You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LE GARDE ROBE DE FRÉDÉRIQUE<br />
LES MIGNONS : L’AMOUR C’EST LA GUERRE! _ FICTION<br />
Candide, ou de<br />
l’hypocrisie (premiere partie)<br />
Jean-Benoît est en train d’étudier pour son<br />
prochain examen de circuits logiques – il<br />
serait plus juste de dire qu’il est en train<br />
de s’arracher <strong>le</strong>s cheveux de la tête en essayant<br />
de comprendre la matière, vu <strong>le</strong> retard<br />
qu’il a accumulé – quand on frappe à<br />
la porte de sa chambre. Il soupire comme<br />
s’il était découragé, alors qu’au fond il est<br />
plutôt soulagé.<br />
«Oui, Louise?» «Je convoque une réunion<br />
des colocataires, et comme tu es <strong>le</strong> seul<br />
autre, bin sors de là!» Il la rejoint à la cuisine.<br />
«Qu’est-ce qui se passe?» «Un de mes<br />
petits-fils de l’Abitibi vient faire un tour à<br />
Montréal. En fait il veut déménager ici, et il<br />
vient visiter des appartements. Je me suis<br />
dit que je pourrais l’héberger, tu sais, ma<br />
famil<strong>le</strong> et moi…» Il sait bien qu’el<strong>le</strong> s’ennuie<br />
d’eux, même si el<strong>le</strong> fait semblant de <strong>le</strong>ur en<br />
vouloir, et hoche la tête. «Il déménage pour<br />
<strong>le</strong>s études?» «Officiel<strong>le</strong>ment. Mais j’pense<br />
que la vraie raison, c’est qu’il a fini par faire<br />
son coming out à ses idiots de parents, et<br />
qu’ils l’ont mal pris.» «Oh! un jeune gay!»<br />
El<strong>le</strong> fronce <strong>le</strong>s sourcils. «Justement, trop<br />
jeune, et tout innocent! Je vous surveil<strong>le</strong>,<br />
bande de vieux pervers.» «Regardez qui<br />
par<strong>le</strong>! Et il arriverait quand?» «Je vais l’appe<strong>le</strong>r,<br />
là, il pourrait venir dans la semaine.»<br />
Et donc trois jours plus tard, Guillaume,<br />
jeune, innocent, et – à quoi d’autre s’attendait-il!<br />
– magnifiquement dans <strong>le</strong>s goûts<br />
de Jean-Benoît arrive à l’appartement et s’y<br />
instal<strong>le</strong>. Louise insiste pour lui laisser sa<br />
chambre, il refuse; Jean-Benoît aussi, avec<br />
un ton qui laisse croire qu’il l’aurait fait<br />
pour n’importe qui d’autre que ce beau<br />
grand blond, mais il décline l’offre. C’est<br />
donc Guillaume qui prend <strong>le</strong>ur vieux divan<br />
grinçant comme lit. Si Jean-Benoît avait de<br />
///////////// 010 FUGUES.COM AVRIL 2013<br />
la difficulté à se concentrer<br />
sur ses études, c’est encore<br />
pire maintenant : il est<br />
tenté à chaque seconde de<br />
jeter un coup d’oeil au<br />
salon pour voir si Guillaume<br />
s’y trouve, pour<br />
l’admirer au passage, en<br />
allant se chercher quelque<br />
chose à manger quand il<br />
n’a pas faim du tout.<br />
Lorsqu’il ne visite pas des<br />
appartements, Guillaume,<br />
timide et réservé, passe<br />
son temps à lire. Sa mine absorbée est<br />
adorab<strong>le</strong>. S’il lui arrive de <strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s yeux de<br />
son livre et de croiser <strong>le</strong> regard de Jean-<br />
Benoît, il rougit aussitôt, baisse la tête, <strong>le</strong><br />
salue rapidement puis se remet à lire.<br />
Guillaume est arrivé à l’appartement <strong>le</strong><br />
mercredi. Les jours passent et il ne semb<strong>le</strong><br />
toujours pas avoir trouvé d’appartement, ce<br />
dont Jean-Benoît est assez heureux. En<br />
soirée, il se retrouve souvent avec la grandmère<br />
et <strong>le</strong> petit-fils pour jouer aux cartes et<br />
discuter. Guillaume se dégêne un peu, par<strong>le</strong><br />
plus, et surtout il sourit. Ce sont ses<br />
sourires, brillants, lumineux, qui font<br />
définitivement craquer Jean-Benoît. Mais<br />
enfin, c’est <strong>le</strong> petit-fils de Louise, à peine assumé…<br />
Il ne peut pas tomber en amour<br />
avec lui. Pour s’aérer l’esprit, il s’en ouvre à<br />
Sébastien. «Ben voyons! On a toujours su<br />
que tu aimais <strong>le</strong>s p’tits jeunes, mais là…»<br />
«Écoute, il est beau comme un cœur, c’est<br />
pas croyab<strong>le</strong>!» «Je veux <strong>le</strong> voir! Tu m’invites<br />
chez toi bientôt?» «Viens ce dimanche,<br />
avant qu’on ail<strong>le</strong> au Mado, tu<br />
verras ce que je veux dire, tu comprendras!»<br />
Pour fêter <strong>le</strong> début de la semaine – ou plus<br />
justement pour narguer ceux qui recommencent<br />
<strong>le</strong>s cours et <strong>le</strong> travail, el<strong>le</strong> qui est à<br />
la retraite –, Louise ouvre une bouteil<strong>le</strong> de<br />
vin. El<strong>le</strong> demande à son petit-fils s’il en<br />
veut. «Mais grand-mère… je suis mineur.»<br />
«Ç’a jamais été une raison pour se priver de<br />
boire, ça! De toute façon il te manque juste<br />
quelques mois.» El<strong>le</strong> <strong>le</strong> fait donc boire, et<br />
boire, et boire. Quand il <strong>le</strong>s quitte pour al<strong>le</strong>r<br />
aux toi<strong>le</strong>ttes, el<strong>le</strong> demande à Sébastien : «Et<br />
puis, tu es charmé toi aussi?» «Pas autant<br />
que l’autre, mais quand même!» Ils jouent<br />
encore un peu, puis <strong>le</strong>s deux amis disent<br />
que c’est l’heure d’al<strong>le</strong>r au Mado pour la<br />
soirée Dream Académie. «On y va avec<br />
vous! Ça fait longtemps que j’ai pas vu de<br />
drag, ça me manque!» Guillaume rit. «Je<br />
suis toujours aussi mineur que tantôt.»<br />
«C’est pas une raison pour ça non plus!<br />
Al<strong>le</strong>z, viens!»<br />
Profitant du fait que Guillaume soit un peu<br />
réchauffé, donc dégêné, Sébastien et Jean-<br />
Benoît <strong>le</strong> convainquent de s’asseoir juste en<br />
face de la scène. Dream et Célinda reconnaissent<br />
deux nouveaux visages au cabaret.<br />
Dream <strong>le</strong>s apostrophe : «Hey boy! Une<br />
grand-mama au Mado, c’est rare qu’on voit<br />
ça!» «J’suis peut-être un grand-papa<br />
déguisé, tu sais pas!» Célinda s’amuse : «On<br />
aime ça! Et <strong>le</strong> p’tit minou à côté de toi,<br />
grand-papa, c’est ton petit-fils?» «Oui, il<br />
s’appel<strong>le</strong> Guillaume!» «Écoute Guillaume,<br />
t’es tel<strong>le</strong>ment cute, faut te faire monter sur<br />
scène. C’est justement l’heure de faire tirer<br />
la bouteil<strong>le</strong> de champagne du dimanche!»<br />
Célinda est la juge d’un concours de striptease.<br />
Sébastien et Jean-Benoît se disent<br />
qu’il refusera de participer. Au contraire :<br />
enflammé, il danse avec une sensualité<br />
qu’ils ne lui auraient jamais soupçonné, enlève<br />
son chandail, et retirerait son pantalon<br />
si <strong>le</strong> défi durait plus longtemps. Louise <strong>le</strong><br />
regarde en riant, admirative. Sébastien se<br />
dit qu’il est peut-être bien tombé en amour,<br />
lui aussi.<br />
Guillaume remporte la bouteil<strong>le</strong> de champagne,<br />
et un baiser de Célinda en prime. Et<br />
donc il boit, il boit, il boit. Quand <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong><br />
est fini et qu’on met <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s de côté<br />
pour faire place à la piste de danse, il tient<br />
encore debout, mais avec peine. Dansant<br />
serré contre Jean-Benoît, il finit par l’embrasser.<br />
Un peu plus tard c’est Sébastien<br />
qu’il col<strong>le</strong> et embrasse aussi. Puis il <strong>le</strong>s rapproche<br />
tous <strong>le</strong>s deux et ils dansent à trois<br />
sur Die Young de Kesha, chantant : «Let’s<br />
make the most of the night like we’re gonna<br />
die young.» Les amis se fusil<strong>le</strong>nt du regard.<br />
Et Louise, qui ne s’est rendu compte de<br />
rien, se joint à eux en s’exclamant : «Maudite<br />
bel<strong>le</strong> soirée, hein?»<br />
6 FRÉDÉRIC TREMBLAY<br />
fred_trem_09@hotmail.com<br />
PHOTO_ROBERT LALIBERTÉ