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VIE ANIMALE DE JUSTIN TORRES ANNABEL DE KATHLEEN WINTER<br />

ENFANTS SAUVAGES<br />

Voici deux forts beaux livres, délicats, mélancoliques, émouvants, portant sur l’enfance et l’ado<strong>le</strong>scence de<br />

deux êtres qui apprennent ce qu’est la différence sexuel<strong>le</strong> et comment vivre – diffici<strong>le</strong>ment – avec el<strong>le</strong>.<br />

Il y a dans <strong>le</strong> premier roman du New-Yorkais Justin Torres, Vie anima<strong>le</strong>, un personnage dont on ne connaîtra<br />

jamais <strong>le</strong> nom et qui est <strong>le</strong> narrateur de la vie d’une famil<strong>le</strong> particulière. On y trouve Paps, Ma, Mannie, Joel<br />

et <strong>le</strong> narrateur lui-même, qui est <strong>le</strong> benjamin, formant une petite tribu improbab<strong>le</strong> : une sorte de fourrière de<br />

petits chiots toujours en mouvement, gambadant, se frappant, colériques, mais tous unis dans un amour<br />

qu’on ne peut que qualifier d’âpre et de dévorateur. Une famil<strong>le</strong> pas norma<strong>le</strong>, ajouterons-nous, déjantée; tout<br />

<strong>le</strong> monde y dérail<strong>le</strong>, on vit dans un monde parallè<strong>le</strong>, mais pourtant bien actuel. On se bouscu<strong>le</strong>, on rigo<strong>le</strong>, on<br />

se moque des gens rencontrés dans la rue, on se batail<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s poings et <strong>le</strong>s pieds sont des armes. On baigne<br />

ici dans une atmosphère pour <strong>le</strong> moins bizarre – et que la narration ha<strong>le</strong>tante, saccadée rend parfaitement<br />

palpab<strong>le</strong>. Bizarre pour une famil<strong>le</strong> extravagante où même <strong>le</strong>s parents ne sont pas de vraies adultes, des gens<br />

matures. Le quotidien y est mouvementé, présenté dans des instantanés qui en font un rêve, une bande<br />

dessinée de souvenirs qui s’entrelacent et se heurtent.<br />

Les frères grandissent, mûrissent, vieillissent; on pourrait dire la même chose des parents. Puis un jour tout<br />

bascu<strong>le</strong>. On est aux deux tiers du récit : <strong>le</strong> narrateur rôde autour des gares, rencontre un chauffeur d’autobus<br />

qui lui demande s’il veut se faire baiser; il accepte. Il écrira tous <strong>le</strong>s fantasmes des hommes rencontrés à la<br />

gare routière dans un journal que découvrira Ma. On l’amène dans un hôpital psychiatrique, l’attache dans<br />

son lit. Il se dit qu’il un animal sauvage, qu’il mènera une vie comme s’il était dans un zoo avec des animaux<br />

avec <strong>le</strong>squels il pourra coucher et qui <strong>le</strong>s tripoteront et l’honoreront.<br />

Voilà un roman étrange, non conventionnel, qui brusque <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur et l’envoûte en même temps. La famil<strong>le</strong> y<br />

est une meute, <strong>le</strong>s personnages des fauves, et la vie d’une vio<strong>le</strong>nce anima<strong>le</strong> qu’on ne peut brider. Stupéfiant.<br />

Fort différent est <strong>le</strong> premier roman de la Montréalaise Kath<strong>le</strong>en Winter, mais qui est lui aussi étrange et unique. Annabel raconte la vie<br />

d’un hermaphrodite. Pas de thèse ici, mais la description douce et musica<strong>le</strong> de Wayne né avec deux sexes et dont il sera décidé qu’il sera<br />

un garçon (l’utérus sera obturé). Cela se passe dans une famil<strong>le</strong> écossaise émigrée au Labrador, avec des parents, Treadway et Jacinta,<br />

cultivés, en bonne entente avec ses habitants, adoptant des traditions inuites. Des parents qui voient <strong>le</strong>ur fils grandir avec des traits<br />

féminins, mais que des traitements hormonaux doivent rendre plus masculins. Pour Wayne, tout est normal jusqu’à l’ado<strong>le</strong>scence quand<br />

un mal de ventre révè<strong>le</strong> ses premières règ<strong>le</strong>s et même un fœtus. Thomasina, la sage-femme, qui a accouché Wayne, lui dira plus tard tout<br />

sur sa naissance et <strong>le</strong> nom (de sa fil<strong>le</strong> décédée) qu’el<strong>le</strong> souhaitait qu’il ait : Annabel.<br />

Il ne faut pas ici divulguer la suite de la vie de Wayne devenu ado<strong>le</strong>scent et adulte. Ayant quitté son petit village labradorien pour Saint-<br />

Jean, il sait qu’il doit se protéger et protéger ceux qui l’entourent. Toujours inquiet, il se demande s’il doit rester un homme ou devenir une<br />

femme. Et cela ne lui évitera pas des drames, des dou<strong>le</strong>urs amoureuses, <strong>le</strong>s rencontres sauvages.<br />

Roman sur l’identité, la vérité et l’acceptation de soi-même, mais aussi<br />

sur la cruauté, l’ignorance et <strong>le</strong> mépris, Annabel est un livre puissant sur<br />

l’ambiguïté sexuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s secrets et <strong>le</strong>s tabous. Les contradictions de<br />

l’existence y sont décrites avec subtilité, poésie, suavité. Les lieux, <strong>le</strong>s<br />

paysages, <strong>le</strong>s saisons, <strong>le</strong> quotidien, extrêmement importants, y atteignent<br />

une grandeur lyrique. La vie est ici décrite comme une chose<br />

inouïe, où <strong>le</strong> chagrin côtoie constamment la tendresse, et où <strong>le</strong>s joies ne<br />

vont pas sans <strong>le</strong>s peines. Magnifique. 6 ANDRÉ ROY<br />

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