Interview de Licia Spagnesi - Galerie Les Filles du Calvaire

Interview de Licia Spagnesi avec Merlin James
1. Licia Spagnesi : Vos peintures semblent issues d’un long processus.Comment cela
commence-t-il ?
Merlin James :
Et bien, il n’y a pas vraiment de début au commencement d’une peinture. J’ai plusieurs œuvres en
cours de création dans mon atelier, et j’y travaille continuellement en retendant de vielles toiles sur de
nouveaux châssis, en découpant des peintures, en adaptant des anciennes à de nouvelles
proportions.
Je n’ai pas vraiment une idée précise des peintures avant de commencer leur réalisation, mais à un
certain moment la peinture achève sa propre identité, son caractère. A partir de ce moment-là cela
évolue vers une détermination.
2. LS : Combien de temps cela prend-il pour achever un travail, et quand décidez vous que la
peinture est terminée ?
MJ : Ca peut être rapide, mais souvent ça prend des mois ou une année. L’œuvre est terminée quand
elle se révèle entièrement et quand je cesse de la comprendre.
3.LS : Quelles sont les sources de vos images ? J’ai lu que certains de vos travaux trouvent
leurs origines dans des photographies anciennes.
MJ : Je n’ai pas vraiment de sources à proprement parler. L’idée qu’une image provient d’une autre,
ou d’une réalité qu ‘elle dépeint..Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Incontestablement les
peintures se réfèrent ou font allusions à quelque chose, parfois à un autre art ou à des photographies
que j’ai vu, ou à des espaces concrets ou des gens réels. Mais chaque œuvre doit devenir sa propre
source, c’est difficile à expliquer.
D’une certaine manière c’est trompeur de regrouper mes peintures par rapport à des références ou
des thèmes qu’elles semblent avoir en commun.
Mes expositions ont tendances à être très différentes. Corrélativement, je veux questionner ce qui
unifie toute l’œuvre, sachant qu’il n’y a pas de signature de style ou de sujet précis.
4. LS : Pouvez vous me raconter l’histoire qui se cache derrière n’importe laquelle de vos
oeuvres, comment elle prend vie, quelle en fut la source, comment elle se développe et en quoi
elle est importante pour comprendre votre peinture?
MJ : Une fois la peinture réalisée, il devient difficile de concevoir qu’elle n’existait pas auparavant, et
tout autant difficile de concevoir comment elle est apparue. Ca paraît juste inévitable. Récemment, les
peintures de viaducs par exemple…Je n’ai aucune idée de ce qu’elles signifient ni d’ où elles
proviennent. J’imagine que j’ai vu des viaducs de ce genre au cours des ans, en regardant à travers
les fenêtres des trains ou autres. Ils ne sont probablement pas de l’époque romaine ; ce sont des
chemins de fer ou des canaux de viaducs du dix neuvième ou du vingtième siècle, ou quelque chose
comme ça.
J’ai aussi des nouvelles peintures de personnages vues à travers des fenêtres de l’extérieur. Une fois
de plus, je ne sais pas pourquoi. Parfois je m’interroge moi-même sur cette personne que je vois à
travers la fenêtre, qui peut elle bien être (qu’il s’agisse d’un caractère fictif ou d’une personne que je
connais vraiment), mais bien sûr pour le regardeur ceci est sans importance.
Parfois, après avoir peint quelque chose, il arrive que je le vois de nouveau dans la réalité …J’ai
récemment vu ma petite amie par hasard à travers les fenêtres de son atelier durant la nuit. J’avais
peint ces images en Amérique, et avant même de la fréquenter donc j’ai eu un étrange sentiment en
la voyant à travers la fenêtre. Mais une fois de plus, ceci n’est pas d’une grande importance pour le
regardeur de la peinture.
5. LS : Vous trouez les œuvres ou créez des déchirures – pourquoi ces blessures, ces
violations sur les toiles ?
MJ : Je ne vois pas quelque chose d’agressif ou d’émotif dans ces déchirures. Rien de spécialement
symbolique. Ni une invitation à théoriser autour de l’idée de détruire la surface de l’image etc..
Ce ne sont pas comme les déchirures de Fontana par exemple.

Ce sont juste d’autres éléments participant au vocabulaire pictural.
Très souvent les gens ne les remarquent même pas pendant quelque temps. Et une fois que vous les
avez remarqués, vous les oubliez très rapidement, comme quand on aperçoit un grain de beauté ou
une tache de naissance sur le visage de quelqu’un, - vous vous y habituez et vous cessez presque de
le voir.
6. LS: Quelle est votre positionnement par rapport à la tradition.
MJ : Les gens pensent que je suis très concerné envers la tradition, et je le suis d’une certaine
manière. J’écris sur l’art et la plupart du temps, je suis plus intéressé par la peinture du passé que par
la peinture contemporaine. Mais en réalité, je trouve aussi qu’une bonne partie des peintures du
passé (comme celle d’aujourd’hui) sont en effet très déprimantes. Promenez vous dans le Louvre par
exemple - la majorité des oeuvres pourrait être brûlée demain et je n’ y verrais pas vraiment
d’objection. En fait ce serait un soulagement.
7. LS : Quels sont les mouvements ou les artistes qui ont été les plus influents pour vous ?
Certains critiques d’art ont reconnu une certaine parenté entre vos oeuvres et celles du peintre
anglais William Nicholson, ou celles de Dufy et Vuillard. Quand pensez vous ?
MJ : J’ai été très marqué par une grande exposition de Nicholson à Londres. C’est un peintre anglais
fabuleux de la première moitié du vingtième siècle. Tous sortes d’artistes de différentes périodes
m’influencent. Les paysages hollandais du dix-septième siècle par exemple. Les peintures de bétails
de Paul Potter me fascinent.
Ou en Italie, les peintres du Bamboccianti, des peintres de genre hollandais qui sont allés en Italie.
J’aime aussi les peintures de genre vénitiennes de Pietro Longhi – elles me fascinent. Je suppose que
mes intérêts sont très suggestifs.
Je pense qu’un réexamen du « canon » est encore à faire.
Comme de nombreux peintres que j’aime et que les gens considèrent comme peintres mineurs - par
exemple j’aime beaucoup le peintre Franco Russe Serge Charchoune.
8. LS : Pouvons nous déclarer que vos tableaux sont un récit émotionnel, un journal intime ?
MJ : Non, mes tableaux ne sont pas spécialement des « expressions » de mes états intérieurs, ni
directement des chroniques de ma vie.
J’ai une relation beaucoup plus indirecte à eux. Cela ne m’intéresse pas vraiment de me positionner
de cette manière dans mon travail. On peut dire que je suis plutôt comme un scientifique, qui travaille
dans un champ particulier. Je fais des expériences en peinture. On ne s’attend pas à parler de journal
intime au sujet des activités d’un physicien dans son laboratoire. En fait si la subjectivité entrait en jeu
directement ce serait au détriment de la recherche. Bien sûr ce n’est pas un parallèle immédiat, mais
je le ressens un petit peu de cette manière en tant qu’artiste.
9. LS : Les sujets de vos œuvres varient, mais j’ai l’impression que la plupart d’entre eux sont
mélancoliques, baignés de nostalgie. Approuvez vous ?
MJ : Oui, mes tableaux ont en effet un contenu émotionnel, et je ne souhaiterais pas suggérer
quelque chose de clinique, de froid, non poétique. Ils ont une âme et une sensibilité ; mais ceci naît de
la relation entre l’oeuvre et le regardeur, et ce dernier ne doit pas s’imaginer qu’il reçoit ceci
directement de ma part, ou essayer de ressentir ce que j’aurai pu éprouver en réalisant l’œuvre. Ce
n’est pas aussi simple. Je suis lié à mes peintures comme n’importe quel autre observateur. Je ne
pense pas accéder particulièrement à leur signification juste parce que j’en suis l’auteur. C’est
pourquoi je dis qu’elles sont seulement terminées quand je ne peux plus les comprendre. Si vous
voulez, elles sont finies une fois qu’elles sont devenues vraiment inachevées. Bien sûr, il n’y a rien de
vraiment exceptionnel dans tout ça. Ce que je dis au sujet de l’autonomie de l’œuvre d’art correspond
vraiment à la doctrine conforme à celle du Romantisme et du Modernisme. C’est juste qu’il semble y
avoir besoin de réitérer cette pensée.
10. LS : Les portes, les fenêtres et les quais réapparaissent souvent dans vos peintures.
Pouvons-nous y voir un symbolisme ?

MJ : Ils peuvent êtres interprétés d’une manière symbolique, bien sûr ou métaphorique. Les quais, les
ponts, les embrasures, les canaux, les convoyeurs, les échafaudages, tous ces genres de structures
liés au passage m’intéressent.
11. LS : Utilisez vous exclusivement de la peinture acrylique ? Et si oui, pourquoi ?
MJ :Oui, dans ces dernières années toujours de l’acrylique. C’est moins séduisant que l’huile et c’est
ce qui me plait. Vous devez travailler avec plus d'intensité pour obtenir des effets picturaux, donc vous
en êtes plus conscient. Je mélange aussi de nombreux matériaux à la peinture, ce qui est difficile à
faire avec de la peinture à l’huile – sciure, plâtre, cheveux – et je colle des choses à la surface, et
j’assemble différents morceaux de toiles ensemble. Tout ceci est plus facile avec de l’acrylique.
12. LS : Vous êtes aussi critique d’art. À quel magazine contribuez vous. Comment avez vous
commencé, en tant qu’artiste ou en tant qu’écrivain ?
MJ : J’écris la plupart du temps pour le magazine Burlington, un journal d’art et d’histoire établi
depuis longtemps en Angleterre. J’étais peintre avant tout. Enfant je voulais déjà être peintre et en fait
je n’ai jamais été vraiment bon avec les mots. J’ai commencé à écrire sur l’art quand j’étais à l’Ecole
des beaux-arts, totalement frustré par le manque de réelle discussion critique sur l’art dans la plupart
des magazines. J’essaie juste d’écrire au sujet de choses qui me semblent pertinentes en tant que
peintre.
13. LS : Est-ce qu’il y a une personne qui vous a aidé à vos débuts, qui a cru en vous et vous a
encouragé, qui été importante pour votre carrière future ?
MJ : Mes parents m’ont soutenu dans ma volonté d’être artiste. Quand j’étudiais l’art, j’ai résisté à la
tentation d’avoir des héros ou des mentors. J’étais très motivé personnellement et certainement très
absorbé. Ma petite amie était sculpteur, elle m’a beaucoup soutenu et j’espère l’avoir soutenu aussi.
Dans l’année 1984 j’ai rencontré Jean Hélion pour la première fois à Paris. Je l’ai seulement rencontré
quelquefois, juste à la fin de sa vie, mais c’est un artiste qui a beaucoup importé pour moi. (J’ai
récemment écrit autour de sa grande exposition à Pompidou et New York.) Et puis quelque année
plus tard, dans la dernière moitié des années 90 j’ai rencontré Alex Katz, dont j’ai toujours admiré le
travail. Il m’a beaucoup soutenu.
14. LS : Où vivez vous ? Pourriez-vous décrire votre atelier ? Comment travaillez vous ?
MJ : J’ai déménagé récemment à Glasgow, en Ecosse. C’est une ville fantastique, surtout pour les
artistes, les écrivains et les musiciens. C’est très international, pas du tout provincial. Dans mon
atelier, je place mes peintures en cours dans des rayonnages en bois, et je travaille sur plusieurs
oeuvres à la fois. C’est le désordre.
15. LS : Comment procédez vous ? Est-ce que vous écoutez de la musique en peignant ?
MJ : L’atelier est plutôt chaotique. Je finis souvent par travailler par terre. Je ne suis pas méthodique.
J’écoute de la musique dans l’atelier parfois oui – de la vielle musique country américaine et des
choses plus récentes. Essentiellement des auteurs compositeurs américains ou anglais. Comme dans
l’art, je suis intéressé par la musique qui relève d’un goût acquis – quelque chose qui nous oblige à
franchir une barrière pour y pénétrer. Quelque chose qui est souvent méprisé ou considéré comme «
peu intellectuel » par ceux qui n’ont pas acquis le goût.
16. LS : Quand et où avez-vous eu votre première exposition ? Comment ça s’est passé ?
Quelle a été l’exposition où vous avez eu le plus de plaisir ?
MJ : Je ne voulais pas particulièrement exposer quand j’ai été diplômé. L’effet « transavantgarde »
continuait d’agir, et tout le monde voulait émerger, avoir une galerie et devenir célèbres avec de
grands tableaux exubérants. Mon travail était à des kilomètres de ça. Les années ont passé avant que
j’expose, en 1990, ce n’était même pas le bon moment. Il a fallu attendre encore cinq ou six ans avant
d’en avoir une autre. Cette première exposition a eu lieu dans une galerie à Londres qui n’existe plus
aujourd’hui. Ils avaient fait une exposition de Jean Hélion et ils savaient que j’étais un fervent
admirateur. De cette manière, ils ont été amenés à connaître mon travail et ils m’ont donné une

exposition. Ce n’était pas tout à fait le bon contexte pour moi, ni encore le bon moment pour montrer
mon travail, mais c’était une expérience positive. Et alors maintenant, exposer dans des galeries
comme celles de Kerlin à Dublin ou Sikkema Jenkis à New York, c’est vraiment grisant, les espaces
sont si merveilleux. Et à New York, vous savez chaque Samedi après midi presque cents personnes
viennent en file pour voir votre exposition et bien sûr pour m ! Pour beaucoup d’entre eux il s’agit d’un
intérêt désinvolte, mais malgré tout, c’est exaltant pour les artistes d’avoir une telle audience.
Les expositions de groupe peuvent être plus problématiques – parfois je ne m’y sens pas à l’aise.
Mais une fois de plus, c’est un privilège de juste pouvoir exposer avec des gens qui regardent
sérieusement le travail. J’étais dans des expositions intéressantes à là Kunsthalle de Mannheim, où il
s’agissait de juxtaposer des artistes contemporains avec la collection historique du musée. J’étais
dans une exposition au Whitechapel de Londres, une sorte de satellite de l’ exposition de Raoul De
Keyser qui m’intéresse beaucoup.
Mais j’ai fini par souhaiter qu’ils donnent la galerie entière à De Keyser !
17. LS : Qu’est ce qui, selon vous, attire les gens dans votre peinture?
MJ : La curiosité. Un intérêt préalable à la peinture elle-même est probablement une condition
essentielle, et alors la curiosité pour mon travail en tant que peinture peut attirer les gens. Ensuite,
j'espère que la complexité, la beauté et le sens retiennent leur attention.