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Témoins du désastre : la pensée de T. Adorno, M. Horkheimer, E ...

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<strong>Témoins</strong> <strong>du</strong> <strong>désastre</strong> : <strong>la</strong> <strong>pensée</strong> <strong>de</strong> T. W. <strong>Adorno</strong>, M. <strong>Horkheimer</strong> et E.<br />

Levinas à l’épreuve <strong>de</strong> <strong>la</strong> Shoah<br />

Orietta OMBROSI<br />

Université <strong>de</strong> Bologne<br />

« On ne peut pas s’en sortir que <strong>de</strong> <strong>la</strong> clôture <strong>de</strong> barbelés électrifiés. La sempiternelle<br />

souffrance a autant <strong>de</strong> droit à l’expression que le torturé celui <strong>de</strong> hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien<br />

avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire <strong>de</strong> poèmes ».<br />

Cette phrase d’<strong>Adorno</strong> met en question une autre plus connue qui a ren<strong>du</strong> impopu<strong>la</strong>ire le<br />

philosophe allemand et dont les échos résonnent encore aujourd’hui : « écrire un poème après<br />

Auschwitz est barbare » 1 . Ce célèbre aphorisme sur l’interdiction <strong>de</strong> l’ars poetica, qui date <strong>de</strong> 1949, est<br />

re<strong>la</strong>tivisé, mais non complètement rectifié, dans cette phrase <strong>de</strong> Dialectique Négative, postérieure <strong>de</strong><br />

presque vingt ans (1966), qui intro<strong>du</strong>it parfaitement au cœur <strong>de</strong> notre travail.<br />

En effet, cette phrase répète le paradoxe adornien, dans le sil<strong>la</strong>ge <strong>du</strong>quel nous nous<br />

trouvons encore aujourd’hui, entre l’absurdité d’une culture renaissante <strong>de</strong>s cendres d’Auschwitz et <strong>la</strong><br />

nécessité <strong>de</strong> cette culture même. D’un côté, il y a <strong>la</strong> conscience que toute culture, art, littérature,<br />

philosophie, « ressuscitée » 2 après Auschwitz ou postérieure à Auschwitz, n’est « qu’un tas<br />

d’or<strong>du</strong>re », « y compris sa critique urgente » 3 , selon les termes <strong>du</strong> philosophe ; <strong>de</strong> l’autre, que cette<br />

culture même, fût-elle peu <strong>de</strong> chose, ou pire, <strong>de</strong> l’or<strong>du</strong>re, est pourtant nécessaire et urgente.<br />

Nécessaire, parce qu’elle ai<strong>de</strong> à comprendre le passé, à sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> barbarie, à faire que l’horreur ne<br />

se repro<strong>du</strong>ise jamais plus. Urgente, parce que les dévastations ne cessent pas <strong>de</strong> ravager notre<br />

présent. Nous nous trouvons donc dans l’impasse et le paradoxe <strong>de</strong> ne pas pouvoir sortir <strong>de</strong> ce<br />

« cercle » qui appelle à une critique constante <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture après Auschwitz et à <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong><br />

contribuer à sa reformu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’intérieur. Auschwitz aurait mis <strong>la</strong> culture, et pour ce qui nous<br />

concerne <strong>de</strong> plus près, <strong>la</strong> philosophie, dans une impasse insurmontable.<br />

Cependant, cet insurmontable peut être surmonté si <strong>la</strong> culture est poussée à re-parcourir<br />

l’itinéraire qui l’a con<strong>du</strong>ite à son échec, à re-considérer ses étapes, ses images, ses mythes, ses<br />

illusions, ses solutions aussi, à ré-écrire son histoire en somme, à travers le prisme d’une « auto-<br />

réflexion critique » confiée tout particulièrement à <strong>la</strong> philosophie ou à travers l’art, qui est « écriture<br />

inconsciente <strong>de</strong> l’histoire », et dont « les œuvres authentiques font écho à l’horreur extrême » 4 .<br />

S’ouvre ainsi une brèche dans le cercle vicieux d’une culture après Auschwitz, car <strong>la</strong><br />

philosophie, d’une part, et l’art, <strong>de</strong> l’autre, peuvent trouver leur raison d’être, voire trouver un sens<br />

1 Th. W. <strong>Adorno</strong>, « Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture et société » (1949), in Prismes, Payot, Paris, 1986, p. 23.<br />

2 Th. W. <strong>Adorno</strong>, « Les fameux années vingt » (1962), in Modèles critiques, Payot, Paris, 1984, p. 54. « L’idée<br />

d’une culture ressuscitée après Auschwitz est une leurre et une absurdité, et c’est pourquoi toute œuvre qui est<br />

finalement pro<strong>du</strong>ite doit payer un prix fort. Mais comme le mon<strong>de</strong> a survécu à son propre déclin, il a néanmoins<br />

besoin <strong>de</strong> l’art en tant qu’écriture inconsciente <strong>de</strong> l’histoire. Les artistes authentiques <strong>du</strong> présent sont ceux dont<br />

les œuvres font écho à l’horreur extrême ».<br />

3 T. W. <strong>Adorno</strong>, Dialectique négative (1966), Payot, Paris, 1992, p. 287.<br />

4 T.W. <strong>Adorno</strong>, Modèles critiques, cit.


aussi après le <strong>désastre</strong>, dans cette autocritique luci<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>pensée</strong> philosophique et <strong>du</strong> concept,<br />

apanage <strong>de</strong> <strong>la</strong> première, et dans l’écho <strong>de</strong> « l’horreur extrême », bien qu’« inconscient », attribué à <strong>la</strong><br />

secon<strong>de</strong>.<br />

Or, ne pourrions-nous pas dire que cette brèche dans « <strong>la</strong> clôture <strong>de</strong>s barbelés électrifiés »,<br />

dans <strong>la</strong>quelle semble emprisonnée <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> l’après, coïnci<strong>de</strong> avec le témoignage ? En effet, par<br />

quel autre mot désigner cette brèche sinon par celui <strong>de</strong> “témoignage”, qui est aussi un défi, <strong>la</strong>ncé par<br />

<strong>la</strong> philosophie, par cette philosophie qui veut se confronter avec « ce qu’il y a <strong>de</strong> plus extérieur et qui<br />

échappe au concept » 5 et, comme le disait notre phrase <strong>de</strong> départ, donner « droit d’expression » à <strong>la</strong><br />

souffrance ? Car si <strong>la</strong> philosophie – pour ne pas investir toute <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> cette même tâche – ne se<br />

confronte pas à cette extériorité absolue qu’est <strong>la</strong> souffrance, elle risque d’être « <strong>du</strong> même acabit que<br />

<strong>la</strong> musique d’accompagnement dont les SS aimaient à couvrir les cris <strong>de</strong>s victimes » 6 .<br />

Donner « droit d’expression » à <strong>la</strong> souffrance, c’est donc le propos d’<strong>Adorno</strong>. Un propos qui<br />

s’écrit sous le signe <strong>du</strong> témoignage, qui se fait témoignage sans pour autant se thématiser en tant que<br />

témoignage. Un propos que nous avons aussi assumé comme prioritaire pour notre recherche, bien<br />

que ce<strong>la</strong> puisse apparaître prétentieux, voire impossible.<br />

Cette recherche s’inscrit ainsi dans une interrogation sur les conditions <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>pensée</strong> philosophique après <strong>la</strong> Shoah, d’une <strong>pensée</strong> qui soit porteuse <strong>de</strong> mémoire, qui soit capable <strong>de</strong><br />

supporter le témoignage <strong>du</strong> <strong>désastre</strong> et <strong>de</strong> suivre cette brèche entrouverte par les philosophes <strong>de</strong><br />

Francfort – <strong>Adorno</strong> et <strong>Horkheimer</strong> – et par Levinas, en nous mettant à l’écoute <strong>de</strong> leur témoignage et<br />

sur un point bien précis : le témoignage qu’ils ont donné <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong>s persécutés et <strong>de</strong>s morts<br />

pendant <strong>la</strong> Shoah.<br />

Plus précisément, nous n’avons pas voulu montrer que l’œuvre en général <strong>de</strong> ces auteurs a<br />

été stigmatisée par l’horreur <strong>du</strong> nazisme et par l’enfer que celui-ci a engendré, ni non plus inscrire<br />

leurs <strong>pensée</strong>s dans l’époque où elles vinrent à <strong>la</strong> lumière, c’est-à-dire dans le contexte <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> l’Allemagne nazie, <strong>de</strong> l’après-guerre ou après Shoah. Nous avons préféré nous concentrer sur les<br />

textes, en analysant les idées centrales, étudier et attester comment à l’intérieur <strong>de</strong> passages décisifs,<br />

parfois aussi dans les interruptions et les apories, ces philosophes expriment ce témoignage : le<br />

témoignage <strong>de</strong>s temps sombres, certes, mais surtout le témoignage <strong>du</strong> mal et <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance<br />

détruisant les victimes <strong>de</strong> l’extermination nazie ; le témoignage <strong>de</strong>s heures tragiques, mais surtout, le<br />

témoignage <strong>du</strong> mal et <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance s’imposant à <strong>la</strong> <strong>pensée</strong> comme barrage, comme écueil, comme<br />

problème philosophique. Car tous ces philosophes, chacun à sa manière et plus au moins<br />

vigoureusement, ont eu le courage, <strong>la</strong> force, parfois seulement le désespoir, <strong>de</strong> témoigner en<br />

s’efforçant <strong>de</strong> comprendre ce qui s’est passé, en se <strong>la</strong>issant interroger par l’événement et par<br />

l’ébranlement que celui-ci a pro<strong>du</strong>it, en faisant face à <strong>de</strong>s questions qui mettent en question même<br />

leur droit d’existence en tant que questions philosophiques. De plus, ces auteurs ont ressenti<br />

vivement, violemment aussi, <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort imposées aux<br />

victimes <strong>de</strong>s chambres à gaz, <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> mettre à l’épreuve leurs <strong>pensée</strong>s personnelles face à ce<br />

mal. Ils ont ressenti, en somme, l’urgence <strong>de</strong> confronter leurs <strong>pensée</strong>s avec le cri, l’agonie, le silence<br />

<strong>de</strong>s morts d’Auschwitz. Et nous, <strong>de</strong> notre part, l’urgence <strong>de</strong> les interroger précisément là, à l’écoute <strong>de</strong><br />

5 T.W. <strong>Adorno</strong>, Dialectique Négative, cit., p. 286.<br />

6 Ibid.<br />

2


cette blessure.<br />

Mais une objection pourrait s’imposer et contester cette approche : le témoignage <strong>de</strong> ceux<br />

qui ont eu le privilège d’échapper à <strong>la</strong> Catastrophe grâce à l’exil, comme <strong>Adorno</strong> et <strong>Horkheimer</strong>, ou qui<br />

ont eu <strong>la</strong> chance <strong>de</strong> se sauver par <strong>la</strong> protection <strong>de</strong> l’uniforme français, comme Levinas, est-il un<br />

témoignage légitime ? Plus généralement, est-il possible, pour les rescapés, pour ceux qui n’ont pas<br />

vu <strong>la</strong> Gorgone, <strong>de</strong> porter témoignage pour ceux qui, au contraire, ont vu son horrible face et ont touché<br />

le fond ? En d’autres termes, si les vrais témoins sont seulement les « naufragés », comme le<br />

souligne avant tous Primo Levi, comment peut-on témoigner pour les absents ? Comment peut-on<br />

dire, porter à l’expression, les silences et les souffrances <strong>de</strong>s disparus ?<br />

Cette impossibilité <strong>du</strong> témoignage va <strong>de</strong> pair avec sa nécessité. On achoppe donc sur un<br />

autre paradoxe : le paradoxe <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir reconnaître l’impossibilité <strong>du</strong> témoignage et, en même temps,<br />

<strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> témoigner que tous les rescapés ont ressentie – sous <strong>la</strong> forme d’une impulsion ou<br />

d’une tâche quelle qu’elle soit – et que <strong>Adorno</strong>, <strong>Horkheimer</strong>, Levinas, eux aussi, ont éprouvée, fût-ce<br />

dans l’aveu <strong>de</strong> <strong>la</strong> « honte » 7 d’ avoir survécu.<br />

C’est par là, par cette voie qui tente <strong>de</strong> prêter l’oreille aux souffrances <strong>de</strong>s absents et, en<br />

même temps, <strong>de</strong> <strong>la</strong> dire par une voix philosophique s’adressant à un autre, par un témoignage<br />

précisément, par<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong> première personne, fût-elle plurielle, et s’adressant à cet autre que nous<br />

sommes, que nous avons trouvé <strong>la</strong> première attestation <strong>du</strong> témoignage chez les philosophes choisis.<br />

C’est à partir <strong>de</strong> là donc que nous avons pu interpréter leur <strong>pensée</strong> comme <strong>de</strong>s témoignages <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Shoah et ainsi recueillir <strong>la</strong> bouteille à <strong>la</strong> mer qu’ils ont jetée pour que quelqu’un d’autre <strong>la</strong> recueille.<br />

Le premier signe <strong>de</strong> cette attestation est donc le fait qu’<strong>Adorno</strong>, <strong>Horkheimer</strong> et Levinas, se<br />

mettent eux-mêmes sur <strong>la</strong> trace <strong>du</strong> témoignage, en s’adressant à un nous qui vient après, à un nous<br />

nécessaire au témoignage même car quelqu’un d’autre doit l’entendre ou le recueillir, à ce nous que<br />

nous sommes et qui nous réunit ici aujourd’hui. <strong>Adorno</strong> en particulier s’adresse à ce nous dans le<br />

fameux impératif catégorique <strong>de</strong> l’après Auschwitz, inscrit dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> Dialectique<br />

Négative : « Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif catégorique : penser et agir en sorte<br />

qu’Auschwitz ne se répète pas, que rien <strong>de</strong> semb<strong>la</strong>ble arrive. (…) Ce serait un sacrilège que <strong>de</strong> traiter<br />

(cet impératif) d’une manière discursive : en lui se donne à sentir corporellement dans <strong>la</strong> moralité le<br />

moment <strong>de</strong> son surgissement » 8 . Impératif qui a été analysé <strong>de</strong> très près dans les pages <strong>de</strong> notre<br />

recherche parce qu’il se structure sur le sentir corporel que nous éprouvons face à l’horreur <strong>de</strong><br />

« l’insoutenable douleur physique » <strong>de</strong> ceux qui ont succombé. Ainsi, <strong>Adorno</strong>, retrouve le sens pour<br />

une philosophie après Auschwitz, dans les <strong>de</strong>ux branches <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique et <strong>de</strong> l’éthique, en<br />

faisant appel au sentiment que nous, <strong>de</strong> l’après, éprouvons face à l’intolérable <strong>de</strong>s souffrances<br />

d’Auschwitz. <strong>Horkheimer</strong>, <strong>de</strong> son côté, nous transmet également un impératif dictant <strong>la</strong> nécessité<br />

d’empêcher que l’horreur se repro<strong>du</strong>ise, mais il nous confie surtout le geste <strong>de</strong> transmettre, à travers<br />

notre mémoire, notre vie, notre travail, un savoir, un savoir se souvenir <strong>de</strong>s disparus et <strong>de</strong> leurs<br />

7 Ce sentiment <strong>de</strong> honte et culpabilité est éprouvé par les trois philosophes. Pour <strong>Adorno</strong>, cfr. Dialectique<br />

négative, op. cit., pp. 285-286 : « …drastique culpabilité <strong>de</strong> celui qui a été épargné » ; pour <strong>Horkheimer</strong>, cfr. le<br />

fragment « Le rescapé », dans Notes critiques, op. cit. p. 247 : « puisque enfin je ne peux qu’avoir honte d’être<br />

là » ; pour Levinas, cfr. « Sans nom », dans Noms propres, op. cit., p. 142 : « …l’injustifié privilège d’avoir<br />

survécu à six millions <strong>de</strong> morts ».<br />

8 T. W. <strong>Adorno</strong>, Dialectique négative, cit., p. 286.<br />

3


souffrances : « Nous, intellectuels juifs, rescapés <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort dans les supplices hitlériens, n’avons<br />

qu’un seul <strong>de</strong>voir : agir pour que l’effroyable ne se repro<strong>du</strong>ise pas, ni ne tombe dans l’oubli, assurer<br />

l’union avec ceux qui sont morts dans <strong>de</strong>s tourments indicibles. Notre <strong>pensée</strong>, notre travail leur<br />

appartiennent : le hasard par lequel nous y avons échappé ne doit pas mettre en question l’union avec<br />

eux, mais <strong>la</strong> rendre plus certaine ; toutes nos expériences doivent se p<strong>la</strong>cer sous le signe <strong>de</strong> l’horreur<br />

qui nous était <strong>de</strong>stinée comme à eux. Leur mort est <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> notre vie, nous sommes ici pour<br />

exprimer leur désespoir et leur nostalgie » 9 . Ce fragment intitulé « Après Auschwitz », (qui fait partie <strong>de</strong><br />

ces notes écrites entre ‘49 et ‘69 ensuite réunies dans le livre Notes Critiques), porte indéniablement<br />

les signes d’une souffrance personnelle et d’une « judéité consciente et assumé » 10 . Ici, le<br />

« désespoir » et <strong>la</strong> « nostalgie » <strong>de</strong>s morts « dans <strong>de</strong>s tourments indicibles » <strong>de</strong>vient <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

et <strong>du</strong> travail <strong>de</strong> l’intellectuel juif rescapé <strong>de</strong>s « supplices hitlériens » et <strong>de</strong> celui qui vient après. Bien<br />

que dans ce texte <strong>Horkheimer</strong> semble circonscrire <strong>la</strong> tâche <strong>du</strong> témoignage à l’intellectuel juif, à<br />

différence <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> plus universaliste <strong>de</strong> l’impératif adornien, il nous a semblé important <strong>de</strong><br />

souligner que chez <strong>Horkheimer</strong> également c’est <strong>la</strong> souffrance physique <strong>de</strong>s massacrés qui déclenche<br />

le témoignage dont <strong>la</strong> tâche consiste à donner voix, donner expression, au désespoir et à l’abandon<br />

<strong>de</strong>s morts. Quant à Levinas, nous avons révélé comment dans un article dédié aux « sans nom », à<br />

ceux qui moururent dans une « solitu<strong>de</strong> » absolue, dans un mon<strong>de</strong> « mis en question par les<br />

triomphes hitlériens », il pose <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> transmettre un enseignement à ceux qui<br />

naquirent « au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> <strong>la</strong> Libération », « aux hommes nouveaux » <strong>de</strong> l’après Auschwitz. Levinas<br />

s’adresse donc à ce nous que nous sommes, en avançant trois vérités ou enseignements paradoxaux<br />

– l’indispensable <strong>de</strong>s nourritures terrestres, <strong>la</strong> responsabilité à l’égard <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> paix, le privilège<br />

donné à <strong>la</strong> force intérieure – qui attestent une fois <strong>de</strong> plus <strong>la</strong> nécessité d’empêcher que l’horreur se<br />

repro<strong>du</strong>ise, et <strong>la</strong> force intérieure qui doit naître d’un accès nouveau aux textes <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition juive.<br />

Mais, ce qui apparaît plus singulier encore, c’est que <strong>la</strong> tâche d’un renouvellement capable d’ouvrir un<br />

horizon nouveau pour ceux qui viennent après passe à travers l’idée d’une subjectivité autre, où l’un<br />

est responsable <strong>de</strong> l’autre, où chacun est appelé à être responsable <strong>de</strong> l’autre.<br />

Nous avons constaté ensuite comme un signe fort <strong>de</strong> ce témoignage – c’est le second<br />

moment <strong>de</strong> notre analyse – que pour <strong>Adorno</strong>, <strong>Horkheimer</strong> et Levinas, l’un <strong>de</strong>s pivots essentiels <strong>de</strong><br />

leurs parcours différents tourne précisément autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance physique. Nous avons montré,<br />

non sans difficulté, que les trois philosophes se révèlent très attentifs et sensibles à <strong>la</strong> souffrance<br />

physique en général et, en particulier, à <strong>la</strong> douleur infligée dans les camps d’extermination. De plus,<br />

nous n’avons pas seulement commenté les articles ou les passages où cette souffrance est traitée,<br />

voire thématisée, mais nous nous sommes risquée à décrypter les concepts clés <strong>de</strong> l’un et <strong>de</strong> l’autre<br />

et à en découvrir ce fil rouge, ce nerf ten<strong>du</strong>, qui les relient. Chez <strong>Adorno</strong>, nous l’avons déjà dit, <strong>la</strong><br />

souffrance physique fon<strong>de</strong> le nouvel impératif catégorique, en justifiant <strong>la</strong> base matérielle d’une<br />

éthique « matérialiste » après Auschwitz. Ici le corporel intervient parce que corporelles furent les<br />

souffrances <strong>de</strong> ceux qui périrent et furent torturés dans les camps, parce que le corps était le <strong>de</strong>rnier<br />

rési<strong>du</strong>, ou médium, pour supprimer l’indivi<strong>du</strong>alité <strong>de</strong>s internés ; parce qu’enfin notre réaction, face à <strong>la</strong><br />

douleur <strong>de</strong> ce que nous n’avons pas connu et à l’outrage <strong>de</strong>s corps, appartient à <strong>la</strong> sphère <strong>du</strong> sentir<br />

9 Max <strong>Horkheimer</strong>, Notes critiques, Payot, Paris, 1993, p. 259.<br />

10 Enzo Traverso, L’Histoire déchiré. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Carf, Paris, 1997.<br />

4


corporel, à une certaine com-passion/ré-pulsion face à « l’insupportable agonie physique » <strong>de</strong>s morts<br />

d’Auschwitz. Chez Levinas, le corporel <strong>de</strong>vient essentiel quand il s’agit <strong>de</strong> penser et dire une autre<br />

subjectivité – autre que celle fondée sur l’auto-conservation (le conatus essendi) visant à persévérer<br />

dans son être et con<strong>du</strong>isant à <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> <strong>la</strong> « p<strong>la</strong>ce au soleil », source <strong>de</strong> toute guerre –, une autre<br />

subjectivité où le moi est appelé au don et au sacrifice, à répondre <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong> l’autre, à lui<br />

donner jusqu’au « pain arraché <strong>de</strong> sa bouche ». Mais encore une fois, il ne s’agit pas d’une souffrance<br />

corporelle généralisée, ni recherchée, comme un discours masochiste pourrait l’entendre, mais d’une<br />

souffrance imposée, d’une certaine façon, par le scandale <strong>de</strong>s souffrances d’Auschwitz. En d’autres<br />

termes, Levinas semble renverser d’une manière hyperbolique, en particulier dans son livre Autrement<br />

qu’être (1974), les souffrances physiques subies dans l’extrême <strong>de</strong>s persécutions hitlériennes, en<br />

souffrances physiques <strong>de</strong> l’autre homme dont le sujet est appelé à répondre. Comme si, selon les<br />

mots <strong>du</strong> philosophe, « à l’issue d’un siècle <strong>de</strong> souffrances sans nom », l’unique possibilité pour une<br />

« mo<strong>de</strong>rnité encore clignotante » était celle <strong>de</strong> dire une subjectivité humaine dont son nœud serait<br />

« l’attention à <strong>la</strong> souffrance d’autrui » et d’élever celle-ci au « suprême principe éthique » d’une<br />

communauté qui vient après « les cruautés <strong>de</strong> notre siècle » 11 . Enfin, chez <strong>Horkheimer</strong>, cette attention<br />

à <strong>la</strong> souffrance et au corporel, centrale chez les <strong>de</strong>ux autres philosophes, s’est révélée plus difficile à<br />

décrypter parce que mo<strong>du</strong>lée et reformulée au cours <strong>de</strong>s années et parce que plus centrée sur <strong>la</strong><br />

souffrance en général que sur les souffrances spécifiques d’Auschwitz. En effet, au début (en 1942), le<br />

corporel a été pensé et analysé par le Directeur <strong>de</strong> l’Institut en Sciences Sociales en re<strong>la</strong>tion avec <strong>la</strong><br />

force physique à travers <strong>la</strong>quelle l’indivi<strong>du</strong>, autant dans <strong>la</strong> société <strong>de</strong> masse que dans <strong>la</strong> société<br />

hitlérienne, a été dompté par les systèmes culturels concentrés sur le travail ou par les purges nazies.<br />

Que ce soit à travers <strong>la</strong> torture ou par l’exaltation <strong>du</strong> corps, il semble incontestable à <strong>Horkheimer</strong> que<br />

dans son idéologie eugéniste le « fascisme » a réhabilité <strong>la</strong> souffrance physique. Plus tard (en 1945),<br />

<strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong>vient <strong>la</strong> souffrance que <strong>la</strong> nature subit par <strong>la</strong> domination <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison instrumentale, y<br />

compris <strong>la</strong> nature en l’homme, à qui <strong>la</strong> raison impose <strong>la</strong> répression <strong>de</strong>s passions dans le but<br />

fondamental <strong>de</strong> l’auto-conservation. Dans ce sens, <strong>la</strong> souffrance se révèle, et <strong>de</strong> plus en plus au long<br />

<strong>de</strong>s années, comme « universelle », touchant tous les opprimés <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre, les vaincus <strong>de</strong> l’histoire,<br />

mais également toutes les créatures. Face à cette douleur <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, à <strong>la</strong> déréliction <strong>de</strong> l’espèce<br />

humaine et à celle <strong>de</strong>s autres espèces perpétuellement exploitées, le philosophe ne peut que réagir<br />

avec une nouvelle forme <strong>de</strong> solidarité très semb<strong>la</strong>ble à <strong>la</strong> pitié qui, face à <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong> l’autre,<br />

essaye <strong>de</strong> <strong>la</strong> sou<strong>la</strong>ger, d’en ré<strong>du</strong>ire l’emprise et l’injustice, fût-ce au moyen <strong>du</strong> progrès technologique,<br />

« si nécessaire et si cher payé » 12 . Encore une fois <strong>la</strong> lucidité <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie critique se montre dans tout<br />

son pessimisme, en faisant appel pourtant, comme chez Levinas, au petit acte <strong>de</strong> bonté, infiniment<br />

petit, dont chaque indivi<strong>du</strong> serait enfin et malgré tout encore capable.<br />

Cette recherche, dormais c’est c<strong>la</strong>ir, n’appartient pas au domaine <strong>de</strong> l’historiographie au<br />

sens strict <strong>du</strong> terme, ni non plus à celui <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s idées, mais elle s’inscrit dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

philosophie <strong>de</strong> l’histoire. Plus exactement une anthropologie <strong>de</strong> l’histoire. Dans ce travail, en effet, <strong>la</strong><br />

Shoah <strong>de</strong>vient l’objet à partir <strong>du</strong>quel un discours philosophique peut, ou ne peut pas, se faire – et en<br />

fait il s’est fait –, l’objet à partir <strong>du</strong>quel une <strong>pensée</strong> sur l’homme et l’éthique peut, ou ne peut plus,<br />

11 E. Levinas, in Nomes propres, op. cit., p. 142.<br />

12 M. <strong>Horkheimer</strong>, « La Théorie critique hier et aujourd’hui », in Théorie critique, Payot, Paris, 1978.<br />

5


s’esquisser. Elle suppose que <strong>la</strong> Shoah a pro<strong>du</strong>it une césure <strong>de</strong> l’histoire, ainsi qu’un ébranlement <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> culture investissant aussi <strong>la</strong> <strong>pensée</strong> philosophique.<br />

La Shoah, l’histoire complexe <strong>de</strong> <strong>la</strong> Shoah, s’est imposée comme barrage au discours<br />

philosophique parce que, nous l’avons dit, elle a montré l’échec <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture censée être source <strong>de</strong><br />

civilisation et <strong>de</strong> progrès pour l’Occi<strong>de</strong>nt, Occi<strong>de</strong>nt qui a grandi aussi sur, par, à travers les valeurs<br />

<strong>de</strong>s Lumières et <strong>de</strong>s autres systèmes philosophiques. La Shoah a imposé donc au discours<br />

philosophique <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> se confronter avec lui-même, <strong>de</strong> se mettre en question, <strong>de</strong> s’analyser <strong>de</strong><br />

l’intérieur ; <strong>de</strong> son côté, le discours philosophique, et aussi ce discours qui est le nôtre, tente d’éc<strong>la</strong>irer<br />

l’événement historique par <strong>de</strong>s moyens qui sont d’ordre théorique, théorétique et herméneutique. Par<br />

conséquent cette recherche s’insère dans le panorama interprétatif <strong>de</strong> <strong>la</strong> Shoah dont les pionniers<br />

furent justement les philosophes <strong>de</strong> l’Ecole <strong>de</strong> Francfort, en partageant l’idée centrale que <strong>la</strong> Shoah<br />

représente une rupture <strong>de</strong> l’histoire et l’épiphénomène <strong>de</strong> <strong>la</strong> dialectique <strong>de</strong>s Lumières, dans le sens<br />

qu’elle montre que <strong>la</strong> rationalité occi<strong>de</strong>ntale va jusqu’à s’autodétruire, que <strong>la</strong> civilisation éc<strong>la</strong>irée<br />

parvient à se renverser en barbarie. Elle signe <strong>la</strong> rupture et <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation.<br />

Actuellement les jalons <strong>de</strong> cette lecture semblent reformulés, mais d’une manière nouvelle,<br />

par Dan Diner, dans son interprétation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Shoah comme fracture <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation ou<br />

« Zivilisationsbruch » 13 . Selon Diner, avec l’Holocauste (il préfère utiliser ce terme car il serait<br />

l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> mémoire et <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion autour <strong>de</strong> l’événement historique) nous avons à faire avec<br />

un renversement radical <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture éc<strong>la</strong>irée <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt et pour cette raison<br />

précisément le terme <strong>de</strong> « rupture <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation » est pertinent. En outre, ce terme est l’expression<br />

d’une comparaison intellectuelle qui investit en même temps l’histoire, l’épistémologie, <strong>la</strong> philosophie,<br />

l’anthropologie. Mais l’aspect le plus original <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> Diner – et que nous consent <strong>de</strong> nous<br />

associer sur un point ultérieur – c’est que le concept <strong>de</strong> « rupture <strong>de</strong> civilisation/culture » permet <strong>de</strong><br />

rapprocher <strong>de</strong>ux approches <strong>de</strong> <strong>la</strong> Shoah généralement très distantes et souvent opposées, c’est-à-dire<br />

l’approche “singu<strong>la</strong>riste” et celle universaliste, dans ses formes les moins extrêmes. La première<br />

étant, selon Diner, l’approche qui considère l’événement d’une perspective singulière comme<br />

l’expérience unique vécue collectivement par les Juifs en tant que Juifs qui ont été exterminés<br />

uniquement parce que Juifs ; l’autre, l’approche universaliste, dépassant le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s Juifs en tant que<br />

tels et visant à faire d’un cas singulier un universel, comme ce qui ne doit plus jamais arriver. Diner<br />

rapproche ces <strong>de</strong>ux perspectives en attribuant à l’une et l’autre le concept <strong>de</strong> « rupture <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

civilisation », rupture aux dépens <strong>de</strong>s Juifs, dans le sens d’un jamais auparavant, et aussi aux dépens<br />

<strong>de</strong> l’humanité, dans le sens d’un jamais plus après. Ainsi un crime contre l’humanité, subi et vécu en<br />

premier lieu par les Juifs, est étudié dans une perspective se focalisant sur les victimes <strong>de</strong><br />

l’événement et se fondant sur <strong>de</strong>s arguments historiques, et en même temps dans une perspective<br />

anthropologique partant <strong>de</strong>s événements historiques mais s’é<strong>la</strong>rgissant à <strong>de</strong>s conclusions va<strong>la</strong>bles<br />

universellement (où l’universel est déjà re<strong>la</strong>tif à <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt européen et aux cultures se<br />

disant re<strong>de</strong>vables <strong>de</strong> celle-ci)<br />

Dans notre recherche, ces <strong>de</strong>ux perspectives se touchent et se rencontrent, sans toutefois<br />

13 Dan Diner, « “Zivilizationsbruch” : <strong>la</strong> frattura <strong>de</strong>l<strong>la</strong> civiltà come epistemologia <strong>de</strong>l<strong>la</strong> Shoah », in Storia <strong>de</strong>l<strong>la</strong><br />

Shoah. La crisi <strong>de</strong>ll’Europa e lo sterminio <strong>de</strong>gli ebrei, ed. M. Cattaruzza, M. Flores, S.L. Sul<strong>la</strong>, E. Traverso,<br />

Utet, Turin, novembre 2005. Cf. aussi Dan Diner (ed.), Zivilizationsbruch. Denken nach Auschwitz, Ficher,<br />

Frankfurt am Main 1988 ; Beyond the Conceivable. Studies on Germany, Nazism, and the Holocaust, University<br />

of California Press, Berkeley, 2000.<br />

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effacer les fausses notes qui surgissent parfois, inatten<strong>du</strong>es, et révèlent <strong>la</strong> tension, jamais résolue,<br />

entre les <strong>de</strong>ux. Le point <strong>de</strong> vue singulier <strong>de</strong>s victimes est mis en valeur car il s’agit d’entendre <strong>de</strong>s<br />

témoignages <strong>de</strong> philosophes, tous juifs et dans <strong>la</strong> “difficile” condition d’avoir survécu et <strong>de</strong> vouloir dire<br />

<strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité d’une souffrance qu’ils n’ont pas connue et qui en même temps les concerne directement<br />

en tant que juifs. D’ailleurs, le point <strong>de</strong> vue universaliste est également reconnu, malgré tout, malgré <strong>la</strong><br />

critique que les auteurs eux-mêmes avancent à <strong>la</strong> vision universaliste <strong>de</strong> l’histoire, parce que leurs<br />

réflexions, tout en partant <strong>de</strong> l’événement historique <strong>de</strong> l’extermination <strong>de</strong>s Juifs d’Europe et da <strong>la</strong><br />

singulière souffrance d’Auschwitz, se concentrent sur <strong>de</strong>s conceptions philosophiques qui peuvent être<br />

considérées universellement – par exemple, l’idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison en tant que raison instrumentale et<br />

raison <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité, le principe d’autoconservation, le principe <strong>de</strong> responsabilité et <strong>de</strong> solidarité, <strong>la</strong> pitié,<br />

<strong>la</strong> froi<strong>de</strong>ur, <strong>la</strong> compassion – et qui <strong>de</strong>vraient l’être surtout après <strong>la</strong> Shoah, après « <strong>la</strong> rupture <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

civilisation », afin que l’horreur ne soit jamais plus. C’est-à-dire que le regard universaliste, s’il y en a<br />

un seul, resurgit au moment <strong>de</strong> penser après cette rupture et <strong>de</strong> penser, comme l’ont fait les<br />

philosophes étudiés, et comme à notre tour nous avons essayé <strong>de</strong> le faire, comment s’en sortir,<br />

comment surmonter l’égarement moral et <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> tout sens – sens <strong>de</strong> l’humain, sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison,<br />

sens <strong>de</strong> l’éthique, sens <strong>de</strong> Dieu –, sans cé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> tentation <strong>de</strong> succomber à <strong>la</strong> déso<strong>la</strong>tion et au vi<strong>de</strong><br />

que nous a <strong>la</strong>issés <strong>la</strong> catastrophe.<br />

C’est dans ce conteste d’une <strong>pensée</strong> <strong>de</strong> l’après, dans cette tension entre une lecture<br />

s’adressant au “singulier” <strong>de</strong> ce <strong>désastre</strong> et à “l’universel” en l’homme, que notre travail peut trouver<br />

enfin un sens.<br />

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