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LEGARDE-ROBEDEFRÉDÉRIQUE par Julie Beauchamp<br />

C’est pas ton genre<br />

Ce soir, cinq équipes de bal<strong>le</strong>-mol<strong>le</strong> de New York viennent de débarquer<br />

pour un tournoi. Y’a de l’Américaines dans la place. Frédérique <strong>le</strong>s regarde<br />

arriver comme si un train comp<strong>le</strong>t de nouvel<strong>le</strong>s recrues venait d’enentrer en<br />

gare. Ça va être chaud, et la terrasse déborde déjà. Il y en a pour tous <strong>le</strong>s<br />

goûts et tous <strong>le</strong>s âges. Enfin, on ne nage pas dans the L-Word, ça ressemb<strong>le</strong><br />

plutôt à la vraie vie. Fred sort son meil<strong>le</strong>ur anglais; el<strong>le</strong> adore l’énergie de<br />

party qui commence à s’instal<strong>le</strong>r. Marlène est assise au bout du bar avec Céline.<br />

El<strong>le</strong> toise <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s unes après <strong>le</strong>s autres, à la recherche d’une quelconque<br />

rencontre. Marlène espère secrètement une étincel<strong>le</strong> comme dans<br />

<strong>le</strong>s films, mais ne se raconte pas d’histoire. El<strong>le</strong> a 51 ans, el<strong>le</strong> est célibataire<br />

depuis trois ans et <strong>le</strong>s quelques mouvements de reins qui lui ont fait palpiter<br />

<strong>le</strong> cœur se sont éteints dans des rendez-vous où l’amour avait fait faux<br />

bond. Son esprit romantique a été mis à rude épreuve et Céline, son ex, revient<br />

de temps à autre s’assurer que sa place est toujours libre, même si el<strong>le</strong><br />

prône une amitié où il ne faut pas tout mélanger, comme ce soir. Il ne faut<br />

pas tout confondre! C’est tel<strong>le</strong>ment classique! Fred reçoit une commande<br />

spécia<strong>le</strong> et s’approche de Marlène. «Salut! C’est ton jour de chance!»<br />

Marlène fige. «Quoi?» «Oui, tu vois la femme là-bas, el<strong>le</strong> t’offre un verre!<br />

Qu’est-ce que je te sers?» Son regard se porte instantanément sur la femme<br />

en question. Première réf<strong>le</strong>xion: «Vraiment pas mon genre: el<strong>le</strong> doit avoir 55<br />

ans et en fait 60, franchement trop masculine et légèrement costaude, seu<strong>le</strong><br />

la coupe de cheveux sauve la mise! Mar<strong>le</strong>ne n’est pas la féminité incarnée,<br />

mais s’est toujours retrouvée avec des femmes comme el<strong>le</strong>, ni très féminines<br />

ni très masculines, juste entre <strong>le</strong>s deux. El<strong>le</strong> tergiverse. Céline lui donne un<br />

coup de coude. «Ouais! Mar<strong>le</strong>e, tu pognes avec <strong>le</strong>s Américaines!» Marlène<br />

fait fi du dernier commentaire et accepte, ça n’engage à rien! Fred s’exécute<br />

et retourne voir la femme qui envoie son plus beau sourire en guise d’appréciation.<br />

El<strong>le</strong> s’appel<strong>le</strong> Jane, el<strong>le</strong> a 64 ans, un sourire communicatif qui<br />

rend ses yeux b<strong>le</strong>us encore plus doux. El<strong>le</strong> travail<strong>le</strong> dans une grosse agence<br />

de pub à New York, joue dans la même équipe depuis 20 ans, par<strong>le</strong> français<br />

avec un magnifique accent, adore Rufus Wainwright et fait partie d’une association<br />

qui défend <strong>le</strong>s droits des gais et <strong>le</strong>sbiennes: el<strong>le</strong> est impliquée. Son<br />

coming out: <strong>le</strong> 8 janvier 1976, el<strong>le</strong> a appelé sa mère pour lui dire qu’el<strong>le</strong><br />

aimait <strong>le</strong>s femmes, qu’el<strong>le</strong> avait toujours été <strong>le</strong>sbienne et qu’el<strong>le</strong> ne se<br />

cacherait plus. El<strong>le</strong> n’a pas parlé à ses parents pendant plus de 5 ans. Sur<br />

son lit de mort, sa mère lui a dit combien el<strong>le</strong> l’aimait. Jane a longtemps<br />

p<strong>le</strong>uré sa mère, mais n’a jamais regretté sa décision.<br />

La gêne pétrifie un peu Marlène. Que doit-el<strong>le</strong> faire? A-t-el<strong>le</strong> vraiment <strong>le</strong><br />

goût de faire connaissance? Cette femme ne l’intéresse pas vraiment, à prime<br />

abord. Ce n’est pas la dream girl qu’el<strong>le</strong> souhaite, mais l’atmosphère est<br />

tel<strong>le</strong>ment relaxe. Céline est aux aguets et toute la situation ne lui déplait pas<br />

entièrement. Frédérique s’interpose. «Tu devrais al<strong>le</strong>r lui par<strong>le</strong>r, el<strong>le</strong> est<br />

hyper sympathique, el<strong>le</strong> ne cherche rien, el<strong>le</strong> dit qu’el<strong>le</strong> a déjà tout.» C’est<br />

étrange la sensation de penser qu’el<strong>le</strong> a tout; el<strong>le</strong> doit être en coup<strong>le</strong> et veut<br />

se taper un trip montréalais! C’est hors de question, je ne suis pas un objet,<br />

se dit Marlène, passant brusquement de l’indifférence la plus tota<strong>le</strong> à l’indignation<br />

manifeste. Jane n’attend pas et s’avance tout près d’el<strong>le</strong>, Céline la<br />

dévisage avec un sourire narquois. Les présentations usuel<strong>le</strong>s se font sans<br />

010 juil<strong>le</strong>t 2010 fugues.com<br />

embarras. Jane ne connaît pas de<br />

frontière, sa voix est calme et rassurante.<br />

Contrairement aux idées préconçues<br />

de Marlène, el<strong>le</strong> est célibataire.<br />

El<strong>le</strong> aime rencontrer, discuter,<br />

écouter, apprendre, el<strong>le</strong> trouve que <strong>le</strong>s<br />

gens ne se par<strong>le</strong>nt pas suffisamment.<br />

Les perceptions, <strong>le</strong>s préjugés, la peur<br />

de l’autre, <strong>le</strong>s attentes irréalistes nous<br />

freinent dans nos désirs de connaître.<br />

Marlène l’écoute avec intérêt et lui<br />

par<strong>le</strong> avec engouement. El<strong>le</strong> pense<br />

qu’il y a des gens qui sont d’une gentil<strong>le</strong>sse<br />

indescriptib<strong>le</strong>, comme si <strong>le</strong>ur<br />

présence nous donnait l’impression<br />

d’être quelqu’un pour soi-même.<br />

Jane a ce don si rare. Donner sans rien<br />

attendre, être sans rien prouver. Toute<br />

beauté est relative et <strong>le</strong> charme a cette<br />

capacité de vieillir sans prendre aucune<br />

ride. Les amies de Jane viennent la<br />

chercher, el<strong>le</strong>s ont un autre party, une<br />

réception à <strong>le</strong>ur hôtel. El<strong>le</strong> doit partir,<br />

Marlène aimerait qu’el<strong>le</strong> reste, pour<br />

par<strong>le</strong>r encore d’el<strong>le</strong>s, de <strong>le</strong>urs vies, du<br />

temps qui passe. El<strong>le</strong> se sent boulimique,<br />

el<strong>le</strong> veut encore se nourrir à<br />

la voix de cette femme à l’allure<br />

garçonne. Jane lui donne <strong>le</strong> nom de<br />

l’hôtel, en lui disant : «If you feel like<br />

dancing, there’s a lot of pretty women<br />

your age! » Une heure plus tard, l’envie<br />

d’al<strong>le</strong>r retrouver Jane la travail<strong>le</strong>.<br />

«Alors, est-ce qu’on y va ?» Céline la<br />

regarde impétueusement. «Tu me<br />

niaises? Come on Mar<strong>le</strong>e, j’peux pas<br />

croire que t’es intéressée! As-tu pris<br />

de la drogue? C’est pas ton genre!»<br />

Marlène n’ajoute rien, el<strong>le</strong> regarde sa<br />

montre et commande une autre bière.<br />

Il est 3 h du matin, la fou<strong>le</strong> quitte <strong>le</strong>s<br />

lieux. Plusieurs lambinent sur la terrasse,<br />

il fait encore chaud. Frédérique<br />

commence à fermer son bar lorsque<br />

Céline se pointe un peu saou<strong>le</strong> et désorientée.<br />

«Hey Fred, c’est bien ça,<br />

Fred?» Fred acquiesce en lui servant<br />

un verre d’eau. «T’aurais pas vu Mar<strong>le</strong>e?<br />

J’étais sur la terrasse depuis au<br />

moins une heure et je ne la trouve<br />

plus.» Frédérique répond: «Ça fait<br />

longtemps qu’el<strong>le</strong> n’est plus ici, el<strong>le</strong><br />

n’a même pas fini sa bière.» Céline<br />

n’en revient pas, el<strong>le</strong> est partie sans<br />

el<strong>le</strong>! Oui, Marlène a quitté, el<strong>le</strong> est<br />

sortie dans la douceur de l’été, el<strong>le</strong> a<br />

hélé un taxi, a donné une adresse.<br />

El<strong>le</strong> a eu une urgence de connaître, un<br />

désir inavouab<strong>le</strong> d’écouter une voix et<br />

de sentir une présence… comme dans<br />

<strong>le</strong>s films.<br />

camil<strong>le</strong>avec2l@yahoo.ca<br />

Photo : Robert Laliberté

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