BDL_COUVERTURE_AVRIL:Mise en page 1 - Le Bulletin des Lettres

Revue
de
critique littéraire
fondée en 1930
le bulletin des lettres
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N° 701
Avril 2011

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S O M
2 LA VIE DU BULLETIN
1 an, 10 numéros 2011
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3 EN TOUTES LETTRES
Paradoxales vanités
par Bernard Plessy
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Bulletin des Lettres - 39 bis rue de Marseille - 69007 Lyon
7 PRISME
Philosophie et top 14
par Frédéric Farat
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9 ROMANS, RÉCITS
NOUVELLES
Renée Bonneau,
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Ont collaboré à ce numéro:
Yves AVRIL - Pierre BÉRARD - Henri BONNET
Pierre CHARRETON - Jean-François CLERET
Micheline COCHARD - Frédéric FARAT
Jacques FERRATON - Rémy HÊME de LACOTTE
Henri HOURS - François LAGNAU
Bernard PLESSY - Benoît PUPIER - Pierre PUPIER
Michel RUSTANT - Marie-Hélène VALENTIN
Philippe VILLARET
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

M A I R E
N° 701
Avril
2011
21 HISTOIRE
BIOGRAPHIES
L’histoire face
à la confusion mémorielle
par Pierre Bérard
36 TEXTES ET
DOCUMENTS
Cendrars, la partance
et la bourlingue
par Pierre Pupier
41 SOCIÉTÉ
27 ESSAIS
Julia Kristeva et Jean Vanier
44 SPIRITUALITÉ
31 LITTÉRATURE
CRITIQUE
Un drôle de K
par Michel Rustant
Hildegarde de Bingen
48 INDEX
LE BULLETIN DES LETTRES N° 701
Fondateur : A. Lardanchet
Ancien rédacteur en chef : V.H. Debidour
Rédacteur en chef, Directeur de la publication: Bernard Plessy
Editeur :
Association des Amis du Bulletin des Lettres
39 bis rue de Marseille - 69007 Lyon
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e-mail: lebulletin@bulletindeslettres.asso.fr
Domiciliation: Crédit Lyonnais n° 01000 0000791571Q
IBAN : FR72 3000 2010 0000 0079 1571 Q71
BIC: CRLYFRPP
Dépôt légal: 2 e trimestre 2011
ISSN 0007-4489 - C.P.P.P.n°0505 G 79850
Toute reproduction doit mentionner
« Extrait du Bulletin des Lettres - Lyon »
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

La vie du bulletin
Un numéro de collection
Conservez précieusement le Bulletin n° 700! À l’instar des timbres rares, de ceux qui
comportent des loupés, ce numéro va prendre de la valeur. Regardez bien le bandeau
courant : il arbore avec une obstination certaine - de la première à la dernière page - le
chiffre 699 au lieu de 700, comme s’il avait eu quelque peine à se convaincre d’avoir
vraiment atteint ce chiffre impressionnant.
Vaches maigres…
Il est vrai que cet anniversaire ne s’est pas déroulé dans un enthousiasme exagéré.
Nous n’avons rien caché de nos difficultés. Comment le pourrions-nous d’ailleurs et à
quoi cela servirait-il? Des deux mesures envisagées pour tenir mordicus jusqu’à
décembre, nous avons déjà mis en pratique la première: les numéros ordinaires ramenés
à la pagination de naguère: 48 pages ; ce fut le cas en mars, c’est le cas en avril. La
deuxième mesure sera pour mai.
et magie des emballages
2
Dans la précédente Vie du Bulletin, nous évoquions, en effet, la possibilité d’intégrer
dans le service annuel quelques numéros doubles. Les calculs parlent en ce sens : il suffit
de deux numéros doubles dans l’année pour alléger considérablement les coûts de fabrication.
Il serait donc absurde d’écarter cette solution quand les circonstances l’imposent
de toute évidence dès le mois prochain. Un bémol cependant : ces numéros ne pourront
pas avoir 2 x 48 pages, ils en auront 80. Que l’on ne voit pas dans ce dernier coup de
rabot l’imitation pataude d’une technique chère à la grande distribution qui diminue
les quantités en gardant les mêmes emballages. Nos lecteurs ne sont pas des clients. Il
ne nous viendrait pas une seconde à l’esprit de les berner. Cette limitation tient
simplement à une contrainte technique: 96 pages conduiraient à remplacer l’agrafage
actuel par un dos collé, dont le coût supplémentaire annihilerait toute l’économie du
projet.
Sur l’agenda
Reste une question de certificat d’études. Le 702 sera en retard de 15 jours sur la
parution de mai, mais en avance d’autant sur celle de juin. Dans ces conditions, sera-til
globalement en retard ou en avance? Les rédacteurs n’ont pu se ranger sur la même
réponse. On a parlé de verre à moitié… etc., et chacun est resté sur ses positions. Nos
lecteurs auront la bienveillance de ne pas s’arrêter à pareil sophisme.
Ainsi, le Bulletin 702 sera notre premier numéro double. Ses 80 pages couvriront
les publications de mai et juin. Il paraîtra dans les premiers jours de juin.
M.R.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

En toutes lettres
PARADOXALES VANITÉS
par Bernard PLESSY
L’an passé (Bull. de mai), deux expositions m’ont inspiré un article sur le thème de
la vanité en peinture. J’écrivais entre autres réflexions : « Je prétends que Vanités en
peinture ne sauraient aller sans Vanités en littérature. Pour l’établir, il faudrait une
étude, voire une thèse. » Avec Littérature et vanité, aux PUF, sous la direction de Jean-
Charles Darmon, voici déjà l’étude. Il s’agit des actes d’un colloque organisé à l’ENS et
à Port-Royal des Champs les 6 et 7 juin 2008. Le sous-titre précise le thème: La trace de
l’Ecclésiaste de Montaigne aux temps présents. Il ne s’agit ici ni de commenter chacune
des neuf communications de la première partie, ni les quatre autres des « Perspectives
présentes », ni même de les résumer. Elles sont bien trop savantes, les premières surtout;
au-delà de la lecture, elles requièrent l’étude (et c’est un bonheur). Je ne ferai donc
qu’un signalement inévitablement réducteur. Mon propos est ailleurs.
Mais d’abord cet étonnant texte de L’Ecclésiaste. Étonnant : je ne m’en étais jamais
avisé à ce point. Deux lectures successives (Bible Osty: mieux eût valu croiser deux traductions
différentes) m’ont convaincu des jugements que j’ai relevés au fil du colloque.
Texte philologiquement instable: date, auteur, langue, tout fait problème. Il n’empêche
qu’il a conquis une célébrité inversement proportionnelle à sa fragilité textuelle au titre
de chant incomparable de l’universelle vanité. À y regarder de plus près, ce bref enseignement
testamentaire tient sa force du conflit intérieur qui partage son auteur entre
une certitude de foi en la justice rétributive de Dieu dès ici-bas, et une certitude d’expérience:
cette justice n’existe pas. Conflit déséquilibré: la foi est asthénique, la certitude
est d’évidence. Le verdict est sans appel: tout est vain. Alors vivre malgré tout, en glanant
de menus plaisirs, et par prudence maintenir le discours d’un Dieu qui sait ce qu’il fait :
ultime rattrapage des deux derniers versets, peut-être d’ailleurs d’une autre main que
le reste du texte. Rien de messianique, rien de prophétique: « texte muet sur l’Alliance
divine avec Israël, dépourvu de tout lyrisme sur la Torah, sans la moindre allusion à la
joie de la prière » (Philippe Sellier). Comment a-t-il pu être retenu comme canonique
dans la Bible hébraïque et dans la Bible chrétienne? En revanche, dans une perspective
"culturelle", son influence a toujours été considérable: ses indéterminations lui
confèrent une plasticité d’interprétation et d’assimilation qui va jusqu’à la métamorphose.
Et c’est ce que montre la succession des communications du colloque.
3
L’Ecclésiaste est le livre de la Bible le plus cité chez Montaigne (Essais et sentences
peintes sur les poutres de la "librairie": sur une cinquantaine d’emprunts bibliques, 14
viennent de L’Ecclésiaste). Comme, dans les Essais, les citations appartiennent toutes au
texte de 1580, on pourrait croire que c’est à la période sceptique que L’Ecclésiaste a
convenu à Montaigne. En fait c’est en tout l’homme et en tout le livre, indissolubles,
que la "philosophie" du Qôhélet trouve sa consonance. « Montaigne a trouvé dans
L’Ecclésiaste une sagesse sceptique et amère, faite de mélancolie et de résignation,
soumise à la fragilité de l’existence et à l’éloignement de Dieu, admettant la parité de
l’homme et de l’animal, lui donnant un sens de la mesure et conduisant à un certain
conservatisme » (Antoine Compagnon). Et dans le grand chapitre De la vanité (III 9), qui
s’ouvre sur une référence à L’Ecclésiaste et où se bousculent « à sauts et à gambades »
tous les sujets que peut frapper la vanité, « la leçon est la même: celle de la futilité
objective des choses et leur surestimation illusoire par les hommes ». Toutefois
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Paradoxales vanités
par Bernard PLESSY
4
Montaigne ne serait pas lui-même, du moins le dernier Montaigne, tout entier dans son
art de vivre, si dans la vanité même il n’avait su trouver du plaisir, en accord avec L’Ecclésiaste,
mais plus subtilement ; et lui-même encore, et fidèle au texte, en ce qu’il sait que
si la sagesse de la vanité peut consoler ou divertir, elle ne peut sauver. « Le Qôhélet
concluait qu’il ne restait plus qu’à craindre Dieu et à lui obéir : c’est aussi le dernier mot
des Essais. »
Pascal. Les choses à première vue vont de soi. « L’auteur des Pensées avait bien des
raisons de faire sien pour un temps L’Ecclésiaste: influence de Montaigne, attrait pour
le scepticisme, universalisme anthropologique, intérêt de ses interlocuteurs libertins
pour ce livre de cendres » (Philippe Sellier). Vous avez noté: pour un temps. En effet.
Pascal lit L’Ecclésiaste comme saint Augustin, qui a remis de l’ordre de tout le poids de
son autorité. Il a bien vu que ce poème de l’inanité faisait tache dans la révélation. Aussi
a-t-il instauré une dialectique entre vanitas et veritas. Oui, tout est vanité depuis le
péché originel, mais de cet omnia vanitas l’Incarnation fait via, veritas et vita. Et pour
accréditer sa lecture, là où n’était, dans le texte biblique, qu’une lueur divine filtrant
d’un soupirail, il ouvre un porche qui laisse la lumière entrer à flots. En termes très
contemporains: mise au pas, recadrement sévère, et même récupération. Toute la lecture
chrétienne de L’Ecclésiaste en est bénéficiaire. Et Pascal le premier qui limite l’ombre
portée du sombre livre aux liasses qui eussent nourri la première partie de l’Apologie:
Misère de l’homme sans Dieu. Philippe Sellier : « L’Ecclésiaste fait partie d’un moment
provisoire de l’Apologie: le libertin joue volontiers au sceptique? Eh bien! on va lui
administrer une cure de scepticisme dont il se souviendra, et cela en s’appuyant sur des
ouvrages qu’il ne récuse pas : Montaigne et son livre-fétiche, l’Ecclésiaste. Mais l’Apologie
ne fait que traverser une telle purification. L’impétuosité pascalienne balaye
bientôt la résignation au profit de l’espérance et du bonheur catholiques : "Nul n’est
heureux comme un vrai chrétien" [fr. 389, éd. La Pochothèque, Ph. Sellier]. La Vie
éternelle non seulement attend les saints, mais elle est déjà commencée. »
Métamorphose, disions-nous ? Après Pascal, et à la même époque, voici L’Ecclésiaste
annexé par les libertins et les poètes baroques comme une sorte de commentaire des
Odes d’Horace: si tout est vanité, jouissons avant qu’il ne soit trop tard. Double version:
version philosophique des penseurs, Gassendi, Saint-Evremond, version lyrique des
poètes, Chaulieu, Théophile de Viau, Des Barreaux – je m’appuyais, moi, sur Chassignet
et Pierre de Saint-Louis, il y en a bien d’autres.
Métamorphose encore avec Voltaire. Un Ecclésiaste Pompadour. Qui le sait ? À la
demande de l’illustre favorite Voltaire a écrit un Précis de l’Ecclésiaste (en 210 vers, 1759)
C’est un livre qu’il aime: il le trouve voltairien, ce qui lui permet de retourner la Bible
contre elle-même dans son entreprise de dénigrement de l’Ancien Testament (La Bible
enfin expliquée, 1776). De là à le promouvoir, il a franchi le pas. Dans l’éthique de la
traduction, c’est une honte: « Charcutage sans merci, interpolation d’ekphraseis, assimilations
philosophiques et annexions moralistiques, ce poème est, en somme, un palimpseste
tellement voltairien que la question semble plutôt la suivante: que reste-t-il, dans
ce Précis, de L’Ecclésiaste? » (Guillaume Métayer) Une seule chose: Voltaire dans ses
basses œuvres.
Autre annexion avec Renan. Au soir de sa vie, après Le Livre de Job et Le Cantique,
il traduit L’Ecclésiaste (rééd. Arléa, 1990), qu’il commente en voulant y voir l’essence du
judaïsme historique, la "conscience d’Israël", à qui il revient d’avoir défini pour
l’humanité la forme la plus haute de la mission de l’homme sur cette terre: « Craindre,
c’est-à-dire respecter Dieu, voilà tout ; le reste n’est qu’erreur d’esprits étroits, méconnaissance
des rapports de l’homme avec l’Éternel » (Renan). Cela lui convient parfaitement
: c’est l’aboutissement de son chemin depuis sa sortie de Saint-Sulpice en 1845.
Et encore du même Renan: « Ce qui nous plaît surtout dans le Qôhélet, c’est la personnalité
de l’auteur. On ne fut jamais plus naturel ni plus simple. Son égoïsme est si
franchement avoué qu’il cesse de nous choquer. Ce fut certainement un homme aimable.
J’aurais eu mille fois plus de confiance en lui que dans tous les hasidim ses contemporains.
» Qôhélet, c’est lui.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Paradoxales vanités
par Bernard PLESSY
Restent Hannah Arendt et les lectures contemporaines : haute philosophie, je
me récuse, et j’en viens enfin à mon propos, qui est le paradoxe du thème de la vanité
en peinture et en littérature. J’espère l’avoir à peu près montré dans mon article
précédent: la représentation de la vanité n’appelle en vérité que cendre, poussière, fleur
séchée, fumée, vent ; or voici qu’elle chante les plaisirs des sens et célèbre les conquêtes
de la science et de l’art en de somptueuses compositions. Si le ver est dans le fruit, le
fruit reste éclatant. Paradoxe. L’essai d’aujourd’hui me permet d’aller plus loin. Le
paradoxe est dans la matrice même, ce fameux Ecclésiaste. Il serait l’archétype du
thème? Donc en vérité son écriture devait être dépourvue de tout effet (procédé et
vêtement) poétique, le degré zéro selon Barthes. Or que voyons-nous ? Je veux bien que
langue et composition aient des faiblesses, et que les traductions s’appliquent à enrichir
et embellir le texte (Osty en fait le reproche, sous forme de compliment, à la Bible de
Jérusalem). Mais quoi! Ce texte a quelque chose de somptueux dans son déploiement,
rythmé par la répétition de la plus célèbre de toutes les clausules, Vanité des vanités,
par les formules génériques, Il y a un temps pour…, les sentences définitives, Rien de
nouveau sous le soleil, les images, poursuite de vent etc. C’est un poème souverainement
ravageur : on ne peut s’en défendre, on ne s’en remet pas. Il me hante comme un
cauchemar : Qôhélet s’avance lentement dans un décor où figurent les emblèmes de
tous les prestiges humains. Il s’avance, s’arrête devant l’un, devant l’autre, les envisage,
pense et pèse, lève le bras, tend un doigt accusateur et laisse tomber : Vanité!, et
l’emblème tombe en poussière. Qôhélet repart. Derrière lui, champ de ruines. Ruines ?
Non, pas pierre sur pierre. Paysage lunaire. Il avance et l’on sait qu’il ne s’arrêtera pas.
– Le contraire du champ d’ossements chez Ézéchiel, une des plus puissantes visions de
toute la Bible (37, 1-14).
Osty écrit : « Qôhélet a délivré le message qu’il était chargé de transmettre. Il a pour
jamais exorcisé le sortilège des enchantements terrestres. » Qui ne voit que c’est au
moyen d’un sortilège supérieur à tous les autres : la littérature, des premiers versets sur
le perpétuel recommencement des choses à l’admirable finale du chapitre 12 sur la
venue des jours dont on dit : « Je n’y ai point de plaisir ». Ce sortilège a fait école. Il s’est
renouvelé.
5
Bossuet ne fait pas l’objet d’une communication à lui seul. Et pourtant ! La plus
célèbre de ses oraisons funèbres, celle d’Henriette d’Angleterre, a pour "texte"
(fragment de l’Écriture qui servira de fil conducteur) le fameux Vanitas vanitatum : elle
est une magnifique lecture de L’Ecclésiaste appliqué à la mort de la jeune princesse. En
deux temps, augustiniens, comme il se doit. Oui, cette vie brisée « au comble de la
grandeur et de la gloire », c’est bien l’impitoyable victoire de Qôhélet. « Mais quoi,
Messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous ? Dieu, qui foudroie toutes nos
grandeurs, jusqu’à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance? » Eh
bien, si. « Madame n’est plus dans le tombeau; la mort, qui semble tout détruire, a tout
établi: voici le secret de L’Ecclésiaste » - fragile secret, à la sauvette des derniers versets,
et grâce au grand saint Augustin. Mais mon propos est ailleurs. Dès l’exorde, l’orateur
sacré s’écrie « Vanité des vanités, tout est vanité. C’est la seule parole qui me reste. »
Ce qui revient à dire: plus un mot, tout est dit, la contemplation du néant ne souffre
que le silence. Or, paradoxe, c’est sur cette parole-là qu’il prend appui pour déployer la
plus fastueuse rhétorique funèbre qui ait jamais illustré le genre.
Cette célébration de la mort, Chateaubriand en est éperdu d’admiration. Dans le
Génie, il a un chapitre intitulé Bossuet, orateur, dans lequel il se livre à une véritable
explication de texte sur un passage de l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre. Il
faudrait citer cela. Et Dieu sait qu’il s’y entend quand il s’agit du temps, de la mort et
de la vanité. On peut dire que les Mémoires d’Outre-Tombe sont une vanité, un
monument consciemment dressé comme la vanité la plus grandiose qui soit. Or, curieusement,
L’Ecclésiaste tient peu de place dans son œuvre. Dans le Génie, je ne crois pas
qu’il soit nommé: c’est Job qui est en première ligne, et c’est à Job encore que revient
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Paradoxales vanités
par Bernard PLESSY
l’épigraphe des Mémoires : « Sicut nubes…quasi naves… velut umbra. » Il n’importe.
Chateaubriand n’ignore pas L’Ecclésiaste et Qôhélet est certainement un de ses plus
hauts modèles. Plus encore que chez Bossuet c’est chez lui que le paradoxe de la vanité
est le plus éclatant. Du néant de tout il a fait par son style l’œuvre de tous les prestiges.
« De son insubstance ontologique (il a tiré) la substance même de l’enchantement littéraire
» (Emmanuelle Tabet). Or celui qui a saisi le paradoxe au nœud le plus secret de
son écriture, c’est Proust. Je dois le citer, un peu longuement, mais d’autant plus volontiers
qu’il s’agit d’une "note" recueillie en marge du Contre Sainte-Beuve sous le titre
générique: Notes de date incertaine (Pléiade p. 651), et donc peu connue.
6
« J’aime lire Chateaubriand parce qu’en faisant entendre toutes les deux ou trois
pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d’été on entend les deux
notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à
lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que c’est qu’un poète. Il nous
dit que rien n’est sur la terre, bientôt il mourra, l’oubli l’emportera; nous sentons qu’il
dit vrai, car il est un homme parmi les hommes ; mais tout d’un coup parmi ces événements,
ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu’il cherche
uniquement, et voici que cette pensée qui devait nous attrister nous enchante et nous
sentons non pas qu’il mourra, mais qu’il vit, qu’il est quelque chose de supérieur aux
choses, aux événements, aux années (…). Cette permanence même nous enivre, car nous
sentons qu’il y a quelque chose de plus haut que les événements, le néant, la mort, l’inutilité
de tout ; et de ce que cette chose qui vainc tout, en lui est toujours une même
chose, se ressemble à soi-même, nous éprouvons une nouvelle joie, comme si nous
voyions que non seulement ce pouvoir merveilleux et transcendant existe, mais qu’il a
donné naissance à des personnes merveilleuses et transcendantes reconnaissables à leur
identité. Et quand Chateaubriand, tandis qu’il se lamente, donne son essor à cette
personne merveilleuse et transcendante qu’il est, nous sourions, car, au moment même
où il se dit anéanti, il s’évade, il vit d’une vie où l’on ne meurt point. »
Cette page admirable, qui est déjà la leçon du Temps retrouvé, non seulement est
au cœur du secret de l’Enchanteur, mais au cœur aussi du paradoxe de toute vanité en
peinture et en littérature: alors même qu’elle nous avertit que tout est périssable, la
poésie qu’elle met à le dire la rend elle-même éternelle – de la seule éternité de l’art,
comme Gautier le cisèle dans les strophes de L’Art poétique et Malraux le vaticine dans
La Métamorphose des dieux. Bienheureux paradoxe!
Il faut finir. L’Ecclésiaste nous le recommande. « Au surplus, mon fils, sois averti que
faire beaucoup de livres n’a pas de fin, et que beaucoup d’étude est une fatigue pour
la chair. » Il parle d’or. Car les livres sont vanité. Et les articles, surtout quand ils sont
trop longs. Et le Bulletin lui-même. Sans qu’on sache si la loi du paradoxe viendra le
sauver.
Littérature et vanité (dir. Jean-Charles Darmon), 264 p., 28 € PUF
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Prisme
PHILOSOPHIE
ET TOP 14
par
par Frédéric FARAT
En novembre 2010, notre ami Roger Payot donnait
un Prisme mi-sérieux mi-facétieux – c’est la loi du
genre – qu’il intitulait Littérature et top 14. Frédéric
Farat se met à son école dans le domaine des plus hautes
productions de l’esprit humain de toutes époques.
Je propose une liste de 14 livres de philosophie,
bien conscient des limites du terrain sur lequel je
m’engage à mon tour. Il ne faudra pas attacher trop
d’importance à l’ordre de ce palmarès. Sur les
sommets, ne se trouve-t-on pas dans la « région des
égaux », pour reprendre l’expression d’Hugo (dans la
région des ego également…). Tous, ou presque, se
situent au même niveau, ou peu s’en faut. Là aussi
l’énumération sera pourtant faite dans l’ordre inverse du classement, mais selon une
progression à lire peut-être comme un chemin lui-même philosophique.
À noter que la seule modification que j’ai fait subir à la règle correspond à une
variante admise et reconnue, classiquement appelée jeu à treize.
14. Diogène Laërce - Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres - Mille fenêtres
ouvertes sur la plupart des écoles de philosophie grecque. Non pas un ouvrage
de fond, certes, mais un document d’époque irremplaçable, nullement austère.
Ce qui lui vaut de figurer dans ce palmarès, façon de rendre, à travers lui, hommage
à l’ensemble des philosophes grecs.
13. Montaigne - Apologie de Raimond de Sebonde - Cet essai (II, 12), le plus long
des Essais, devrait être plus souvent réédité à part. Forme un tout fascinant, qui
livre quelques trésors au détour des pages. En langage actuel: le meilleur du scepticisme
…
12. Cassirer - La philosophie des formes symboliques - Très érudit, ouvert sur les sciences
exactes comme sur les sciences humaines, garde l’essentiel de l’idéalisme allemand,
et, par une voie différente de Husserl ou de Bergson, défend les valeurs spirituelles
en montrant la co-naissance (chère à Claudel) du savoir et de la spiritualité.
11. Nicolas de Cuse - La docte ignorance - Cette pensée, à la croisée des chemins de
l’histoire, s’inscrit aussi au cœur de la longue lignée qui, de Plotin à Jakob Böhme
en passant par Eckart et Scot Erigène, montre le lien intime qui unit philosophie
et mysticisme.
10. Thomas d’Aquin - Somme théologique - Une démarche avant tout de l’intelligence
et de la raison, recherche de raison également présente chez Averroès,
dans le monde musulman, comme chez Maïmonide dans le cadre du judaïsme.
9. Husserl - Idées directrices pour une phénoménologie - La phénoménologie, une
affaire qui ne couvre pas ses frais, aux résultats disproportionnés par rapport aux
moyens déployés? Un apport théorique peut-être moins important que sa capacité
de nous mettre en marche. En témoigne sa postérité aussi diverse qu’exceptionnelle.
8. Schopenhauer - Le monde comme volonté et comme représentation - Nietzsche
– Fragments posthumes – Avec ces deux philosophes, la philosophie change
d’orientation. Il ne s’agit plus de l’image que l’on se fait de la vie, et de sa rationalisation,
mais de la volonté irrationnelle qu’on en a; qu’elle soit marquée d’un
signe négatif ou positif, la volonté occupe toute la place. À ce compte-là, elle
est tout, et elle n’est rien.
7
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Philosophie et Top 14
par Frédéric FARAT
8
7. Pascal - Entretien avec M. de Saci - Le point de vue où se place ici Pascal est des plus
féconds: entre les philosophies dogmatiques (pensées de la grandeur, de l’affirmation)
et les philosophies sceptiques (pensées de la misère humaine, de l’humilité, de l’incertitude),
s’ouvre peut-être une autre voie, celle que creuseront les Pensées.
6. Kierkegaard - Post-scriptum aux miettes philosophiques / Discours édifiants - Parce
que la diffusion de l’œuvre de Kierkegaard en France aura été longtemps biaisée,
partielle, à la limite du contresens, il importe de lire en parallèle à ses écrits
philosophiques les sermons qu’il se plaisait, dans une polémique perpétuelle avec
Hegel, à qualifier d’édifiants, et qu’il n’a cessé de publier parallèlement à ses écrits
plus proprement philosophiques. Les uns comme les autres parlant d’une même
voix, non à l’homme en général, mais à l’individu.
5. Hegel - Phénoménologie de l’esprit - Une plongée en apnée à l’intérieur de la
conscience humaine. Si l’on estime que l’idée d’introspection n’est qu’une illusion,
il faut lire ce livre, la trace du plus grand effort qu’une conscience ait peut-être
jamais fourni pour penser sa propre histoire, et son devenir. Sa grandeur se mesure
aussi au fait que les philosophes les plus importants qui lui ont succédé ont dû
obligatoirement se construire en s’opposant à lui.
4. Spinoza - L’Ethique - Un miroir inlassablement poli et repoli, lumineux jusqu’à en
être aveuglant, pour offrir aux humains de se voir plus clairement. On est d’autant
moins obligé d’adhérer à toutes ses thèses que l’enchaînement de leurs
démonstrations apparaît des plus artificiels, si l’on échappe à la fascination de cette
œuvre grandiose. Mais comment y échapper ?
3. Kant - Les trois Critiques - Des trois œuvres principales de Kant, l’une, parlant de
raison pure, est une ode (performative?) à la clarté de pensée, la deuxième, vouée
à la raison pratique, est un hymne à la liberté, et la troisième, ayant trait à l’esthétique
et au jugement téléologique, est une élégie inattendue dédiée à l’art.
Cette pensée qui s’épanouit sous une forme tripartite est aussi un équivalent de
la séparation des pouvoirs en politique.
2. Malebranche - Méditations chrétiennes et métaphysiques - Comme le fera plus
tard Péguy (et, plus récemment, Jean d’Ormesson), en toute simplicité, et avec
une majestueuse désinvolture, Malebranche laisse dans ce livre la parole à Dieu,
qui s’exprime en alternance avec l’auteur. Cette collaboration littéraire peu ordinaire
porte ses fruits. Malebranche, cartésien convaincu, imprégné de saint Augustin,
donne là une œuvre essentielle. À lire après la Recherche de la vérité, comme
le précise d’ailleurs lui-même l’auteur…
1? -…-Inutile dans ce palmarès de décerner une première place. C’est un point commun
à la plupart des philosophes qu’ils se l’attribuent généralement tout seuls,
et qu’ils considèrent tout naturellement leur philosophie comme la plus proche
de la vérité. À l’avenir, les philosophes seront peut-être amenés à se montrer plus
modestes, plus prudents dans leurs jugements, mais ils ne manqueront certainement
pas de s’estimer supérieurs en cela.
Alors peut-être faudrait-il laisser la première place à:
Érasme - Eloge de la Folie… Rembrandt ne l’a-t-il pas placé au premier rang de
sa Pièce aux cent florins ?
Disons enfin à ceux qui seraient réticents face aux grandes théories et aux systèmes que
ce sont, non des mondes fermés sur eux-mêmes, mais autant de réalisations architecturales
ouvrant de vastes perspectives sur l’homme et l’univers, que celles-ci revêtent la forme d’un
« palais d’idées » (Hegel), d’une cathédrale (saint Thomas) ou d’un labyrinthe (Nietzsche)…
Car la vocation première de tout système philosophique n’est pas d’imposer une vision du
monde, mais de nettoyer notre regard et de nous permettre d’avoir des idées plus claires,
ce qui est valable pour Aristote ou Kant aussi bien que pour un Husserl ou un Wittgenstein.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Romans Récits Nouvelles
ASCHER Marie-Odile
Pain amer
Anne Carrière
En juin 1946, le gouvernement soviétique
invita officiellement les émigrés
russes à regagner avec leur famille la
patrie abandonnée vingt ou vingt-cinq ans
plus tôt. L’Union soviétique était toujours
considérée comme l’alliée des puissances
démocratiques dans la lutte contre le
« fascisme » ; elle promettait aux enfants
prodigues un accueil chaleureux et de
belles conditions de vie; ils devaient participer
dans l’enthousiasme, après les
dévastations de la guerre, à la reconstruction
du pays. À travers l’histoire particulière
de la jeune Marina et de sa
famille, c’est l’histoire de ces « repatriantsy
», comme on les appela en Russie,
que raconte Marie-Odile Ascher, dont
c’est le premier roman.
À Vence où elle habite avec sa famille,
Marina, qui s’est toujours considérée
comme française, qui à 18 ans envisage de
belles études littéraires et une carrière de
professeur d’anglais, qui est liée d’un
amour réciproque avec un jeune homme
sérieux et délicat, doit, par solidarité avec
ses parents pour qui désormais tout l’avenir
est en Russie, soviétique ou non, renoncer
à toutes ces espérances et partir. Vingtcinq
ans après, c’est elle qui raconte leur
voyage, leur découverte du pays et de ses
mœurs (une découverte aussi bien pour ses
parents, qui avaient pourtant passé leur
enfance en Russie, que pour elle), leur installation
dans le froid, la saleté, la faim et
l’hostilité. La porte de cette nouvelle « prison
des peuples » est définitivement close,
l’espoir de revenir en France, de retrouver
ses études, Vence et son fiancé s’éteint peu
à peu. La grisaille semble désormais le seul
bonheur possible.
On appréciera, outre le caractère de
l’héroïne, son courage et son abnégation,
le style narratif de l’auteur, simple,
pudique, attentif aux détails. On admirera
le travail scrupuleux de documentation
(voir la bibliographie succincte en annexe,
mais NB.: l’hebdomadaire Tintin ne paraissait
pas encore en 1947) qui a préparé la
rédaction du roman, Marie-Odile Ascher
n’ayant évidemment pas vécu elle-même
les épreuves auxquelles ont été soumis
dans ces années-là plusieurs milliers de ceux
qui furent un temps nos compatriotes
avant d’être, victimes d’illusions, soviétisés.
430 p., 20 € Y.A.
BARRIÈRE Michèle
Meurtre au café
de l’Arbre Sec
JC Lattès
Voilà un roman policier à lire à jeun:
non qu’il regorge de crimes épouvantables
propres à donner la nausée (bien qu’il comporte,
comme tout polar, plusieurs meurtres),
mais l’avalanche de mets, de plats et
de banquets en tous genres a de quoi nourrir
à satiété le lecteur ! Au centre de l’intrigue
se trouve précisément un livre de
recettes rassemblées, au Moyen Âge, par
l’un des premiers grands cuisiniers « littérateurs
» à l’attention de sa femme. Or ce
manuscrit est l’objet d’une dispute entre
deux familles, qui s’étend sur plusieurs siècles.
On en suit donc les péripéties en 1420
au bien-nommé château de Ripaille (Haute-
Savoie), en 1556 dans la ville de Montpellier
soumise aux troubles des guerres de
religion, en 1602 à Genève, durant la
journée historique de l’Escalade, et l’année
suivante à Liège, avant d’échouer au beau
milieu du XVIII e siècle, d’abord à Bruxelles,
puis à Commercy à la cour du roi Stanislas,
enfin à Paris et aux Délices. Dans la capitale,
le café de l’Arbre Sec rivalise avec le
Procope, en particulier par ses sorbets
raffinés (dont l’un à la truffe!) : il a pour
client Diderot au moment où l’Encyclopédie
se voit interdite. Mais c’est chez le bon
Voltaire que se terminera le roman: en
cette année 1759, alors qu’il se défend sans
cesse d’être l’auteur du déjà fameux Candide,
il fait aménager le château de Ferney
où il s’apprête à s’installer. On voit donc
qu’ici littérature et nourriture font bon
ménage, et que les produits de l’esprit et
ceux de la table s’accordent au point de se
trouver étroitement unis : les recettes de
cuisine et un manuscrit de Diderot voyagent,
bien cachés dans des dessous féminins,
les pages des unes mêlées à celles de
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LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Romans, Récits, Nouvelles
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l’autre… Le passage entre les époques est
assuré par une jeune femme du XIV e siècle
et un jeune homme du XXI e qui mènent
l’enquête, de conserve: car l’auteur toutpuissant
leur permet ce privilège, indiqué
dès le premier chapitre: « un codicille des
contrats précise que les personnages peuvent
voyager dans les différents romans de
l’auteur quelles que soient les époques ».
Qu’on se le dise, on est dans la fiction, mais
une fiction qui n’est pas sans goût: si vous
voulez tout savoir sur la « dariole » (qui
n’est pas une maladie, mais un plat du
Moyen Âge), le « pâté enragé de poisson »
(Renaissance) ou les « artichauts au
prévôt » (XVIII e ), reportez-vous à la fin du
livre où figurent des recettes empruntées
aux meilleurs traités de cuisine. Un dernier
mot: si cet original « gastro-polar » fait partie
d’une série (qui raconte la saga Savoisy),
il peut parfaitement se lire indépendamment
des autres. 382 p., 18 € F.L.
BASSIGNAC Sophie
Dos à dos
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
JC Lattès
Agréable moment de lecture que cette
histoire, pourtant parfois assez dramatique
et au dénouement plutôt sombre. Dans
une jolie dédicace à notre rédacteur en
chef, l’auteur lui envoie « ce duel, dos à
dos, puis face à face, entre père et fils ».
C’est assez vrai, pas complètement pourtant,
mais n’en disons pas plus pour laisser
au lecteur le petit frisson du suspense. La
trame se déroule, « à la policière » (mais
ce n’est pas un roman policier) sur le
canevas de la vie d’une famille plutôt
aisée, composée de personnages aux caractères
assez typés et qui, comme toute
petite communauté humaine, connaît des
bonheurs, des souffrances et des drames.
Leurs destinées se jouent dans des endroits
plutôt chics et sous des préoccupations plutôt
vaines. On pense à la fois à Françoise
Sagan (pour la couleur ambiguë de l’atmosphère)
et à Katherine Pancol (pour
l’alacrité et l’humour de la langue), mais
le tout reste original, bien écrit, entraînant.
Les protagonistes sont alertement croqués,
surtout les femmes (la mère du fils,
l’amie – alcoolique – de la mère du fils et
l’amie – japonaise – du fils), les hommes
apparaissant plus comme des comparses
malgré, bien sûr, leur présence indispensable
au scénario (le fils, dans ses nonchalances
énervantes avant de devenir dangereuses,
et le père du fils, dans sa fatuité
d’écrivain à succès mais en panne d’écriture).
Bref, tout un petit monde pas vraiment
intéressant en soi mais auquel on s’attache,
fût-ce pour le critiquer ou le plaindre.
Plus au fond, on décèle tout de même
une interrogation moins légère sur la
signification réelle des liens familiaux,
souvent tissés dans l’incompréhension de
l’autre; la réponse apportée par Sophie
Bassignac n’est pas franchement désespérée,
mais pas non plus totalement enthousiaste.
235 p., 16,50 € J.-F.C.
BÉTEILLE Roger
La Pomme bleue
Rouergue
Géographe et universitaire, le romancier
se souvient surtout d’une enfance à la
campagne pour évoquer avec justesse les
saisons de la nature, le sel des vies paysannes
et des querelles de hameau, l’évolution
du monde rural dans un petit village
du Rouergue au fil des jours d’un garçon
qui, le 1 er octobre 1960, va entrer en
sixième. Tradition et progrès, le topos est
ravivé pour le jeune personnage témoin de
l’opposition entre son grand-père, vieux
paysan qui « a travaillé de race », attaché
à ses bœufs d’Aubrac et à ses beaux pommiers
menacés par les engins agricoles, et
son père désireux de passer à une agriculture
moderne et mécanisée. La première
partie du roman vit de cette confrontation
et, en contrepoint, de la tendresse qui unit
le vieil homme et l’enfant dans une harmonie
rustique qui culmine dans la cueillette
des pommes, une scène de battage.
Mais ce bonheur aux champs est menacé.
Venu le temps des mobylettes et des
amourettes, après la mort du grand-père,
l’incompréhension paternelle pousse l’adolescent
à “préparer les Postes” pour se faire
une situation en ville, selon l’ambition
typique de l’époque. La deuxième partie
du roman, thème classique aussi de la montée
à Paris, montre une vie somme toute

Romans, Récits, Nouvelles
décevante de fonctionnaire derrière un
guichet. Le parallèle quelque peu manichéen
entre la ville et la nostalgie de la
campagne prépare la suite quand le personnage,
ramené aux lieux de son enfance
par un événement tragique, est repris
par l’atavisme paysan. Une histoire d’exode
donc et d’un retour contemporain à la
terre, représentative de la société rurale,
où comprendre pourquoi la pomme est
bleue et ce qu’elle devient en fidélité à la
mémoire terrienne. 304 p., 18 € P.P.
CÉRÉSA François
Antonello, Léonard de Vinci
et moi
Plon
Le roman, qui commence à Venise en
1473, s’achève au début du siècle suivant,
quand le narrateur a 55 ans. Sa vie aura été
marquée par une double passion, celle de
l’épée et celle du crayon. Mercenaire doué
pour le dessin, il croise une belle inconnue
au sourire mystérieux « qui avait l’air de se
moquer du zéro et de l’infini ». Le destin
l’entraîne à Messine où, quittant le métier
des armes, il rejoint l’atelier d’Antonello,
ce peintre à qui est attribuée l’introduction,
en Italie, de la peinture à l’huile venue des
Flandres. De retour à Venise avec son
maître, il n’a de cesse de retrouver celle
dont le sourire le hante. Il en fait le portrait,
preuve de l’amour qu’il lui porte. Et
lorsqu’il la rencontre enfin et qu’elle se voit
ainsi peinte, elle en exige la destruction. Le
passage à l’acte justifie à ses yeux toute sa
vie; mais sa valeur sacrificielle est incomprise
de son ami Leonardo, qui, bien plus
tard, fixera pour l’éternité les traits de cette
fameuse « Mona »… Ces quelques lignes
ne peut que donner une idée d’un roman
qui, construit de façon labyrinthique,
laisse planer beaucoup de zones d’ombre
sur cette femme et sur la réalité d’un portait
peut-être réalisé par superposition de
plusieurs « modèles ». Loin d’apporter, par
le biais de la fiction romanesque, la vérité
sur la Joconde, il propose une autre version
de sa genèse, également complexe, qui
permet à la plus célèbre des œuvres d’art
de garder toute sa part de mystère. 154 p.,
18 € F.L.
CHAILLOU Michel
La fuite en Égypte
Fayard
Ne cherchez pas où se trouve cette
Égypte. Si elle se situe quelque part du côté
de l’Orient et si, dans la belle formule du
titre, on peut évoquer le souvenir évangélique
et des tableaux du genre de celui
du peintre orientaliste Descamps, elle est
aussi vagabonde que les personnes élues
par Michel Chaillou. Celui-ci promène ses
gens du voyage, appelés tour à tour Roms,
Gitans, Manouches, Tsiganes, et représentés
dans le typé et typique Donval. Du
couple de ses héros lui seul appartient à la
tribu, mais il a emmené dans son errance
une jeune Nantaise, Alice, qui n’est pas du
même milieu que lui. Ils se produisent,
chantent, avec leur guitare et leur banjo,
dans les villes et villages du sud-ouest français,
allant « buter du front contre les Pyrénées
».
Le pays des merveilles qu’ils traversent
pourrait évoquer celui du film jadis fameux
de Fellini, La Strada, mais il est d’abord
celui, original, de M. Chaillou, en qui s’incarne
le récit fait, au retour d’Égypte, par
Alice à son petit-fils, « de part et d’autre
de la toile cirée » de la rue Beauregard.
C’est bien M. Chaillou dont il faut
évoquer et admirer la phrase qui ne
s’égare pas moins que ses deux héros. Son
style bohémien, hérité pour moi de Dassoucy,
perd ses itinéraires, retombe sur ses
pieds, irrite et enchante son lecteur bienveillant.
La voiture de romanichels, qui
figure sur la couverture, nous embarque
pour une direction inconnue qui pourrait
être celle de « l’opinion de Donval qui
prête de l’âme aux arbres » ou de la
malice d’Alice qui pense, à l’adresse de son
petit-fils, « qu’elle déraisonne trop ». A
quoi bon tout raconter? Le lecteur pressé
peut se dire qu’« à une étape en succédait
une seconde, à une troisième, une infinité
d’autres, un vrai chapelet d’émotions à
égrener une à une […] ». Mais le vrai lecteur
aime ce « chapelet ». Il se souvient que
M. Chaillou à publié en 1990 un Petit guide
pédestre de la littérature française au
XVII e siècle, 1600-1660. Voilà sa trace,
voilà sa race, au fil du « Nil de [ses] pas
de côté, de [ses] divagations, absences,
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
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Romans, Récits, Nouvelles
rêveries, distractions en tous genres ». Voilà
le « carnet d’identité » que lui réclament
les autorités avant de le laisser repartir. La
fuite en Égypte fut un bon voyage. 394 p.,
21,50 € H.B.
CHEVRIER Jean-Marie
Une lointaine Arcadie
Albin Michel
À lire comme utopie autant que par
antiphrase cette nouvelle Arcadie est creusoise.
Après le bilan d’une vie médiocre, en
courts chapitres nerveux, un libraire, antihéros
vieillissant, seul et pauvre (sa femme
l’abandonne et surtout le chien est mort),
fuit Paris pour mener une vie d’ermite et
de misanthrope dans un coin perdu du côté
de Guéret, où n’être rien, devenir personne.
Il veut s’enfoncer dans la campagne,
mais « sans la candeur passéiste de
l’École de Brive » se dit-il, d’un ton entre
ironie lucide et mélancolie désabusée qui
caractérise son monologue de solitaire et
le récit. La seule fraîcheur est celle des
impressions de nature: les arbres, les
pierres, les sources et les risées sur l’herbe
haute, l’éternelle jeunesse des bêtes ; et
dans les chemins creux ou sur les puys un
sentiment fort parfois. Son rêve de retour
à l’état naissant et son paganisme ne sont
pas d’un paysan. Avec de maladroits travaux
de jardinage, son goût de la campagne
reste lié à l’enfance et à la sensibilité
d’un homme de livres et d’art (la narration
est baignée de culture), qui dans un
paysage voit une peinture de Barbizon,
dans la verdure limousine cherche le marbre
grec pour habiller de légende la vache
- Io - qu’il achète comme animal de compagnie.
Trois livres l’accompagnent: L’Iliade
pour lier sa démarche de survie à l’effroi
archaïque, Les Géorgiques comme guide de
jardinier et Malone meurt dont les derniers
mots le ramènent à son propre état :
12
BONNEAU Renée
Requiem pour un jeune soldat
Nouveau Monde éd.
L’idée de ce très beau récit est exposée dans la postface:
sur une tombe du cimetière du monastère cistercien de
Casamari, dans les Abruzzes, réservé à la communauté
des moines, la photographie d’un jeune homme au nom allemand,
avec des dates correspondant aux combats de
Monte Cassino. L’explication du père abbé à cette présence
fut pour l’auteur une invitation à pourvoir ce jeune soldat
d’un double fictif, « figure emblématique des soldats des
deux camps fauchés en pleine jeunesse par la fureur de la
guerre. » On ne saurait mieux définir le principe et l’intention de ce livre.
La mise en œuvre est tout à fait remarquable: le fond historique, les terribles
affrontements autour du mont Cassin, la destruction sous les bombardements alliés
du monastère fondé par saint Benoît, les atrocités commises par les SS en représailles
aux actions de résistance des partigiani, en une évocation qui tient sa force de sa
précision et de sa sobriété; l’histoire de Franz, gravement blessé et recueilli dans le
monastère de Casamari, l’amitié qui naît avec le père Matteo, moine infirmier de
quinze ans plus âgé, les confidences réciproques sur leur jeunesse – les deux composantes
sont aussi bien fondues qu’équilibrées. D’origine viennoise, Franz est catholique
et violoncelliste: la foi et la musique l’aideront à mourir. Le père Matteo, de
son côté, connaîtra une terrible épreuve. Mais je ne veux rien révéler des dernières
pages qui lient le destin des deux jeunes hommes, le soldat et le moine.
On sent que ce livre vient de loin, qu’il a été longtemps porté par son auteur et
que le requiem qu’il fait se lever a l’autorité sereine du chant grégorien, seul capable
de dominer le fracas et la fureur de la folie des hommes. 176 p., 15,90 € B.P.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Romans, Récits, Nouvelles
« Voilà. Plus rien. » Le désespoir psychologique
est devenu nihilisme métaphysique.
Tout semble donc consommé après
trois ans d’une expérience chimérique
quand l’arrivée d’un couple de randonneurs
(lui, cruelle caricature de professeur
archéologue amateur, elle, Madeleine
pénitente et désirable) provoque une péripétie
inattendue et, en guise d’idylle
champêtre propre à l’Arcadie, la victoire
violemment charnelle d’Éros, entre une
situation de vaudeville et une célébration
de l’amour fou, avant la dernière scène
d’allure mythologique de ce qui tient
peut-être aussi du conte philosophique.
224 p., 16 € P.P.
MARSH Willa
Le journal secret
d'Amy Wingate
Autrement
De Willa Marsh, nous avions eu l'an dernier
une amusante histoire marquée d'humour
noir (Meurtres entre soeurs, Bull.
686). On est un peu déçu par ce nouveau
roman qui s'inscrit dans un registre beaucoup
plus conventionnel et d'où l'humour
est à peu près absent. La trame du récit
n'est pourtant pas inintéressante et son
début est plutôt prometteur. Amy Wingate,
la narratrice, enseignante, vient de
prendre une retraite anticipée dans une
petite ville du bord de mer et entreprend
la rédaction d'un journal intime où elle
relate à la fois ses premiers pas dans la
société locale et, progressivement, la
reprise en mains de souvenirs personnels
longtemps refoulés. Ce qui pourrait être (et
est parfois) la plaisante et subtile découverte
d'un nouveau style de vie et d'un
nouvel environnement, avec leurs charmes
et leurs périls, est maheureusement assez
vite contrarié par l'irruption répétée d'invraisemblances
qui laissent le lecteur sur la
réserve et bousculent le commencement
d'intérêt qu'il s'apprêtait très sincèrement
à prendre aux émois présents et aux malheurs
passés de l'héroïne. On termine le
livre sans réel ennui mais tout de même
déçu de ce que l'auteur n'ait pas tiré un
meilleur parti d'un scénario prometteur.
206 p., 17 € J.F.
MITFORD Nancy
Charivari
Christian Bourgois
Daté de 1935 et traduit pour la première
fois en français, ce roman des débuts
de Nancy Mitford n'eut à l'époque de sa
parution qu'une très brève carrière en
Angleterre, l'auteur ayant renoncé à le
rééditer pour ne pas irriter davantage ses
deux soeurs, Unity et Diana, et le mari de
cette dernière, sir Oswald Mosley, tous
admirateurs de Hitler et du national-socialisme.
Le roman met en effet en scène, sur
le mode humoristique, un groupe de
« social-unionistes » britanniques emmené
par la jeune Eugenia, fille des châtelains de
Chalford, en vue de rejoindre les troupes
du Captain Jack, en qui l'on pouvait aisément
reconnaître le personnage d'Oswald
Mosley. En ridiculisant (gentiment) les
fascistes anglais, Nancy Mitford s'amusait
seulement à persifler, parmi d'autres travers,
l'attitude d'un fraction de l'aristocratie
britannique. Fortement inspiré de la
façon d'écrire de P. G. Wodehouse, le
roman cherchait à faire sourire, pas du tout
à contrer une hypothétique montée du fascisme
en Angleterre. Quoi qu'il en soit, ce
type de comique a beaucoup vieilli, les
conventions du genre n'étant plus guère
appréciées aujourd'hui. Le roman garde
toutefois son attrait pour quiconque souhaite
précisément s'immerger dans l'ambiance
légère, insouciante et snob de
l'aristocratie britannique telle qu'il était
encore d'usage de la représenter à la
veille de la Deuxième Guerre mondiale.
261 p., 18 € J.F.
SACKVILLE-WEST Vita
Dark Island (rééd.)
Autrement
Autrement Littératures poursuit la
publication des romans de Vita Sackville-
West (1892-1962), qui fut l'amie très chère
de Virginia Woolf. Daté de 1934, Dark
Island met à nouveau en scène un couple
mal assorti que la mésentente et l'aveuglement
vont conduire à sa perte après que
Shirin, la malheureuse épouse de Venn,
ait pour un temps trouvé le bonheur dans
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
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Romans, Récits, Nouvelles
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l'intimité de Cristina, la gouvernante. En
épousant Venn, seigneur quasi-féodal de
l'île de Storm, Shirin s'imaginait pourtant
en souveraine comblée et bienfaisante de
ce sombre territoire cerné par les flots mais
d'une mystérieuse beauté. Pourtant, vingt
ans de vie commune et deux enfants ne
feront qu'alourdir le poids des incompréhensions,
des faux-semblants et finalement
de la haine, qui conduiront au désastre. La
peinture ironique de la haute-société britannique
est ici à peu près absente: les chatelains
de Storm font figure d'asociaux
pour tout ce qui ne concerne pas leur île.
De même, la description de l'environnement
naturel se trouve-t-elle réduite, pour
l'essentiel, aux éléments susceptibles d'amplifier
le caractère sauvage de l'île et
celui, menaçant, de la mer qui l'entoure.
C'est à la psychologie des personnages que
l'auteur réserve tous ses soins, sans donner
toujours l'impression de bien maîtriser la
difficulté de la tâche. Venn est-il une sorte
de Heatcliff diabolique ou plus simplement
un malade mental? Quant à Shirin, qui
recueille toute la sympathie de l'auteur, les
inconséquences de son comportement
manquent de naturel; on s'étonne en
particulier que, déjà divorcée et mère de
famille avant son arrivée à Storm, elle supporte
pendant vingt années les avanies que
lui inflige son second mari. L'explication
réside sans doute dans le fait que Vita Sackville-West
souhaitait mettre en valeur la
liaison ambiguë, et compensatrice, avec
Cristina, elle aussi prisonnière volontaire de
Storm. Ce roman n'est probablement pas
le meilleur de l'auteur ; il en émane pourtant
un certain charme dû à l'écriture élégante
et à tout ce qui le rattache au singulier
paysage romanesque britannique
des années trente. 255 p., 20 € J.F.
SARAMAGO José
Caïn
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
Seuil
Le dernier roman du Prix Nobel de
Littérature 1998, mort peu de temps
après sa publication, témoigne de
l’athéisme militant de son auteur. Le personnage
de Caïn sert de prétexte à une
dénonciation des forfaits de Dieu (appelé
« dieu » ou « le seigneur », la majuscule
étant systématiquement refusée aux
noms propres) : fourbe, mesquin, cruel,
calculateur, injuste, égoïste – sans parler
de ses erreurs d’appréciation ou de jugement
qui montrent son infinie bêtise.
Avec Caïn, nous parcourons tous les
grands épisodes de l’Ancien Testament,
du péché originel au veau d’or, en passant
par Jéricho, Sodome et Gomorrhe, le
sacrifice d’Abraham ou l’arche de Noé,
dans un ordre bien sûr aléatoire vu que la
vie de Caïn n’est pas soumise au Temps
chronologique. L’auteur use sans cesse
du burlesque, faisant irrésistiblement
penser aux Monty Python, célèbres en
leur temps pour avoir désacralisé le Sacré
Graal ou la Nativité dans la Vie de Brian.
Tout cela ne mène pas très loin: il s’agit
moins d’une re-lecture que d’une dé-lecture
de la Bible, tout souci de compréhension
de son message étant d’emblée
exclu. Le texte est résolument pris à son
premier niveau, sans aucune prise en
compte du symbolisme ni de la distance
culturelle ni de la finalité littéraire de la
Bible. Caïn ou « quand le blasphème
tient lieu d’inspiration… ». Je n’aurais
sans doute pas dit un mot des ultima
verba de Saramago s’ils n’avaient été si
admirablement traduits par Geneviève
Leibrich: curieux paradoxe que le fond,
insignifiant, d’une œuvre puisse être partiellement
sauvé par une traduction de
qualité alliant le naturel au sens de la
formule. 170 p., 19 € F.L.
SERRANO Jean-Louis
Prison de craie
De Borée
L'auteur n'est pas un inconnu pour le
Bulletin (voir Bull. 686 Une saison en
enfer). On retrouve ici le même climat
pesant, fait d'horreur et de répression.
Deux hommes sont enfermés, nus, dans
une cellule de prison. Tout est en craie, le
sol, les murs, les deux châlits. Une poussière
de craie pénètre leurs poumons et manque
de les étouffer. On les nourrit, mais ils ne
voient jamais leurs gardiens. Les deux
hommes ont perdu jusqu'à la mémoire des
crimes qui les ont conduits en prison. Ils

Romans, Récits, Nouvelles
s'observent, s'épient, s'affrontent dans
un huis clos oppressant. Chacun soupçonne
l'autre d'être un mouchard délégué
par un homme, un pouvoir dont ils ignorent
tout. Leurs confidences, entrecoupées
de longs silences méfiants, sont des bribes
de leur existence antérieure. Ils ne savent
plus si elles leur appartiennent vraiment.
Ils les échangent, se les volent et finissent
par se battre.
La prison met à nu un homme, libéré
des habitudes, des comportements sociaux
qui sont à la fois un refuge et un masque.
L'homme dépouillé demeure aussi prisonnier
de son silence. La venue d'un
troisième prisonnier dans leur cellule permettra
enfin une communication entre les
deux hommes. « Nous avons répondu
ensemble. Pour la première fois unis.
Contre un autre homme. Notre semblable.
» Cette faible note d'espoir permet de
conclure un roman poignant. 277p., 19 €
M.H.V.
SHAH Tahir
Le café Mabrouk
de Fallois
Le lecteur retrouve ici l’heureux propriétaire,
à Casablanca, de Dar Khalifa (La
Maison du Calife, titre de son précédent
roman, Bull. 673), ainsi que sa famille et ses
fidèles serviteurs toujours aussi effrayés par
l’évidente présence des djinns rôdant autour
de la maison… Mais il ne s’agit plus ici des
aléas liés aux travaux de remise en état des
lieux. Tout tourne autour de la parole, celle
des conteurs qui transmettent une vérité
accessible à chacun s’il s’y montre attentif:
d’où une structure très orientale de ce récit,
un peu calquée sur celle des Mille et Une
Nuits – œuvre à laquelle revient sans cesse
l’auteur, paradigme du conte oriental et de
la parole de Vérité. Chacun doit rechercher,
sa vie durant s’il le faut, l’histoire qui
a été de tout temps imaginée pour lui-
DENUZIÈRE Maurice
Un homme sans ambition
Fayard
15
Cet excellent livre, intelligent et fort bien écrit, est une
histoire d’amour si l’on veut, mais c’est surtout l’étude
d’un caractère obstinément indépendant qu’une
femme brillante apprivoise jusqu’à ce qu’il accepte l’idée
d’une cohabitation (encore est-elle limitée) contre laquelle
sa vie de célibataire l’avait prémuni.
Benoît Escalet est un ours, un ours intelligent et distingué,
un solitaire, ce n’est pas pour rien que les allusions à
Alceste sont nombreuses, et que le nom même d’Escalet en
est l’anagramme. Il a sur toute chose un jugement rigoureux aux antipodes de la mode
ou de l’inconscience contemporaine. C’est ainsi que nous le voyons analyser avec une
lucidité terrible divers comportements ou courants de pensée (ou de non-pensée)
qu’il résume en situations ou en formules inoubliables. Ainsi de la domotique, contre
laquelle il fait une charge aussi comique qu’éblouissante, ou de l’écologie, dont il
nous force à rire; il a également une opinion saine sur la mode féminine, envisagée
dans ses excès contradictoires, sur les défilés de mode eux-mêmes, et l’utilisation de
très jeunes mannequins poussés à l’anorexie ou enlaidis par un maquillage cadavérique.
Ses réflexions sur l’art contemporain sont également sévères – et son regard
sur deux femmes pacsées, attendant chacune un enfant d’un père inconnu mais commun,
est sans complaisance.
Cependant il ne prêche ni ne moralise; si ses propos se recommandent par un
bon sens qui se fait rare aujourd'hui, ils sont toujours assortis d’humour et brillamment
exprimés. Ce livre est sain, à recommander à la foule des snobs, qui ne s’y reconnaîtront
pas, et à tous les autres qui les y reconnaîtront ! 358 p., 20 € M.C.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Romans, Récits, Nouvelles
même. Tahir Shah, auteur d’origine indoafghane,
nous fait donc voyager dans
plusieurs espaces, celui du monde arabe,
celui des histoires merveilleuses, celui aussi
du Maroc moderne, de Tanger jusqu’aux
portes du désert, via Marrakech, où l’on
trouve toujours un homme pour donner,
par la seule force de la parole et de l’imaginaire,
une autre dimension à l’existence.
Il faut se laisser prendre par l’envoûtement
qui naît de ces récits enchâssés, même si la
réalité mystique du Maroc d’aujourd’hui
est sans doute délibérément exagérée…
330 p., 19,50 € F.L.
IRVING John
Dernière nuit à Twisted River
Seuil
16
Un grand (et gros) roman, comme ont su en écrire depuis
un siècle et demi les meilleurs auteurs de fiction américains,
habiles à tirer de l'histoire et de la géographie
des Etats-Unis ces vastes panoramas peuplés de yankees et
d'immigrants, de cow-boys, de bêtes sauvages, d'alcool et
d'armes à feu. Un « produit » littéraire sans défauts,
comme seuls peuvent le permettre un métier confirmé et un
talent particulier pour éliminer tout ce qui serait banalité,
approximation, bavardage. Oeuvre d'imagination, bien entendu, mais où l'auteur
a su quand même inscrire un peu de sa propre histoire (l'un des principaux personnages
écrit, lui aussi, des romans « autobiographiques sans l'être ») et de ses propres
obsessions (en exposant ses personnages à des parcours pleins de risque, John
Irving espère, dit-il, conjurer les malheurs chez ses propres enfants). Et pour perfectionner
le tout, la touche de technicité, avec ses professionnels et son langage,
qui convainc le lecteur que rien n'a été négligé: le convoyage du bois dans les forêts
du Nord, les spécialités de la cuisine napolitaine. C'est en effet d'un cuisinier, Dominic
Baciagalupo, de son fils Daniel, romancier à succès, de son petit-fils Joe qu'il est
question dans cette histoire qui court sur trois générations, entre 1954 et 2005, dans
le New-Hampshire, le Vermont, à Toronto et à Boston, trois fils uniques qu'une très
fâcheuse affaire et un justicier borné vont contraindre à changer sans cesse de résidence,
de nom, et même de femmes (au pluriel): si la présence d'une compagne s'impose,
point n'est besoin en effet de se lier durablement. Le seul vrai lien, solide, inusable,
c'est celui de père à fils. Avec aussi la vieille et solide complicité qui les unit
à Ketchum, anarchiste, alcoolique, entêté, mais ange tutélaire de la lignée des Baciagalupo.
L'arrière-plan historique (la guerre du Vietnam, le Onze Septembre) n'est
pas totalement ignoré; il fournit quelques repères utiles. Mais c'est bien l'histoire
singulière de Dominic et de sa descendance qui occupe tout l'espace du roman avec,
à chaque nouvelle étape de leur périple, un lieu, un environnement, et surtout des
visages nouveaux; certains de ceux-ci vont se perdre dans l'oubli mais d'autres auront
laissé une trace durable dans la vie du cuisinier et de son fils, et d'autres encore, revenants
plus ou moins bienvenus, viendront leur rappeler qu'on n'échappe pas aux
conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses actes. L'attrait du livre tient bien sûr à
l'habileté avec laquelle s'enchaînent, sans aucun temps mort, les innombrables épisodes
de l'histoire; il est dû aussi à l'extrême cordialité grâce à laquelle John Irving
communique naturellement au lecteur sa vision sympathique de l'espèce humaine
malgré faux-pas, erreurs de jugement et même agissements peu recommandables.
Vision qui s'étend aussi au monde animal: les ours et les chiens ne sont pas oubliés.
On pourra trouver le tableau un peu matérialiste: morale traditionnelle et préoccupations
métaphysiques n'y trouvent guère leur place. Ces trois, ou quatre, vies
d'hommes, dans un monde changeant et bousculé, n'en sont pas moins singulièrement
attachantes. 562 p., 22,80 € J.F.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Romans, Récits, Nouvelles
RASPAIL Jean
Le Camp des Saints (rééd.)
Robert Laffont
Ils sont des milliers, arrivés en février 2011 à Lampedusa,
avant-poste de l’Europe: réfugiés en provenance de Libye
et d’Afrique du Nord. Le ministre italien des Affaires
étrangères a parlé d’« exode biblique », et conjuré ses
partenaires européens de ne pas laisser aux Etats du sud le
soin de gérer seuls ces nouveaux flux migratoires. Comment
ne pas établir un lien entre l’actualité et la réédition du
roman de Raspail, Le Camp des Saints, publié pour la
première fois en 1973, enrichi ici d’une préface offensive de l’auteur intitulée « Big
Other » ?
Ce roman, nous l’avions lu avec effroi il y a quelques années et l’avons relu avec
le même trouble. Si l’on en croit l’auteur, sa parabole est née d’une vision qu’il eut
à Boulouris. Contemplant la Méditerranée, Raspail a imaginé l’arrivée d’une flotte
d’envahisseurs venue du Gange. Un million de boat-people déferlant sur la Terre
promise, la France, à bord d’une centaine de navires de fortune, armada emmenée
par un intouchable géant et, juché sur ses épaules, un enfant-monstre au front ceint
d’une « casquette à galons d’or ». Le périple dramatique prendra un peu plus de
cinquante jours ; les conditions de survie à bord sont dantesques. C’est au matin de
Pâques que les misérables foulent le sol français. Etrange Carême en Occident où
les peuples n’ont plus les moyens de prendre la mesure de l’événement et de ses
conséquences à court terme: une immigration massive de repeuplement. Le
Président de la République française, nouveau Romulus Augustule, rêve secrètement
d’une tempête qui abîmerait les malheureux et le dispenserait d’une décision aussi
brutale qu’irrecevable. Dans la population, il y a ceux qui, gagnés à l’altermondialisme
et à la xénophilie, descendent dans le sud du pays pour accueillir ces frères d’infortune
et leur donner les clés du royaume, tandis que les sudistes quittent leurs habitations
pour un exode à l’envers, vers le nord…
Raspail n’est pas un styliste de premier plan mais un visionnaire habité par l’antique
terreur qui naissait dans le passé « de l’affrontement des races ». Ne comptons pas
sur lui pour faire l’éloge du métissage… Son roman est sans concession, aussi acéré
que son regard dont il vous toise encore à 86 ans. La dureté de sa fable ne vise pas
tant cette « cour des miracles flottante » que le déclin de l’Occident, rongé par un
doute mortel qui l’a détruit de l’intérieur. Tous les corps constitués de l’Etat défaillent,
l’opinion publique est anesthésiée par les médias et la consommation effrénée. L’Eglise
n’est plus que l’ombre d’elle-même et l’armée ne tolère plus de donner la mort. Que
faire face à une invasion pacifique d’hommes affamés qui constituent aussi, selon
l’un des plis de la fable, l’« armée en haillons de l’Antéchrist » ? Raspail a imaginé
la « résistance » bouffonne d’un petit groupe hétéroclite (un vieux professeur de
Lettres, un capitaine, un colonel, un proxénète de Nice, un Français de Pondichéry,
un duc folklorique et ses gens…), bataillon sacré d’opérette qui se lance dans un
baroud d’honneur pour ne pas assister à la naissance du nouveau monde.
Le Camp des saints - le titre est emprunté à l’Apocalypse dont quelques versets
sont librement cités en exergue – est politiquement incorrect comme on dit, à telle
enseigne que Raspail fait figurer en annexe les 87 motifs qui feraient aujourd’hui
tomber sa fiction sous le coup de la loi si celle-ci était rétroactive. Ultime pied de nez
de celui qui déclare sans ambages à qui veut l’entendre que sur la double question
de l’Occident et de l’immigration, il a tout vu et tout dit au début des années 1970.
393 p., 22 € P.V.
17
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Romans, Récits, Nouvelles
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SULZER Alain Claude
Une autre époque
Jacqueline Chambon
Un adolescent de 17 ans se penche sur
la photo de son père, mort peu après sa
naissance, et s’interroge enfin sur cet
homme qui jusqu’alors ne lui a guère
manqué: sa mère, remariée, n’a jamais
entretenu la mémoire de son premier
mari, et c’est à partir de cette seule photo
qu’il va pouvoir mener l’enquête, remontant
jusqu’au photographe parisien qui
l’avait réalisée. Peu à peu, comme sortant
d’un épais brouillard, une réalité imprévue
prend consistance, celle d’un jeune
homme « différent » que ses parents placent
un temps dans une maison de santé
pour qu’il en ressorte « recadré »... De
fait, devenu professeur, il se conforme à la
norme, mais le mariage et la perspective
de la paternité n’empêcheront pas le
retour de sa nature profonde, qui le
conduira au suicide. Les événements relatés
ont lieu en 1954, d’où le titre qui semble
indiquer que le destin n’aurait sans
doute pas été le même un demi-siècle plus
tard. L’écrivain suisse Alain Claude Sulzer
use adroitement d’une double technique
narrative: au fur et à mesure qu’elle progresse,
l’enquête menée par le fils est
relayée par le récit du narrateur omniscient
qui permet au lecteur de mieux
connaître l’histoire du père et de comprendre
le drame final. 266 p., 21 € F.L.
VÉDRINES Jean
La belle étoile
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
Fayard
Écrit comme une suite de son précédent
roman L’Italie la nuit (Bull. 675), Jean
Védrines donne à nouveau la parole à Giovan,
mais il ne s’agit plus de l’histoire de
la famille italienne dans son berceau des
Pouilles: ayant quitté Foggia, elle s’est installée
(pour des raisons qui seront dévoilées
à mi-mot) au cœur de la France, chez
ces « Bourbons » qui lui ont donné ses
grands rois. Giovan, qui a une douzaine
d’années, est installé entre deux mondes,
deux cultures, deux langues: le monde des
ouvriers (dont son père fait partie) et
celui des bourgeois (en fait, des commerçants
dont il fréquente les fils à l’école) ;
la culture de ses ancêtres, qui a marqué sa
petite enfance et dont il garde un souvenir
vivace, et celle de cette région rurale
traditionnelle; la langue de son pays d’origine
et celle de cette terre d’accueil que ses
parents lui demandent, à lui et à son
frère, de s’approprier. Cette situation
inconfortable semble mieux assumée par
son aîné, dont les succès scolaires traduisent
la bonne intégration. Mais arrive le
printemps 68: comme « bon sang ne saurait
mentir », le frère, suivant les traces du
père (naguère maquisard et militant communiste),
va regagner l’Italie pour y trouver
son destin. Sorte de « roman initiatique
», La belle étoile confirme les qualités
de son auteur, qui use d’une langue originale,
pour une part calquée sur l’oralité,
enrichie de mots du terroir qui s’intègrent
parfaitement dans une phrase souple
et bien rythmée. 348 p., 19 € F.L.
WENZEL Jean-Paul
Tout un homme
Autrement
Il y a trente-cinq ans déjà, Jean-Paul
Wenzel s’est fait connaître en écrivant Loin
d’Hagondange, pièce traduite en dix-huit
langues et jouée dans plus de vingt pays :
elle évoque l’aventure de ces centaines de
Maghrébins venus travailler dans les mines
de charbon françaises. Une autre pièce,
Faire bleu (2002), forme avec elle un
diptyque, reprenant l’histoire de ces
hommes après la fermeture des puits et la
mutation du site d’Hagondange en… parc
de Schtroumpfs! Le récit publié par les éditions
Autrement procède de la même inspiration,
et trouve sa place dans cette
rubrique « fiction » parce qu’il raconte l’expérience
de deux personnages, imaginaires
donc, mais créés à partir d’entretiens
de sociologues avec d’anciens mineurs
des Houillères du Bassin de Lorraine. Ce
parti pris littéraire pourrait donner aux
deux figures de l’Algérien et du Marocain
les traits caricaturaux de portraits-robots.
Eh bien non: l’émotion que l’on ressent à
la lecture de ces pages écrites avec sobriété

Romans, Récits, Nouvelles
prouve que ces témoignages gardent leur
dimension profondément humaine. Et
c’est peut-être l’extrême banalité de ces
histoires qui frappe le plus: rien d’héroïque
dans de telles vies, mais un quotidien fait
d’abord de renoncement à la lumière
(celle du bled de Kabylie, celle du désert
sud-marocain) pour la lointaine grisaille lorraine
et l’obscurité des fonds de mine, puis
de lutte pour de meilleures conditions de
travail et de vie. Avec le temps, les payes
augmentent, les logements sont plus
décents ; mais les risques professionnels
sont toujours les mêmes : chutes de blocs
de charbon, coups de grisou, silicose. Le
plus dramatique sans doute, c’est que le
déracinement conçu comme provisoire
provoque une réelle déculturation: si bien
intégrés dans la vie française où ils sont nés,
les enfants ne se sentent plus attirés par la
terre de leurs pères. Même les épouses se
sentent des étrangères quand elles retournent
l’été au bled. Il n’est sans doute pas
inutile de garder en mémoire les parcours
de ces petites gens, venus d’ailleurs
pour contribuer à la prospérité économique
de la France, avant les grandes crises
de la fin du XX e s. 100 p., 12 € F.L.
LES RÉDACTEURS ONT LU AUSSI…
BRUNET Gaël - Tous les trois - Partant d’un drame de la vie (la mort accidentelle d’une
jeune mère de famille), ce premier roman raconte le quotidien d’un père confronté à
l’obligation d’élever seul ses deux enfants encore en bas âge. L’amour qu’il leur porte
est sans doute le meilleur conseiller, car, comme on le constate, il s’y prend bien, ne vivant
que par et pour eux. Sur un sujet aussi sensible, on peut craindre le pire. Gaël Brunet
n’évite pas toujours la mièvrerie, mais, surtout, ne sait comment finir: il laisse tout bonnement
en plan ce père et ses enfants sans rien suggérer de leur avenir. 172 p., 16 € F.L.
19
Rouergue/La Brune
CHRAIBI Driss - L’Homme du livre - La première édition de ce roman date de 1995.
« Même s’il met en scène un personnage considérable », avertit l’auteur (décédé en 2007),
il s’agit bien d’une « œuvre de pure fiction », qu’il considérait comme « l’œuvre de sa
vie ».. Mohammed, âgé de 40 ans, médite dans une caverne du mont Hira, près de La
Mecque. La Révélation du message qu’il devra porter au monde commence à se manifester
à lui, l’homme illettré: non pas une simple inspiration, mais une suite de visions,
au-delà du temps et de l’espace, qui provoquent une lutte intérieure, jusqu’au délire nocturne..
Ce texte sur « le Prophète avant le Prophète » suit la tradition musulmane, qu’il
présente au moyen d’une langue poétique à la fois très pure et très riche, tout empreinte
de sacré. 110 p., 13 € F.L.
Denoël
DUBOS Alain - La Mémoire du vent - De quoi faire un bon téléfilm. Pour décor : les
Landes et la pinède, de la tempête de 1999 à celle de 2009. Des histoires de famille, d’argent,
de dettes, de bois, un lointain mystère lié à la guerre. Un caractère d’homme mûr,
médecin humanitaire qui hérite de la maison familiale et des pins, revenu de ses aventures
de french doctor. La rencontre avec une petite-cousine de 19 ans, sauvage et trop
pâle, et l’amour passionné qui s’en suit. Du pathétique: la jeune femme souffre d’une
maladie cardiaque. Dans l’enchaînement des péripéties il faudrait montrer l’évolution
psychologique d’un bourlingueur qui, après ses dernières missions, se laisse enfin gagner
par le silence et la grande paix de la forêt. 304 p., 19 € P.P.
Calmann-Lévy
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Romans, Récits, Nouvelles
KENAZ Yehoshua - Chair sauvage - Les personnages, enfants, adolescents, adultes,
vieillards, de ces neuf nouvelles, dues à l’un des grands auteurs israéliens, donnent tous
l’impression d’être prisonniers d’eux-mêmes. Dans l’un des récits, « La fête », comme dans
certain film de Bunuel, ils sont même enfermés physiquement puisque ce sont les portes
d’un appartement qui semblent définitivement closes. Ce n’est pas le règne du désespoir,
c’est plutôt celui de la résignation et de la passivité, brisées parfois par des éclats
de voix ou des violences physiques, ou encore celui d’une indifférence qui peut aller jusqu’à
la cruauté (« Salle numéro 10 »). 220 p., 20 € Y.A.
Actes Sud
MALROUX Antonin - La Grange au foin - Certes cette histoire d’un orphelin injustement
chassé de son village du Cantal, qui a réussi dans la restauration à Paris (Auvergnat travailleur
comme il se doit), pour qui le hasard d’une rencontre réveille la magie de la terre natale,
25 ans plus tard, ne va pas sans poncifs et clichés dans l’écriture et les situations, mais, accepté
le romanesque mélodramatique du roman populaire (secret de famille, reconnaissance, idylle
champêtre et grange du bonheur), on peut être sensible à la fraîcheur du sentiment qui
lie le récit aux lieux et aux choses de la campagne. 270 p., 19 € P.P.
Albin Michel
20
OLMI Véronique - Cet été-là - Selon un rituel bien établi depuis des années, des amis
se retrouvent pour le 14 juillet, sur la côte normande, chez l’un des couples, présenté
comme « stable ». Mais dès le début l’atmosphère est électrique, sans qu’on comprenne
toujours pourquoi ces gens sont tellement à cran, et l’on s’attend à ce qu’éclate l‘orage
final, au moment, bien sûr, du feu d’artifice. Les relations entre conjoints, entre ami(e)s,
entre adultes et adolescents sont disséquées par l’auteur, dans des scènes souvent longues
et pesantes, dont beaucoup tiennent des reality show; les dialogues, calqués sur les
échanges d’aujourd’hui, sont plats - quand ils ne sont pas vulgaires : on croirait presque
entendre parfois les rires off qui ponctuent les sit com télévisuels. Une littérature d’une
grande banalité. 284 p., 18 € F.L.
Grasset
SIJIE Dai - Trois vies chinoises - L’île de la Noblesse, où se situent les trois nouvelles
constituant ce recueil, est devenue en réalité l’île de la… Désolation: c’est en effet un
gigantesque dépotoir où sont « recyclés » les appareils électroniques du pays (ou du
monde?). Dans ce décor de science-fiction évoluent des personnages fragiles: un enfant
atteint de progeria, une femme rendue folle par l’empoisonnement au plomb, un jeune
homme aliéné mental qui doit vivre enchaîné. Autour d’eux se nouent trois histoires sordides
qui montrent la dérive d’un monde dépourvu de sens. On se souvient du premier
roman de Dai Sijie, Balzac et la petite tailleuse chinoise, où la vie était transformée par
la grâce de la littérature; ici, le lecteur se trouve plongé dans l’obscurité d’une réalité
sans espoir. 142 p., 16 € F.L.
Flammarion
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Histoire Biographies
L’HISTOIRE
FACE À LA
CONFUSION
MÉMORIELLE
par Pierre BÉRARD
J’emprunte ce titre à l’ouvrage de Stanley Payne, La
Guerre d’Espagne, sous-titrée ainsi par le préfacier ou
l’éditeur français. Un livre dont on ne saurait trop souligner
l’importance. Paru à Madrid en 2006, il est la seule
des nombreuses études publiées par ce professeur américain,
spécialiste de l’Espagne contemporaine, qui ait été
traduite en français. Arnaud Imatz, dans sa copieuse
préface, présente le parcours universitaire de ce maître
incontesté de l’histoire hispanique, injustement méconnu
en France, et ses travaux étendus sur cinq décennies et
tous consacrés à la même époque et au même pays. Il
relève cette remarque de S.Payne: « J’avais été éduqué
en acceptant l’interprétation habituelle et politiquement
correcte de l’Espagne contemporaine selon
laquelle la droite était inique, réactionnaire et autoritaire,
alors que la gauche était fondamentalement progressiste et démocratique. Mes
recherches sur les processus révolutionnaires en Espagne me conduisirent à des conclusions
sensiblement différentes mettant en lumière que le gauche n’était pas nécessairement
progressiste et encore moins démocratique, mais qu’en réalité, au cours des
années 1930, elle avait causé un recul de la démocratie relativement libérale instaurée
en 1931 et 1932 ». Or il se trouve qu’après une période d’apaisement et de précaire
réconciliation, depuis les années 1990, « la guerre civile redevient le lieu privilégié de
la manipulation…les vieilles thèses caricaturales reviennent en force ». Le point culminant
a été atteint avec la « Loi de Mémoire historique » (sic) publiée en 2007 par le gouvernement
Zapatero, qui prétend imposer une interprétation officielle et manichéenne
des événements survenus entre 1936 et 1939.
21
M.Payne pose quarante questions sur les origines et le déroulement du conflit et il
y répond d’une manière tantôt tranchée, tantôt évasive. Chacune d’elles porte sur un
thème, un fait important ou un personnage, suivant un ordre à peu près chronologique.
Cette démarche inhabituelle est rendue plus originale encore par le recours à des procédés
de recherche que nombre d’historiens récusent : M.Payne utilise aussi bien « l’approche
comparative », qui confronte les expériences espagnoles avec celles du même
type vécues en d’autres pays ou en d’autres temps, que « la simulation historique » qui
consiste à se demander ce qui aurait pu se passer si tel événement n’avait pas eu lieu;
plusieurs chapitres sont ainsi écrits au conditionnel (exemple: « Et si les militaires ne
s’étaient pas soulevés? ». Ces accès d’uchronie ne rendent pas la lecture facile, d’autant
plus qu’aucune carte ne permet de suivre les opérations et que l’index comporte
quelques lacunes (Jordana, Zamora…). Ajoutons que les croisements et les répétitions
s’accumulent d’un chapitre à l’autre. Bref sans l’aide d’un ouvrage plus classique il sera
difficile à un lecteur non initié de s’y retrouver.
Pourtant les réflexions originales de M.Payne permettent de revoir et corriger nombre
d’idées reçues, toujours véhiculées dans les médias. Ainsi, après quelques autres
comme Hugh Thomas, Barthélemy Bennassar ou Pio Moa, répète-t-il que les origines de
la guerre civile sont à chercher du côté républicain, à cause surtout de l’insurrection des
Asturies en 1934 et de l’assassinat de Calvo Sotelo en 1936; ou que l’héroïsme comme
la barbarie sont répartis également entre les deux camps. Les seules illustrations du livre
– huit affiches des républicains et huit des « nationaux » – le rappellent opportunément.
L’historien américain démonte aussi les mythes simplificateurs : le million de morts, un
chiffre popularisé par le roman de J.M.Gironella remarqué en 1963 par V.H.Debidour et
souvent repris par les uns et les autres, quand le total des exécutions et des morts au
combat ne dépasserait pas trois cent mille; le bombardement de Guernica – un parmi
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Histoire, biographies
tant d’autres et pas le plus dévastateur – qu’on aurait oublié sans la toile de Picasso;
l’exaltation des « brigades internationales », dont le rôle militaire fut très mineur. Le lecteur
appréciera en outre quelques lucides mises au point sur les politiques les plus controversées
: celles de Franco, de Negrin, de Staline.
D’une manière plus générale cette investigation détaillée montre que cette guerre
porte avant tout l’empreinte de la mentalité et de l’histoire locale, qu’elle a une spécificité
profondément espagnole. Elle n’est pas d’abord un épisode de la lutte entre fascisme
et communisme – deux forces au demeurant très peu développées en 1936 dans
la péninsule – ni un prélude à la seconde guerre mondiale.
PAYNE Stanley, La Guerre d’Espagne, 616 p., 40 € Cerf
22
BASTIEN Pascal
Une histoire
de la peine de mort
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
Seuil
Moins saignant que l’annonce le soustitre,
Bourreaux et supplices, le présent livre
décrit minutieusement les procédures criminelles
et les pratiques d’exécution observées
à Paris et à Londres de 1500 à 1800.
Deux grandes villes grouillant de foules
inquiétantes, où l’insécurité, la violence, le
sang, faisaient partie des conditions ordinaires
de la vie. La différence essentielle des
procédures (inquisitoire à Paris, où l’on
attend l’aveu, accusatoire à Londres, où
l’on recherche la preuve) illustre les conceptions
différentes de la justice de part et
d’autre: en France la justice est une fonction
sacrée de l’Etat, en Angleterre elle est
avant tout affaire de la société. Sur la
condition des bourreaux, la conséquence
est logique: en France il est un agent, voire
un officier du roi, faisant horreur à tous,
mais installé et léguant sa charge à son
héritier ; en Angleterre, c’est le simple
mandataire du sheriff, pour un temps
seulement.
Tout cela est minutieusement analysé
et décrit, ainsi que les divers procédés de
la mise à mort et les tortures accompagnant
la procédure et la peine capitale. Les
détails horribles sont évidemment présents,
mais sans appuyer, et l’on insiste sur le
caractère de spectacle de ces exécutions,
spectacle apprécié et fort couru. Quelques
considérations sur les débats pour réformer
et adoucir ces pratiques, qui, en France,
aboutirent en 1789 à l’adoption de la
guillotine, trouvent naturellement leur
place. En revanche, on eût aimé que fussent
au moins évoquées les conceptions
que l’on se faisait des rapports entre
l’homme, le monde et Dieu et qui faisaient
trouver naturelle et allant de soi la mise à
mort des coupables. 343 p., 21 € H.H.
BERMOND Daniel
L’affaire Salengro
Larousse
Avec beaucoup de conscience et de
méticulosité l’auteur a dépouillé tous les
documents d’origine militaire, judiciaire,
parlementaire ou journalistique, qui lui
permettent de retracer le tragique destin
du ministre du Front Populaire. Il les cite
abondamment, sans craindre les répétitions
et sans toujours distinguer l’essentiel de
l’anecdotique. Pour lui l’histoire s’écrit en
noir et blanc ; il y a les bons, les amis de
Salengro, et les mauvais: d’un côté les communistes,
qui, les premiers – huit ans
avant Gringoire – ont répandu la rumeur
de la désertion et abreuvé d’injures le « sale
en gros et en détail » ; de l’autre les
méchants hommes de droite, qui, loyalement
ou pas, combattent sa politique.
Parmi eux Xavier Vallat est sévèrement
jugé, alors qu’il fut l’un des seuls à affirmer
sa « certitude morale de l’innocence » du
cycliste de 1915 (voir Le grain de sable de
Cromwell page 244).
Même si les événements, déjà bien
connus, y sont souvent abordés par le petit
bout de la lorgnette, il reste que ce livre
nous fait mieux connaître la personnalité
d’un homme, accablé aussi par plusieurs
drames familiaux, comme son action pendant
onze ans à la tête de la mairie de Lille.
288 p., 18 € P.B.

Histoire, biographies
BURGUIÈRE André
Le mariage et l’amour en France,
de la Renaissance à la Révolution
Seuil
Ne nous laissons pas tromper par un titre un peu accrocheur:
nous avons ici un grand livre sur la constitution
de la famille au cours des siècles, et dans lequel l’amour
tient fort peu de place… Il s’agit de suivre l’évolution des
divers types familiaux depuis la fin du Moyen Âge jusqu’au
début du XIX e siècle, en lien avec les divers régimes successoraux,
les efforts de l’Etat monarchique pour codifier et
encadrer cette diversité, ceux de l’Eglise pour faire coïncider droit et comportements
avec l’enseignement de la foi chrétienne. L’ensemble est immense et varié, quelques
points se dégagent.
À l’origine, « les ménages ont été conçus comme des unités de production et non
comme des foyers d’affection ». Les différents types d’organisation familiale
(nucléaire, communautaire, ou « famille souche » où parents et héritiers désignés
cohabitent) dépendent étroitement des conditions d’exploitation des biens. Telle
région reste fidèle au régime qu’elle a choisi, d’autres en changent selon les variations
du climat économique.
De façon générale, reste puissant à travers le temps un sens remarquable de la
consanguinité, qui favorise la durée lignagère. Ici encore il y a des exceptions mais
la tendance domine. Cet attachement à la lignée se retrouve dans le refus général
de l’adoption, en dépit de l’exemple donné par le droit romain.
L’État monarchique et l’Eglise se concurrencent dans leurs efforts pour codifier
et civiliser les pratiques du mariage. Le premier cherche à protéger le lignage et l’absolutisme
marital et paternel sur la famille (à l’image de l’absolutisme royal), et consolide,
en fait, la diversité des modèles familiaux. À l’opposé, la seconde maintient envers
et contre tout, en dépit de quelques faiblesses, le principe du libre consentement
comme fondement du mariage.
Des points obscurs s’éclairent, des idées reçues s’effacent, des vues nouvelles se
font jour.
Si le pouvoir royal s’est occupé de légiférer sur le mariage, c’est, bien entendu
dans le désir de codifier la vie publique du royaume, mais il l’a fait largement à la
sollicitation des justiciables qui demandaient l’arbitrage royal dans leurs conflits, posant
ainsi les prémices de l’État-providence. Et l’institution du mariage civil en 1792 apparaît
comme la conclusion logique du rôle croissant de l’Etat dans la réglementation
du mariage depuis des siècles.
Le développement précoce des pratiques anticonceptionnelles, dont les Français
furent les pionniers, a, paradoxalement, été favorisé par le succès des efforts de l’Eglise
pour aider les couples conjugaux à découvrir le respect mutuel, la pudeur, l’intimité
et le contrôle de la vie sexuelle.
La culture de cour, et des salons, en modifiant l’image et le rôle effectif de la
femme, a puissamment contribué à changer l’esprit du couple conjugal et à élaborer
pour lui une civilité propre, lui permettant de développer une vie affective trouvant
sa place naturelle.
Dès le XVIII e siècle apparaissent les premiers signes de « puérocentrisme », cette
façon de centrer la vie de la famille sur l’enfant, si commune aujourd’hui.
Fruit d’une vie de recherches et de méditations, ce livre puissant survole de haut
le sujet et les limites que lui eût imposées un « spécialiste ». On « sent » ici la société
française traversée de courants puissants qui se brassent entre eux, suivant leurs mouvements
propres bien plus que sous l’action des divers pouvoirs. Les liens soulignés
entre passé et présent, les coups d’œil portés sur des civilisations étrangères, élargissent
et précisent les vues. C’est un grand plaisir. 388 p., 23 € H.H.
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LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Histoire, biographies
MANSOURI Saber
Athènes vue par ses métèques
(V e -IV e s. av. J.-C.)
Tallandier
Le terme de « métèque » a pris, dans
son acception moderne, une valeur péjorative
qu’il n’avait pas dans l’Antiquité. Ce
statut particulier, qui était celui des étrangers
vivant à demeure à Athènes sans
bénéficier des droits civiques du citoyen, a
été déjà maintes fois étudié. Dans cet essai,
Saber Mansouri se propose d’inverser le
point de vue pour essayer de discerner
comment Athènes pouvait être perçue
par cette catégorie dont le nombre n’a
jamais pu être évalué avec précision
(autour de 10000, soit près de dix fois plus,
avec leurs familles, dans l’Attique de
ROUSSEL Eric
Pierre Brossolette
Fayard-Perrin
24
M.Roussel, à qui l’on doit de nombreux ouvrages d’histoire
contemporaine, a estimé que la figure exceptionnelle
de Pierre Brossolette avait été un peu éclipsée
ces temps derniers au bénéfice d’autres héros de la Résistance.
Il nous offre donc une biographie complète (1903-
1944), nourrie d’inévitables rappels, d’importantes mises à
jour et de précieux documents, reproduits le plus souvent
in extenso.
Le destin de cet intellectuel brillant (cacique à l’E.N.S.), tout de suite entré en journalisme
et en politique (à la S.F.I.O.), bascule en décembre 1941, lorsqu’il s’engage
dans la Confrérie Notre Dame du colonel Rémy. Pendant deux et demi il tient un rôle
de premier plan, tant à Londres – où il est l’alter ego du colonel Passy – qu’en France
occupée où, pour organiser mouvements et réseaux, il accomplit plusieurs missions
à haut risque; la dernière le conduit au suicide dans l’hôtel de la Gestapo avenue
Foch.
Brossolette se distingue des autres chefs de la Résistance, avec qui il entretient
des rapports souvent orageux, par quelques traits originaux. D’abord une totale indépendance
d’esprit : il se permet par exemple, le 2 novembre 1942, d’adresser une
longue lettre de remontrances à de Gaulle en personne, en qui pourtant il garde
entière confiance, à la différence de nombre de ses amis de gauche. Son principal
souci est d’ouvrir la porte à toutes « les diverses familles spirituelles » (Barrès) ; il se
bat pour que Londres accueille Charles Vallin, le bras droit de La Rocque, puis Dunoyer
de Segonzac, le fondateur de l’École d’Uriage. Il s’oppose par contre à la remise en
selle des « bonzes du vieux temps, défroques du passé » de la Troisième République
finissante, et plus largement au contrôle du C.N.R. par les partis politiques. Il se montre
très lucide sur le danger que représente pour l’avenir le parti communiste, qu’il
a sévèrement jugé dès sa jeunesse, et son cheval de Troie: le Front National. On se
doute que ces prises de position, réitérées dans ses rapports au C.F.L.N., ne font pas
l’unanimité; la S.F.I.O. a même prononcé son exclusion quelques jours avant sa mort!
Sur plus d’un point donc il s’est opposé, sinon à de Gaulle, du moins à Jean
Moulin, et violemment. La rivalité entre Brumaire et Rex – leurs surnoms respectifs
dans la clandestinité – a alimenté bien des débats et des commentaires; Brossolette
n’a pu, comme il l’espérait sans doute, succéder à Jean Moulin, mort en juin 43. Avec
le recul du temps, de Gaulle a tiré la leçon de cet affrontement dans une confidence
faite à Emmanuel d’Harcourt en 1969: « Brossolette était une sorte de philosophe
du gaullisme, alors que Jean Moulin se préoccupait de sa pratique ». 352 p.,25 € P.B.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Histoire, biographies
l’époque classique). Mais le projet pèche
d’entrée par excès d’ambition. Comme l’auteur
le reconnaît lui-même, nous ne disposons
quasiment d’aucun document émanant
de métèques : leur regard doit donc
être imaginé plutôt que reconstruit à partir
de textes d’époque. Par conséquent, l’essentiel
de ce bref ouvrage prend appui sur
ceux que l’on connaît déjà, et décrit, non
sans digressions ni redites, la place du
métèque dans la cité: s’il ne s’apparente
pas à l’homo politicus (mais en jouant
néanmoins un rôle dans le débat politique
par sa place même sur l’agora, c’est-à-dire
dans l’espace public), il reste un homo economicus,
indispensable à la bonne marche
de l’Etat athénien – au même titre que les
esclaves, trop peu évoqués ici; il est
concerné par certains impôts et peut participer
à la guerre en qualité de rameur. Le
seul témoin fiable serait Lysias, mais il semble
difficile de suivre l’auteur dans tous ses
développements et ses conclusions : là
encore, il signale que l‘orateur, né de
père syracusain, n’est pas, par sa fortune
et sa formation, représentatif de la catégorie
à laquelle il appartient – ce qui limite
d’emblée la validité de son témoignage;
par ailleurs, s’appuyer sur son Oraison
funèbre s’avère périlleux, puisqu’il n’est pas
sûr que ce discours doive lui être attribué.
Quant au Discours pour l’Invalide, convoqué
pour faire valoir le regard d’un
métèque sur Athènes, c’est un matériau
également fragile puisque le logographe
y parle au nom de son client: l’utiliser pour
prouver que le métèque Lysias connaît bien
le fonctionnement de la vie athénienne
tient de la lapalissade vu que, même né
dans une famille étrangère, il était parfaitement
intégré dans la cité qui l’avait vu
naître et grandir ! On l’aura compris, cet
essai, qui n’est pas sans intérêt, n’apporte
rien de bien nouveau, sous un titre un peu
trompeur. Il semble en fait justifié par la fin
de la conclusion où s’affiche la volonté d’infirmer
les arguments de certains idéologues
contemporains, prompts à exploiter
l’Antiquité pour prôner un nationalisme
étroit; or chacun sait déjà que ce genre de
références, sous un air respectable, n’est
guère sérieux. « Tout ça pour ça », se dirat-on
en refermant un livre qui n’a pas réellement
les moyens de son ambition…
188 p., 16,80 € F.L.
ROUPERT Catherine Ève
Histoire d’Haïti
La première république noire
du Nouveau Monde
Perrin
Comment un pays initialement pourvu
de tant d’atouts en est-il arrivé à incarner
toutes les misères du monde? Le seul mot
de violence résume tout ce qu’il aura
connu depuis six siècles: celle des hommes
comme celle des éléments. La terre que
découvre Colomb en 1492 et qu’il baptise
« Hispaniola » est depuis peu habitée par
des populations sans doute venues de
Colombie et du Venezuela actuels ; en
moins de trente ans ce véritable pays de
cocagne, saigné à blanc par les Espagnols,
est quasiment vidé de ses habitants. La
« solution » venue d’Afrique, la traite des
Nègres, sera une étape décisive pour la
composition ethnique complexe de l’île qui
entraînera ultérieurement de graves et
durables conséquences sociales. La situation
économique du pays, devenu Saint-
Domingue, bénéficie du commerce en
pleine expansion entre Europe et Amériques,
tandis que la flibuste fait de la
fameuse île de la Tortue son quartier
général. Mais l’épisode central de l’histoire
haïtienne tourne autour du personnage
quasiment mythique de Toussaint Louverture:
Noir formé au contact des Blancs,
méprisé des Mulâtres, il va porter quelque
temps les espoirs d’une république noire,
mais la haine de Bonaparte le mènera au
fort de Joux où il sera quasiment assassiné
par l’Etat français, sans voir l’indépendance
de l’île, proclamée quelques mois après sa
mort. Depuis Dessalines, devenu l’empereur
Jacques Ier, et son successeur le général
Christophe, autoproclamé roi, jusqu’au
milieu du XX e siècle, ce n’est qu’une suite
de coups d’état militaires et de présidents
éphémères, tandis que les Etats-Unis resserrent
leur emprise sur l’île. La violence,
encore la violence, et toujours la misère,
toutes deux accrues par trois séismes
majeurs durant les XVIII e et XIX e siècles.
Mais le cauchemar semble devoir culminer
avec le « Grand Électrificateur des âmes »
(sic) : François Duvalier, dit Papa Doc,
règne en tyran pendant une quinzaine
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
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Histoire, biographies
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d’années (1957-1971), créant un régime
défendu par les sinistres « tontons
macoutes », fondé sur une douteuse idéologie
qui prône la « lutte des races » et
exalte les forces spirituelles du vaudou. Sa
seule ligne politique: éliminer tout adversaire
déclaré ou seulement potentiel. En si
peu de temps, à force d’une gestion calamiteuse
et de détournements colossaux
d’argent, il parvient à faire d’Haïti le pays
le plus pauvre de la région. C’est donc un
pays exsangue, soutenu à bout de bras par
l’aide internationale (les États-Unis considèrent
Haïti comme un bastion anticommuniste
permettant de contrer le régime
castriste de Cuba), qu’il laisse en héritage
à son fils Jean-Claude, lui-même chassé du
pouvoir en 1986 après un « règne » chaotique
et violent. Mais la course vers l’abîme
n’est pas terminée, la violence survit à l’ère
Duvallier et l’instabilité demeure chronique:
c’est seulement fin 1990 qu’on
voit enfin l’élection d’un président... la première
depuis 1804. L’ancien salésien Jean-
Bertrand Aristide, dit « Titide », inaugure
son mandat sous le signe de la justice
sociale et de l’ambition politique, mais
s’achève brutalement au bout de six mois,
pour un bref retour ubuesque quelques
mois plus tard. Cette succession d’infortunes
laisse à penser que le pouvoir là-bas
rend fous tous ceux qui le détiennent :
chaque nouveau président, élu ou autoproclamé,
cède immanquablement à la
tentation de la violence et son pouvoir
tourne au délire. Le coup de grâce est
donné par le séisme de janvier 2010 au
bilan apocalyptique: plus d’Etat, plus
d’économie, plus d’infrastructures, mais un
peuple irrémédiablement optimiste et
courageux. 390 p., 22,50 € F.L.
SOUIRY Pierre-François
Nouvelle histoire du Japon
Perrin
Voici quelques années désormais que
les éditions Perrin inscrivent à leur catalogue,
à l’instar de la maison Fayard, des
histoires nationales de fort bonne facture:
ouvrages de synthèse, utiles à l’universitaire
(pour un coup d’œil général) comme à
l’honnête homme. Recensant voici
quelques années l’ouvrage de P. Joannon
sur l’Irlande, puis celui de T. Sandu sur la
Roumanie, je n’avais guère eu à déplorer
que leur indigence cartographique: lacune
dommageable, que réparent partiellement
les six cartes reproduites à la fin du
présent volume, enrichi en outre de deux
cahiers d’illustrations, en couleur s’il vous
plaît. Comme quoi il ne faut jamais désespérer
d’être entendu.
Évoquer l’histoire plurimillénaire du
Japon dans le court espace imparti à ce
compte rendu tient de la gageure, d’autant
plus que le propos ne fait qu’une place
réduite à l’époque contemporaine, la plus
familière aux esprits occidentaux, celle
qui court de l’ère Meiji aux élections de
2009, qui ont donné lieu, avec la défaite du
PLD, à une véritable alternance politique,
la première de l’après-guerre. Pour le
reste, il offre un panorama très complet de
l’ancienne civilisation nippone, laquelle
n’est du reste pas aussi immuable qu’on le
croit par commodité. Le tout est savamment
problématisé, en intégrant les
recherches les plus récentes. Encore
quelques cartes et mon bonheur sera
complet. 627 p., 26 € R.H.L.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Essais
DUPRÉ LA TOUR Nathanaël
L’instinct de conservation
Le Félin
Ce petit livre à la couverture épouvantable
est, pourtant, une mine, et son
auteur – trente ans – une tête aussi bien
faite que bien pleine. En peu de pages, il
administre au lecteur une démonstration
serrée, convaincante, du bon usage du
conservatisme: il n’y a instinct de conservation
qu’autant qu’il y a foi en l’avenir.
Dans son argumentation, N. Dupré La
Tour en appelle autant à la grande famille
des philosophes qu’à l’héritage paulinien.
BERNARD Michel
Le corps de la France
Il se tient pour légataire universel aussi bien
des racines chrétiennes de notre société
que des proclamations révolutionnaires sur
les droits de l’homme et l’intangibilité de
la dignité humaine: elles se sont abreuvées
aux mêmes sources, lointaines et profondes.
Les formules brillantes, directes, provocantes
dans leur abrupte affirmation se
situent dans l’instance d’un rappel à l’ordre
bien compris. La société « qui salue
avec tendresse le règne de ses enfants »
(Péguy) se doit d’abord de réorienter la
géographie de ses solidarités : notre prochain
n’est pas seulement à l’autre bout
de l’Europe, il est aussi et avant tout ce
La Table Ronde
Ce livre est l’expression d’un immense amour, celui que
l’auteur éprouve pour son pays. Il en décrit en particulier
la diversité des paysages dans une langue riche, précise,
imagée, rythmée, attentive aux nuances, c’est-à-dire poétique.
Cette diversité des paysages devient le reflet de la
diversité des principaux personnages évoqués. Il saisit ceuxci
surtout dans ces moments de la défaite et de la honte, ces
moments qui auraient pu être ceux de l’abandon et de l’anéantissement, et dans cette
évocation le lien qu’il fait apparaître entre ces hommes si différents est une des belles
réussites de ce quinquagénaire qui n’a pu évidemment vivre lui-même ces moments:
voici Léon Werth (auquel fut dédié Le Petit Prince), le compositeur Jehan Alain,
Antoine de Saint-Exupéry, Henri Calet, Maurice Genevoix, Arthur Honegger, Paul Claudel,
le sculpteur Paul Landowski, Charles Trenet. Les uns sont morts à la guerre comme
Jehan Alain ou Saint-Exupéry, les autres y ont survécu, dont Michel Bernard a lu les
journaux, les récits (le récit d’Henri Calet sur les 43 tirailleurs africains assassinés par
les Allemands) ou les mémoires. Les uns ont eu une conduite indiscutablement
héroïque, de certains autres on a contesté ou incriminé (injustement, affirme l’auteur)
le comportement sous l’Occupation. Quant à Charles De Gaulle, qu’il évoque
en juin 1940, à la Libération et dans le voyage mémorable à Québec en 1967, il a
ici une place de choix. On peut ne pas partager toute la passion de l’auteur, mais
comment ne pas admirer cette évocation si émouvante du Canada français, avec les
figures de Bougainville, de Paul-Henri Belvèze, commandant de la Capricieuse (1855),
de Maurice Genevoix (Eva Charlebois) et surtout de Louis Hémon pour lequel il sait
trouver les mots les plus justes. Ce qu’il dit de l’héroïne de Louis Hémon: « Maria
Chapdelaine, que tourmente le dilemme de la fidélité et du départ, est la sœur de
Colette Baudoche », peut s’appliquer aussi à Léon Werth, auquel sont consacrées de
nombreuses pages. Celui-ci, comme Maria Chapdelaine et Colette Baudoche, plutôt
que partir, choisit la fidélité. Et ce livre est un livre de fidélité. 210 p., 17 € Y.A.
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LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Essais
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descendant innocent que nous massacrons
par nos déficits abyssaux ; par un
consumérisme outrancier qui bafoue la
conscience de soi; par la défaillance du sens
« vertical » de l’État, soumis à la pression
d’une démocratie qui ne connaît plus ses
limites.
Cet opuscule mérite une large audience.
Son auteur n’est pas un doux rêveur ; c’est
un homme jeune, très impliqué dans le
monde de l’entreprise, et qui ne manque
pas d’audace: moins de talent aurait fait
sombrer son propos dans un passéisme
somnolent et convenu, mais le brio de sa
formulation donne au conservatisme de
nouvelles couleurs. 140 p., 10,90 € M.R.
KAPUSCINSKI Ryszard
Le Christ à la carabine
Plon
Après la mort de Ryszard Kapuscinski
en 2007, les éditeurs français ont l’heureuse
idée de publier ses livres non encore traduits
et de rééditer ceux qui, épuisés,
étaient devenus introuvables comme Le
Négus et Le Shah ou la démesure du pouvoir
(Flammarion). De son œuvre il reste
encore beaucoup à découvrir, notamment
son premier et audacieux reportage sur
Nowa Huta ou ses Lapidaria. Les textes qui
nous sont présentés ici datent des années
1970 et nous parlent d’abord des Palestiniens,
puis de l’Amérique latine (la Bolivie,
Haïti et la République Dominicaine, le
Salvador et surtout le Guatemala), enfin,
dans un court chapitre (daté de 1976), du
Mozambique.
La Palestine est vue du Liban, de la Syrie
et de la Jordanie alors que la guerre d’octobre
1973 dite « du Kippour » vient de
s’achever. Le rôle que joue à cette époque
la Jordanie de Hussein n’est pas présenté
sous son plus beau jour. Une quarantaine
d’années plus tard, on s’aperçoit qu’on ne
parle plus guère de fedayins ni de guerre
ouverte mais bien davantage d’implantations
israéliennes en Cisjordanie, de Gaza
et de la création toujours repoussée d’un
État palestinien. Mais c’est ce que nous
raconte Kapuscinski de l’Amérique latine
de ces années-là, et en particulier du Guatemala,
qui est le plus terrifiant. Espérons,
sans trop y croire, que la description qu’il
fait, avec une indignation contenue mais
qu’on ressent d’autant plus fortement, de
l’action des grandes entreprises américaines
(United Fruit) et du gouvernement
des États-Unis est d’une sévérité excessive.
Cela dit, avec ce que nous savons
aujourd’hui de Che Guevara, nous constatons
que même un esprit lucide comme
celui de Kapuscinski pouvait se laisser
entraîner dans les illusions des jeunes
Européens des années 1968.
La situation au Guatemala inspire à
l’auteur cette réflexion que je me permets
de recopier : « Les gens qui écrivent l’histoire
accordent trop d’attention aux événements
retentissants et observent trop
peu les périodes de silence. Il leur manque
l’intuition infaillible de la mère qui soudain
n’entend plus de bruit dans la chambre de
son enfant. Elle sait que ce silence est de
mauvais augure, qu’il s’agit d’un silence qui
cache quelque chose [...] En histoire et en
politique le silence a la même fonction. Le
silence est signe de malheur sinon de
crime. Il s’agit du même outil politique que
le cliquetis des armes ou une harangue
dans un meeting. Les tyrans et les occupants
ont besoin du silence, ils s’emploient
constamment à ce que leur œuvre soit
entourée d’un black-out. » Coll. Feux Croisés,
160 p., 18,90 € Y.A.
MARCEL Jean
Fractions 4. Carnets
Les éd. De Courberon (Québec)
Ce quatrième volume de Fractions
(Bull.636), nous le transférons résolument
de la rubrique « autobiographie » à celle
des « essais », car, si les « fractions »,
amorces ou « tentatives de réfléchir, de
décrire ou de ressentir », jetées là sans
ordre apparent, sont toujours présentes,
elles cèdent la place en six ou sept endroits
à de véritables études sur différents
aspects de la culture et du pays thaï où
l’écrivain québécois s’est installé il y a de
nombreuses années. Tantôt (p.13-43),
après lecture et relecture de quelque
vingt-cinq relations de voyages au Siam,
entre 1666-1691, de missionnaires, diplomates,
gens d’armes ou aventuriers, Jean
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Essais
Marcel nous montre, combien tous ces
gens, curieux, animés des meilleures intentions,
certains parlant, lisant et écrivant
même la langue du pays, n’ont pu rendre
compte de la « religion des Siamois »
autrement que pour en vanter la douceur
et la tolérance, ignorant jusqu’au nom de
Bouddha, hésitant entre un culte idolâtrique
et l’athéisme. Tantôt (p.128-133), il
nous raconte un spectacle de marionnettes
à Bangkok, et lui qui a « vu et
entendu Wagner à Bayreuth même, fréquenté
la Scala de Milan, les Arènes de
Vérone, fait le pèlerinage de la Passion à
Oberammergau » etc., ne peut que
conclure après une description qui nous
fait rêver : « Comment ne pas être amoureux
à la folie d’un pays qui engendre de
tels miracles ? » Ailleurs (p.107-125), c’est
son adaptation du Ramakien, réécriture
siamoise du Ramayana indien, dont il
nous fait l’histoire (Sous le signe du singe,
éd. de l’Hexagone, Québec). Riche de son
expérience de traducteur et d’adaptateur
en version moderne du Gilgamesh
sumérien, de La Chanson de Roland, de
L’Anneau du Nibelung de Wagner, il nous
explique son travail de « dégrossissement
» du texte, sa décision de faire précéder
l’ensemble d’un prologue tiré de la
première œuvre littéraire siamoise, de
modifier et de simplifier les noms propres,
et même d’intervenir par des ajouts ou des
ornements stylistiques, allant jusqu’à introduire
un épisode significatif de son cru.
Ainsi, en quelques pages et sans pour
autant renier ses origines et sa culture qui
lui donne justement cette capacité de
curiosité, d’étonnement et d’admiration,
l’auteur nous fait entrevoir un monde
séduisant mais qui a bien des chances de
nous rester fermé. 139 p. Y.A.
SOLJÉNITSYNE Alexandre
L’Archipel du Goulag, t.II
(rééd.)
Fayard
Histoire? Essai? Souvenirs ou témoignages
? Littérature? Documents ? Dans
quelle rubrique classer L’Archipel du Goulag?
Soljénitsyne, on le sait, a sous-titré son
ouvrage Essai d’investigation littéraire, le
situant à la fois dans les essais et dans la littérature.
Comment qualifier ses souvenirs,
parfois ses aveux (il confesse, p.303, avoir
été approché par les « organes » qui lui
arrachent un engagement de collaboration.
Épisode douloureux qui n’eut heureusement
pas de suites) autrement que
témoignages ? Et quel document que ce
livre pour l’histoire de la Russie, l’histoire
du XX e siècle, l’histoire de la folie totalitaire
(« C’est le prix que paie l’homme pour avoir
confié l’âme que Dieu lui a donnée à un
dogme fait de mains d’homme », p.275) !
Fin 1973, Ymca-Press publiait en France
le tome I de la version originale et, l’année
suivante, en paraissait au Seuil la traduction
française. À la suite de quoi, l’écrivain
fut expulsé d’Union soviétique. Depuis,
nous avons lu Chalamov (Récits de la
Kolyma), Oleg Volkov (Les Ténèbres),
Jacques Rossi (Le Manuel du Goulag, cité
dans l’« annexe des traducteurs », p.615)
etc.; on vient de rééditer Jules Margolin
(Voyage au pays des Ze-Kas, dont nous
ferons prochainement le compte rendu) ;
des quantités d’ouvrages en Russie et ailleurs
ont été écrits sur le sujet. À quelques
détails près, tout ce que dit Soljénitsyne se
trouve confirmé, seules divergent les interprétations
et les conclusions, selon les
personnalités et les expériences. On sait par
exemple qu’il y eut un grave débat entre
l’auteur et Chalamov, débat évoqué ici,
p.513-520, et qui prit un tour de plus en
plus pénible.
Le premier tome de L’Archipel racontait
comment on arrivait au Goulag (arrestation,
interrogatoires, condamnations, acheminements,
convois, transferts etc.) ; dans
celui-ci, on est arrivé, il s’agit vraiment du
camp (« L’extermination par le travail »),
mais les quatre chapitres de la dernière partie,
« L’âme et les barbelés », et surtout le
premier et le quatrième (« Élévation » et
« Quelques destins ») donnent une autre
orientation à cette entreprise, certes prodigieuse,
mais qui aurait pu se limiter à présenter
et organiser les témoignages. C’est
en effet ici que Soljénitsyne écrit : « Sur la
paille pourrissante de la prison, j’ai ressenti
pour la première fois le bien remuer en
moi. Peu à peu j’ai découvert que la ligne
de partage entre le bien et le mal ne sépare
ni les États ni les classes ni les partis, mais
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
29

Essais
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qu’elle traverse le cœur de chaque homme
et toute l’humanité ». Mais quand il s’écrie
« Bénie, sois-tu, prison! », conscient qu’il
n’a pas le droit de parler pour tous, il
ajoute aussitôt entre parenthèses, en
conclusion du chapitre « Mais des tombes
on me répond: “Parle toujours, toi qui es
resté en vie!”»
Quand on relit ce volume à quarante
ans de distance, ce sont moins les faits, que
nous connaissons maintenant par tant
d’autres témoignages, qui nous saisissent
que l’originalité de la composition et du
style: jamais de pathos, une colère et une
indignation qui ne paraissent que dans le
sarcasme, une ironie à la Swift ou à la Voltaire
(lisez le chapitre « Les zeks en tant que
nation », sous-titré – adaptation des traducteurs
– « Étude ethnographique de Candide
Candidytch »), mais également une
grande capacité de compassion et d’admiration.
Cette édition reprend celle de 1974
avec quelques modifications : peu d’additions,
intégration de certaines notes dans
le corps du texte, rejet de certaines autres
dans l’« annexe des traducteurs », suppression
de photographies (hélas, l’escalier
des Solovki qui figurait à la p.29 de l’édition
de 1974, a disparu) ou ajout (p.486,
« La ligne morte »), rectifications (p.391)
ou précisions (destin du père Florenski,
p.552) et quantité de retouches, en général
minimes, dans la traduction. 636 p.,
39 € Y.A.
VALADIER Paul
La part des choses
Lethielleux
Le sous-titre, Compromis et intransigeance,
explicite davantage le propos de
l'auteur, même si les termes qu'il contient
sont déjà « connotés »: le compromis, souvent
qualifié de boiteux, n'est pas loin du
terrain glissant de la compromission, alors
que l'intransigeance évoque plutôt l'attitude
de celui qui sait rester ferme sur les
principes et se situer sur du solide et de
l'immuable. Le compromis est toujours suspect
alors que l'intransigeance a tout
pour séduire, une autre façon d'exprimer
l'alternative consistant à distinguer le
négociable du non-négociable. Mais l'éminent
jésuite qu'est Paul Valadier n'a pas de
peine à montrer que les choses sont moins
simples : « Il n'est pas de compromis sans
appui sur des références fermes ; il n'est
pas d'intransigeance qui ne dissimule des
arrangements avec le monde ». En matière
politique et sociale, le compromis est en
fait indissociable du fonctionnement correct
de la société moderne: la recherche
intelligente d'une solution, même si celleci
ne satisfait personne, est indispensable.
La loi civile ne peut plus relever d'une
morale ou d'une vérité imposée d'en
haut et l'intransigeance en ce domaine
n'aboutit qu'à écarter du débat, et des
solutions, les tenants d'une ligne immuable.
En matière morale, et particulièrement
dans des domaines comme la bio-éthique,
où les références à une « loi naturelle » a
longtemps permis de fixer des limites, la
sagesse consiste sans doute à rechercher
« le juste et le bien » à l'horizon de la décision
plutôt qu'à son fondement, à tenter
une meilleure adéquation à ces fins sans
jamais être assuré d'y parvenir réellement.
Sauf à déserter le champ du débat,
il faut savoir conjuguer intransigeance et
compromis. Tout n'étant ni possible ni
juste, le discernement moral s'impose
mais le seul rappel d'une règle ou d'une
norme jugée intangible ne peut suffire: la
conscience morale « doit se nourrir de
beaucoup plus pour parvenir à discerner
les compromis acceptables et exigeants
plutôt que les compromis de convenance
et de lâcheté spirituelle ». À une ou deux
exceptions près (relatives à des prises de
position particulièrement intransigeantes
de certains évêques étrangers), le père
Valadier n'entre pas dans le détail des
controverses les plus répandues mais il
explicite fort clairement, et de façon
nuancée, le cheminement intellectuel et
spirituel qui s'impose au catholique
confronté à la nécessité d'un choix. 212 p.,
18 € J.F.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Littérature Critique
De Kafka (1883–1924), né Tchèque et mort Autrichien,
on n’aurait guère entendu parler si Vialatte ne
l’avait inventé (découvert comme un trésor), dans
des circonstances où les guirlandes de Noël et la neige allemande
tiennent une grande place. Jean Paulhan a pris la
UN DRÔLE DE K
suite. La terrasse du Flore a fait le reste, ou presque. Le
par
titre de ce recueil est dû à l’éditeur. Il dit parfaitement que
Kafka n’appartient à personne, et qu’il faut donc se l’approprier
en étant bien conscient qu’il se cache derrière
Michel RUSTANT
une suite de fausses portes. On n’est jamais sûr de trouver
les vraies, mais on suppose qu’elles existent. Vialatte
nous apprend à les chercher. Tout ce qu’il a écrit sur Kafka
est ici. Il s’en est fait le « prophète » ; il aurait pu s’en faire
le confesseur, si le pénitent n’avait été mutique. Finalement, on ne sait pas qui a dévoré
l’autre.
Vialatte défend son Kafka avec des armes dont il ne garantit pas le métal. Cette loyauté
rassurante est à la hauteur de son génial protégé. Fermons, sur son conseil, les fausses
portes contre lesquelles tout Saint-Germain-des-Prés s’est cogné: l’absurde, le désespoir,
le nihilisme irrémédiable. Ouvrons les plus indiquées : l’humour, l’espérance et l’aspiration
au définitif par le détour d’une œuvre tout entière inachevée. Il faut commencer
par le début. Kafka est juif et complexé. Pas complexé d’être juif, mais de ne pas l’être
assez. Il est solitaire, timide, écrasé par un père qui affiche une prospérité triomphante,
il est dépourvu des atouts qui permettent à tout juif bien né de placer sa réussite terrestre
sous le signe de la félicité divine. Cette inadéquation sociale pèse sur lui comme
une malédiction. Kafka plaide coupable. De quoi? De son innocence de juste dans un
monde incapable de vérité sur ses fins dernières. Un monde qui triche en permanence,
dans lequel les hommes refusent de reconnaître qu’ils sont « sous le coup d’une misère
vertigineuse de leur condition de justiciables. » Kafka devient un « martyr de la chasse
au vrai » ; martyr, parce qu’il est culpabilisé par son manque d’empathie pour les autres,
à tel point, dit Vialatte, que « Max Brod [son seul ami] a pu prendre pour épitaphe de
sa Leçon de Kafka, ce mot de Tolstoï: " Il importe surtout de savoir que si je n’ai pas
d’amour en moi, de ce seul fait je suis déjà coupable." C’est tout à fait la position de Kafka,
encore qu’il ne l’exprime jamais. »
Le bon Alexandre va trouver Dieu sur les hauts-plateaux auvergnats pour intercéder
en faveur de son cher écrivain. Mais Dieu ne se déplace pas comme ça, alors il en appelle
à Pascal, car le vertige passe par le chemin de la culpabilité. Et voici que le ciel apparaît
– derrière des écharpes de brumes, ici des fragments de citations de Vialatte (qui respectent
sa pensée; c’est important, c’est la clé de son analyse) : « … Si chaque tentative du juste
est condamnée à un échec, il reste qu’il n’est pas absurde de se livrer à ces tentatives…
il reste que "l’irréductible" nous avertit en nous que bâtir n’est pas vain… Kafka n’a pas
pu se prouver l’absurdité totale du monde…Il n’a pas réussi, en se forçant la fibre, malgré
d’excellents exercices, à être l’homme de mauvaise volonté. » Cet « irréductible » n’a
pas enfanté Malraux; il monte des profondeurs: « le vertige de Pascal, la vieille angoisse
fondamentale de l’humanité tout entière, le frisson de l’homme devant sa destinée. L’art
de Kafka est d’avoir éprouvé et exprimé en visionnaire, ce vieux pourquoi de l’homme
en face d’un monde fortuit et d’un univers qui l’écrase, sa grandeur d’avoir répondu indirectement
: "Pour l’amour." » Et Vialatte de faire un pas de plus. À propos du Château:
« C’est l’histoire, dit-il, d’une âme au pays de Dieu, aux portes de la grâce où, semblet-il
|..] elle n’arrivera jamais à pénétrer malgré l’effort épuisant d’une existence. »
Pour Alexandre, Kafka n’est pas loin d’être un nouveau Pascal – mais qui n’aurait pas
31
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Littérature, Critique
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pu coudre de petits papiers (d’amour, cette fois) dans la doublure de son vêtement. Impossible,
il est trop coupable; coupable de ne pas savoir aimer, donc incapable de trouver
la clé de l’humanité; coupable d’être inférieur à ce qu’on attend de lui; coupable de se
reprocher le péché originel auquel il ne croit pas (à cause de ce petit fonds "irréductible")
; enfin, coupable de chercher Dieu, là où les autres se contenteraient de croire en
la fatalité. C’est un scrupuleux.
Cette “chasse au vrai” peut-elle s’accommoder d’une manière artiste? Vialatte
a été ébloui dès les premières lignes qu’il a traduites : « Kafka a inventé un malaise, un
genre littéraire et un style. » Son art est fait de blancs et de refus, comme on en trouve
chez les très grands créateurs (Cézanne, Rouault, etc.) qui refusent de tricher quand ils
ne trouvent pas réponse à leur questionnement. Mais Kafka est trop humble pour
enfourcher ses tourments eschatologiques et prendre la pose avant de passer à autre
chose. Vialatte est formel: il n’a jamais rien vu de comparable en allemand: « C’était
grandiose et tatillon », cette manière pathologique d’adopter le parti de l’arbitraire en
excluant tout étonnement ou offuscation qu’auraient inspiré des situations totalement
absurdes à un auteur doté d’un minimum de sens commun. Et de décrire la force
d’angoisse qui se dégage d’un radiateur fraîchement ripoliné sur un mur blanc…dans
une langue d’une limpidité et d’un classicisme inédits dans les brasseries bavaroises et
même chez des Allemands à jeun. « Son allemand semblait traduit d’une langue qui
n’existe pas. »
Mais qui n’a deviné tout ce que Kafka doit à la plume éblouissante de Vialatte?
Sans elle, sans lui, les cris silencieux de l’écrivain praguois seraient passés inaperçus. Mais
que ces cris n’effraient pas le futur lecteur de ce recueil indispensable: avec Vialatte, les
numéros de haut vertige sont toujours tempérés par quelque Auguste sur la piste. Il cache
derrière son dos Charlot, un facteur à tête de Bismarck et des volumes de la Bibliothèque
rose. Grâce à quoi on est assuré d’avoir compris Kafka.
VIALATTE Alexandre Mon Kafka, 186 p., 13 € Les Belles Lettres
CERISIER Alban
Gallimard,
un éditeur à l’œuvre
Découvertes Gallimard
Alban Cerisier était déjà l’auteur d’une
monumentale Histoire de la NRF (Bull. mai
2009), et l’un des principaux collaborateurs
du Cahier de la NRF sur l’importance de la
revue « dans la vie littéraire du XX e siècle »
(Bull. déc. 2009). Il était donc fort bien
placé pour présenter une histoire de la maison
Gallimard qui, du moins dans les premières
décennies, est en relation très
étroite avec celle de la revue. Mais tandis
que les ouvrages que j’ai mentionnés
étaient volumineux et de présentation
austère, celui-ci, dans l’esprit de la collection
« Découvertes », est beaucoup plus
bref, mis en pages de manière attrayante
et variée, égayé de très nombreuses illustrations
: photos de groupe, ou des principaux
collaborateurs et auteurs, documents
divers, pages de couverture des plus
célèbres publications…
L’exposé suit naturellement la chronologie,
depuis la fondation des Éditions de
la NRF dont on célèbre cette année le centenaire,
(les éditions n’ont été rebaptisées
Gallimard qu’en 1919), jusqu’à nos jours. Les
débuts recoupent largement, de manière
beaucoup plus condensée, l’Histoire de la
NRF, autour d’André Gide, de même que la
deuxième période, sous le signe de « la
double enseigne ». Cerisier revient aussi sur
le délicat épisode de l’Occupation, où Gallimard,
prenant ses distances avec la NRF de
Drieu, publie nombre d’œuvres de tout premier
plan, dont L’Etranger, actuellement
deuxième plus gros tirage de la maison,
après Le Petit prince. Après le règne de Gaston,
l’auteur insiste plus sur la période
contemporaine, sous la direction de son fils
Claude puis de son petit-fils Antoine. Sont
alors soulevées de nouvelles questions
comme celle du prix unique du livre.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Littérature, Critique
L’ouvrage se clôt sur de nombreux
documents : extraits d’articles et de correspondance,
nomenclature des plus
importants tirages, arbre généalogique des
Gallimard, liste des membres des Comités
de Lecture successifs, prix littéraires obtenus
par la maison, Index…
Bref, un livre aisément accessible et précieux
pour quiconque s’intéresse à l’histoire
littéraire et plus largement culturelle de la
France. 176 p., 14,30 € P.C.
GALLY Michèle (dir.)
Oc, oïl, si.
Les langues de la poésie
entre grammaire et musique
Fayard
Merveille de notre époque qui permet
à un éditeur de nous mettre dans les
mains, pour quelques euros, des textes
théoriques des XIII e et du XIV e siècles sur
la poésie, cela en version bilingue, oc pour
les Razos de trobar de Raimon Vidal,
latin pour les passages du De vulgari
eloquentia de Dante ou de la Genealogia
deorum gentilium de Boccace, oïl pour le
Prologue général de Guillaume de
Machaut et l’Art de dictier et de fere
chançons d’Eustache Deschamps. D’autres
extraits, plus courts mais non moins
intéressants et qui nous mènent aux
abords du XVI e siècle (Juan del Encina)
sont donnés uniquement en traduction:
ainsi pour les Leys d’Amors du Gai
Consistori de Toulouse, la Vita Nova de
Dante, les Regles de Trobar de Jofre de
Foixà ou Li Livres dou Tresor de Brunet
Latin etc. La langue du si n’est représentée
qu’en traduction.
Merveille du Moyen Âge qui sut reprendre
et naturaliser, sans la déformer ni la
dégrader, la haute inspiration de la poésie
de l’Antiquité. Tous ces textes, avec plus ou
moins de rigueur, surtout dans la logique
et la dispositio, utilisant un vocabulaire et
des notions que le lexique de la fin du
volume ou les notes abondantes s’efforcent
de préciser, proclament la grandeur du trovar
ou trobar. Le mot « poésie », repris du
grec n’apparaît guère qu’au XVI e siècle:
Boccace le fait dériver non du verbe poeïn,
« faire », mais, suivant Suétone et Isidore
de Séville, du mot poiotès (de poios :
« quel ») qu’il traduit en latin par exquisita
locutio, « expression raffinée ». Le troubadour/trouvère,
pour « trouver », recourt,
selon Raimon Vidal, à son cor (mémoire,
ardeur, volonté) et à son sen (discernement)
; il ne peut de lui-même créer
(poeïn), ce qui est œuvre de Dieu, il ne peut
que « former » avec les dons que Nature
et Amour lui offrent : Sens, Retorique et
Musique, d’une part, Dous Penser, Plaisance
et Esperance d’autre part (Guillaume
de Machaut). Le poème sera toujours
orienté vers la fin’amor, c’est-à-dire
un amour vrai, idéal et parfait. On
remarque la récurrence de la notion de
« voile » (velamen, velamentum, integumentum)
ou d’« écorce » (cortex) : la
vérité, comme l’ardeur poétique, procédant
du sein de Dieu (ex sinu Dei procedens),
est cachée sous la fable et les ornements,
en « substantificque moelle », dira
plus tard Rabelais.
Mais les poètes sont des artisans, d’où
la technicité de certains de ces textes: Raimon
Vidal nous donne en lemosi (« limousin
») un véritable cours de grammaire, Eustache
Deschamps, après avoir défini « les
VII. ars et sciences par lesquelles ce present
monde est gouverné », « les ars liberaulx
», enseigne la manière de composer
ballades, « sotes chançons », pastourelles
et lais.
Grandeur désormais de la « langue vulgaire
» (c’est-à-dire la langue maternelle),
ce vulgare illustre, si bien défendu – en
latin – par Dante qui l’oppose à la grammatica,
c’est-à-dire justement le latin qu’il
ne méprise certes pas mais juge moins
noble que le « vulgaire » car celui-ci « fut
le premier en usage parmi le genre
humain» ; « que le monde entier en a le
fruit, bien qu’il se divise en prononciations
et vocables divers » ; qu’il « nous est
naturel, alors que l’autre subsiste plutôt
artificiellement ».
Et surtout grandeur de la poésie que
Boccace défend avec vigueur et verdeur
contre ceux qui lui reprochent son obscurité
ou qui font des poètes les singes des
philosophes (admirables pages 264-268).
376 p., 20 € Y.A.
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
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Littérature, Critique
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MÉTAYER Guillaume
Anatole France
et le nationalisme littéraire
Scepticisme et tradition
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
Le Félin
Que reste-t-il d’un écrivain quand tout
ou presque de sa vie et de son œuvre a été
oublié? Une image d’Epinal, forgée
souvent à partir de la dernière figure de
l’auteur. C’est le cas avec Anatole France
(1844-1924) qu’on ne lit plus guère - peutêtre
encore Les Dieux ont soif, régulièrement
réédité en poche? - malgré les
quatre volumes de ses œuvres éditées par
Marie-Claire Bancquart dans les années
1980 (Bibliothèque de la Pléiade), et la
biographie qu’elle lui a consacrée. France
n’incarne plus pour nous que l’écrivain
académique par excellence, qui inspira le
Bergotte de Proust, qui fut la perruque sur
laquelle s’acharnèrent les jeunes surréalistes,
gloire littéraire de la Troisième
République dont il est l’un des pères
fondateurs. Il eut droit à des funérailles
nationales. Pourtant, c’est à l’issue d’un
parcours sinueux et hésitant que France
s’engagea en faveur de Dreyfus au
moment de l’Affaire et qu’il retourna
finalement son scepticisme en engagement
socialiste. Il n’a ni le parcours plus rectiligne
de Zola ni l’envergure du grand Jaurès.
Métayer rouvre donc le dossier France pour
rappeler que l’œuvre de l’écrivain fut
d’abord et pendant longtemps accueillie
avec enthousiasme par la critique nationaliste.
De qui A. France fut-il non
seulement l’ami mais bien le maître? Du
jeune Barrès, de Jules Lemaître, de Paul
Bourget, de la comtesse de Martel - plus
connue sous le nom de Gyp, romancière
nationaliste et antisémite- et surtout de
Maurras, le mentor de l’Action Française.
Maître à écrire, maître à penser dont les
œuvres firent l’objet d’articles et même de
livres critiques élogieux. Au cours d’une
enquête aussi rigoureusement conduite
que solidement informée, G. Métayer
décline les convergences nombreuses entre
l’œuvre de France et le nationalisme
intégral de Maurras. Tout rapproche, en
effet, l’écrivain des thèses de l’A.F.: la
critique de la Révolution française (Les
Autels de la Peur, 1885, puis Les Dieux ont
soif, le chef d’œuvre de 1912), le culte de
l’Antiquité, la nostalgie de l’ancienne
France et du vieux Paris, le culte d’une
langue française classique qui se poursuit
chez France en un néo-classicisme qui
réjouit Maurras, et une attitude ambiguë
à l’égard de la religion. Chez France, un
antichristianisme et un anticléricalisme
doublés d’une fascination pour les formes
religieuses ; un nationalisme agnostique
chez Maurras doublé d’un attachement
viscéral à l’Eglise de la tradition et de
l’ordre. L’œuvre de France sera mise à
l’Index en 1922. Même après l’engagement
dreyfusard et l’évolution patente de France
vers le socialisme, les critiques de la
mouvance nationaliste conserveront
quelque sympathie pour le vieux maître…
égaré. L’intérêt de l’étude de G. Métayer
n’est pas tant dans l’établissement des
convergences entre l’œuvre de France et
les idées de la droite nationaliste et
monarchiste que dans la mise à jour des
malentendus sur lesquels ces convergences
reposent. Ce sont souvent des « connivences
fallacieuses » qui tiennent à la
nature même du scepticisme de France,
qu’il faut entendre dans son sens plein
c’est-à-dire philosophique, montaignien, et
à son ironie qui en fait l’héritier de Voltaire.
Mais ces connivences trompeuses tiennent
aussi à une certaine rigidité voire à une
cécité doctrinales du maître de Martigues.
Cette étude est intéressante quoique
fondée sur une thèse liminaire qu’on peut
discuter : est-ce parce que l’œuvre de
France a été accueillie avec bienveillance
et même ferveur par les critiques nationalistes
qu’elle est aujourd’hui tombée
dans l’oubli ou plus simplement parce
qu’elle est emblématique d’un humanisme
lettré et de débats intellectuels devenus à
peu près inintelligibles? Coll. Les marches
du temps, 250 p., 25 € P.V.
VICTOROFF Tatiana
Anna Akhmatova
infolio
La biographie que nous présente
Tatiana Victoroff est une biographie intérieure,
poétique, spirituelle, c’est-à-dire

Littérature, Critique
qu’elle se lit, « comme le suggère Akhmatova
elle-même, d’après ses vers ».
Dans cette biographie vont nécessairement
entrer les silences qui font partie de la vie
de l’écrivain, non que celle-ci cessât d’écrire,
mais parce que, pendant vingt ans, d’Anno
Domini MCMXXI à 1940, elle fut pour le
public un poète muet, et que vingt autres
années, de 1940 à 1961, elle fut à nouveau
condamnée au silence, avec la destruction,
après le rapport de Jdanov, des exemplaires
de l’anthologie imprimée en 1946 et malgré
la publication en 1950 d’un recueil au
goût du pouvoir et dont la composition
n’avait pour but que de sauver la vie de son
fils. « Et je me tais, voilà trente ans que je
me tais... », « Mon silence s’entend partout...
», « Il m’a presque dévoré l’âme,/ Il
défigure mon destin/ Mais je le briserai un
jour,/ Pour appeler la mort au pilori »
(« Septième élégie »). Le lecteur occidental,
plus favorisé, put lire dès 1960 le
Poème sans héros et deux ans plus tard le
Requiem.
Dans le chapitre « Un rituel funèbre et
beau: requiem sur la poésie », Tatiana Victoroff
montre que ce silence est aussi un
des éléments importants de la création
poétique d’Akhmatova, ce « métier
sacré » : silence douloureux qui suit les
périodes de création intense; silence, prélude
à la création, qui se fait « dans cet
abîme de bruits et de murmures » et si profond
« qu’on entend pousser l’herbe dans
la forêt » lorsque jaillit le son qui se
dresse et « domine tout » ; mais silence
aussi d’un poète contraint de chuchoter ses
vers dans des maisons amies et de les brûler
aussitôt après les avoir dits, en un « rite
funèbre et beau » dit sa confidente Lydia
Tchoukovskaia: « les mains, l’allumette, le
cendrier ».
Mais à l’instar des grands poètes russes,
de Pouchkine à Joseph Brodski, Akhmatova,
loin d’inhumer la tradition culturelle
européenne, donne voix aux grandes
figures de la littérature antique, juive et
chrétienne. Pas de table rase chez elle: au
contraire, voici la femme de Loth, Rachel,
Mikal (Samuel I 18 17-30), Phèdre, Didon
et Enée, Cléopâtre, Béatrice, Isabelle et
Lorenzo, voici la Bible, Virgile, Dante,
Keats. Elle fait vivre, chanter et crier la Russie
martyrisée, qu’elle ne voulut jamais
quitter, même quand cela lui fut possible..
Pourquoi le sous-titre « Requiem pour
l’Europe » ? Loin d’être un trait tiré définitivement
sur un passé terrible, c’est une
prière chrétienne pour le repos éternel de
ses victimes. Akhmatova fut la voix appelée
à chanter non seulement les tragédies
de sa propre vie –Goumiliov, son premier
mari, fusillé en 1921; leur fils Lev, trois fois
arrêté, condamné à 5 ans puis à 8 ans de
camp; Pounine, son troisième mari, mort
au Goulag –, mais aussi, comme Soljénitsyne,
les tragédies de ceux dont elle partagea
le sort : un certain jour des dix-sept
mois qu’elle passa à faire la queue devant
la prison se son fils à Léningrad, une
femme qui l’avait reconnue lui demande:
« Et cela vous pouvez le décrire? ». Elle
répond: « Je peux ». François Mauriac, cité
en exergue, écrit : « L’histoire contemporaine
de l’Europe tient dans une forêt de
croix. Mais la crucifixion de la Russie a duré
plus de quarante ans. Elle dure encore. Une
crucifixion sans presque aucun cri [...].
Requiem d’Akhmatova jaillit presque seul
dans ce silence. »
La plupart des textes cités sont donnés
en russe puis en français, le plus souvent
dans la traduction de Jean-Louis Backès
(Poésie/Gallimard), parfois traduits par
Tatiana Victoroff et notamment cette
« Septième élégie du nord », inédite
jusqu’en 2005 et publiée ici pour la première
fois en français. Les belles illustrations
qui ornent le volume sont admirablement
complétées par un choix de
poèmes dédiés à Akhmatova: Goumiliov,
Blok, Pasternak, Mandelstam, Brodsky,
émouvant hommage à celle que certains
considérèrent comme le « dernier poète
européen vivant ». 224 p., 10 € Y.A.
35
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Textes et documents
36
CENDRARS.
LA PARTANCE
ET LA
BOURLINGUE
par
Pierre PUPIER
« Blaise Cendrars » naît à New York à Pâques 1912
quand Frédéric Sauser prend pour pseudonyme ce nom
de braise et de cendres (de cendres et d’art), plaçant sous
le signe du phénix les figures multiples d’un homme et
d’une œuvre. La commémoration du cinquantième anniversaire
de sa mort (21 janvier 1961) invite à redécouvrir
le parcours de l’écrivain dans la nouvelle édition du Découvertes
présenté par sa fille (d’un père absent mais
admiré) et dans une œuvre foisonnante et complexe dont
Claude Leroy, qui présente et annote les rééditions, donne
le sésame: « Le démon du départ ». Écoutons « Cendrars
l’impermanent » : « C’est chouette de s’en aller, de tout
planter là et de boire les pays comme des cocktails » dans
un besoin inassouvissable de dépaysement et de transplantation.
A chaque grand voyage correspond un nouvel élan de la création littéraire.
Le goût des départs imprévus et des renaissances explique, avec une quarantaine de
volumes, la discontinuité de l’œuvre: période des poèmes (différents), des romans (différents)
et des nouvelles, des récits et reportages, des textes autobiographiques d’un écrivain
chantre du monde moderne et de l’aventure réelle et rêvée des voyages, alchimiste
du Verbe qui confond vie, mythe et écriture.
Frédéric (Freddy) Sauser est né en Suisse à la Chaux-de-Fonds le 1 er septembre 1887.
Passionné de musique, boulimique de lecture, tôt en rupture avec sa famille et des études
de commerce, il commence, par un apprentissage en Russie et un premier voyage initiatique
en Transsibérien peut-être, une vie mouvementée. « Les vies grouillantes sont
les plus belles ». Il cultive lui-même une image d’aventurier manchot, d’irrégulier, de bourlingueur
des lettres françaises, se créant une vie légendaire. Affabulateur? Avec le masque
du personnage et la parade des souvenirs magnifiés - ou inventés – il transforme la vie
en littérature des mythes personnels tout en s’affirmant conscience du « profond
aujourd’hui » et du monde moderne.
Le vrai départ se fait dans l’écriture. Cendrars, qui est d’abord « le Poète », affirme
sa vocation: « Je n’ai qu’une pensée: écrire! » A New York où il a rejoint sa compagne
Féla, une nuit d’errance et de déréliction dans la grande ville hostile, la veille de Pâques
1912, lui inspire Les Pâques à New York où la mesure irrégulière des distiques d’une poésie
moderniste exprime selon les stations d’une Passion la pulsation des souffrances et
« des ombres crucifiées aux parois ». Dans le Paris de l’avant-garde des peintres et d’Apollinaire
il publie le plus célèbre de ses poèmes, Prose du Transsibérien (1913), poème-dépliant
illustré par Sonia Delaunay, vision épique et lyrique d’un voyage en Mandchourie, en vers
libres au rythme ferroviaire haletant : « J’ai déchiffré tous les textes confus des roues et
j’ai rassemblé les éléments épars d’une violente beauté. » Impressionnisme brut et « simultanéisme
» d’une poésie de la modernité. Chaos sémantique et textuel aussi, avec des
images d’un maniérisme baroque, dans Le Panama ou les aventures de mes sept oncles
(1918) qui mêle inventaire du monde et quête d’identification à des figures symboliques.
Feuilles de route (1924-1928) est un journal en vers libres de la partance et d’une traversée
en bateau vers le Brésil, qui toujours dénombre le monde et la vie surprenante
avec un « baroquisme bariolé et burlesque ».
Peut-être fallut-il la guerre pour sortir de « l’ornière d’esthète », et Cendrars se détournera
de l’avant-garde comme des surréalistes, mais ce fut pour aller jusqu’au bout de
la violence dans l’expérience du combat et de la mort (La Main coupée). Engagé volontaire
dans la Légion étrangère il a le bras droit arraché. Après quoi, menacé d’une vie
de désordre et de désespoir, il a, dans l’été 1917, la révélation d’une seconde naissance,
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d’une métamorphose identitaire, dans la conquête d’une écriture de la main gauche et
d’un renouveau créateur sous le signe d’Orion: « C’est mon étoile/Elle a la forme d’une
main/C’est ma main montée au ciel ». Et deuxième révélation, en 1917 encore, avec la
rencontre d’une jeune comédienne, Raymone Duchâteau, dont il fait l’élue de l’Amour
absolu (épousée en 1949) alors même qu’il s’éloigne de sa famille, Féla et les trois enfants,
et que Paris désormais l’exaspère. Partir, toujours… Il voit dans le cinéma la possible aventure
d’une nouvelle écriture: « Le rôle du cinéma dans l’avenir sera de nous re-découvrir,
de nous montrer à nous-mêmes… ». Tentatives malheureuses. Et c’est en romancier
que le poète « du monde entier » va poursuivre son œuvre, même s’il pense qu’« écrire
c’est peut-être abdiquer » devant la sirène des paquebots, l’entraînement de l’imprévu,
la vie grouillante. Avec pour matière l’expérience désordonnée d’une vie qu’il veut à cœur
perdu, ses livres diffèrent les uns des autres d’inspiration et d’écriture. Il commence un
« grand roman martien » d’où sortiront La Fin du monde filmée par l’Ange N.-D. et Moravagine;
il songe à Dan Yack. Embarqué en 1924 pour le Brésil où il retournera pour cinq
ou six séjours, il y découvre sa terre d’utopie, un pays à l’état cosmogonique qui lui sera
réservoir de personnages, de thèmes et d’images.
L’Or (1925), « merveilleuse histoire du général Johann August Suter », parti à la
conquête de la Californie, est le roman d’aventure incisif et syncopé d’un héros qui mise
sur l’appel de l’ailleurs pour accomplir des rêves d’enfant avant de sombrer dans l’échec
grandiose et la folie à demi-mystique. Dans Moravagine (1926), où retrouver l’inspiration
inversée de L’Idiot, la hantise de la folie obsède un roman complexe et délirant, d’une
poésie cruelle et d’un humour féroce, « grand livre blessé, inachevable et précipité, d’une
force de dérangement sans pareille » (Claude Leroy), autour d’un singulier personnage
de malade psychiatrique aux fantasmes misogynes et prédateurs. « Enfin j’allais vivre dans
l’intimité d’un grand fauve humain » pense le narrateur devant ce double noir. Le troisième
des grands romans, Dan Yack (1929), prend lui des allures de conte philosophique,
de confessions et de confidence cryptée dans un univers en anamorphose hanté d’un
désir de renaissance perpétuelle. Un milliardaire anglais excentrique, miné par l’insatisfaction,
quittant Saint-Pétersbourg veut changer la vie en créant l’utopie d’un phalanstère;
et dans la deuxième partie, après la coupure de la guerre, « Les Confessions
de Dan Yack », le personnage devenu narrateur, reviennent sur le conflit et sur la mort
de sa femme-enfant intouchable. Ce livre des deuils (de l’art, de l’utopie, des êtres aimés)
semble avènement de l’homme foudroyé dans sa vie et ses rêves : lot mélancolique du
créateur.
Si l’œuvre entière, roman d’une vie, est plus ou moins par le biais vouée à l’écriture
de soi, Une nuit dans la forêt (1929) est un « Premier fragment d’une autobiographie »
et Vol à voile (1932) une « prochronie » des souvenirs de l’enfance neuchâteloise. Ces
deux brefs récits inachevés préparent L’Homme foudroyé (double foudroiement de l’écriture
et de la guerre) qui, en 1945, après le désenchantement de la Débâcle et quelques
années de silence littéraire, engage l’écriture des quatre volumes de « Mémoires qui sont
des Mémoires sans être des Mémoires » (Cendrars à Michel Manoll) où la recomposition
des souvenirs selon des principes poétiques qui mêlent le réel et l’imaginaire l’emporte
sur la rigueur du pacte autobiographique. Après La Main coupée (1946) qui revit l’enfer
vécu en 1914, Bourlinguer (1947) avec sa longue phrase parfois torrentielle, ses notations
brutes et ses images hétérogènes, l’enfance enchâssée dans le récit proliférant et
le monde au miroir de l’enfance, tient de la chronique de voyage selon le parcours de
onze ports, de Venise à « Paris, Port-de-Mer », et de lieux en livres (et devant les bouquinistes
des quais : Remy de Gourmont, le maître littéraire), brassant les thèmes : l’art,
l’argent, l’amour, la merveille, la violence… Et Cendrars, il a soixante ans, bourlingueur
multiple, se demande entre postures et portraits: « arborerai-je enfin mon véritable visage
d’être? » Après Bourlinguer « le voyage continue, mais sur les voies du monde intérieur.
C’était urgent. »
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Peut-être son testament poétique, « la langue démangée par l’imprononçable », dans
une nouvelle métamorphose de la propre représentation mythologique de l’écrivain,
Lotissement du ciel (1948) est une effusion spirituelle présentée comme un livre d’oiseaux,
d’aviateurs et de saints, mêlant patrologie, mystique, ésotérisme et voyage au
Brésil. « Il n’y a que ça de vrai pour ne pas condamner la vie et la maudire, les Saints,
les Enfants, les Fleurs et les Oiseaux, des fous, des dons gratuits. » Le motif en est la vie
du « petit saint Joseph de Cupertino » qui en lévitation connaît le « Ravissement
d’amour ». La troisième partie du roman se situe dans la fazenda de Morro Azul, la Montagne
Bleue, tourbillon de souvenirs et de rêveries autour d’un étrange personnage,
fou d’astronomie inventeur d’une nouvelle constellation et illuminé sentimental prisonnier
de sa passion pour Sarah Bernhardt. Double autocritique de son créateur? Comme semble
une palinodie énigmatique le « roman-roman » écrit pendant cinq ans, Emmènemoi
au bout du monde!...(1956), parodie sous forme de “policier” truculent de Cendrars
par lui-même.
Peu avant l’hémiplégie, l’écrivain note le 9 mai 1956 dans son « Mémento »:«Les
limites de l’épuisement sont franchies, et dépassées les frontières assignées à la beauté
et à l’horreur de vivre. […] Trop, c’est trop. Je jette ma plume. Je n’en puis plus. La fin
de vivre. En magie. »
CENDRARS Blaise
Partir, Poèmes, romans, nouvelles, mémoires, 1372 p., 29,50 € Quarto Gallimard
Dan Yack, 464 p., 6,80 € folio
Le Lotissement du ciel, 592 p., 9,40 € folio
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CENDRARS Miriam, Blaise Cendrars - L’or d’un poète, 128 p., 13,20 € Découvertes Gallimard
BARBEY D’AUREVILLY
Œuvres
Robert Laffont
« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un
beau conte d’amour et de mort ? » Le
romancier Barbey d’Aurevilly n’a pas oublié
la proposition du conteur de Tristan et
Yseult. C’est à la famille des conteurs aux
récits puissamment mythiques qu’il
convient en effet de rattacher Barbey,
comme nous y invite Philippe Sellier dans
l’édition qu’il a préfacée et annotée de
quelques œuvres (romans et nouvelles) de
celui qui fut par ailleurs un critique
littéraire de premier plan. Dans Une Vieille
maîtresse, d’Aurevilly (du nom d’un oncle
qu’il trouva bon d’accoler au sien) n’hésite
pas à revitaliser le vieux mythe de Tristan
et Yseult : le cœur de Marigny est déchiré
entre son épouse, la blonde et douce
Hermangarde, et son ancienne maîtresse,
la brune tigresse Vellini. Au début de
L’Ensorcelée, le narrateur traverse la lande
de Lessay escorté par un riche paysan
normand, pour rejoindre La Haie-du-Puits.
On se croirait dans la lande déserte sur
laquelle s’ouvre Macbeth et où apparaissent
les fameuses sorcières. Les deux
voyageurs n’en mènent pas large: les
brigands rôdent ainsi que les bergers
jeteurs de sorts…Une jument se met à
boiter sans cause apparente, et les douze
coups de minuit retentissent, relayés par les
neuf coups lents d’une abbaye désaffectée.
Sinistre présage. Le piège du récit a été
lentement mais efficacement tendu et
l’histoire promise par le titre peut
commencer, enchâssée dans le récit-cadre.
C’est d’abord celle d’un prêtre au nom
impossible, Jehoël de la Croix-Jugan,
autrefois beau comme un archange, prêtresoldat
ayant chouanné, défiguré par une
décharge de fusil en plein visage, et
atrocement mutilé par les Bleus. Il n’a
cependant rien perdu de son pouvoir de
fascination. Au contraire! Jeanne Le
Hardouey, née Jeanne-Madeleine de
Feuardent (sic !) se consumera dans un
amour impossible et coupable pour le
prêtre atroce et marmoréen. « C’est Vénus
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tout entière à sa proie attachée ». Phèdre
et Hippolyte ne sont pas loin, en effet, mais
Jeanne - nouvelle Ophélie - préférera la
noyade au poison. Amour et mort.
« L’imagination de Barbey est si peu
affaiblie par le rationalisme qu’elle récrée
les histoires les plus primitives », commente
P. Sellier. Avec L’Ensorcelée, Barbey a voulu
« faire du Shakespeare dans le Cotentin »,
écrivait-il à l’ami Trébutien. Rien n’effarouche
ce conteur baroque qui s’offre le
luxe du romantisme le plus échevelé et le
plus gothique sous le Second Empire!
Décalé toujours, par tempérament et par
provocation. Ce n’est pas sans raison - ni
sans ironie - qu’il ouvre sa Préface des
Diaboliques (1874) par cette question:
« A qui dédier cela?... » L’auteur des six
nouvelles affirme croire « au Diable et à ses
influences dans le monde. » Nous voilà
prévenus. Il met en scène six figures de
femmes, plus ou moins démoniaques,
dont la dernière, Hauteclaire Stassin, a
empoisonné la femme de son amant pour
goûter avec lui une félicité sans nuage:
c’est Le Bonheur dans le crime, aussi
révoltant que le mystère d’iniquité qu’il
illustre. Baudelaire aurait apprécié. Les
deux hommes s’étaient rencontrés en
1854, et se découvrirent sans doute un
point commun: ces « deux postulations
simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers
Satan », selon la formule baudelairienne.
On l’a compris, Barbey ne pratique ni le
roman édifiant ni le roman réaliste. Il
aime par-dessus tout les ruines, les
mendiants, les pâtres, les terres vagues, les
superstitions, le patois, la « poésie primitive
et sauvage » des landes et des grèves « où
l’imagination puisse poser son pied pour
rêver, comme le héron sur une de ses
pattes. » (L’Ensorcelée) Pourtant, dandy et
mondain, d’Aurevilly fréquenta assidument
les salons parisiens de son temps. Le
brillant causeur, à partir du modèle du
salon justement, est parvenu à rendre à
l’écrit le charme vivant de la conversation,
ce grand art de la sociabilité mondaine
mais aussi de la veillée paysanne. Tous ces
récits font appel à des stratégies narratives
variées, originales et parfois même retorses,
fondées sur des jeux d’enchâssements, de
mises en abyme, récits dans le récit où
chaque personnage a sa voix propre, son
identité par sa parlure. La critique formaliste
n’a donc pas boudé ce réactionnaire
irrécupérable, même par les siens! Celui qui
brandissait dans son œuvre le double
étendard du catholicisme et du royalisme
aimait à dire: « Qu’y a-t-il de plus de plus
bête que les royalistes, si ce n’est les
catholiques ? » Le catholicisme de Barbey
en son œuvre n’est pas sans poser un vrai
problème. Il passionne Philippe Sellier
dans sa Préface, ce qui n’a rien pour
étonner si l’on rappelle qu’il est spécialiste
du jansénisme et a déjà donné en
« Bouquins » la Bible dans la traduction de
Lemaître de Sacy et le Port-Royal de Sainte-
Beuve. Si la question des liaisons dangereuses
entre roman et catholicisme intéresse,
on peut lire Sellier et/ou la Préface
que Barbey donna à sa Vieille maîtresse lors
de la réédition de 1865. Je ne sais si la
question (bonne ou mauvaise, bien ou mal
posée?) mérite les efforts qu’elle exige. En
tous cas, « Au moment que je fais cette
moralité, / Si Peau d’âne m’était conté, / J’y
prendrais un plaisir extrême. »… Coll.
Bouquins, 1088 p., 29 € P.V.
BOURGEOIS Louise
Moi, Eugénie Grandet
Le Promeneur
Louise Bourgeois (1911-2010), née à
Paris et naturalisée Américaine, a fait l’essentiel
de sa carrière de sculpteur et plasticienne
à New York, où elle s’est installée
en 1938. La notoriété, très relative, qu’elle
a acquise aux États-Unis s’est transformée,
en France, en un véritable phénomène de
mode depuis que le Tout-Paris s’est entiché
de cette aïeule d’avant-garde qui n’a
quand même pas bouleversé les canons de
l’art contemporain. Cela dit, cet opuscule
présente ses poèmes bi-lingues, illustrés
de broderies qu’elle a réalisées tout au long
de son existence. Faits de gestes humbles
et d’heures silencieuses, ces travaux sont à
la fois un bouquet déposé sur la tombe
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
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d’Eugénie et un pèlerinage à la rencontre
d’une héroïne qui pourrait être elle-même.
L’intéressante préface de Jean Frémon
permet de faire un peu mieux connaissance
avec Louise Bourgeois. 140 p., 16 € M.R.
GRENIER Jean
Sur la mort d’un chien
Gallimard
Ce livre du professeur grand ami de
Camus est la réédition d’un texte de 1957.
Ayant été écrit à l’occasion de la mort du
chien de l’auteur, il correspond exactement
à son titre. La quatrième de couverture
parle de « l’élégie », à mon avis abusivement,
car seule la circonstance justifie
cette allusion. L’élégie suppose aussi un ton
(la plainte et la complainte) qu’on ne
retrouve guère dans ces courts textes qui
relèvent plus de la méditation philosophique
que de la poésie. Certes le souvenir
et l’évocation laissent poindre des
regrets, mais certains chapitres ont aussi
l’allure de récits : voyages avec son chien,
retour dans la maison de campagne, rappel
de l’adoption du chien errant abandonné…
D’autres prennent l’allure de
courts essais, sur la différence des mœurs
vis-à-vis des animaux dans divers pays, ou
sur « l’écart entre l’animal et l’homme »
accentué par la civilisation moderne. Les
plus personnels tournent à la méditation,
aux accents chrétiens, sur la mort et la présence
du mal, sur l’attachement aux êtres
et l’absence, ou sur « le conflit entre la
nature et l’homme ». Ces textes émouvants
sont écrits « pour les esprits naïfs et les
cœurs simples », dans un style d’une belle
fluidité et d’une simplicité recherchée.
Coll. L’imaginaire, 80 p., 5,90 € P.C.
PAULHAN Jean
Braque le patron
Gallimard
Braque a de faux airs Chardin, mais ce
n’est pas un peintre facile à aborder. Paulhan,
lui, a l’art du raccourci. Il saute pardessus
les considérations esthétiques qui
sont de vains obstacles et va droit à l’artiste
devant sa toile, avec pour tout viatique une
intuition rayonnante. Il sait dire ce que le
peintre lui-même aurait été sans doute
bien en peine d’expliquer. L’artiste qui
pousse son exigence jusqu’à l’incertitude
est à la fois créateur et spectateur de son
propre travail. Le tableau terminé se présente
sous trois regards qui sont aussi trois
« époques » qui puisent leur émotion à des
sources différentes. Le peintre regarde son
travail en comparant le résultat à l’intention
première, en ayant en tête toutes les
étapes et les pourquoi intermédiaires. Ce
regard historique et critique n’est pas - et
ne peut pas être - celui du public qui juge
d’un bloc une œuvre qui lui apparaît
nécessairement conforme à ce qu’elle
devait être. Paulhan prend exemple sur
une nature morte – homard et citron –
exposée dans une galerie qui se trouve sur
son chemin. Il finit par se persuader que
Braque a fait de ce homard et du citron
« ce qu’ils attendaient d’être », mais par
des moyens si détournés, si inexorables,
qu’il les laissent sans défense.
En quoi Braque appelle-t-il Chardin?
Parce qu’il a d’un Classique l’art de protéger
la peinture de l’indiscrétion, et qu’il est
de ceux qui ont révélé « une Beauté
moderne, près de laquelle pâlit la beauté
des Primitifs et celle des Classiques »,
répond Jean Paulhan. Ce raccourci-là va en
faire bondir plus d’un! Coll. L’imaginaire,
114 p., 4,70 € M.R.
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Société
BAUDRILLER Marc
Les réseaux cathos
Robert Laffont
Ce n’est pas un livre, mais un dossier
composite, qui s’étend de la droite à la
gauche et touche à tout : « politique,
société, économie, culture ». Difficile de
trouver un renseignement dans ce mélange
dépourvu d’index et même de table des
matières! Une idée toutefois se dégage de
cette enquête: devenus une petite minorité
– cinq pour cent de la population française
– les catholiques pratiquants et fervents
sont obligés de changer de comportement
vis à vis de la société, et d’avoir
recours à de nouvelles méthodes pour faire
passer leur message et défendre leurs
convictions. Autre aperçu général: les
querelles intestines entre catholiques tendent
à s’estomper pour faire front face aux
manifestations antichrétiennes qui se multiplient,
en France même, ces derniers
temps. 342 p., 20 € P.B.
JUNGER Sebastian
Guerre
Être soldat en Afghanistan
de Fallois
Journaliste, Sebastian Junger a passé
cinq périodes d'un mois, en 2007-2008, au
sein d'une section de fantassins de la 173 e
brigade aéroportée, durant le déploiement
de celle-ci en Afghanistan. Totalement
intégré à son unité, mais entièrement
libre de ses écrits, il a tiré les leçons de cette
expérience dans le saisissant document que
voici. La 2e section se trouvait alors dans
une zone de montagne proche de la frontière
pakistanaise, la vallée de Korengal, un
mouchoir de poche, mais où l'activité des
talibans était particulièrement intense,
probablement l'une des zones les plus dangereuses
du pays et l'une de celles où les
pertes américaines ont été les plus élevées.
Chaque sortie de l'un des points d'appui
aménagés par l'armée se soldait de fait par
un échange de tirs. Partis pour débusquer
l'ennemi « les soldats n'avaient qu'à marcher
jusqu'à ce qu'ils se fassent tirer dessus
; ils demandaient alors un appui d'artillerie
massif en espérant qu'on tuerait le
plus grand nombre d'ennemis possible ».
Le tout sous un climat caractérisé par des
températures extrêmes, dans un secteur
très accidenté, avec pour chaque combattant
une charge de 40 kilos d'armes et
équipements divers. Comme le détaille l'auteur,
exemples à l'appui, « chaque avantage
technologique chez les Américains
semble avoir son équivalent ou sa riposte
chez les talibans ». L'objectif est de tuer
sans être tué, sans qu'aucun avantage ne
soit jamais décisif et sans qu'un succès
momentané ne soit aussitôt remis en
question. Dans ce face-à-face permanent
avec le risque, la peur, la mort, le psychisme
des combattants se réduit à quelques
obsessions et réflexes élémentaires
excluant toute appréciation du bien-fondé
de la guerre où des enjeux politiques de
l'intervention des troupes alliées. Il donne
par contre toute sa place au sentiment
d'étroite interdépendance entre les
hommes de la section et à la camaraderie
qui en est l'expression la plus visible. Dans
ce contexte, les efforts de certains cadres
pour expliquer aux agriculteurs afghans les
objectifs de l'Amérique et leur faire admettre
le caractère inévitable des « bavures »
paraissent hélas un peu dérisoires. Sebastian
Junger se garde de toute exaltation
patriotique quant à l'action des troupes,
comme de toute appréciation critique
quant à la façon dont la guerre est
conduite. Son témoignage concerne exclusivement
le comportement des combattants
: « Une cause n'a pas à être juste ni
une bataille susceptible d'être gagnée »:
c'est la solidité de la cohésion du groupe
qui, aujourd'hui comme hier, conduit les
hommes à « mourir les armes à la main plutôt
que de fuir tout seuls et de survivre ».
317 p., 19,50 € J.F.
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Société
KRISTEVA Julia et VANIER Jean
Leur regard perce nos ombres
Fayard
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Deux figures majeures de notre société contemporaine
ont résolu, au travers d’une correspondance qui n’est
sans doute pas fictive, de croiser leurs regards sur un
sujet qui les concerne chacun de très près: le handicap. Ou
plutôt: les handicapés, leur place dans le monde, leurs souffrances,
leur espoirs et le délicat accompagnement dont il
faut nécessairement les munir. Julia Kristeva écrivain, philosophe, psychanalyste revendiquant
son athéisme (ou son agnosticisme, elle ne sait) a eu avec Philippe Sollers
un fils atteint d’une maladie neurologique orpheline; chargée en 2002 par le Président
Chirac d’une mission sur « les citoyens en situation de handicap », elle a organisée
en 2005 les « États généraux des personnes handicapées ». Jean Vanier, grand
spirituel chrétien, doué d’un charisme caritatif peu commun, a fondé en 1964 les
communautés de l’Arche dont la vocation est de faire vivre ensemble des personnes
dites « normales » et des handicapés. Dans un but commun, mais avec des approches
différentes fondées autant sur l’expérience que sur la sensibilité profonde et diversifiée
de chacun, ils échangent d’une façon très libre et profondément responsable.
Kristeva écrit, en intellectuelle réfléchie, un « discours » structuré où affleure
cependant une humanité - et une féminité - infiniment touchantes. Vanier, plus direct,
moins à l’aise dans l’écriture, développe ses points de vue surtout avec le cœur et
la vigueur de sa foi. Et les deux se rejoignent dans une sympathie vite conquise, faite
d’un tendre respect mutuel mais qui n’occulte pas les différences et les agacements
qu’elles peuvent provoquer. Le dialogue est donc réel, sans fioritures et va à l’essentiel:
comment peut-on vivre vraiment avec les handicapés ; comment les handicapés
peuvent-ils vivre vraiment avec leur entourage proche ou plus lointain et
assumer librement leurs droits et leurs devoirs les plus fondamentaux. La dignité
humaine est le maître mot de cette correspondance, et c’est bien le sujet où les deux
épistoliers s’accordent le mieux, l’une la considérant sur un plan plus strictement
humain, sociologique et moral, l’autre y ajoutant la dimension religieuse qui n’a
cessé de sous-tendre son action pourtant si fort enracinée « dans la glaise ». Le résultat
est à la hauteur de cet effort de sincérité et de générosité; aucun des deux ne
cherche à se faire valoir dans sa manière de penser et d’agir et le lecteur, de spectateur
qu’il aurait pu se sentir devant une discussion de « spécialistes », devient rapidement
acteur lui-même d’un « drame » dont il mesure, face à une telle interpellation,
les lumières et les ombres en même temps que l’importance vitale. Cela
dérange un peu, avouons-le, nos douillettes consciences, mais devrait salutairement
les conduire à considérer désormais le handicap et les handicapés non comme des
phénomènes mais comme des éléments à part entière de notre société. Le fils de
Julia s’appelle David ce qui, on s’en souvient, veut dire en hébreu « le bien aimé » :
aimé, comme devraient l’être tous ses « frères » et tous les hommes de cet amour
(et Amour) sans commisération que sèment avec tant de joie (et de Joie) Kristeva
et Vanier. 235 p., 18 € J.-F.C.
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Société
TERRAY Aude
Claude Pompidou,
l’incomprise
Le Toucan
Trois ans après sa mort (juillet 2007),
Claude Pompidou fait le sujet d’une biographie
consciencieuse, presque trop parce
qu’alourdie de détails un peu répétitifs
(comme les listes de ses invités, ou des invitations
auxquelles elle s’est rendue jusqu’à
la veille de sa mort). En 12 chapitres,
Mme Terray suit son personnage à travers
les vicissitudes d’une vie qu’on ne peut
séparer de celle de son mari, et évoquer la
vie de Georges Pompidou, c’est évidemment
peindre l’état de la France pendant
quarante années.
La figure dominante est celle du Général
de Gaulle, qui a recruté son Premier
Ministre non dans les rangs de la Résistance,
comme on pouvait s’y attendre, ni
même parmi ceux qu’on appelait les
barons du gaullisme, mais dans la banque
Rothschild où cet agrégé des lettres avait
trouvé un poste lucratif, qui avait lancé le
couple dans ce que l’auteur appelle la belle
vie. À partir du moment (1962) où le banquier
devient Premier Ministre, la belle
vie continue, mais elle est traversée
d’orages (mai 68, l’affaire Markovic). En 69,
néanmoins, Pompidou devient Président de
la République. C’est là que Mme Pompidou
donne toute sa mesure, rénovant complètement
le style de l’Élysée dans un
parti pris de modernisme révolutionnaire
qui suscitera l’horreur du successeur immédiat,
Giscard d’Estaing; c’est dans le même
esprit qu’est conçu le Centre Pompidou, si
fortement controversé. La mort du Général,
qui avait été choqué que son Premier
Ministre annonçât sa candidature à la
présidence sans lui avoir demandé son aval,
assombrit la fin de l’année 70; puis c’est la
longue et douloureuse maladie de Pompidou,
mort en avril 1974, deux ans avant
la fin de son mandat.
Claude devient alors la Veuve, gardienne
de la mémoire du disparu jusqu'à
sa propre mort (2007), c'est-à-dire pendant
33 ans. Elle se consacre entièrement à la
Fondation Claude Pompidou, destinée à
recruter des équipes de bénévoles pour
assister les malades dans les hôpitaux.
Son long veuvage, sa vieillesse, furent
dignes. Elle garda des amis fidèles parmi
ceux qui avaient été les collaborateurs ou
les protégés du Président. Mme Pompidou
finit, à 95 ans, en douairière de la République,
selon le mot de sa biographe.
293 p., 20 € M.C.
WRIGHT Clyde
et LEGRAND Philippe
Oh Happy Days
La saga du
Golden Gate Quartet
Flammarion
Amen, Oh Happy Day, Crossing Deep
River, Would you Believe, Music up there,
Cry Sometimes, Religion... C'est un tour de
chant mondial qui dure depuis 1934 et les
débuts à Norfolk en Amérique du Nord. Le
Golden Gate Quartet chante le gospel,
héritage du negro spiritual, hymnes de
douleur et transes libératrices nées dans les
champs de coton. Clyde Wright, vétéran du
groupe, se souvient, raconte cette aventure
humaine et ces refrains pour la liberté. Il
feuillette l'album de photographies de
cette grande famille. Philippe Legrand,
directeur de la communication de Paris
Match, écrit cette vie comme un roman: les
premières radios, les premières tournées en
Caroline du Sud, l'invitation du Président
Roosevelt, l'inconnu de Memphis (Elvis
Presley !), le Casino de Paris avec Line
Renaud, Paris by night, les premières parties
de Devos, Brel, Ferrat, Bécaud, Nougaro
ou Vartan, The Man en hommage à
JFK, les tubes, les tournées mondiales et les
fans, l'hymne américain chanté à Paris pour
l'investiture d'Obama, l'hommage à
Michael Jackson... C'est un livre plaisant par
son invitation au voyage musical, par sa
mise en images et en couleur, par ses titres
de chapitre efficaces, par ses encarts sur le
show business, l'histoire de la musique,
l'Histoire. 208 p., 29,90 € Bt.P.
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Spiritualité
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BASTAIRE Jean
Apologie des noces
Parole et Silence
Jean Bastaire, expliquant les raisons qui
l’ont conduit à cette « apologie des
noces », m’écrit : « Je suis épouvanté par
l’éclatement actuel de l’union conjugale,
doublé du massacre des innocents qui en
est la conséquence pour les enfants. Je
n’entends nullement en revenir aux seules
contraintes sociales et juridiques du
mariage, mais redonner simplement le
sens de la vie à deux engendrant un tiers
et se réalisant en un ou plusieurs fruits,
même s’ils n’ont pas forcément la forme
d’enfants charnels. Le mariage chrétien est
trinitaire dans l’accomplissement plénier de
la chair ou il n’est rien. » L’écriture de ce
livre semble ainsi avoir été ressentie comme
une nécessité, et son contenu est en
grande partie une saine mise au point.
Le premier chapitre montre comment
« la tyrannie du plaisir », dont le dévergondage
actuel est en partie réaction à la
condamnation et au mépris, au long des
siècles, de la chair et de la jouissance,
bafoue et avilit « jusque dans sa substance
» la sexualité, pourtant « portée aux
nues à tout instant ». Mais « l’idolâtrie de
la passion » (deuxième chapitre), tant
illustrée dans la littérature (Tristan et
Yseut, Félix de Vandenesse et Madame de
Mortsauf etc.), n’est pas moins dommageable
car elle met face à face deux êtres
qui se déifient l’un l’autre et finalement
s’adorent eux-mêmes, s’enfermant dans
leur passion et excluant toute véritable spiritualité,
ce tiers divin et ces fruits dont il
est parlé dans la lettre citée plus haut.
J’ajouterais pour ma part, et Jean Bastaire
est d’accord avec moi, que la passion peut
être souffrance et souffrance stérile, non
seulement quand elle n’est pas partagée
(Phèdre, Hermione) mais aussi quand l’un
ou l’une, ne pouvant se passer de l’autre,
même en dehors de toute satisfaction
charnelle, loin d’éprouver de l’admiration
pour elle ou pour lui, n’éprouve que
du mépris. On peut alors parler également
de « tyrannie » de la passion, et les exemples
ne sont pas seulement littéraires. Le
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
dernier chapitre, vers lequel est orienté
tout le livre, est intitulé « La fidélité du
don » et le mot fidélité est ici particulièrement
prégnant. Rejetant son cher Claudel
dont il dit qu’il ne voit dans le sacrement
du mariage que son « aspect négatif,
ascétique, curatif » (on est loin de Péguy
qui, les 7 et 8 août 1914, quelques jours
avant sa mort, écrit à sa femme: « Je ne
croyais pas que je vous aimais à ce point »
et le lendemain: « Je mets au-dessus de
tout que nous ayons pu nous séparer
dans tant de grâce et de fidélité »), Jean
Bastaire exalte les noces chrétiennes, pleinement
charnelles et spirituelles, fondées
sur le consentement et la fidélité, et promises
à l’éternité dans le Royaume à venir:
les époux y verront alors « l’accomplissement
absolu, toujours neuf et toujours mûr,
de leur vœu initial de créer ensemble
quelque chose qui les dépasse et qui
exprime la fécondité de Dieu en eux et par
eux. » 90 p., 9 € Y.A.
PAGLIA Mgr Vincenzo
Lettre à un ami
qui ne croit pas
Lethielleux
Est-ce de l’apologétique? Au sens habituel
du mot, sans doute pas. Pourtant, si
l’évêque de Terni (dans l’Ombrie) écrit ce
livre pour son ami Arrigo Levi, dont il
connaît l’honnêteté de pensée, c’est bien
dans l’intention de lui faire mettre en cause
son incroyance face à la foi chrétienne.
Mais cela, dans l’esprit de dialogue, largement
mis en œuvre par la communauté
de Sant’Egidio que l’évêque, nous apprend
M. Émile Poulat dans la préface, accompagne
depuis l’origine du mouvement. Prêter
attention à l’autre, pénétrer sa pensée,
comprendre ses croyances, ses interrogations,
ses doutes : tâche essentielle pour
découvrir ensemble, dans ce monde qui
semble envahi par le désordre, que beaucoup
de ces préoccupations sont communes
aux croyants et aux non-croyants.
Il apparaîtra que, chez ces derniers, l’absence
de Dieu, l’impossibilité de s’adresser
à Lui, de Le prier, laisse un vide que rien ne
peut combler. Certes, les croyances en

Spiritualité
Dieu se multiplient aujourd’hui, mais de
quel Dieu s’agit-il? Souvent, de n’importe
quoi. Le mystère de Dieu, qui est aussi mystère
de l’homme, de la création, de la mort,
de la résurrection, subsiste, que la raison
ne peut pénétrer, mais ne contredit pas. Il
faut choisir : accepter le mystère, ou
demeurer dans l’absurde.
Tout cela, développé dans une atmosphère
où « dialogue » est le maître mot ;
au point que parfois s’insinue un certain
malaise. Mettre en parallèle, avec le même
vocabulaire, foi en Dieu et foi en l’homme
(ou foi de l’incroyance), ou « foi de Dieu
en l’homme », présenter l’Islam comme
« lieu de la présence de Dieu » aussi bien
que la religion chrétienne, parler indifféremment
des monothéismes… Certes, les
protestations ne manquent pas pour affirmer
la seule foi chrétienne; il n’empêche:
de temps en temps, l’air du temps se fait
un peu trop sentir. 278 p., 21 € H.H.
RECONDO José María
Le chemin de la prière
chez René Voillaume
Lethielleux Parole et Silence
Bien que n’étant pas, croyons-nous, affilié
à la famille spirituelle du Père de Foucauld,
le Père Recondo connaît admirablement
les Petits Frères de Jésus et les
écrits de leur fondateur, le Père René
Voillaume (décédé en 2003 à l’âge de 98
ans). Dans ce petit ouvrage, non pas de
dévotion mais d’une compréhension profonde
et raisonnée, il s’attache à extraire
de l’importante publication du P. Voillaume
(dont le Au cœur des masses ne peut être
oublié par aucun cœur et aucun esprit intéressé)
les principaux passages, qu’il commente
avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence,
relatifs à la prière envisagée sous
tous ses aspects : théologique, mystique,
communautaire, individuelle, méthodologique.
Glanant pour cela dans tous les
textes connus, et plus particulièrement
dans les « conférences » faites par le
Prieur Général aux membres de ses communautés,
il dresse un panorama complet
de la pensée du disciple de l’ermite du Hoggar.
Pensée féconde et lumineuse, parce
que totalement enracinée dans le Christ Fils
de Dieu et Sauveur, dans une perspective
eschatologique joyeusement affirmée,
mais aussi touchante et vraie par son
souci constant de la faiblesse humaine et
de l’écart qui la sépare de la magnificence
divine. La prière devant précisément constituer
le lien indéfinissable qui cherche,
autant qu’il est possible, à couvrir cette distance,
on imagine aisément ce que le P.
Voillaume a pu en tirer comme expérience
de sa fréquentation sans cesse
renouvelée et fondée avant tout sur la
confiance et la constance. Toute sa vie religieuse
il aura pratiqué la lectio, meditatio,
ruminatio si chère à la plus ancienne tradition
monastique, et c’est en « spécialiste
», si le mot n’était pas ici aussi incongru,
qu’il a voulu, par vocation très certainement,
en transmettre la quintessence
à tous ceux dont il avait la charge spirituelle.
Au-delà de ses frères et sœurs en
religion, cette pensée s’adresse aussi à tous
les chrétiens désireux de vivre comme tels
et même à tous les hommes de bonne
volonté, quels que soient leur état, leurs
capacités et leur degré d’avancement dans
la vie spirituelle. Elle rejoint en cela, sur
bien des points, celle de saint François de
Sales dont le souci était de faire comprendre
à chacun que Dieu, Père de tout
Amour, était accessible à quiconque voulait
bien, sans chercher à tout prix à outrepasser
ses moyens personnels, accepter de
veiller à ne pas offenser Sa gloire. Le P. Voillaume
ne cache toutefois pas que la prière,
sous ses multiples visages, est une action
singulièrement exigeante. Il ne cesse donc
pas, puisant ainsi sans doute dans ses propres
difficultés et très conscient des lassitudes
et des abandons possibles, d’exhorter
et d’encourager avec une ferme douceur.
Le déroulement des ses méditations,
de ses leçons même, sur la prière revient
toujours, comme en refrain, sur le but à
atteindre que saint Benoît définissait déjà
comme de « ne rien préférer à l’amour du
Christ » (R.B. 4, 21), mais il sait aussi, comme
Benoît encore, combien les voies en sont
ardues, rugueuses, omnia dura et aspera
per quae itur ad Deum (R.B. 58, 8). Ce « discours
», évolutif mais très structuré, atteint
sans conteste son objectif, tout aussi bien
auprès des religieux que chez les laïcs: faire
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
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Spiritualité
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aimer d’un véritable amour la prière, non
pour elle-même bien sûr, mais pour l’amour
encore plus grand de Celui qui nous
appelle à son Amour éternel. 190 p., 17 €
J.-F.C.
VALABEK Redemptus Maria,
O. Carm.
La prière au Carmel,
aperçu historique
Parole et Silence
Pour la plupart des observateurs « ordinaires
», l’Ordre du Carmel évoque
quelques grandes figures populaires, Thérèse
de Jésus (d’Avila), Jean de la Croix,
Thérèse de Lisieux, Elisabeth de la Trinité
ou encore, bien que moins connue du
public, Thérèse Bénédicte de la Croix
(Edith Stein). Ce sont là, bien entendu, des
personnalités majeures qui auront profondément
marqué la spiritualité de leurs
temps. Mais elles appartiennent toutes à
la branche réformée de l’Ordre, fondée
dans la douleur, à la fin du XVI ème siècle, par
sainte Thérèse d’Avila, et ne doivent pas
faire oublier nombre d’auteurs plus ignorés,
restés rattachés à la branche originelle
que l’on appelle des « Grands Carmes »
(sans intention de hiérarchisation), et dont
quelques représentant(e)s méritaient d’être
redécouverts. C’est ce à quoi s’est employé,
peu avant sa mort en 2003, le R.P. Valabek,
éminent intellectuel et religieux des
Carmes « chaussés ». Son ouvrage n’avait
pas été publié en français de son vivant et
il est heureux de l’avoir aujourd’hui en
main pour se faire une idée plus complète
du panorama carmélitain et de l’apport
non négligeable de cette composante,
non plus aujourd’hui opposée, mais bien
complémentaire à son célèbre surgeon.
L’approche est essentiellement historique
et cherche à faire revivre à travers des
extraits de leurs écrits quelques uns des
principaux penseurs, spirituels et mystiques.
On sera étonné, et ravi, d’en compter
le nombre important et de mesurer l’intérêt
de leurs réflexions, finalement pas si
différentes de ceux des « déchaussés ».
Preuve que, loin des querelles et controverses
anciennes (parfois atroces, il faut
LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701
bien le dire), l’esprit du Carmel est sans
doute aujourd’hui apaisé et peut se consacrer,
dans une unité de fond sinon de
forme, à la propagation fervente du message
évangélique par l’exemplarité d’une
vie monastique vouée, dans le silence et le
travail, à la louange de Dieu pour la
rédemption des hommes. 230 p., 20 € J.-F.C.
VANNIER Marie-Anne
Anthologie des mystiques
rhénans
Cerf
Premier volume d’une série qui en
comportera quatre, dans le cadre d’un projet
réunissant les meilleurs spécialistes
franco-allemands autour d’un sujet consacré
à L’apogée de la théologie mystique de
l’Église d’Occident, cet ouvrage s’intéresse
à trois auteurs fameux de la non
moins fameuse École qui fleurit au XIV e
tout au long de la vallée du Rhin, Johann
dit Maître Eckhart (voir notamment le Bulletin
692), Jean Tauler et Henri Suso. Il comporte
essentiellement des extraits, soigneusement
choisis, des écrits de ces trois
grands mystiques, qui permettront de
mieux se familiariser avec leur pensée pas
toujours immédiatement accessible. M.-A.
Vannier en fait d’abord une présentation
générale, bien utile au « profane », remarquable
de clarté et de concision. Chaque
auteur est ensuite lui-même, en tête de ses
citations, l’objet d’une introduction de
même qualité. La démarche est bien venue
qui, avec une intelligente pédagogie, permet
à chacun d’aborder ces grands textes
en se sentant moins ignare et surtout
mieux disposé à les recevoir dans tout leur
suc. On ne résumera pas ici les propos hautement
spirituels des trois rhénans puisque
c’est précisément l’objet de ce livre de
« savante découverte ». Qu’on l’ouvre
vite, donc, sans trop se rebuter devant l’aridité
des thèmes ni les aspérités d’un langage
qui peut surprendre le « moderne »,
et l’on sera guidé par une main sûre dans
ce cheminement, facilité d’ailleurs par
quelques belles illustrations qui, tout en
reposant l’âme, l’aideront à s’élever vers ces
sommets mystiques. 270 p., 24 € J.-F.C.

Spiritualité
HILDEGARDE DE BINGEN
Le livre des œuvres divines :
Visions (rééd.)
Albin Michel
En 1994, quatre ans avant sa mort, Régine Pernoud
publiait aux Éditions du Rocher un essai (qui ne se voulait
pas une biographie) sur Hildegarde de Bingen,
conscience éclairée du XII e siècle. Elle l’ouvrait en citant l’ouvrage
objet de cette réédition, présentée et traduite par Bernard
Gorceix, paru pour la première fois en 1982, comme
« le plus remarquable qui ait paru dans notre langue sur l’abbesse
rhénane [avec] un des écrits de la visionnaire précédé d’un commentaire très
pénétrant sur l’ensemble de son œuvre ». Venant de l’éminente médiéviste, le compliment
n’était pas mince et se doublait d’un regret désolé de la « perte irréparable
» pour les études médiévales causée par le décès, à 47 ans seulement, de Bernard
Gorceix en 1984. On mesurera pleinement la véracité de cet hommage en lisant
la Présentation qui couvre, sur environ 120 pages, près du tiers du livre. Sainte Hildegarde,
très célèbre en Allemagne, était alors très peu connue en France. L’auteur
s’employait dès lors à la révéler dans sa vie (brièvement) et dans ses œuvres (beaucoup
plus longuement) en prodiguant des trésors de clarté historique et d’intelligence
spirituelle. Le texte, trente ans plus tard, n’a pas pris une ride. Il est vrai qu’il
est mis au service d’un écrit remontant lui-même à près de huit siècles et demi et
qui, dans son épaisseur mystique, a gardé toute sa fraîcheur imaginative. Les dernières
Visions d’Hildegarde ne sont cependant pas toujours faciles à pénétrer dans
leur foisonnement d’images symboliques (si magnifiquement représentées dans certaines
éditions quasi contemporaines, telle celle dite de Lucques du début du XIII e
siècle). Mais elles sont remarquablement pensées, architecturées, construites, priées
pourrait-on dire. La traduction et l’introduction de B. Gorceix aident à se mouvoir
dans ce qui aurait pu apparaître comme un dédale inextricable mais s’étale finalement
à nos yeux, à notre cœur, à notre esprit, en une suite de « demeures » (pour
reprendre, au prix de l’anachronisme, un terme de Thérèse d’Avila) où l’âme découvre
peu à peu le Dieu Tout Puissant objet de son désir brûlant et le rencontre enfin
pour le contempler face à face et le louer éternellement.
On sait qu’Hildegarde a pu être taxée, par certains juges trop pressés, d’illuminisme;
elle aurait, disent ses censeurs, mal assimilé les connaissances de son temps
et sublimé ses rêves en fantasmagories. À l’inverse, d’autres ont voulu, il y a une vingtaine
d’années, la célébrer comme la grande prêtresse d’un vague spiritualisme alors
très à la mode. L’approche plus objective, sous la conduite d’un guide éclairé, de ce
Livre des œuvres divines permet de se persuader du contraire de ces deux appréciations
excessives et incitera, espérons-le, à lire ses autres œuvres d’un regard moins obtus
et à entendre ses musiques d’une oreille moins assourdie par les accents New Age
dont le récent regain de faveur avait voulu les envelopper. 378 p., 9,50 € J.-F.C.
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LE BULLETIN DES LETTRES • Avril 2011 • N° 701

Index Avril 2011
ASCHER Marie-Odile Pain amer Anne Carrière 9
BARBEY D’AUREVILLY Œuvres Robert Laffont 38
BARRIÈRE Michèle Meurtre au café de l’Arbre Sec JC Lattès 9
BASSIGNAC Sophie Dos à dos JC Lattès 10
BASTAIRE Jean Apologie des noces Parole et Silence 44
BASTIEN Pascal Une histoire de la peine de mort Seuil 22
BAUDRILLER Marc Les réseaux cathos Robert Laffont 41
BERMOND Daniel L’affaire Salengro Larousse 22
BERNARD Michel Le corps de la France La Table Ronde 27
BÉTEILLE Roger La Pomme bleue Rouergue 10
BONNEAU Renée Requiem pour un jeune soldat Nouveau Monde éd. 12
BOURGEOIS Louise Moi, Eugénie Grandet Le Promeneur 39
BRUNET Gaël Tous les trois Rouergue/La Brune 19
BURGUIÈRE André
Le mariage et l’amour en France,
de la Renaissance à la Révolution Seuil 23
CENDRARS Blaise Partir, Poèmes, romans, nouvelles, mémoires Quarto Gallimard 38
Dan Yack folio 38
Le Lotissement du ciel folio 38
CENDRARS Miriam Blaise Cendrars - L’or d’un poète Découvertes Gallimard 38
CÉRÉSA François Antonello, Léonard de Vinci et moi Plon 11
CERISIER Alban Gallimard, un éditeur à l’œuvre Découvertes Gallimard 32
CHAILLOU Michel La fuite en Égypte Fayard 11
CHEVRIER Jean-Marie Une lointaine Arcadie Albin Michel 12
CHRAIBI Driss L’Homme du livre Denoël 19
COLLECTIF Littérature et vanité PUF 6
DENUZIERE Maurice Un homme sans ambition Fayard 15
DUBOS Alain La Mémoire du vent Calmann-Lévy 19
DUPRÉ LA TOUR Nathanaël L’instinct de conservation Le Félin 27
GALLY Michèle (dir.)
Oc, oïl, si. Les langues de la poésie
entre grammaire et musique Fayard 33
GRENIER Jean Sur la mort d’un chien Gallimard 40
HILDEGARDE DE BINGEN Le livre des œuvres divines : Visions (rééd.) Albin Michel 47
IRVING John Dernière nuit à Twisted River Seuil 16
JUNGER Sebastian Guerre - Être soldat en Afghanistan de Fallois 41
KAPUSCINSKI Ryszard Le Christ à la carabine Plon 28
KENAZ Yehoshua Chair sauvage Actes Sud 20

KRISTEVA Julia et VANIER Jean Leur regard perce nos ombres Fayard 42
MALROUX Antonin La Grange au foin Albin Michel 20
MANSOURI Saber Athènes vue par ses métèques (V e -IV e s. av. J.-C.) Tallandier 24
MARCEL Jean Fractions 4. Carnets Les éd. De Courberon
(Québec) 28
MARSH Willa Le journal secret d'Amy Wingate Autrement 13
METAYER Guillaume
Anatole France et le nationalisme littéraire
Scepticisme et tradition Le Félin 34
MITFORD Nancy Charivari Christian Bourgois 13
OLMI Véronique Cet été-là Grasset 20
PAGLIA Mgr Vincenzo Lettre à un ami qui ne croit pas Lethielleux 44
PAULHAN Jean Braque le patron Gallimard 40
PAYNE Stanley La Guerre d’Espagne Cerf 22
RASPAIL Jean Le Camp des Saints Robert Laffont 17
RECONDO José María Le chemin de la prière chez René Voillaume Lethielleux
Parole et Silence 45
ROUPERT Catherine Eve
Histoire d’Haïti
La première république noire du Nouveau Monde Perrin 25
ROUSSEL Eric Pierre Brossolette Fayard- Perrin 24
SACKVILLE-WEST Vita Dark Island (rééd.) Autrement 13
SARAMAGO José Caïn Seuil 14
SERRANO Jean-Louis Prison de craie De Borée 14
SHAH Tahir Le café Mabrouk de Fallois 15
SIJIE Dai Trois vies chinoises Flammarion 20
SOLJÉNITSYNE Alexandre L’Archipel du Goulag, t.II (rééd.) Fayard 29
SOUIRY Pierre-François Nouvelle histoire du Japon Perrin 26
SULZER Alain Claude Une autre époque Jacqueline Chambon 18
TERRAY Aude Claude Pompidou, l’incomprise Le Toucan 43
VALABEK Redemptus Maria
O. Carm. La prière au Carmel, aperçu historique Parole et Silence 46
VALADIER Paul La part des choses Lethielleux 30
VANNIER Marie-Anne Anthologie des mystiques rhénans Cerf 46
VEDRINES Jean La belle étoile Fayard 18
VIALATTE Alexandre Mon Kafka Les Belles Lettres 32
VICTOROFF Tatiana Anna Akhmatova infolio 34
WENZEL Jean-Paul Tout un homme Autrement 18
WRIGHT Clyde et
Oh Happy Days
LEGRAND Philippe La saga du Golden Gate Quartet Flammarion 43

Les livres recensés peuvent être commandés à :
Librairie des Canuts - 17, Place de la Croix-Rousse
69004 LYON - Tél. 04 78 28 00 86