>la</strong> rigidité, on ne pourrait pourtant pas considérer un monde où « or » à une<br />

référence mais pas « l’élément ayant le nombre atomique 79 », car ce serait un monde où une<br />

même référence existe <strong>et</strong> n’existe pas ! Pourtant, peut-être pourrait-on s’être trompé, que,<br />

comme Kripke lui-même le concède, <strong>la</strong> théorie atomique soit fausse. L’or serait-il encore dans<br />

ce cas l’élément ayant le nombre atomique 79 ? <strong>La</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> ainsi posée<br />

paraît de plus en plus improbable. Kripke interprète les <strong>désignateurs</strong> en termes de référence<br />

directe <strong>et</strong> ne peut, voire ne veut pas, rendre compte de ce quelqu’un sait quand il utilise un<br />

nom. Il ne peut même pas considérer convenablement une situation où <strong>la</strong> théorie atomique<br />

n’existerait pas, voire dans <strong>la</strong>quelle le <strong>la</strong>ngage serait différent. Il doit en déduire que l’or a<br />

nécessairement le nombre atomique 79 indépendamment du fait qu’on lui ait découvert c<strong>et</strong>te<br />

propriété.<br />

Kripke touche ici à un problème intéressant en montrant que le nom n’est pas utilisé<br />

re<strong>la</strong>tivement à un ensemble de critères qualitatifs. Mais sa volonté d’avoir une référence<br />

directe à travers les <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> le pousse à devoir affirmer qu’on désigne, par les<br />

48 cf. 114<br />

41


noms d’espèce, <strong>des</strong> essences, lesquelles existeraient indépendamment de notre capacité à les<br />

révéler. A-t-on réellement besoin de l’idée de référence directe pour utiliser les noms<br />

propres ? Doit-on supposer que l’on désigne une essence pour utiliser les noms d’espèce ? Le<br />

problème qui se pose ici est l’idée de faire référence directement à quelque chose d’extérieur<br />

au <strong>la</strong>ngage sans expliquer réellement comment le nom constitue un référent, voire de faire<br />

directement référence à quelque chose qu’on ne connaît même pas (les essences), en<br />

désignant quelque chose qui n’est pas forcément accessible, même en principe, à <strong>la</strong><br />

connaissance. Contre Kripke, on voudrait pouvoir penser que ce type d’énoncé n’est pas<br />

nécessaire <strong>et</strong> qu’il dépend de notre manière d’appréhender les substances.<br />

Apparemment, pour comprendre le sens de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription « l’élément ayant le nombre<br />

atomique 79 » on doit supposer <strong>la</strong> théorie atomique. Or <strong>la</strong> théorie atomique donne c<strong>et</strong>te<br />

valence pour l’or. Si donc l’on parle dans une communauté où c<strong>et</strong>te théorie est communément<br />

accordée, alors il est contenu implicitement dans c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription qu’elle désigne l’or.<br />

Cependant, il faudrait ici rendre compte de ce qu’un individu connaît quand il utilise un nom,<br />

ou une telle <strong>des</strong>cription définie rigidifiée. En eff<strong>et</strong>, quelqu’un qui ne connaît rien de <strong>la</strong> théorie<br />

atomique <strong>et</strong> de <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssification en termes de valences, ainsi que <strong>des</strong> notions de « nombre<br />

atomique », d’« élément », peut-il vraiment désigner l’or par c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription ? L’identité<br />

serait nécessaire si l’on ajoute l’hypo<strong>thèse</strong> que l’on est dans une communauté qui traite les<br />

éléments en termes de valence <strong>et</strong> que c’est seulement dans ce cadre que l’on comprend les<br />

mots constituant <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription. Je ne sais pas trop comment corriger l’aperçu de Kripke ici,<br />

mais il touche à un problème intéressant en distinguant le nom d’espèce <strong>des</strong> propriétés par<br />

lesquelles on reconnaît l’espèce désignée. Cependant il semble que, si l’on raisonne comme<br />

Kripke, c<strong>et</strong>te propriété, voire <strong>la</strong> théorie toute entière existerait indépendamment de <strong>la</strong><br />

communauté scientifique, dans <strong>la</strong> nature. Mais que serait c<strong>et</strong>te essence de <strong>la</strong> nature qui<br />

attendrait d’être découverte ?<br />

Les <strong>thèse</strong>s de Kripke <strong>la</strong>issent de plus en plus perplexes, qui plus est quand il en vient à<br />

tenir <strong>des</strong> positions positivistes telles que celles qui affirment <strong>la</strong> nécessité de telles découvertes<br />

empiriques. <strong>La</strong> modalité métaphysique peut-elle être aussi radicalement distincte de <strong>la</strong><br />

modalité épistémique que le prétend Kripke ? <strong>La</strong> <strong>distinction</strong> entre <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> non<br />

rigi<strong>des</strong> est-elle bien opérée ? Probablement y a-t-il une notion de rigidité pertinente <strong>la</strong>quelle<br />

perm<strong>et</strong>trait de décrire <strong>des</strong> énoncés contrefactuels, mais est-elle réellement liée à une référence<br />

directe du type de celle que propose Kripke ? Si les arguments de Kripke montrent bien que le<br />

nom n’est pas synonyme de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie, l’usage <strong>des</strong> noms propres peut-il être<br />

réellement <strong>et</strong> radicalement dissocié de toute procédure d’identification du référent ?<br />

42


CINQUIEME PARTIE : AMBIGUÏTES DES OPERATEURS ET<br />

AMBIGUÏTES DE PORTEES<br />

Si <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke paraît de plus en plus improbable au fur <strong>et</strong> à mesure de son<br />

déroulement, on doit être en mesure de décider sur quoi repose ce scepticisme, <strong>et</strong> de proposer<br />

une nouvelle théorie. Je n’avancerai pas ici de solution à tous ces problèmes, même si l’on va<br />

voir que Kripke manque <strong>la</strong> dimension sélective de l’usage du nom propre en considérant le<br />

nom comme une simple étiqu<strong>et</strong>te. Je vais ici essayer d’éc<strong>la</strong>ircir une nouvelle fois les<br />

arguments de Kripke, à <strong>la</strong> lumière de considérations plus formelles, <strong>et</strong> plus techniques.<br />

Formaliser l’argument modal, <strong>et</strong> pointer les problèmes qui lui sont inhérents, sera l’occasion<br />

de saisir les difficultés concernant les ambiguïtés de portées. Kripke considère à ce suj<strong>et</strong> que<br />

c’est <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie avec une portée restreinte qui est pertinente pour son propos, on va<br />

voir pourquoi. En eff<strong>et</strong>, si l’on considère que <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie avec une portée <strong>la</strong>rge est<br />

également pertinente, alors, de nouveau, l’argument modal s’effondre. Je vais tout d’abord<br />

apporter quelques explications concernant le fonctionnement de <strong>la</strong> logique modale, les<br />

modèles, <strong>et</strong> les fonctions d’interprétation. En eff<strong>et</strong>, <strong>la</strong> notion de désignation rigide s’appuie<br />

sur une certaine façon d’interpréter les quantificateurs qui est elle-même contestable en<br />

s’appuyant sur <strong>la</strong> notion de constante. Ce sera l’occasion de cerner l’intuition de <strong>la</strong> rigidité <strong>et</strong><br />

d’éc<strong>la</strong>ircir une fois pour toutes <strong>la</strong> différence entre <strong>désignateurs</strong>.<br />

I- Fonctions d’interprétation<br />

Avant d’en venir à <strong>la</strong> logique modale en tant que telle, je vais brièvement expliquer ce<br />

qu’est une fonction d’interprétation pour <strong>la</strong> logique <strong>des</strong> prédicats standard. Je me contenterai<br />

de brèves considérations, celles qui sont pertinentes pour <strong>la</strong> suite sans avoir <strong>la</strong> prétention d’en<br />

donner une présentation exhaustive.<br />

En logique <strong>des</strong> prédicats, pour évaluer <strong>la</strong> valeur de vérité d’une formule complexe, on<br />

doit être capable d’interpréter les quantificateurs afin de conserver le principe de<br />

compositionalité selon lequel <strong>la</strong> valeur de vérité d’une formule complexe est fonction de <strong>la</strong><br />

valeur de vérité de ses parties composantes 49 . On a besoin <strong>des</strong> fonctions d’interprétation. Pour<br />

Kripke, l’interprétation <strong>des</strong> quantificateurs doit se faire par substitution <strong>des</strong> variables reliées<br />

49 Si l’on n’interprète pas les quantificateurs selon une méthode où une autre, alors les parties composantes <strong>des</strong><br />

formules complexes sont <strong>des</strong> fonctions propositionnelles, lesquelles n’ont pas de valeur de vérité, puisqu’elles ne<br />

constituent pas <strong>des</strong> propositions.<br />

43


par <strong>des</strong> constantes qui renvoient directement aux entités du domaine. Les constantes donnent<br />

un nom aux entités du domaine <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tent d’interpréter les quantificateurs individuels. Les<br />

fonctions d’interprétation <strong>des</strong> constantes individuelles sont <strong>des</strong> fonctions depuis les constantes<br />

individuelles sur les entités du domaine du discours. <strong>La</strong> fonction d’interprétation d’une<br />

constante est généralement notée I(a) = e, où a est une constante appartenant au <strong>la</strong>ngage <strong>et</strong> e<br />

une entité du domaine. On dispose également de fonctions d’interprétations pour les l<strong>et</strong>tres de<br />

prédicat, lesquelles fonctions donnent un sous-ensemble d’entités du domaine <strong>des</strong>quelles le<br />

prédicat est vrai. On note l’interprétation d’une l<strong>et</strong>tre de prédicat « T » (T) ⊆ D, de <strong>la</strong> quelle<br />

on tire <strong>la</strong> fonction de valuation qui donne <strong>la</strong> valeur de vérité d’une propositions atomique.<br />

Une telle valuation est par exemple I(T) = {I(a) │ Ta est vraie} qui signifie que <strong>la</strong> proposition<br />

Ta est vraie si I(a) Є I(T).<br />

On dispose, dans notre <strong>la</strong>ngage, d’un réservoir de constantes, lesquelles font<br />

directement référence à une <strong>et</strong> une seule entité du domaine. Une entité peut par contre avoir<br />

plusieurs noms, <strong>et</strong> donc plusieurs constantes peuvent référer à <strong>la</strong> même entité. Un énoncé du<br />

type « quelqu’un est enseignant » est vrai si par exemple on sait que Aristote est enseignant.<br />

On a dans notre réserve de constantes, <strong>la</strong> constante « a », <strong>la</strong>quelle désigne l’entité du domaine<br />

qu’est Aristote. Pour évaluer un tel énoncé, qui serait de <strong>la</strong> forme « ∃xTx », on devra donc<br />

interpréter le quantificateur en substituant <strong>la</strong> constante à <strong>la</strong> variable reliée « x ». On obtient<br />

« Ta ». Et « Ta » est vraie si I(a) Є I(T). Les interprétations, que ce soit <strong>des</strong> constantes ou <strong>des</strong><br />

prédicats, sont ainsi données en termes d’extension. On sait ce que signifient les termes <strong>et</strong> les<br />

prédicats re<strong>la</strong>tivement à leur référence ou extension. Avant de traiter les problèmes que ça<br />

engendre, je vais développer les notions dont on a besoin en logique modale. On a ici une<br />

interprétation qui fonctionne pour <strong>la</strong> logique <strong>des</strong> prédicats standard, c’est-à-dire pour une<br />

logique extensionnelle. Mais ce<strong>la</strong> ne marche pas pour un <strong>la</strong>ngage de <strong>la</strong> logique modale <strong>des</strong><br />

prédicats où les fonctions d’interprétations devront donner <strong>la</strong> signification pour les différents<br />

mon<strong>des</strong> possibles. Je vais maintenant expliquer brièvement ce qu’est un modèle pour <strong>la</strong><br />

logique modale <strong>des</strong> prédicats avant d’en venir à <strong>la</strong> formalisation de l’argument modal.<br />

Une formule de <strong>la</strong> logique modale <strong>des</strong> prédicats est évaluée dans un modèle. Un<br />

modèle pour un <strong>la</strong>ngage L de <strong>la</strong> logique modale est une séquence notée , où W<br />

est un ensemble non vide de mon<strong>des</strong> possibles ; R une re<strong>la</strong>tion d’accessibilité entre ces<br />

mon<strong>des</strong> possibles ; D un domaine d’entités – il s’agit d’une fonction qui assigne un domaine à<br />

chaque monde possible de W si ce domaine varie selon les mon<strong>des</strong> ; I est une fonction<br />

44


d’interprétation qui attribue une entité I(c) de D à chaque constante cЄL, ou un sous-ensemble<br />

I w (P) du domaine D w à tout prédicat n-aire de L.<br />

En ce qui concerne <strong>la</strong> fonction R, qui donne les re<strong>la</strong>tions d’accessibilité entre les<br />

mon<strong>des</strong> possibles, il n’y a rien à en dire pour notre propos. En eff<strong>et</strong>, pour les situations<br />

contrefactuelles, les mon<strong>des</strong> possibles sont stipulés depuis le réel. Il n’y a donc pas de raison<br />

de supposer <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> qui ne soient pas accessibles les uns aux autres <strong>et</strong> il n’est pas<br />

nécessaire d’apporter <strong>des</strong> précisions concernant <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion d’accessibilité. On formalisera<br />

l’argument modal dans le cadre d’un système S5, c’est-à-dire un système dans lequel tous les<br />

mon<strong>des</strong> sont accessibles les uns aux autres, où les re<strong>la</strong>tions sont symétriques, réflexives <strong>et</strong><br />

transitives. En ce qui concerne les questions portant sur <strong>la</strong> taille <strong>des</strong> domaines, je ne les<br />

aborderai pas non plus, malgré les problèmes qu’elles engagent. Kripke ne traite de toute<br />

façon pas <strong>des</strong> cas où <strong>la</strong> référence d’un nom n’existe pas dans un monde possible. C’est du<br />

reste un <strong>des</strong> points sur lesquels on aurait aimé que Kripke s’explique, <strong>et</strong> qui pourrait<br />

apprendre beaucoup sur le comportement <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong>. Mais de nouveau, considérant <strong>la</strong><br />

signification en termes de référence, il est dans l’incapacité de traiter ce genre de cas.<br />

Qu’en est-il <strong>des</strong> fonctions d’interprétation ? Les noms propres sont traduits par <strong>des</strong><br />

constantes, lesquelles ne renvoient qu’à une seule entité du domaine <strong>et</strong> ce, quelque soit le<br />

monde possible. Les noms propres sont traduits par une constante dont l’interprétation assigne<br />

le même individu dans tous les mon<strong>des</strong> possibles puisqu’ils sont à analyser en termes de<br />

référence via leur référence dans le réel : on a I(c) = e <strong>et</strong> ce pour tous les mon<strong>des</strong> possibles.<br />

L’interprétation <strong>des</strong> constantes est indépendante <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles : une constante est en<br />

eff<strong>et</strong> le nom d’une entité, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te entité ne peut être différente d’elle-même. Les noms sont<br />

donc reliés à une entité indépendamment du choix <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles. Dans c<strong>et</strong>te<br />

interprétation, c’est <strong>la</strong> référence qui a un nom, <strong>et</strong> ce n’est pas le nom qui pousse à sélectionner<br />

une référence. C’est sur ce point que l’on voit où <strong>la</strong> notion kripkéenne de désignation rigide<br />

trouve son fondement : dans le stock de constantes présupposé à l’interprétation <strong>des</strong><br />

quantificateurs. Les constantes sont inanalysable <strong>et</strong> n’ont pas de sens au delà de <strong>la</strong> référence<br />

qui leur est assignée. Kripke en déduit <strong>des</strong> noms propres qui font directement référence aux<br />

entités indépendamment d’un quelconque sens que l’on prêterait aux noms propres. Mais<br />

justement, ce stock présupposé de constantes individuelles ne perm<strong>et</strong> pas de concevoir un<br />

nom qui sélectionne différents individus selon les états d’affaires. Une telle interprétation ne<br />

peut pas rendre compte de <strong>la</strong> signification <strong>des</strong> noms propres re<strong>la</strong>tivement à <strong>des</strong> états d’affaires<br />

possibles différents du notre. On ne peut, de <strong>la</strong> sorte, supposer un monde où <strong>la</strong> référence d’un<br />

nom diffère ou n’existe pas. On ne peut même pas considérer <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> où le <strong>la</strong>ngage serait<br />

45


différent du nôtre. Ca n’aurait aucune importance vu que les référents restent les mêmes<br />

indépendamment de <strong>la</strong> façon dont on s’y réfère. C’est ce genre de considérations qui, de<br />

concorde avec <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>, mène à considérer qu’une identité entre <strong>des</strong><br />

<strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> doit être nécessaire. C’est également ce<strong>la</strong> qui mène à devoir considérer<br />

une signification donnée en termes de chaîne causale de communication : le locuteur doit,<br />

d’une manière ou d’une autre, être relié au référent. <strong>La</strong> question est de savoir si considérer un<br />

nom propre, ou une constante, ayant une signification indépendamment de tout contexte est<br />

pertinent. Est-ce <strong>la</strong> référence qui a un nom, ou est-ce le nom qui sélectionne une référence ?<br />

Comment une <strong>des</strong>cription définie peut quant à elle être non rigide ? Les fonctions<br />

d’interprétation <strong>des</strong> prédicats, contrairement aux constantes, dépendent <strong>des</strong> mon<strong>des</strong><br />

possibles : on a Iw(P) ⊆ Dw où w Є W, tel que Iw(P) ne coïncide pas forcément avec Iw’(P)<br />

où w’ЄW mais est différent de w. Et il en sera de même <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies, lesquelles<br />

contiennent en fait un prédicat qui est vrai d’un unique individu, il s’agit en fait de<br />

l’interprétation du prédicat qui subsume une entité unique. Par exemple, l’interprétation de<br />

‏(‏x)(Pxו)‏ » doit être le produit <strong>des</strong> fonctions qui attribuent une unique entité du domaine «<br />

(lequel domaine dépend du monde possible) à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription <strong>et</strong> ce, re<strong>la</strong>tivement aux monde<br />

possible. Finalement, dans <strong>la</strong> conception kripkéenne, on peut considérer que les noms propres<br />

sont directement reliés à une entité du domaine, indépendamment du contexte, ce qui ne serait<br />

pas le cas <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies.<br />

II- Nom propre <strong>et</strong> ambiguïté <strong>des</strong> opérateurs<br />

Quand on posait précédemment <strong>la</strong> lecture de re, « ∃x (Tx Λ ◊¬Tx) », on supposait une<br />

modalité métaphysique. Si l’on substitue une constante à <strong>la</strong> variable reliée, alors on a un<br />

énoncé dont <strong>la</strong> modalité concerne les propriétés d’un obj<strong>et</strong> qu’on a fixé, <strong>et</strong> le monde possible<br />

est décrit autour <strong>et</strong> pour ce référent qu’on a fixé : « Ta Λ ◊¬Ta » signifierait par exemple<br />

qu’Aristote a enseigné à Alexandre mais que, sous certaines circonstances, il n’aurait pas<br />

enseigné à Alexandre. C’est une nécessité indépendante de <strong>la</strong> connaissance qu’on a de c<strong>et</strong><br />

obj<strong>et</strong>, dont on le reconnaîtrait, ou de <strong>la</strong> façon dont on reconnaîtrait <strong>la</strong> vérité de l’énoncé. On<br />

fixe un référent, <strong>et</strong> on lui attribue <strong>des</strong> propriétés dans un monde possible. C’est pour ça que<br />

dire que <strong>la</strong> lecture de re suppose <strong>des</strong> essences c’est confondre les deux <strong>modalités</strong>. Les énoncés<br />

contrefactuels portant sur une modalité métaphysique adoptent en fait une lecture<br />

invariablement de re étant donné que le nom ne contient pas de sens, il désigne directement sa<br />

46


éférence, <strong>et</strong> ne dit rien de <strong>la</strong> façon dont on le reconnaîtrait ni <strong>des</strong> propriétés du référent. Si<br />

l’on avait une ambiguïté de lecture au suj<strong>et</strong> <strong>des</strong> noms c’était à cause de l’ambiguïté de<br />

l’opérateur qui pourrait être confondu avec un opérateur épistémique, <strong>et</strong> non à cause d’une<br />

ambiguïté de portée 50 . Quand on traite d’une modalité métaphysique, on a un nom propre qui<br />

désigne rigidement <strong>et</strong> ce, indépendamment du contexte. On reprend maintenant l’argument<br />

modal, depuis le test intuitif de Kripke. En ce qui concerne <strong>la</strong> rigidité <strong>et</strong> tout d’abord :<br />

(15) Aristote n’est pas Aristote.<br />

C<strong>et</strong>te proposition est toujours fausse, on ne voit pas comment il serait possible, si l’on traduit<br />

« Aristote » par <strong>la</strong> constante « a », que « a = a » soit fausse. C’est ce qui mène Kripke à <strong>la</strong><br />

défense de <strong>la</strong> rigidité : on ne voit pas comment il serait possible que, par<strong>la</strong>nt d’Aristote dans<br />

un monde possible, ce n’est pas d’Aristote que l’on parle. On voit sur ce point <strong>la</strong><br />

prépondérance de <strong>la</strong> présupposition de l’interprétation <strong>des</strong> quantificateurs par substitution<br />

dans le développement <strong>des</strong> <strong>thèse</strong>s de Kripke. En eff<strong>et</strong>, Kripke relie le nom à une constante<br />

<strong>la</strong>quelle renvoie à une entité indépendamment de tout contexte. Mais de <strong>la</strong> sorte, Kripke n’est<br />

pas en mesure de traiter un contexte où Aristote n’est pas appelé « Aristote », voire où<br />

« Aristote » désignerait quelqu’un d’autre. Dès lors, selon Kripke, les noms propres ne sont<br />

pas susceptibles d’ambiguïtés de portées, une proposition contenant une constante est toujours<br />

à évaluer en considérant <strong>la</strong> référence du terme tel qu’il <strong>la</strong> désigne dans le réel. Par contre, sous<br />

certaines circonstances, ce même Aristote n’aurait pas enseigné à Alexandre. « Aristote n’est<br />

pas l’enseignant d’Alexandre » peut, dans un monde possible, se trouver être vraie. Le nom<br />

désigne Aristote tel qu’il est désigné par « Aristote » dans le réel, <strong>et</strong> on stipule un monde<br />

possible dans lequel il n’a pas enseigné à Alexandre. Le nom est donc traduit par une<br />

constante indépendamment <strong>des</strong> prédicats qui peuvent lui être attribués, m<strong>et</strong>tons pour ce cas-ci<br />

« a ». Posons le prédicat « Tx » qui signifie « x est l’enseignant d’Alexandre ». En logique de<br />

premier ordre on exprime c<strong>et</strong> énoncé par « ¬Ta ». On veut ici exprimer qu’il est possible que<br />

c<strong>et</strong>te proposition soit vraie. On va donc faire reposer « ¬Ta » dans <strong>la</strong> portée d’un opérateur de<br />

possibilité. On exprimera ainsi qu’on doit évaluer <strong>la</strong> proposition « Aristote n’est pas<br />

l’enseignant d’Alexandre » dans un monde possible. On obtient :<br />

(16) ◊¬Ta<br />

50 Je maintiens ce que j’ai dit précédemment concernant <strong>la</strong> dépendance <strong>des</strong> quantificateurs, mais comme on le<br />

voit bien ici, Kripke ne parle pas en termes de dépendances <strong>des</strong> quantificateurs mais en termes de référence, de<br />

<strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> <strong>et</strong> de mon<strong>des</strong> stipulés.<br />

47


Pour que (16) soit vraie, il faut être en mesure de stipuler un monde où « Ta » est fausse,<br />

c’est-à-dire qu’il n’est pas vrai que a Є I w (T) dans au moins un monde w de W. Ce qui est le<br />

cas si Philippe est, dans ce monde, l’enseignant d’Alexandre. (16) ne pose pas de problème.<br />

Le nom propre reçoit une interprétation constante <strong>et</strong> n’est, je cite, « susceptible d’aucune<br />

<strong>distinction</strong> de portée ». Le nom n’ayant pas de sens, sa référence ne dépend pas du monde<br />

possible en question. Peu importe <strong>la</strong> façon dont on fixe <strong>la</strong> référence du nom, (16) concerne<br />

une modalité métaphysique, elle est vraie en tant qu’elle concerne une propriété d’Aristote, <strong>et</strong><br />

le monde est stipulé via <strong>la</strong> référence réelle. Ainsi, si l’on veut évaluer une proposition dans le<br />

réel, elle réside hors de <strong>la</strong> portée de l’opérateur de possibilité (métaphysique), sinon elle<br />

repose dans <strong>la</strong> portée de l’opérateur. L’opérateur ne limite pas l’interprétation de <strong>la</strong> constante<br />

même s’elle est syntaxiquement dans sa portée.<br />

III- Descriptions définies <strong>et</strong> ambiguïtés de portée<br />

Les choses ne sont pas si simples en ce qui concerne les <strong>des</strong>criptions définies. Pour<br />

reprendre l’argument modal, on doit substituer <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « l’enseignant<br />

d’Alexandre » au nom propre « Aristote » :<br />

(17) Sous certaines circonstances, l’enseignant d’Alexandre n’aurait pas été<br />

l’enseignant d’Alexandre.<br />

Pour vérifier c<strong>et</strong>te proposition, on doit évaluer « l’enseignant d’Alexandre n’est pas<br />

l’enseignant d’Alexandre » dans un monde possible. Mais, il est impossible de stipuler un tel<br />

monde. « L’enseignant d’Alexandre » est une <strong>des</strong>cription définie qui désigne l’unique<br />

individu qui correspond au prédicat « x est l’enseignant d’Alexandre ». Si l’on parle d’une<br />

situation contrefactuelle, à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « celui qui a enseigné à Alexandre »<br />

correspond celui qui satisfait c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription dans le monde possible stipulé, <strong>et</strong> qui n’est pas<br />

forcément le même que dans le réel. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie a une signification qui peut<br />

changer selon les mon<strong>des</strong> possibles. Elle dit que son référent est l’unique individu qui<br />

correspond au prédicat qu’elle contient. Ainsi, si l’on veut substituer <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie<br />

« l’enseignant d’Alexandre » au nom propre « Aristote », alors on doit substituer « ‏(‏x)(Txו)‏ »<br />

à <strong>la</strong> constante « a » en (16) :<br />

48


(18) ◊¬T(וx)(Tx) , qui n’est rien d’autre qu’une abréviation pour dire :<br />

(19) ◊ (∃x !Tx Λ ∃x (Tx Λ ¬Tx)) , ou<br />

(20) ◊∃y (∀x (Tx ↔ x = y) Λ ¬Ty)<br />

Ces propositions sont c<strong>la</strong>irement fausses. Il n’existe pas de monde possible où (∃ !xTx Λ ∃x<br />

(Tx Λ ¬Tx)) pourrait être vraie. Mais justement, on pourrait se dire qu’il suffit de donner une<br />

portée restreinte à l’opérateur modal <strong>et</strong> ne plus engendrer de contradiction :<br />

(21) ∃ !xTx Λ ∃x (Tx Λ ◊¬Tx)<br />

Pour marquer <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> de portée, on ajoute un opérateur de portée pour <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription<br />

définie, précisant les combinaisons de portée entre les opérateurs modaux <strong>et</strong> les <strong>des</strong>criptions<br />

définies. C<strong>et</strong> opérateur est noté comme <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie au moyen de l’opérateur iota <strong>et</strong><br />

est mise entre croch<strong>et</strong>s. Ainsi, (21) pourra être abrégée par :<br />

◊¬T(וx)(Tx) ‏[(‏x)(Txו)]‏ (22)<br />

En (14), on donne une portée <strong>la</strong>rge à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie par rapport à l’opérateur de<br />

possibilité, c’est-à-dire que son interprétation ne dépend pas du choix du monde sélectionné.<br />

Mais justement, selon Kripke, l’usage <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies repose sur <strong>la</strong> compréhension<br />

du prédicat <strong>et</strong> donc l’extension de ce prédicat, non pas dans le réel, mais dans le monde en<br />

question. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie ‏(‏x)(Txו)‏ est dépendante de <strong>la</strong> fonction d’interprétation I w (T)<br />

où w est le monde où l’on évalue <strong>la</strong> proposition. <strong>La</strong> traduction qui sert à l’argument modal,<br />

équivalente à (20), contient une <strong>des</strong>cription définie à <strong>la</strong>quelle on doit donner une portée<br />

restreinte par rapport à l’opérateur de possibilité, c’est-à-dire que son interprétation est limitée<br />

par l’opérateur modal, elle dépend du monde possible dans lequel on l’évalue. On l’abrège au<br />

moyen de l’opérateur iota <strong>et</strong> de l’opérateur de portée de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription par :<br />

‏(‏x)(Txו)‏x)(Tx)]¬Tו)]‏ ◊ (23)<br />

Donner une portée <strong>la</strong>rge aux <strong>des</strong>criptions définie est possible 51 , mais dans ce cas, ce<br />

n’est plus l’usage habituel. En eff<strong>et</strong>, si l’on peut accepter que l’on dise « l’enseignant<br />

51 cf. p.49<br />

49


d’Alexandre aurait pu ne pas enseigner à Alexandre » selon une lecture de re, alors on stipule<br />

un monde où l’enseignant d’Alexandre n’est plus l’enseignant d’Alexandre <strong>et</strong> c’est donc un<br />

monde où il n’est pas le référent de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie. Donner une interprétation constante<br />

aux <strong>des</strong>criptions définies serait, selon Kripke, contraire au « test intuitif » évoqué<br />

précédemment. Il affirme, je cite, « nous avons (inexplicablement) tendance à donner une<br />

portée <strong>la</strong>rge à « Aristote », <strong>et</strong> une portée étroite aux <strong>des</strong>criptions » 52 . Si le nom propre n’est<br />

pas susceptible d’ambiguïtés de portées, c’est parce que l’interprétation de l’opérateur modal<br />

est ambiguë. Par contre, dans le cas <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies, l’interprétation de l’opérateur<br />

modal n’est pas ambiguë, c’est <strong>la</strong> portée de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie qui est ambiguë.<br />

Ainsi présenté, l’argument modal semble plus c<strong>la</strong>ir. Il semble aussi moins évident.<br />

« C’est comme ça qu’on parle », « une tendance inexplicable » <strong>et</strong> <strong>des</strong> « conditions de vérité<br />

intuitives » semblent être finalement les principaux arguments de Kripke. Peut-on s’en tenir à<br />

ce type d’argument si l’on veut rendre compte rigoureusement du comportement <strong>des</strong><br />

<strong>désignateurs</strong> ? On voit que Kripke fait de <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> une notion centrale dans<br />

sa <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong>. On se r<strong>et</strong>rouve dans une situation un peu tendue. Qui plus<br />

est, se pose ici un problème re<strong>la</strong>tif aux fonctions d’interprétation. Kripke parle de « mon<strong>des</strong><br />

possibles pertinents ». Mais si les mon<strong>des</strong> possibles sont stipulés, c’est que les fonctions<br />

d’interprétation <strong>des</strong> prédicats concernant ces mon<strong>des</strong> le sont aussi. Comment sont établies ces<br />

fonctions d’interprétation ? Peuvent-elles réellement exister indépendamment de toute<br />

considération épistémique ? Pour Kripke, il semble qu’elles doivent l’être, puisque les<br />

propriétés sont possiblement (nécessairement) vraies ou non d’un obj<strong>et</strong> indépendamment de <strong>la</strong><br />

modalité épistémique. Mais si les propriétés sont vraies ou fausses d’un individu<br />

indépendamment de <strong>la</strong> modalité épistémique, comment peut-on savoir si un monde possible<br />

est pertinent ? Qu’est-ce qu’un monde pertinent au suj<strong>et</strong> d’un individu désigné par un nom<br />

propre si le nom ne contient absolument aucun sens <strong>et</strong> que son usage est indépendant <strong>des</strong><br />

considérations épistémiques ? On ne peut pas établir une fonction d’interprétation pour un<br />

prédicat dans un monde possible si ces fonctions peuvent ne pas être compatibles avec notre<br />

connaissance, comme c’est le cas de l’énoncé que Kripke qualifie d’a priori contingent.<br />

Pareillement, un nom propre peut-il réellement avoir une signification constante,<br />

indépendamment de tout contexte ? On va voir maintenant que <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong><br />

n’est peut être pas aussi n<strong>et</strong>te que <strong>la</strong> tire Kripke. On verra aussi plus tard que l’interprétation<br />

<strong>des</strong> quantificateurs telle que <strong>la</strong> conçoit Kripke ne perm<strong>et</strong> de rendre compte de toutes les<br />

combinaisons d’opérateurs.<br />

52 cf. p. 165 (appendice)<br />

50


SIXIEME PARTIE : CRITIQUE DE L’ARGUMENT MODAL<br />

Kripke récuse donc <strong>la</strong> synonymie entre les noms propres <strong>et</strong> les <strong>des</strong>criptions définies en<br />

montrant leur différence de comportement dans les contextes modaux. Dans le cas <strong>des</strong><br />

<strong>des</strong>criptions définies, on a une ambiguïté de lectures liée à une ambiguïté de portées. C<strong>et</strong>te<br />

explication en termes de portées ne s’applique pas aux noms propres pour lesquels il invoque<br />

une <strong>distinction</strong> radicale <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>, les appliquant indépendamment l’une de l’autre à <strong>des</strong><br />

énoncés, <strong>et</strong> de <strong>la</strong>quelle il déduit <strong>la</strong> différence entre fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> donner le sens. On se<br />

r<strong>et</strong>rouve alors avec <strong>des</strong> nécessités métaphysiques qui sont indépendantes de toute<br />

considération épistémique, <strong>et</strong> vice versa. On va voir dans ce qui suit en quoi <strong>la</strong> <strong>distinction</strong><br />

dont Kripke fait usage ne reflète pas une authentique différenciation <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>. On<br />

s’attardera ainsi sur l’objection que Dumm<strong>et</strong>t adresse à Kripke <strong>et</strong> comment il réduit sa <strong>thèse</strong> à<br />

<strong>des</strong> conventions de portées, s’en rem<strong>et</strong>tant finalement aux anciennes notions de <strong>modalités</strong> de<br />

re <strong>et</strong> de dicto. Cependant, c<strong>et</strong>te explication de Dumm<strong>et</strong>t ne perm<strong>et</strong> pas non plus de rendre<br />

compte correctement <strong>des</strong> interactions entre opérateurs. On verra donc comment on peut<br />

dépasser ce problème en augmentant <strong>la</strong> force expressive <strong>des</strong> <strong>la</strong>ngages pour <strong>la</strong> logique modale.<br />

I- Réduction à une théorie <strong>des</strong> portées<br />

Eventuellement, d’un point de vue réaliste, on pourrait accepter une modalité<br />

métaphysique qui concerne ce qui rend vraie ou faux une proposition indépendamment de <strong>la</strong><br />

façon dont on connaîtrait <strong>la</strong> vérité ou <strong>la</strong> fauss<strong>et</strong>é de c<strong>et</strong>te proposition. On aurait de plus une<br />

modalité épistémique qui concernerait <strong>la</strong> façon dont on découvre <strong>la</strong> vérité d’un énoncé<br />

contrefactuel <strong>et</strong> <strong>la</strong> façon dont on établit <strong>des</strong> situations compatibles avec notre connaissance.<br />

D’un point de vue anti-réaliste, il semble 53 qu’une telle <strong>distinction</strong> soit plus contestable en ce<br />

sens que, dans c<strong>et</strong>te philosophie, <strong>la</strong> vérité d’une proposition est donnée en termes de moyens<br />

disponibles pour <strong>la</strong> reconnaître comme vraie. Ainsi, <strong>la</strong> nécessité ou <strong>la</strong> possibilité d’une telle<br />

vérité devrait être accessible seulement en termes de moyens disponibles pour reconnaître<br />

c<strong>et</strong>te vérité. Ceci dit, dans tous les cas, les notions de <strong>modalités</strong> porteraient sur un énoncé tout<br />

entier. Un énoncé pourrait bien être métaphysiquement mais pas épistémiquement nécessaire,<br />

néanmoins l’inverse ne devrait pas pouvoir avoir lieu – à savoir une nécessité épistémique<br />

53 Je dis qu’il « semble » car je ne veux pas trancher ici <strong>la</strong> question. Je ne suis pas sûr qu’une telle modalité<br />

métaphysique ne soit pas acceptable. De toute façon, on va voir que <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> que tire Kripke<br />

n’est pas bien opérée puisqu’elle ne peut être expliquée en l’appliquant à <strong>des</strong> propositions toutes entières comme<br />

il le voudrait.<br />

51


mais pas métaphysique. On aurait donc deux <strong>modalités</strong> différentes, mais qui finalement<br />

entr<strong>et</strong>iennent une re<strong>la</strong>tion l’une vis-à-vis de l’autre, <strong>la</strong> première viendrait donner un contenu à<br />

<strong>la</strong> seconde. Pourtant, Kripke les distingue radicalement.<br />

I-1- Le paradoxe <strong>des</strong> énoncés a priori contingents<br />

<strong>La</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> <strong>et</strong> non rigi<strong>des</strong> s’appuie essentiellement sur le<br />

fait que, dans le cas <strong>des</strong> noms propres, <strong>la</strong> signification n’est pas donnée en termes de moyens<br />

disponibles pour déterminer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> n’à rien à voir avec <strong>la</strong> façon dont est déterminée sa<br />

référence, mais que, dans le cas <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies, il n’y a pas de différence entre <strong>la</strong><br />

façon dont <strong>la</strong> référence est déterminée <strong>et</strong> <strong>la</strong> signification. Evacuant le sens du nom propre <strong>et</strong><br />

différenciant le fait de fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> le fait de donner le sens du nom, Kripke s’en rem<strong>et</strong><br />

à <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>, <strong>des</strong>quelles il montre l’indépendance de l’une vis-à-vis de l’autre<br />

dans l’exemple d’énoncé qu’il qualifie d’a priori contingent.<br />

« Il n’est donc pas évident que les termes « nécessaire » <strong>et</strong> « a priori », en tant qu’on<br />

les applique à <strong>des</strong> propositions soient purement <strong>et</strong> simplement synonymes » 54 , concluait<br />

Kripke de <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> qu’il opère entre les termes « nécessaires » <strong>et</strong> « a priori », lesquels<br />

renvoient respectivement à <strong>la</strong> modalité métaphysique <strong>et</strong> <strong>la</strong> modalité épistémique. On se<br />

r<strong>et</strong>rouvait alors avec <strong>des</strong> nécessités métaphysiques lesquelles ne sont pas <strong>des</strong> nécessités<br />

épistémiques, comme c’était le cas avec « Hesperus est Phosphorus », ou comme dans le cas<br />

de <strong>la</strong> conjecture de Goldbach. Mais, on se r<strong>et</strong>rouvait aussi avec <strong>des</strong> nécessités épistémiques<br />

qui ne sont pas <strong>des</strong> nécessités métaphysiques, comme c’était le cas avec « le mètre étalon<br />

mesure un mètre ». Cependant, ce dernier cas semble délicat à accepter. Comment se pourraitil<br />

que l’on ait une nécessité épistémique concernant un énoncé qui pourrait ne pas être vrai ?<br />

Comment l’énoncé « le mètre étalon mesure un mètre » peut-il être épistémiquement<br />

nécessaire, c’est-à-dire nécessairement vrai re<strong>la</strong>tivement à notre connaissance, mais que c<strong>et</strong><br />

énoncé ne soit pas nécessairement vrai re<strong>la</strong>tivement aux faits ? Ce<strong>la</strong> voudrait dire que l’on<br />

connaisse <strong>des</strong> vérités qui peuvent ne pas être vraies ! Comme le montre Dumm<strong>et</strong>t dans Frege,<br />

Philosophy of <strong>La</strong>nguage 55 , <strong>la</strong> façon dont Kripke distingue les <strong>modalités</strong>, n’est pas si n<strong>et</strong>te<br />

qu’il le voudrait <strong>et</strong> ne traduit pas vraiment <strong>la</strong> différence entre ce qui est réellement possible <strong>et</strong><br />

ce qui est simplement compatible avec notre connaissance.<br />

54 cf. p.26<br />

55 Michael Dumm<strong>et</strong>t (1973) op.cit.<br />

52


Dans <strong>la</strong> modalité métaphysique de Kripke, on doit expliquer quand un prédicat<br />

contenant un opérateur modal est vrai d’un obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> non quand l’énoncé est vrai. C<strong>et</strong>te<br />

modalité ne s’applique donc pas à tout l’énoncé mais à <strong>la</strong> propriété. Pourtant, Kripke<br />

distingue radicalement les deux <strong>modalités</strong> <strong>et</strong> les applique indépendamment l’une de l’autre à<br />

<strong>des</strong> énoncés tout entiers. Il en déduit <strong>la</strong> possibilité de telles vérités a priori contingentes telles<br />

que celle exprimée par « Le mètre étalon mesure un mètre ». On a une nécessité épistémique<br />

en ce sens que, re<strong>la</strong>tivement à notre connaissance, c<strong>et</strong> énoncé est pour nous toujours vrai.<br />

Mais on n’a pas une nécessité métaphysique en ce sens que le mètre étalon pourrait ne pas<br />

avoir mesuré un mètre. Kripke concède du reste que sa <strong>distinction</strong> devrait être précisée 56 . En<br />

eff<strong>et</strong>, « le mètre étalon mesure un mètre » est vrai a priori étant donné qu’il s’agit d’une<br />

définition par stipu<strong>la</strong>tion. Néanmoins, quand on sait <strong>la</strong> vérité de c<strong>et</strong> énoncé a priori, on ne<br />

connaît rien de contingent concernant le monde. Stipuler une équivalence dans une définition<br />

ne perm<strong>et</strong> pas d’apprendre un fait concernant le monde. Il y a donc quelque chose de<br />

paradoxal dans c<strong>et</strong> énoncé que Kripke qualifie d’a priori contingent. Il n’y a pas de<br />

connaissance d’un fait contingent qui est exprimé quand on dit a priori « le mètre étalon<br />

mesure un mètre ». Comment, simplement par stipu<strong>la</strong>tion d’un moyen de fixer <strong>la</strong> référence<br />

d’une expression, quelqu’un pourrait-il connaître quoi que ce soit de contingent concernant le<br />

monde ? Et Dumm<strong>et</strong>t de poursuivre en demandant : « What, then, is the fact whose<br />

contingency we express by saying that the standard m<strong>et</strong>re rod might have been shorter than 1<br />

m<strong>et</strong>re, but which is not expressed when we say a priori that it is 1 m<strong>et</strong>re long or that he is the<br />

lenght which it has ? » 57 .<br />

En eff<strong>et</strong>, ce qui fait que je puisse dire que je connais <strong>la</strong> vérité de c<strong>et</strong> énoncé a priori,<br />

c’est <strong>la</strong> compréhension <strong>des</strong> mots de l’expression. Je peux dire avec vérité « le mètre étalon<br />

mesure un mètre » si je comprends les mots de c<strong>et</strong> énoncé. Je peux le dire sans connaître ni <strong>la</strong><br />

longueur de l’étalon, ni <strong>la</strong> longueur du mètre. Si je n’ai jamais utilisé ce système de mesure,<br />

ou que je n’ai jamais vu le mètre étalon, alors je n’exprime aucune connaissance d’un fait<br />

concernant le monde. A partir de là, soit j’exprime une connaissance a priori, soit j’exprime<br />

un fait contingent concernant le monde, mais pas les deux à <strong>la</strong> fois. Dumm<strong>et</strong>t pose un autre<br />

exemple, qui rend les choses bien plus c<strong>la</strong>ires. Si je dis « je suis ici », je sais que c<strong>et</strong> énoncé<br />

est toujours vrai. Je connais <strong>la</strong> vérité de c<strong>et</strong> énoncé a priori. Kripke dirait que c’est là un<br />

56 cf. note 26 où Kripke explique que lorsqu’on fixe, dans une définition, <strong>la</strong> référence d’un nom par stipu<strong>la</strong>tion,<br />

on n’apprend rien de contingent concernant le monde. <strong>La</strong> question dès lors consiste à demander quelle est c<strong>et</strong>te<br />

contingence exprimée quand on dit a priori « le mètre étalon mesure un mètre ».<br />

57 cf. Dumm<strong>et</strong>t (1973) , op.cit., p.124 – « Quel est, alors, le fait dont <strong>la</strong> contingence est exprimée quand on dit<br />

que le mètre étalon aurait pu être plus court qu’un mètre, mais qui n’est pas exprimée quand on dit a priori que le<br />

mètre étalon mesure un mètre ou qu’il a <strong>la</strong> longueur qu’il a ? ».<br />

53


énoncé contingent car je suis ici mais j’aurais très bien pu être ailleurs. Néanmoins, je peux<br />

dire avec vérité « je suis ici » sans rien savoir de l’endroit où je suis. Aucune connaissance de<br />

l’endroit où je suis, comme fait contingent, n’est exprimée quand je dis a priori « je suis ici ».<br />

Par conséquent, si le fait que je sois ici est bien contingent, <strong>la</strong> connaissance a priori de <strong>la</strong><br />

vérité de <strong>la</strong> proposition « je suis ici » ne concerne pas <strong>la</strong> connaissance d’un fait contingent.<br />

I-2- Modalités : le statut de l’énoncé <strong>et</strong> le statut du fait<br />

<strong>La</strong> question demeure : quel est le fait dont <strong>la</strong> contingence est exprimée quand je dis<br />

« le mètre étalon pourrait ne pas avoir mesuré un mètre » mais qui n’est pas exprimée quand<br />

je dis a priori « le mètre étalon mesure un mètre » ? Afin de comprendre en quoi Kripke<br />

manque <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> on doit comprendre plus précisément ce qu’est c<strong>et</strong>te<br />

modalité métaphysique <strong>la</strong>quelle serait une propriété <strong>des</strong> faits, <strong>et</strong> en quoi ce fait ne peut être<br />

identifié, dans le cas d’une vérité a priori, avec <strong>la</strong> connaissance exprimée par <strong>la</strong> proposition.<br />

A vrai dire, <strong>la</strong> contingence invoquée ne peut être saisie qu’en termes de faits contingents, un<br />

fait consistant selon Kripke en <strong>la</strong> possession ou non d’une propriété par un obj<strong>et</strong>. Autrement<br />

dit, <strong>la</strong> contingence est ici à saisir en termes de propriétés accidentelles <strong>et</strong> non en termes<br />

d’énoncés contingents. Kripke pose lui-même <strong>la</strong> modalité métaphysique en affirmant qu’on<br />

peut dire avec vérité « Nixon aurait pu ne pas être le président américain en 1970 » parce<br />

qu’on parle d’une propriété accidentelle de Nixon, celle d’avoir été président <strong>des</strong> Etats-Unis<br />

en 1970.<br />

Ainsi, pour comprendre de <strong>la</strong> contingence invoquée par Kripke, on doit rendre compte,<br />

dans le cas du mètre étalon, non pas d’une modalité portant sur l’énoncé telle que ◊(le mètre<br />

étalon ne mesure pas un mètre), mais plutôt une modalité portant sur <strong>la</strong> propriété telle que ◊(x<br />

ne mesure pas un mètre). Ainsi, <strong>la</strong> contingence d’un énoncé telle que « le mètre étalon mesure<br />

un mètre » ne concerne pas <strong>la</strong> proposition toute entière, mais <strong>la</strong> propriété accidentelle du<br />

mètre étalon qu’il a de faire un mètre. Finalement, il semble qu’on en revienne ici à une<br />

explication en termes de portées, tout comme dans le cas <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions définies. <strong>La</strong><br />

modalité épistémique concernerait <strong>la</strong> compréhension de toute <strong>la</strong> proposition, tandis que <strong>la</strong><br />

modalité métaphysique rendrait compte du prédicat qui s’applique ou non à un obj<strong>et</strong>.<br />

<strong>La</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> pour Kripke devait concerner le statut de <strong>la</strong> proposition.<br />

En eff<strong>et</strong>, on aurait selon lui <strong>des</strong> nécessités réelles, indépendamment de ce qu’on pourrait<br />

connaître, comme dans le cas de l’identité entre Hesperus <strong>et</strong> Phosphorus. On aurait <strong>des</strong><br />

nécessités épistémiques, re<strong>la</strong>tives à notre connaissance, comme dans le cas de « le mètre<br />

54


étalon mesure un mètre ». Pourtant, l’explication de Kripke ne peut être comprise qu’en<br />

faisant appel à <strong>la</strong> notion de propriété accidentelle, <strong>et</strong> non en expliquant le statut d’un énoncé.<br />

Si l’on analyse bien l’explication de Kripke, sa modalité métaphysique ne concerne en aucun<br />

cas le statut d’une proposition toute entière, mais <strong>des</strong> faits (compris comme <strong>la</strong> possession ou<br />

non d’une propriété par un obj<strong>et</strong>). Finalement, on peut très bien rendre compte de sa<br />

<strong>distinction</strong> en termes de variations de portées. <strong>La</strong> <strong>distinction</strong> réellement opérée par Kripke est<br />

en fait une <strong>distinction</strong> entre une modalité portant sur le statut d’un énoncé <strong>et</strong> une modalité<br />

portant sur le statut d’un fait. On ne peut plus, de <strong>la</strong> sorte, considérer « le mètre étalon mesure<br />

un mètre » comme l’expression d’une vérité a priori contingente. Qui plus est, le fait ainsi<br />

conçu ne peut être identifié avec <strong>la</strong> connaissance exprimée. <strong>La</strong> connaissance étant <strong>la</strong><br />

connaissance que <strong>la</strong> pensée exprimée par un énoncé est vraie ou fausse. Ainsi, quand on dit<br />

que « le mètre étalon mesure un mètre » est vrai a priori, <strong>la</strong> contingence du fait ne fait pas<br />

partie de <strong>la</strong> connaissance exprimée.<br />

Pour reprendre, Kripke veut distinguer deux types de modalité. Mais c<strong>et</strong>te <strong>distinction</strong><br />

peut en fait être expliquée en termes de variations de portées. En eff<strong>et</strong>, Kripke considère que<br />

ces deux <strong>modalités</strong> s’appliquent indépendamment à l’énoncé, mais on a vu que, telles qu’elle<br />

sont utilisées dans les arguments de Kripke, elles concernent en fait deux obj<strong>et</strong>s différents :<br />

l’énoncé <strong>et</strong> les propriétés. Ainsi <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> de Kripke n’est pas une <strong>distinction</strong> entre <strong>des</strong><br />

possibilité (nécessités) épistémique - ce qu’on peut connaître comme vrai ou faux dans les<br />

limites de notre connaissance - <strong>et</strong> <strong>des</strong> possibilités (nécessités) réelles indépendantes de notre<br />

connaissance, lesquelles s’appliqueraient indépendamment l’une de l’autre à un énoncé. C’est<br />

une <strong>distinction</strong> entre une modalité qui concerne le statut de l’énoncé <strong>et</strong> une modalité qui<br />

concerne le statut <strong>des</strong> faits : on en revient à l’ancienne <strong>distinction</strong> entre de re <strong>et</strong> de dicto.<br />

I-3- Un seul <strong>et</strong> même phénomène expliqué en termes de portées<br />

A partir de là, <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> donner le sens du nom propre<br />

n’est peut être plus si c<strong>la</strong>ire. <strong>La</strong> signification doit – comme on l’a vu dans <strong>la</strong> formalisation de<br />

l’argument modal – être une fonction définie sur les mon<strong>des</strong> possibles <strong>et</strong> qui attribue une<br />

référence à un désignateur. C<strong>et</strong>te fonction, selon Kripke, ne peut pas, dans le cas <strong>des</strong> noms<br />

propres, être établie re<strong>la</strong>tivement à <strong>la</strong> façon dont sa référence est déterminée mais<br />

re<strong>la</strong>tivement à sa référence dans le réel. Par contre, dans le cas de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie, il n’y<br />

a pas de différence entre <strong>la</strong> façon dont sa référence est déterminée <strong>et</strong> sa signification. Mais, vu<br />

l’objection de Dumm<strong>et</strong>t, <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> donner le sens du nom <strong>et</strong> par<br />

55


là même sa signification, peut très bien être réduite à <strong>des</strong> conventions de portée. Rien<br />

n’empêche de transférer au monde possible <strong>la</strong> façon dont <strong>la</strong> référence du nom est fixée, voire<br />

de supposer d’autres façons de fixer <strong>la</strong> référence. S’il peut y avoir une authentique <strong>distinction</strong><br />

entre ce qui peut ou doit être connu dans les limites de ce qu’on connaît <strong>et</strong> ce qui pourrait ou<br />

devrait réellement être tel, Kripke <strong>la</strong> manque <strong>et</strong> pose en fait une <strong>distinction</strong> entre <strong>modalités</strong><br />

portant sur le statut de l’énoncé <strong>et</strong> sur le statut d’une propriété possédée ou non par un obj<strong>et</strong>.<br />

Au final, l’explication est <strong>la</strong> même qu’en ce qui concerne les <strong>des</strong>criptions définies. <strong>La</strong><br />

possibilité selon <strong>la</strong>quelle le mètre étalon pourrait ne pas avoir mesuré un mètre peut être<br />

expliquée en termes de variations de portées, tout comme <strong>la</strong> possibilité selon <strong>la</strong>quelle<br />

l’enseignant d’Alexandre pourrait ne pas avoir enseigné à Alexandre. On en revient au final à<br />

<strong>la</strong> traditionnelle ambiguïté entre lecture de re <strong>et</strong> lecture de dicto, <strong>la</strong>quelle implique un<br />

problème de combinaisons de quantificateurs. Ainsi, <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong><br />

donner le sens du nom n’est qu’une affaire de portées. On a donc un seul <strong>et</strong> même phénomène<br />

en ce qui concerne les noms propres <strong>et</strong> <strong>des</strong>criptions définies. <strong>La</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke doit être<br />

réduite au fait que les <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> ont toujours une portée <strong>la</strong>rge, contrairement aux<br />

<strong>des</strong>criptions définies. « Kripke’s doctrine that proper names are rigid <strong>des</strong>ignators and<br />

definite <strong>des</strong>critpions non-rigid ones thus reduces to the c<strong>la</strong>im that, within a modal context, the<br />

scope of a definite <strong>des</strong>cription should always be taken to exclude the modal operator, whereas<br />

the scope of a proper name should always be taken to include it », conclut Dumm<strong>et</strong>t 58 .<br />

Autrement dit, il ne s’agit que de conventions ad hoc re<strong>la</strong>tivement aux choix <strong>des</strong> portées. On<br />

pourrait en fait très bien concevoir une <strong>des</strong>cription définie à portée <strong>la</strong>rge c’est-à-dire en<br />

considérant <strong>la</strong> référence qui est <strong>la</strong> sienne dans le réel, <strong>et</strong> un nom à portée restreinte c’est-à-dire<br />

en transférant au monde possible <strong>la</strong> façon dont sa référence est fixée. Si l’on veut que le<br />

désignateur soit rigide, alors il a une portée <strong>la</strong>rge, si l’on veut qu’il soit non rigide, alors il a<br />

une portée restreinte.<br />

II- Ambiguïtés de lectures <strong>et</strong> mode <strong>des</strong> verbes<br />

Montrant que Kripke rate l’authentique <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong>, <strong>et</strong> surtout que les<br />

<strong>modalités</strong> ne sont probablement pas si indépendantes l’une de l’autre que ce<strong>la</strong>, on en vient à<br />

réduire <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> à <strong>des</strong> conventions de portées, à <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre<br />

<strong>modalités</strong> de re <strong>et</strong> de dicto. Mais c<strong>et</strong>te façon de considérer les choses ne perm<strong>et</strong> pas de rendre<br />

compte <strong>des</strong> combinaisons d’opérateurs de manière exhaustive. Qui plus est <strong>la</strong> <strong>distinction</strong><br />

58 cf. p128, Dumm<strong>et</strong>t (1973) op.cit.<br />

56


entre de re <strong>et</strong> de dicto n’est en fait pas pertinente. On va donc se tourner vers une extension<br />

du système S5, lequel système exprime explicitement le mode <strong>des</strong> verbes apparaissant dans<br />

une <strong>des</strong>cription définie : S5*. On comprendra alors en quoi l’argument modal de Kripke est<br />

fal<strong>la</strong>cieux est repose sur une ambiguïté, non pas de portées <strong>des</strong> opérateurs, mais de mo<strong>des</strong> <strong>des</strong><br />

verbes. On verra également que <strong>la</strong> connaissance de <strong>la</strong> vérité du fait véhiculé par <strong>la</strong> proposition<br />

pourrait bien être identifié avec <strong>la</strong> connaissance de <strong>la</strong> vérité de <strong>la</strong> proposition elle-même en<br />

montrant que les ambiguïtés de lecture ne sont pas pertinentes.<br />

II- 1- L’inexpressivité de S5<br />

C’est à Wehmeier 59 qu’on doit une <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> prédicats indicatifs <strong>et</strong> subjonctifs<br />

par <strong>la</strong>quelle on montre que l’argument modal ne peut plus tenir. Kripke pose l’argument<br />

modal sur base de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie « l’enseignant d’Alexandre ». Selon Wehmeier, on<br />

doit considérer les <strong>des</strong>criptions définies indicative « celui qui a enseigné à Alexandre » <strong>et</strong><br />

subjonctive « celui qui aurait enseigné à Alexandre ». A partir de là, on peut substituer au<br />

nom propre <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription indicative, puis <strong>la</strong> subjonctive, comme suit, respectivement :<br />

(24) Sous certaines circonstances, Aristote n’aurait pas enseigné à Alexandre.<br />

(25) Sous certaines circonstances, celui qui a enseigné à Alexandre n’aurait pas<br />

enseigné à Alexandre.<br />

(26) Sous certaines circonstances, celui qui aurait enseigné à Alexandre n’aurait pas<br />

enseigné à Alexandre.<br />

(25) peut être vraie. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription indicative réfère au monde réel, <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription subjonctive<br />

au monde possible. L’argument modal ne délivre plus de contradiction. Par contre, (26) est<br />

fausse, les deux prédicats subjonctifs sont en contradiction. Apparemment, (25) serait <strong>la</strong><br />

lecture que proposait Dumm<strong>et</strong>t, c’est-à-dire celle qui considère une <strong>des</strong>cription définie rigide,<br />

une <strong>des</strong>cription définie à <strong>la</strong>quelle on donne une portée <strong>la</strong>rge. De <strong>la</strong> même manière on aurait pu<br />

poser l’exemple suivant :<br />

(27) Sous certaines circonstances, quelqu’un qui est enseignant n’aurait pas été<br />

enseignant.<br />

59 cf. Kai Frederick Wehmeier, « Modality, Mood, and Descriptions » : à paraître dans Intensionality – An<br />

Interdisciplinary Discussion, Reinhard Kahle (ed.). Disponible à l’adresse : http://members.cox.n<strong>et</strong>/wehmeier/<br />

57


(28) ∃x (Tx Λ ◊¬Tx)<br />

Dumm<strong>et</strong>t considère que le prédicat subjonctif est celui qui repose dans <strong>la</strong> portée de<br />

l’opérateur modal. Celui qui est indicatif est hors de <strong>la</strong> portée de l’opérateur modal. Par<br />

contre, si l’on vou<strong>la</strong>it donner <strong>la</strong> lecture contradictoire, celle qui considère les deux<br />

occurrences du prédicat comme subjonctives, on aurait :<br />

(29) Sous certaines circonstances, quelqu’un qui aurait été enseignant n’aurait pas été<br />

enseignant.<br />

(30) ◊ ∃x (Tx Λ ¬Tx)<br />

Ainsi, avec S5, si l’on veut traduire un prédicat indicatif, on le fait reposer hors de <strong>la</strong> portée<br />

d’un opérateur modal, si l’on veut traduire un prédicat subjonctif, on le fait reposer dans <strong>la</strong><br />

portée d’un opérateur modal. Le problème avec c<strong>et</strong>te théorie qui considère le mode selon les<br />

portées, c’est qu’elle ne rend pas compte exhaustivement <strong>des</strong> combinaisons de<br />

quantificateurs. Prenons un autre exemple, c<strong>et</strong>te fois-ci avec un quantificateur universel :<br />

(31) Sous certaines circonstances, tous ceux qui ont marché sur <strong>la</strong> lune n’auraient pas<br />

marché sur <strong>la</strong> lune.<br />

(32) Sous certaines circonstances, tous ceux qui auraient pas marché sur <strong>la</strong> lune<br />

n’auraient pas marché sur <strong>la</strong> lune.<br />

<strong>La</strong> proposition exprimée par l’énoncé (31) est p<strong>la</strong>usible. Par contre, (32) mène c<strong>la</strong>irement à<br />

une contradiction. Suivant <strong>la</strong> théorie qui considère le mode <strong>des</strong> verbes en termes de portées,<br />

on aurait, pour (31) <strong>et</strong> (32) respectivement, une traduction comme suit :<br />

(33) ∀x (Fx → ◊¬Fx)<br />

(34) ◊∀x (Fx → ¬Fx)<br />

Conformément à (31), (33) est p<strong>la</strong>usible, par contre, <strong>et</strong> conformément à (32), (34) est<br />

c<strong>la</strong>irement fausse. Mais justement, il est illusoire de croire que (33) est <strong>la</strong> traduction de (31).<br />

En eff<strong>et</strong>, (31) <strong>et</strong> (33) n’observent pas les mêmes conditions de vérité. En (31), on a une<br />

combinaison de quantificateurs du type ∃-∀. Pour que (31) soit vraie, il faudrait un monde où<br />

58


tous ceux qui ont marché sur <strong>la</strong> lune dans le réel n’ont pas marché sur <strong>la</strong> lune. Autrement dit,<br />

un monde où tant Armstrong que Aldrin 60 n’auraient pas marché sur <strong>la</strong> lune. Ce serait un<br />

monde où il n’y a par exemple pas eu <strong>la</strong> guerre froide <strong>et</strong> où les moyens mis en oeuvre pour<br />

marcher sur <strong>la</strong> lune n’ont pas été développés. Il suffit d’un monde, le même pour tous ceux<br />

qui ont marché sur <strong>la</strong> lune, <strong>et</strong> dans lequel aucun d’eux n’a marché sur <strong>la</strong> lune. Par contre, en<br />

(33), on a une combinaison du type ∀-∃ <strong>et</strong> les conditions de vérités sont modifiées. Pour que<br />

(33) soit vraie, on a besoin d’un monde possible, pour chacun de ceux qui ont marché sur <strong>la</strong><br />

lune indépendamment les uns <strong>des</strong> autres, dans lequel ils n’ont pas marché sur <strong>la</strong> lune. On veut<br />

un monde où Aldrin n’a pas marché sur <strong>la</strong> lune, mais dans lequel Armstrong peut très bien<br />

avoir marché sur <strong>la</strong> lune. Et on veut également un monde pour lequel Armstrong n’a pas<br />

marché sur <strong>la</strong> lune, mais où il se peut que Aldrin ait quand même marché sur <strong>la</strong> lune. Par<br />

contre, en (31) on vou<strong>la</strong>it un monde, le même pour tous, où ils n’ont pas marché sur <strong>la</strong> lune.<br />

En (33), les mon<strong>des</strong> possibles dépendent <strong>des</strong> individus sélectionnés indépendamment les uns<br />

<strong>des</strong> autres.<br />

II- 2- Logique modale du subjonctif : S5*<br />

Wehmeier propose de différencier typographiquement les occurrences indicatives <strong>et</strong><br />

subjonctives d’un prédicat 61 . Il propose à ce suj<strong>et</strong> une extension au <strong>la</strong>ngage pour S5 dans un<br />

système qu’il appelle S5*. Il s’agit juste de marquer les prédicats subjonctifs d’une étoile pour<br />

les différencier <strong>des</strong> prédicats indicatifs, ces derniers étant traduits dans <strong>la</strong> notation<br />

traditionnelle. Ainsi, si le prédicat indicatif « x a marché sur <strong>la</strong> lune » est traduit par « Fx », le<br />

prédicat subjonctif « x aurait pu marcher sur <strong>la</strong> lune » sera traduit par « ◊F*x » 62 . Les<br />

prédicats indicatifs réfèrent invariablement au monde réel, tandis que les prédicats subjonctifs<br />

sont à évaluer dans les mon<strong>des</strong> possibles. Seul le prédicat marqué d’une étoile sera relié à<br />

l’opérateur modal. Pour reprendre l’exemple <strong>des</strong> astronautes, le problème de dépendance <strong>des</strong><br />

quantificateurs est donc résolu en traduisant (31) comme suit :<br />

(35) ◊∀x(Fx → ¬F*x)<br />

60 Par soucis de c<strong>la</strong>rté <strong>et</strong> de simplicité, je considérerai ici que seul Armstrong <strong>et</strong> Aldrin ont marché sur <strong>la</strong> lune.<br />

61 D’autres solutions sont possibles, notamment en introduisant un opérateur de réalité, mais Wehmeier refuse<br />

c<strong>et</strong>te solution car il veut que l’indicatif soit exprimable selon <strong>la</strong> formalisation en logique de première ordre. Les<br />

résultats sont néanmoins simi<strong>la</strong>ires. On pourrait également rendre compte de ces combinaisons de quantificateurs<br />

dans le cadre de <strong>la</strong> IF-Logic de Jaakko Hintikka. Mais S5* est beaucoup plus simple à manier en ce qui concerne<br />

notre propos ici.<br />

62 On remarquera ici qu’un prédicat subjonctif seul n’a pas de signification, il doit être évalué re<strong>la</strong>tivement à un<br />

monde possible. Je reviens sur ce point juste après en par<strong>la</strong>nt <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions subjonctives.<br />

59


On a bien une combinaison de quantificateurs ∃-∀ qui traduit les conditions de vérité de (31).<br />

En eff<strong>et</strong>, <strong>la</strong> première occurrence de « Fx » doit être évaluée dans le monde réel, même si elle<br />

est syntaxiquement dans <strong>la</strong> portée de l’opérateur, elle n’est pas sémantiquement limitée par<br />

c<strong>et</strong> opérateur. Par contre, « F*x » est limité par l’opérateur de possibilité.<br />

Il en sera de même en ce qui concerne les <strong>des</strong>criptions définies. Pour reprendre<br />

l’argument modal, on traduit <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription indicative « celui qui a enseigné à Alexandre » par<br />

‏(‏x)(Txו)‏ ». Par contre, on traduit <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription subjonctive « celui qui aurait enseigné à «<br />

Alexandre » en utilisant le prédicat subjonctif « ‏(‏x)(T*xו)‏ ». Cependant, ceci ne peut pas être<br />

un désignateur. En eff<strong>et</strong>, si l’on parle à quelqu’un en disant « celui qui aurait pu enseigner à<br />

Alexandre », on nous répondra « celui qui aurait pu enseigner à Alexandre si quoi ? ». Ainsi,<br />

<strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie subjonctive, pour qu’elle fasse sens, doit toujours être dans <strong>la</strong> portée<br />

d’un opérateur modal, autrement dit, dépendre d’un monde possible. <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie<br />

subjonctive fait sens si elle est intégrée à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription d’un monde possible. Une <strong>des</strong>cription<br />

définie n’a pas de signification qui change selon les mon<strong>des</strong>, puisqu’elle n’a pas de<br />

signification du tout. Et si elle est reliée à un monde possible, alors sont interprétation est<br />

celle qu’elle est dans ce monde, <strong>et</strong> on n’a plus besoin de <strong>la</strong> considérer comme un désignateur<br />

non rigide 63 . Il en est de même pour les prédicats subjonctifs en général dont l’interprétation<br />

doit dépendre d’un monde possible 64 .<br />

II- 3- S5* <strong>et</strong> l’argument modal<br />

Revenons en, donc, à l’argument modal. On avait tout d’abord l’énoncé contenant le nom<br />

propre « sous certaines circonstances, Aristote n’aurait pas enseigné à Alexandre ». Ceci sera<br />

traduit en S5* selon ce qu’on vient de voir, avec un prédicat subjonctif. On traduira « sous<br />

certaines circonstances, x n’aurait pas enseigné à Alexandre » par « ◊¬T*x », où<br />

l’interprétation du prédicat est limitée par l’opérateur modal. Si l’on traduit le nom<br />

« Aristote » par <strong>la</strong> constante « a », alors on obtient :<br />

63 <strong>La</strong> <strong>des</strong>cription définie indicative est évidemment à interpréter dans un monde possible particulier, à savoir le<br />

monde réel. Si l’on veut une logique extensionnelle, il suffit de remp<strong>la</strong>cer l’astérisque par le nom d’un monde.<br />

64 Wehmeier parle de proposition S-closed (subjonctive-closed) <strong>la</strong>quelle ne contient pas d’occurrence libre d’un<br />

prédicat subjonctif, une occurrence libre d’un prédicat subjonctif étant une occurrence d’un tel prédicat qui n’est<br />

limité par aucun opérateur modal. Il en va de même à ce suj<strong>et</strong> que pour ce qui concerne les variables libres en<br />

logique de premier ordre standard. Ce point est intéressant pour les conséquences que l’on tirera de c<strong>et</strong>te attaque<br />

de l’argument modal : les prédicats subjonctifs ont une signification à travers <strong>la</strong> stipu<strong>la</strong>tion d’un monde possible.<br />

60


(36) ◊¬T*a<br />

On notera que <strong>la</strong> constante n’est pas limitée par l’opérateur modal, elle réfère au même<br />

Aristote que celui qu’on désigne dans le réel par Aristote. Néanmoins, le prédicat doit être<br />

interprété dans le monde possible. On veut maintenant substituer <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription indicative à<br />

« Aristote », c’est-à-dire à <strong>la</strong> constante « a » en (36), on obtient :<br />

(37) ◊¬T*(וx)(Tx), c’est-à-dire :<br />

(38) ◊(∃ !xTx Λ ∃x (Tx Λ ¬T*x))<br />

Ainsi, l’argument modal ne délivre plus de contradiction. En eff<strong>et</strong>, ici seul l’occurrence<br />

subjonctive du prédicat est reliée par l’opérateur modal, <strong>et</strong> on a alors une substitution salva<br />

veritate entre le nom propre <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie indicative. Par contre, si l’on substitue à<br />

« Aristote » une <strong>des</strong>cription définie subjonctive comme en (26), on r<strong>et</strong>rouve une<br />

contradiction :<br />

(39) ◊¬T*(וx)(T*x)<br />

(40) ◊ (∃* !xT*x Λ ∃*x (T*x Λ ¬T*x)<br />

Le quantificateur existentiel marqué d’une étoile est un quantificateur subjonctif, c’est-à-dire<br />

que son interprétation est limitée par l’opérateur modal. On voit c<strong>la</strong>irement ici que <strong>la</strong><br />

substitution du nom propre par <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie subjonctive mène à une contradiction.<br />

Tout ceci ne montre pas que le nom propre est synonyme de <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription définie indicative.<br />

Ce<strong>la</strong> montre que l’argument modal manque sa cible <strong>et</strong> qu’il ne montre pas <strong>la</strong> non synonymie.<br />

On ne peut plus montrer par les arguments de Kripke que <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription qui fixe <strong>la</strong><br />

référence ne donne pas le sens du nom propre. En eff<strong>et</strong>, rien n’empêche de considérer que<br />

l’on fixe <strong>la</strong> référence par une <strong>des</strong>cription indicative <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription indicative<br />

perm<strong>et</strong>te encore de r<strong>et</strong>rouver <strong>la</strong> référence du nom propre. Par ailleurs, tout comme Dumm<strong>et</strong>t<br />

affirmait qu’il serait possible de transposer <strong>la</strong> façon dont <strong>la</strong> référence d’un nom est fixée aux<br />

mon<strong>des</strong> possibles, rien n’empêche apparemment de considérer une contrepartie subjonctive<br />

du nom propre, même si elle n’existe pas en <strong>la</strong>ngage naturel. On verra brièvement à quoi ce<strong>la</strong><br />

mènerait ensuite. Ainsi, l’interprétation <strong>des</strong> constantes pourrait ne plus être indépendante <strong>des</strong><br />

états d’affaires dans lesquels elles font référence.<br />

61


III- S5* <strong>et</strong> les ambiguïtés de portée<br />

Avec l’objection par Dumm<strong>et</strong>, on voyait que <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke devait être réduite à<br />

<strong>des</strong> conventions de portées. On s’en rem<strong>et</strong>tait à <strong>la</strong> <strong>distinction</strong> entre de re <strong>et</strong> de dicto. C<strong>et</strong>te<br />

<strong>distinction</strong> n’est plus possible avec le <strong>la</strong>ngage pour S5* qui fait redevenir <strong>la</strong> logique modale<br />

extensionnelle. On n’a plus besoin de différencier une modalité concernant le statut d’un<br />

énoncé <strong>et</strong> celle concernant le fait constituant l’énoncé. L’énoncé exprime une modalité<br />

métaphysique qui peut alors être le contenu de <strong>la</strong> connaissance que c<strong>et</strong> énoncé est vrai.<br />

Quand on a formalisé l’argument modal on avait besoin d’un opérateur de portée<br />

russellienne pour préciser <strong>la</strong> lecture d’un énoncé contenant une <strong>des</strong>cription définie 65 . Avec<br />

S5*, c<strong>et</strong> opérateur de portée devient inutile. <strong>La</strong> lecture en (39) était <strong>la</strong> lecture que vou<strong>la</strong>it<br />

Kripke, <strong>la</strong>quelle donnait une contradiction. Maintenant, si l’on pose <strong>la</strong> formule dans le cadre<br />

de S5*, avec une <strong>des</strong>cription définie indicative <strong>et</strong> un prédicat subjonctif, on obtient :<br />

¬T*x(וx)(Tx) ‏[(‏x)(Txו)]‏ ◊ (41)<br />

¬T*(וx)(Tx) ‏[(‏x)(Txו)]‏ ◊ (42)<br />

Dans les deux cas, seule l’interprétation du prédicat « T*x » est limitée par l’opérateur modal.<br />

Ainsi, ces deux propositions sont vraies – <strong>et</strong> par là même équivalentes - si tant est qu’il y a un<br />

monde dans lequel celui qui a enseigné à Alexandre (dans le réel, donc pour nous, Aristote)<br />

n’aurait pas enseigné à Alexandre. On n’a donc plus d’ambiguïté de lecture en ce qui<br />

concerne les énoncés contrefactuels comprenant une <strong>des</strong>cription définie. Et il en est de même<br />

avec les énoncés qui menaient Quine à distinguer les <strong>modalités</strong> de re <strong>et</strong> de dicto. En ce qui<br />

concerne l’exemple « sous certaines circonstances, quelqu’un qui est enseignant n’aurait pas<br />

été enseignant », on a :<br />

(43) ∃x (Hx Λ ◊ ¬H*x)<br />

(44) ◊ ∃x (Hx Λ ¬H*x)<br />

De nouveau, on remarque qu’il n’y a pas de différence entre les deux énoncés. L’ambiguïté<br />

émergeait parce qu’on ne parvenait pas à distinguer les occurrences indicatives <strong>et</strong><br />

subjonctives d’un prédicat, <strong>et</strong> par là même à rendre compte de <strong>la</strong> dépendance <strong>des</strong><br />

quantificateurs. On ne pouvait donc pas faire <strong>la</strong> différence entre c<strong>et</strong> énoncé ci-<strong>des</strong>sus qui est<br />

65 cf. (22) <strong>et</strong> (23) ici même<br />

62


vrai, <strong>et</strong> « sous certaines circonstances quelqu’un qui aurait été heureux aurait été<br />

malheureux » proposition évidemment fausse au vue de <strong>la</strong> traduction suivante :<br />

(45) ◊ ∃*x (H*x Λ ¬H*x)<br />

On notera ici qu’on fait usage d’un quantificateur existentiel subjonctif lequel est relié à<br />

l’opérateur modal. On a donc à ce niveau un outil re<strong>la</strong>tivement efficace <strong>et</strong> c<strong>la</strong>ir pour rendre<br />

compte de <strong>la</strong> dépendance <strong>des</strong> quantificateurs : ici l’interprétation <strong>des</strong> variables individuelles<br />

est limitée par le quantificateur existentiel subjonctif, lequel dépend du monde possible,<br />

contrairement à (43) <strong>et</strong> (44) où c’est le monde sélectionné qui dépend du quantificateur<br />

existentiel. Bien évidemment, (45) est fausse. On ne voit pas comment une entité sélectionnée<br />

dans un monde possible pourrait satisfaire <strong>et</strong> ne pas satisfaire au prédicat.<br />

IV- S5* <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong><br />

Avec S5*, on a affaire à une modalité métaphysique univoque <strong>et</strong> on n’a plus<br />

d’ambiguïté de lectures. Le <strong>la</strong>ngage pour <strong>la</strong> logique modale ainsi conçu ne perm<strong>et</strong> plus<br />

d’interpréter l’opérateur modal comme un opérateur épistémique. Kripke semble, comme le<br />

remarquait Dumm<strong>et</strong>t, avoir manqué <strong>la</strong> réelle <strong>distinction</strong> entre <strong>la</strong> modalité métaphysique <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

modalité épistémique. S5* contient cependant une certaine charge ontologique, <strong>la</strong>quelle<br />

pourrait peut-être être amenuisée en tenant compte d’une modalité épistémique, voire en<br />

faisant usage <strong>des</strong> quantificateurs subjonctifs. Ainsi, toute <strong>la</strong> défense de Kripke en faveur de <strong>la</strong><br />

lecture invariablement de re, en ce qui concerne les noms propres, ne dit plus grand-chose du<br />

comportement <strong>des</strong> noms propres. Il s’agit plutôt d’insister en faveur d’un choix de<br />

dépendance <strong>des</strong> quantificateurs. Considérer une modalité métaphysique telle que <strong>la</strong> conçoit<br />

Kripke, c’est dire que <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription du monde possible dépend de <strong>la</strong> référence. Mais on en<br />

revient à ce problème de <strong>la</strong> stipu<strong>la</strong>tion <strong>et</strong> de <strong>la</strong> pertinence d’un monde possible. Si l’utilisation<br />

<strong>des</strong> noms propres est indépendante de tout contenu épistémique, alors qu’est-ce qu’un monde<br />

possible pertinent ? Comment établit-on <strong>des</strong> fonctions d’interprétations pour les mon<strong>des</strong><br />

possibles ? C’est probablement à ce suj<strong>et</strong> qu’il conviendrait de tenir compte de <strong>la</strong> modalité<br />

épistémique. <strong>La</strong> question est de savoir si l’on doit <strong>la</strong> rendre explicite ou implicite, si elle doit<br />

ou non s’appuyer sur <strong>des</strong> critères qualitatifs.<br />

Il semble que, parallèlement, on touche ici à un problème concernant <strong>la</strong><br />

compréhension <strong>des</strong> prédicats. En eff<strong>et</strong>, on comprend un prédicat re<strong>la</strong>tivement à <strong>la</strong> <strong>des</strong>cription<br />

63


de situations dans lesquelles on peut dire qu’il est vrai d’un obj<strong>et</strong> donné. Ainsi, énoncer une<br />

situation contrefactuelle ne serait peut-être rien de plus que de décrire <strong>des</strong> situations possibles<br />

dans lesquelles un prédicat est vrai ou non d’une entité quelconque. Si l’on doit décrire ce<br />

monde autour du référent, alors on dit dans quelle mesure il peut ou non être subsumé par tel<br />

ou tel prédicat. <strong>La</strong> stipu<strong>la</strong>tion <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles devrait reposer sur <strong>la</strong> compréhension <strong>des</strong><br />

prédicats, dont les subjonctifs manifestent les différentes situations dans lesquelles on pourrait<br />

les considérer comme s’appliquant effectivement à tel ou tel référent. Stipuler un monde, ce<br />

serait donner l’interprétation <strong>des</strong> prédicats subjonctifs, autrement dit donner <strong>des</strong> situations<br />

dans lesquelles on dit qu’ils sont vrais ou non d’un référent. On ne découvre pas les mon<strong>des</strong><br />

possibles, on les stipule. Par conséquent, l’interprétation <strong>des</strong> prédicats subjonctifs ne doit pas<br />

être découverte, mais participer à <strong>la</strong> stipu<strong>la</strong>tion de ce monde.<br />

Prenons l’exemple de l’argument modal. Pour Kripke, c’est une propriété contingente<br />

de Nixon qu’il ait été président en 1970 parce que, dit-il, « Humphrey aurait pu être président<br />

en 1970 ». Afin de manifester <strong>la</strong> compréhension du prédicat « être le président en 1970 », on<br />

doit être capable de dire dans quelles circonstances ce prédicat serait vrai de Humphrey, on<br />

doit savoir qu’il pourrait avoir été président. Si l’on n’est pas capable de stipuler une telle<br />

situation, alors c<strong>et</strong> énoncé n’a pas de sens. Ainsi, c<strong>et</strong> énoncé n’a de sens que si l’on est<br />

capable de stipuler dans quelles circonstances le prédicat serait vrai de tel ou tel individu. On<br />

devrait être capable de savoir, en vertu de <strong>la</strong> compréhension du prédicat, quel sous-ensemble<br />

du domaine pourrait constituer son extension. Inversement, un nom propre trouverait en partie<br />

sa signification par le fait qu’il pourrait ou non tomber dans le sous-ensemble du domaine qui<br />

perm<strong>et</strong> d’interpréter le prédicat. Ainsi, on ne peut, si l’on veut garder <strong>la</strong> signification, dire que<br />

ce prédicat est vrai de Humphrey dans un monde possible indépendamment de toute<br />

considération épistémique. Il en est de même pour le fait que Nixon aurait pu ne pas être<br />

président en 1970, étant donné que pour affirmer ce<strong>la</strong>, on doit être en mesure de dire dans<br />

quelles circonstances ce prédicat aurait été vrai de quelqu’un d’autre. Un monde possible<br />

pertinent ne devrait pouvoir être tel que re<strong>la</strong>tivement à notre connaissance.<br />

De même, on pourrait supposer un nom dont <strong>la</strong> façon de fixer <strong>la</strong> référence varie selon<br />

les mon<strong>des</strong> en considérant un nom qui constitue sa référence re<strong>la</strong>tivement à un monde<br />

possible, <strong>et</strong> non en s’appuyant sur <strong>la</strong> référence réelle du nom. Ce<strong>la</strong> demanderait cependant un<br />

compte rendu de ce quelqu’un sait quand il utilise un nom propre. Kripke ne pouvait<br />

considérer ce<strong>la</strong> car il pense un nom comme une entité linguistique irréductible <strong>et</strong> inanalysable<br />

avec une interprétation <strong>des</strong> quantificateurs par substitution dans <strong>la</strong>quelle une constante ne peut<br />

renvoyer qu’à une seule <strong>et</strong> unique entité du domaine. Il ne traite pas ce qui fait que le nom<br />

64


sélectionne un individu selon différents états d’affaires possibles, il considère une référence<br />

qui a un nom <strong>et</strong> que ce lien entre le nom <strong>et</strong> <strong>la</strong> référence acquiert une certaine autonomie.<br />

Considérant « mètre » comme un nom propre il ne peut lui attribuer qu’une entité – une<br />

longueur définie – pour son interprétation à travers les mon<strong>des</strong> possibles. Mais en quoi un<br />

nom ne pourrait pas constituer une référence re<strong>la</strong>tivement à un monde possible ? Qu’est-ce<br />

qui empêche de considérer un nom propre subjonctif lequel engagerait <strong>des</strong> choix de références<br />

différents selon les mon<strong>des</strong> ? En eff<strong>et</strong>, à supposer un monde où l’étalon n’a plus <strong>la</strong> longueur<br />

qu’il a, mais où c’est l’étalon de ce monde qui, dans ce monde, fixe <strong>la</strong> référence de « mètre »,<br />

alors le mètre aura <strong>la</strong> longueur de c<strong>et</strong> étalon dans ce monde. Ce<strong>la</strong> est plus c<strong>la</strong>ir si l’on fait<br />

usage du subjonctif. Kripke était gêné en considérant l’énoncé « le mètre étalon mesure un<br />

mètre ». Mais si l’on considère « <strong>la</strong> longueur qu’aurait fait le mètre étalon est égale à <strong>la</strong><br />

longueur qu’aurait désigné le mètre », alors <strong>la</strong> contrepartie subjonctive de « mètre » est fixée<br />

re<strong>la</strong>tivement à l’étalon dans ce monde possible 66 . Re<strong>la</strong>tivement à notre connaissance, le nom<br />

sélectionne ainsi divers individus selon les mon<strong>des</strong>. Et si le mètre étalon change de taille,<br />

alors le mètre tel qu’il serait utilisé dans c<strong>et</strong>te situation changerait également. Il ne s’agit pas<br />

de réintroduire un critère qualitatif : ce<strong>la</strong> peut être expliqué sans rien connaître de « <strong>la</strong><br />

longueur qu’aurait fait le mètre étalon » ni même « <strong>la</strong> longueur qu’aurait fait le mètre ». Par<br />

contre, « <strong>la</strong> longueur qu’aurait fait le mètre étalon est égale à <strong>la</strong> longueur que fait le mètre »<br />

ne semble pas être nécessaire, ni même a priori. Par<strong>la</strong>nt en termes de constantes, Kripke ne<br />

pouvait pas concevoir un nom sélectionnant une référence re<strong>la</strong>tivement au monde possible, <strong>et</strong><br />

supposait ainsi une vérité a priori contingente.<br />

Ce propos n’est peut-être pas très c<strong>la</strong>ir pour l’instant. Je veux dire que pour rendre<br />

compte de <strong>la</strong> signification d’un nom propre on doit être en mesure d’expliquer de ce<br />

quelqu’un sait quand il utilise un tel nom propre, comment, dans l’usage, il lui constitue une<br />

référence. Si <strong>la</strong> référence doit dépendre du monde possible, on transfère une façon dont <strong>la</strong><br />

référence est fixée au monde possible, <strong>et</strong> alors on doit également être en mesure de rendre<br />

compte de ce que quelqu’un saurait quand il utiliserait un nom propre sinon on ne peut pas<br />

établir l’interprétation depuis ce monde sur le domaine. <strong>La</strong> question qui se pose parallèlement<br />

à tout ce<strong>la</strong> est <strong>la</strong> suivante : un nom propre peut-il avoir une signification constante,<br />

indépendamment d’un contexte dans lequel on fait <strong>des</strong> propositions au suj<strong>et</strong> de ce nom<br />

propre ? A vrai dire, on voudrait un nom propre qui sélectionne sa référence re<strong>la</strong>tivement à un<br />

état d’affaire dans lequel il réfère <strong>et</strong> à ce qui est compatible avec <strong>la</strong> connaissance du locuteur.<br />

66 Si « le mètre étalon » est ce qui fixe <strong>la</strong> référence dans ce monde. C<strong>et</strong>te méthode pourrait perm<strong>et</strong>tre de se<br />

défaire de <strong>la</strong> nécessité <strong>des</strong> identités théoriques comme « l’or est l’élément ayant le nombre atomique 79 ».<br />

65


CONCLUSION<br />

« Peut-être ne fait-on pas référence », se demande Kripke alors qu’il cherche à<br />

expliquer comment le locuteur doit être, d’une manière ou d’une autre, reliée à <strong>la</strong> référence du<br />

nom. Je ne sais pas si, dans <strong>La</strong> logique <strong>des</strong> noms propres, il s’agit réellement d’une intuition<br />

de Kripke au suj<strong>et</strong> <strong>des</strong> noms propres <strong>et</strong> de leur usage ou s’il ne s’agit que d’un eff<strong>et</strong> rhétorique<br />

dans sa rédaction. Kripke s’en rem<strong>et</strong> toujours à une signification qui serait donnée en termes<br />

de référence. Mais c<strong>et</strong>te façon de voir nous mène dans <strong>des</strong> impasses, dans <strong>des</strong> conséquences<br />

peu p<strong>la</strong>usibles, <strong>et</strong> ne dit finalement pas grand-chose de <strong>la</strong> façon dont on comprend les noms<br />

propres, voire ne perm<strong>et</strong> même pas de donner un compte rendu exhaustif du comportement<br />

<strong>des</strong> noms propres. Elle néglige en eff<strong>et</strong> <strong>la</strong> question <strong>des</strong> dépendances de quantificateurs.<br />

L’erreur de Kripke consiste peut être précisément en ceci : de considérer le nom propre en<br />

termes de référence <strong>et</strong> de ne pas s’interroger sur ce qui fait que l’on comprend le nom propre<br />

comme constituant une référence, comment le locuteur sélectionne une référence.<br />

Au final, <strong>la</strong> lecture de <strong>La</strong> logique <strong>des</strong> noms propres déçoit, on finit par s’emmêler dans<br />

<strong>des</strong> considérations hasardeuses, fondées sur <strong>des</strong> intuitions <strong>et</strong> qui s’apparentent plus à <strong>des</strong><br />

pétitions de principes que <strong>des</strong> arguments soli<strong>des</strong>. Qui plus est, <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> ainsi posée, faisant fi<br />

<strong>des</strong> choix du locuteur <strong>et</strong> par là même <strong>des</strong> combinaisons de quantificateurs, ne peut rendre<br />

compte de tous les types d’énoncés. Kripke n’explique pas non plus le processus qui perm<strong>et</strong><br />

aux membres d’une communauté linguistique, dans l’usage <strong>des</strong> noms, de saisir <strong>la</strong> référence<br />

d’un nom. Le fait de considérer que c’est <strong>la</strong> chaîne effective qui est pertinente implique de<br />

considérer une intention déterminée causalement par une chaîne d’ordre étymologique, qui<br />

relie à l’origine du nom <strong>et</strong> au baptême initial. <strong>La</strong> chaîne causale de communication invoquée<br />

par Kripke n’est peut-être pas fausse en elle-même. Mais comment c<strong>et</strong>te chaîne « effective »<br />

peut-elle bien rendre compte de l’usage <strong>des</strong> noms dès lors qu’on n’est en fait même pas assuré<br />

de son effectivité <strong>et</strong> de sa continuité ?<br />

Pourtant, <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke est à première vue séduisante. En eff<strong>et</strong>, il apporte une<br />

conception du nom qui n’est pas dénuée d’intérêt. L’usage <strong>des</strong> noms ne repose pas sur <strong>la</strong><br />

saisie d’un critère qualitatif ou d’une essence. Voilà qui justifiait <strong>la</strong> référence directe <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

lecture de re face à <strong>la</strong> suspicion d’essentialisme de <strong>la</strong> logique modale. On n’a pas besoin de<br />

cerner une essence pour faire référence <strong>et</strong> se demander ce qui aurait pu arriver à individu.<br />

Mais Kripke veut aller trop loin <strong>et</strong> vide complètement le nom propre de sens. Le nom propre<br />

n’étant pas à saisir comme une entité linguistique qui constitue une référence selon un sens,<br />

mais comme une simple étiqu<strong>et</strong>te qui est apposée sur une référence. C’est sur ce point que le<br />

66


ât blesse. Kripke parle en termes de référence, comme on a pu le voir en discutant <strong>la</strong> notion<br />

de constante, <strong>et</strong> distingue radicalement les deux <strong>modalités</strong>. A partir de là, il se r<strong>et</strong>rouve dans<br />

l’incapacité de considérer un monde possible dans lequel le <strong>la</strong>ngage serait utilisé<br />

différemment. Il ne peut pas non plus traiter <strong>des</strong> variations de domaines, <strong>des</strong> cas où <strong>la</strong><br />

référence du nom n’existe pas. Sa <strong>thèse</strong> l’engage également dans l’affirmation <strong>des</strong> identités<br />

nécessaires a posteriori. En bref, Kripke donne un compte rendu qui serait presque<br />

indépendant <strong>des</strong> usagers du <strong>la</strong>ngage, de ce qu’ils peuvent comprendre, <strong>et</strong> qui n’explique plus<br />

grand-chose.<br />

Pourtant, sur base de son explication de ce qu’est un monde possible, on avait un<br />

élément de réponse au problème. Les mon<strong>des</strong> possibles sont stipulés, dès lors, rien n’empêche<br />

de stipuler un monde à partir d’une référence réelle. Mais dans ce cas, ce que connaît le<br />

locuteur quand il utilise un nom doit être pris en compte si l’on veut pouvoir sélectionner <strong>des</strong><br />

mon<strong>des</strong> pertinents. Décrire un monde possible dit pertinent suppose de pouvoir sélectionner<br />

<strong>des</strong> possibilités compatibles avec notre connaissance de ce qu’engage le nom. Inversement,<br />

rien n’empêche de stipuler un nom qui ferait référence re<strong>la</strong>tivement à un certain monde<br />

possible. Le locuteur sélectionnerait ainsi un référent pour le nom dans le monde possible<br />

stipulé, <strong>et</strong> ce référent sélectionné selon un tel monde devrait également faire intervenir une<br />

certaine compatibilité avec <strong>la</strong> connaissance du locuteur.<br />

Kripke r<strong>et</strong>ombait dans un réalisme en supposant que les propriétés sont vraies ou<br />

fausses d’un référent indépendamment de <strong>la</strong> modalité épistémique. Pourquoi ? Parce qu’il<br />

vou<strong>la</strong>it distinguer le fait de fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> de donner le sens du donner afin de rendre <strong>la</strong><br />

logique modale pertinente. Néanmoins, de <strong>la</strong> sorte, il devait r<strong>et</strong>ombait dans une conception<br />

<strong>des</strong> mon<strong>des</strong> possibles où ces derniers seraient indépendants de ceux qu’on est, re<strong>la</strong>tivement à<br />

notre connaissance, en mesure de stipuler, de considérer comme pertinents. Qui plus est le<br />

nom est juste une étiqu<strong>et</strong>te posée sur une référence indépendante du <strong>la</strong>ngage. A vrai dire,<br />

Kripke est gêné, <strong>et</strong> c’est peut-être ce qui fait que son argumentation n’est pas très fluide <strong>et</strong><br />

repose sur un agrégat d’exemples <strong>et</strong> de comptes rendus intuitifs. Kripke est gêné parce qu’il<br />

n’est pas en mesure de rendre compte de <strong>la</strong> dépendance ou de l’indépendance <strong>des</strong><br />

quantificateurs, il ne peut pas tenir compte de l’ordre <strong>des</strong> choix qu’engage une explication de<br />

<strong>la</strong> signification d’un énoncé contrefactuel. Kripke, négligeant <strong>la</strong> modalité épistémique,<br />

néglige par <strong>la</strong> même <strong>la</strong> notion de choix, de sélection, qu’engage le nom. Et de ce fait, il ne<br />

peut que négliger <strong>la</strong> dépendance de ces choix, <strong>la</strong> dépendance entre les quantificateurs.<br />

Autrement dit, il ne peut rendre compte convenablement <strong>des</strong> combinaisons <strong>des</strong> quantificateurs<br />

<strong>et</strong> <strong>des</strong> notions de portées.<br />

67


Avec S5* par contre, on a vu que l’on pouvait rendre compte explicitement de ces<br />

questions de dépendance. Ainsi, rien n’empêche de concevoir une référence fixée par<br />

l’indicatif <strong>et</strong> re<strong>la</strong>tive au monde réel pour <strong>la</strong>quelle on stipule un monde possible. Mais rien<br />

n’empêche non plus de concevoir que <strong>la</strong> signification du nom dépende du monde possible<br />

sélectionné en faisant un usage efficace du subjonctif. C’est ce qu’on voyait à <strong>la</strong> fin de ce<br />

travail avec l’exemple de <strong>la</strong> longueur qu’aurait été celle du mètre re<strong>la</strong>tivement à <strong>la</strong> longueur<br />

qu’aurait fait le mètre étalon dans un monde possible. <strong>La</strong> notion de rigidité n’est pas en ellemême<br />

fal<strong>la</strong>cieuse, mais c’est l’idée d’une rigidité libre, indépendante <strong>des</strong> usages <strong>et</strong> <strong>des</strong><br />

contextes d’usage, qui l’est. Ce qui est probablement erroné dans <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke, c’est de<br />

concevoir une telle rigidité indépendante <strong>des</strong> choix qu’engage l’usage <strong>des</strong> noms. Le nom ne<br />

désigne pas rigidement indépendamment de l’usage ou d’un contexte. Le nom propre peut<br />

bien désigner rigidement mais re<strong>la</strong>tivement à <strong>des</strong> choix de dépendances. Si le monde dépend<br />

de l’entité sélectionnée, alors le désignateur est rigide, si <strong>la</strong> référence dépend du monde<br />

sélectionné, alors le désignateur n’est pas rigide. <strong>La</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> <strong>modalités</strong> n’est finalement<br />

d’aucune aide ici pour expliquer comment se comportent les <strong>désignateurs</strong>. Néanmoins, en<br />

insistant sur ce qui ne va pas dans <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> de Kripke, <strong>et</strong> l’ostracisme inhérent à<br />

l’interprétation <strong>des</strong> quantificateurs par substitution <strong>et</strong> du nom propre conçu comme une<br />

constante, on découvre <strong>la</strong> voie pour une théorie de <strong>la</strong> nomination qui pourrait rendre compte<br />

de ce qui fait que le locuteur sélectionne telle ou telle référence pour le nom propre.<br />

Si S5* est éc<strong>la</strong>irant pour les questions de dépendance <strong>des</strong> quantificateurs, on a<br />

jusqu’ici simplement entre ouvert une porte vers <strong>la</strong> possibilité de développer une théorie <strong>des</strong><br />

noms propres qui ne s’appuierait pas sur <strong>la</strong> référence réelle. Reste maintenant à expliquer<br />

comment le nom propre peut, re<strong>la</strong>tivement à telle ou telle situation, constituer une référence.<br />

Apparemment, on ne devra pas, à ce suj<strong>et</strong>, s’en rem<strong>et</strong>tre à un critère qualitatif, ce qui ferait<br />

r<strong>et</strong>omber dans un essentialisme, du reste il ne semble pas qu’on ait besoin d’invoquer un tel<br />

critère. Par contre, il semble qu’on doive tenir compte de <strong>la</strong> modalité épistémique <strong>et</strong> de se<br />

demander comment, re<strong>la</strong>tivement à ce qui est compatible avec notre connaissance, le nom<br />

peut-il constituer sa référence, comment un locuteur sélectionne une référence <strong>et</strong> re<strong>la</strong>tivement<br />

à quoi. Que connaît un individu qui utilise un nom ? Est-ce <strong>la</strong> référence même de <strong>la</strong>quelle il<br />

aurait pu faire l’expérience ? Est-ce un sens en termes de <strong>des</strong>criptions d’usage ou de<br />

<strong>des</strong>criptions que je serais plus ou moins prêt à lui substituer selon le contexte (comme dans<br />

l’argument de Wittgenstein à travers l’exemple de Moïse) ?<br />

On voudrait donc pouvoir disposer d’un nom qui donne <strong>la</strong> référence re<strong>la</strong>tivement à <strong>des</strong><br />

états d’affaires possibles compatibles avec notre connaissance, <strong>et</strong> non pas une référence à<br />

68


<strong>la</strong>quelle on donne un nom autour duquel on stipule <strong>des</strong> états d’affaires, lesquels parleraient de<br />

propriétés vraies ou fausses du référent indépendamment de <strong>la</strong> connaissance. Je ne sais pas<br />

encore comment il faudrait rendre compte de ce phénomène. Dumm<strong>et</strong>t 67 semb<strong>la</strong>it apporter<br />

une piste intéressante à explorer à ce suj<strong>et</strong>. Il opère une <strong>distinction</strong> entre un sens public <strong>et</strong> un<br />

sens privé. Le sens public renverrait à ce qui est communément admis concernant un nom<br />

propre. Le sens privé renverrait à <strong>la</strong> façon dont le nom constitue, pour moi, une référence.<br />

Mais Dumm<strong>et</strong>t semble s’en rem<strong>et</strong>tre à <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions qualitatives. Par contre, Helge Rückert<br />

donne une autre piste dans son article « A solution to Fitch’s paradoxe of knowability » 68 , où,<br />

sur base de <strong>la</strong> logique S5*, il introduit un opérateur de connaissance <strong>et</strong> distingue connaissance<br />

de re <strong>et</strong> connaissance de dicto selon que l’on s’en rem<strong>et</strong>te à <strong>la</strong> connaissance de <strong>la</strong> référence<br />

directement ou à <strong>la</strong> connaissance de <strong>la</strong> référence via <strong>des</strong> moyens indirectes. Je ne sais pas<br />

encore ce que ce<strong>la</strong> peut nous apprendre, mais c’est une voie à explorer.<br />

<strong>La</strong> référence devrait être constituée dans un processus qui détermine, pour le locuteur,<br />

ce qu’est <strong>la</strong> référence du nom <strong>et</strong> ce, à l’intérieur même du <strong>la</strong>ngage en faisant intervenir <strong>la</strong><br />

notion de choix. « Peut-être ne fait on pas référence », ce propos de Kripke doit pouvoir être<br />

exploité. On doit pouvoir utiliser les noms propres sans forcément avoir à être relié à quelque<br />

chose dont l’existence serait donnée indépendamment du suj<strong>et</strong> épistémique. <strong>La</strong> question est<br />

maintenant de savoir comment on doit rendre compte du rôle du suj<strong>et</strong> épistémique dans <strong>la</strong><br />

constitution d’une référence. On doit expliquer comment un tel processus perm<strong>et</strong> au locuteur<br />

de sélectionner <strong>la</strong> référence d’un nom re<strong>la</strong>tivement à <strong>des</strong> états d’affaires possibles.<br />

67 cf. Dumm<strong>et</strong> (1973) Op.cit.<br />

68 cf. Helge Rückert, 2004, « A solution to Fitch’s paradoxe of Knowability », in Logic, Epistemology, and the<br />

Unity of Science, Vol. 1, Dordrecht, Rahman, S.; Symons, J.; Gabbay, D.M.; van Bendegem, J.P. (Eds.), Kluwer<br />

academic publishers.<br />

69


Bibliographie<br />

- Dumm<strong>et</strong>t, Michael : 1973, Frege, Philosophy of <strong>La</strong>nguage (appendix to chapter 5), London,<br />

Duckworth.<br />

- Frege, Gottlob : 1892 : « Über Sinn und Bedeutung », 1971 : Trad. fr. « Sens <strong>et</strong><br />

dénotation », in Ecrits logiques <strong>et</strong> philosophiques (pp. 102-126), Paris, Seuil.<br />

- Gamut L.T.F. : 1991, Logic, <strong>La</strong>nguage and Meaning vol.II, Intensional logic and logical<br />

grammar, Chicago, The University of Chicago Press.<br />

- Kripke, Saul : 1972, « Naming and Necessity », in Davidson and G. Harmans (eds.),<br />

Semantics of Natural <strong>La</strong>nguage, Dordrecht, D. Reidel, pp. 253-5. Traduction française par<br />

Pierre Jacob <strong>et</strong> François Recanati : 1982, Paris, Minuit, Propositions.<br />

- Mill, John Stuart ,1886, A system of Logic (Book 1 chapter2), London, Longmans, Green<br />

and Co.<br />

- Quine, Wil<strong>la</strong>rd von Orman : 1953 (1961 : 2 e ed. révisée), From a Logical Point of View<br />

(VIII, 1, p.142 sq.), Harvard, Harvard University Press.<br />

- Read, Stephen : 1995, Thinking About Logic (chapter 4), Oxford, Ofxord University Press.<br />

- Rückert, Helge : 2004, « A solution to Fitch’s paradoxe of Knowability », in Logic,<br />

Epistemology, and the Unity of Science, Vol. 1, Dordrecht, Rahman, S.; Symons, J.; Gabbay,<br />

D.M.; van Bendegem, J.P. (Eds.), Kluwer Academic Publishers, pp. 351-380.<br />

- Russell, Bertrand : 1905, « On Denoting », revue Mind (14) pp.479-493.<br />

- Searle, John R. : 1958, « Proper Names », revue Mind (67), pp.166-173.<br />

- Strawson, P. F. : 1959, Individuals, Londres, M<strong>et</strong>huen.<br />

- Wehmeier, Kai Frederick, « Modality, Mood, and Descriptions » : à paraître dans<br />

Intensionality – An Interdisciplinary Discussion, Reinhard Kahle (ed.). Disponible sur sa page<br />

personnelle à l’adresse : http://members.cox.n<strong>et</strong>/wehmeier/<br />

- Wittgenstein, Ludwig : 1953, Philosophical Investigations (the german text with an revised<br />

english trans<strong>la</strong>tion), Oxford, B<strong>la</strong>ckwell Publishing.<br />

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Table <strong>des</strong> matières :<br />

- Introduction p. 2<br />

- PREMIERE PARTIE : REFUS DES THEORIES DESCRIPTIVISTES p. 4<br />

I- Le nom propre n’a pas de sens p. 4<br />

II- Théories <strong>des</strong>criptivistes : sens du nom propre <strong>et</strong> <strong>des</strong>cription définie p. 5<br />

III- Cluster theories : sens du nom propre <strong>et</strong> faisceau de <strong>des</strong>criptions p. 7<br />

IV- <strong>La</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> p. 9<br />

- DEUXIEME PARTIE : LOGIQUE MODALE ET ESSENTIALISME p. 12<br />

I- <strong>La</strong> critique d’une logique « essentialiste » p. 12<br />

I-1- Contextes opaques p. 12<br />

I-2- Lecture de re <strong>et</strong> lecture de dicto p. 14<br />

I-3- Le problème de l’identification à travers les mon<strong>des</strong> possibles p. 15<br />

II- Le réalisme de Kripke <strong>et</strong> l’identité à travers les mon<strong>des</strong> p. 16<br />

II-1- Défense de <strong>la</strong> modalité de re p. 16<br />

II-2- Critique du p<strong>la</strong>tonisme modal p. 17<br />

II-3- Ambiguïté <strong>des</strong> opérateurs :<br />

<strong>la</strong> <strong>distinction</strong> <strong>des</strong> notions « a priori » <strong>et</strong> « nécessaire » p. 21<br />

II-4- Fixer <strong>la</strong> référence <strong>et</strong> donner le sens : <strong>la</strong> confusion de Frege p. 23<br />

III- L’identité nécessaire a posteriori p. 26<br />

- TROISIEME PARTIE : L’ARGUMENT EPISTEMIQUE ET LE SCHEMA D’USAGE p. 29<br />

I- L’argument épistémique p. 29<br />

II- <strong>La</strong> chaîne « causale » de communication p.31<br />

III- <strong>La</strong> chaîne « effective » est-elle vraiment pertinente ? p. 34<br />

- QUATRIEME PARTIE : NOMS D’ESPECES ET DECOUVERTE DES ESSENCES p. 37<br />

I- Le nom d’espèce naturelle n’est pas synonyme d’une <strong>des</strong>cription p. 37<br />

II- Le nom d’espèce naturelle désigne une essence p. 38<br />

71


III- <strong>La</strong> rigidité de facto <strong>et</strong> les identités théoriques p. 40<br />

- CINQUIEME PARTIE : AMBIGUÏTES DES OPERATEURS ET AMBIGUÏTES DE PORTEES p. 43<br />

I- Fonctions d’interprétation p. 43<br />

II- Nom propre <strong>et</strong> ambiguïté <strong>des</strong> opérateurs p. 46<br />

III- Descriptions définies <strong>et</strong> ambiguïtés de portée p. 48<br />

- SIXIEME PARTIE : CRITIQUE DE L’ARGUMENT MODAL p. 51<br />

I- Réduction à une théorie <strong>des</strong> portées p. 51<br />

I-1- Le paradoxe <strong>des</strong> énoncés a priori contingents p. 52<br />

I-2- Modalités : le statut de l’énoncé <strong>et</strong> le statut du fait p. 54<br />

I-3- Un seul <strong>et</strong> même phénomène expliqué en termes de portées p. 55<br />

II- Ambiguïtés de lectures <strong>et</strong> mode <strong>des</strong> verbes p. 56<br />

II- 1- L’inexpressivité de S5 p. 57<br />

II- 2- Logique modale du subjonctif : S5* p. 59<br />

II- 3- S5* <strong>et</strong> l’argument modal p. 60<br />

III- S5* <strong>et</strong> les ambiguïtés de portée p. 62<br />

IV- S5* <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>thèse</strong> <strong>des</strong> <strong>désignateurs</strong> rigi<strong>des</strong> p. 63<br />

- Conclusion p. 66<br />

- Bibliographie p. 70<br />

72

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