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Une campagne photographique - Galerie Les Filles du Calvaire

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<strong>Une</strong> <strong>campagne</strong> <strong>photographique</strong><br />

Texte de Gilles A. Tiberghien<br />

Editions Filigranes<br />

<strong>Une</strong> <strong>campagne</strong> <strong>photographique</strong><br />

On a longtemps opposé la ville et la <strong>campagne</strong> et cette opposition a fondé tout un<br />

imaginaire de la nature peuplé d’animaux (chevaux de trait, vaches laitières,<br />

oiseaux de basse-cour, lapins, cochons) ainsi que de purin et de lisier aux odeurs<br />

d’ammoniaque entêtantes. Autour de ce centre névralgique – la ferme –, s’étendent<br />

les prairies et les champs, les parcelles cultivées ou en jachère, puis les bois en<br />

lisière, peuplés de poules faisanes et de sangliers bruyants. Cette <strong>campagne</strong>-là<br />

c’est la nature domestiquée, transformée par le travail des paysans dont l’historien<br />

Henri Mendras prédisait la « fin » dès les années soixante et dont les films de<br />

Raymond Depardon aujourd’hui décrivent le monde en train de disparaître.<br />

La <strong>campagne</strong> de Thibaut Cuisset n’a pas grand-chose à voir avec cette imagerie<br />

traditionnelle et pourtant elle ne lui est pas non plus tout à fait étrangère. Ici, en<br />

effet, on ne voit aucune cour de ferme, très peu d’animaux si ce n’est au loin,<br />

aucun humain et pas même un tracteur dans un champ ou sur une route. Mais la<br />

<strong>campagne</strong> que nous découvrons dans cette série de photographies témoigne bien<br />

<strong>du</strong> travail des hommes qui l’ont transformée ; mieux, elle est ce travail déposé dans<br />

les choses, celui des machines agricoles qui se sont conformées aux reliefs en<br />

épousant les pentes ou en contournant des obstacles et qui ont dessiné ces<br />

géométries aux couleurs contrastées que l’hiver estompe dans la glaise des<br />

labours auxquels les socs et les herses ont donné une si forte présence graphique.<br />

Dans la France rurale que nous montre Thibaut Cuisset, la trace des in<strong>du</strong>stries est<br />

peu visible : tout juste si l’on aperçoit ici ou là quelques cheminées d’usine qui<br />

semblent des reliquats d’un siècle passé, même si l’une d’elles fume encore,<br />

témoignant d’une activité bien réelle. Façonnés en larges courbes aux horizons<br />

profonds par ces paysagistes de toujours que sont les agriculteurs, ces reliefs,<br />

amples mais peu accusés, composent un paysage que l’œil <strong>du</strong> photographe<br />

organise à son tour avec une délicatesse qui intrigue. Car si ces images peuvent<br />

nous sembler familières de prime abord, il en ressort également un sentiment<br />

d’étrangeté qu’on ne s’explique pas tout de suite. En travaillant dans l’Hérault,<br />

Thibaut Cuisset s’était intéressé à ces franges urbaines et littorales où, selon ses<br />

propres mots, « nature, espace rural et croissance de la ville se trouvent en<br />

interaction ». Ici, dans le pays de Bray, la réalité est tout autre : entre les bourgs et<br />

la <strong>campagne</strong> alentour il n’y a pas de transition apparente. La coupure est nette ;<br />

tout juste si un pavillon, un garage ou un hangar se profilent, isolés, face à des<br />

éten<strong>du</strong>es d’une subtile variété de vert, profond ou tendre, face à ces pâturages<br />

méthodiquement ton<strong>du</strong>s par les mâchoires infatigables d’un bétail que l’on imagine<br />

plus souvent que l’on ne voit.<br />

Ce vert est d’ailleurs assez surprenant quand on connaît un peu le travail de<br />

Thibaut Cuisset, attiré d’abord par la lumière aveuglante <strong>du</strong> Midi qui donne aux<br />

choses une substance évanescente. <strong>Les</strong> tons qui en résultent d’habitude sont<br />

plutôt ocres, dorés, terre de Sienne brûlée, safran, rose délavé. Ces teintes, ici,<br />

n’ont pas tout à fait disparu mais c’est comme si on les devinait derrière un glacis «


végétalisé », parfois plus dense comme dans les deux dernières images <strong>du</strong> livre<br />

qui affirment un vert insolent gorgé de pluie sous un ciel lourd. Cette végétation<br />

luxuriante semble ici la projection d’un rêve bucolique de la nature dans l’œil <strong>du</strong><br />

photographe. Mais partout ailleurs, sous les frondaisons touffues d’une végétation<br />

pleine de sève, on sent comme un mouvement de reflux des couleurs, une brûlure<br />

intérieure, à moins que ce ne soit la marque un peu vive <strong>du</strong> soleil qui a déjà<br />

estompé l’acidité d’un herbage ou d’un feuillage, acidité par ailleurs dominante.<br />

Dans tout le livre on sent l’art très maîtrisé de Thibaut Cuisset, un art dont il parle<br />

peu mais qu’il sait nous montrer avec ses images mieux encore qu’avec ses mots<br />

(très précis au demeurant et d’une clairvoyance frappante quand on lit<br />

attentivement ses entretiens). Deux séries ici sont exemplaires. L’une nous montre<br />

un même champ pris selon trois points de vue à trois moments différents de<br />

l’année. Thibaut Cuisset, sans le vouloir, est revenu au même endroit à plusieurs<br />

reprises pour faire de ce site qui l’intriguait sans doute l’image qui lui conviendrait le<br />

mieux. Il s’agit d’une succession de parcelles légèrement en pente, qui s’étendent<br />

loin devant le regard, suivant des limites complexes, jusqu’à un relief de collines<br />

boisées dessinant un horizon accidenté de vallons ou de petites dépressions<br />

creusées comme des encoches. Au centre de la première image on distingue une<br />

tache de couleur, oblongue et d’un gris violet, qui s’enlève sur diverses strates de<br />

vert.<br />

Sur la deuxième photographie, la tache, moins lointaine, affecte une forme<br />

rectangulaire mais verte alors que les champs environnants, plantés de blé doré<br />

par le soleil, étagent alternativement leurs teintes sable, ocres ou marron pâle vers<br />

le même relief en bor<strong>du</strong>re, cette fois légèrement surbaissé et dont la tonalité<br />

estompée tend à se confondre avec le ciel. Avec la troisième vue on s’est encore<br />

rapproché et le rectangle a pris <strong>du</strong> volume, si bien que l’on reconnaît un plant de<br />

maïs bientôt prêt à être récolté alors que la terre alentour, déjà retournée, constitue<br />

une sorte de socle dont la limite s’arrête à ce qui semble être une bande de luzerne<br />

et qui occupe le bas de l’image. Quand on regarde ces images pour la première<br />

fois, on n’est pas sûr de prime abord que l’on voie le même paysage. Et, en effet,<br />

ce n’est pas le même quoiqu’il s’agisse <strong>du</strong> même site. Ce n’est pas la même<br />

angulation, ce n’est pas la même époque, ce ne sont pas les mêmes couleurs et ce<br />

n’est pas la même lumière. Thibaut Cuisset expliquait à Paul Ardenne : « Ce qui<br />

m’a très vite intéressé dans la photographie, c’est sa capacité à être indexée sur le<br />

réel. De pouvoir restituer le plus exactement possible, aussi, une émotion, une<br />

sensation ressentie face à un lieu. Cette capacité à regarder, j’essaye de la<br />

construire d’une certaine manière, par la conjonction de trois paramètres,<br />

articulation précise entre certaines lumières et certaines couleurs associées à<br />

certains lieux. » À chaque fois quelque chose de différent nous fait comprendre<br />

comment le regard <strong>du</strong> photographe ne se contente pas « d’enregistrer » le réel –<br />

qui s’en contenterait d’ailleurs ? – (ici, la <strong>campagne</strong>), mais le construit<br />

véritablement. Thibaut Cuisset utilise d’ailleurs ce terme, construire, pour parler <strong>du</strong><br />

regard lui-même qui n’est en effet rien de « naturel » ou de vide mais qui, au<br />

contraire, doit se débarrasser d’emprunts inconscients, de filtres invisibles pour<br />

mieux nous restituer une certaine évidence <strong>du</strong> monde. La construction <strong>du</strong> regard<br />

passe par une attention sans fin à la chose regardée qui ne se donne pour ellemême<br />

qu’à celui qui sait en observer la forme dans toute sa complexité. Tout tient<br />

dans un équilibre subtil entre l’objectif et l’objet qui fait l’objectivité <strong>photographique</strong><br />

dont se réclame la photographie documentaire chère à Thibaut Cuisset.


<strong>Les</strong> trois versions <strong>du</strong> même champ sont au fond trois manières de faire des<br />

mondes, pour parler comme Nelson Goodman. Mais ces mondes concourent à<br />

l’existence de notre monde, qu’à force de croire unique nous ré<strong>du</strong>isons à un seul<br />

de ses possibles que nous appelons réel, par habitude et par paresse.<br />

Thibaut Cuisset met en tension, à l’intérieur de l’image, ce qu’il veut nous montrer<br />

et ce qu’il préfère soustraire à notre regard. Il n’ajoute jamais rien, aucun effet<br />

particulier, et cette lumière, cette luminosité si singulière, qui m’a tout de suite<br />

intrigué et sé<strong>du</strong>it, n’est le pro<strong>du</strong>it d’aucun artifice. Il n’y a simplement presque pas<br />

d’ombre, peu de contrastes, et le regard semble polir chaque aspérité trop saillante<br />

pour lisser la physionomie des choses et fluidifier leurs relations. D’où cette étrange<br />

impression de correspondances, ce sentiment, lorsque l’on observe, dans l’une de<br />

ces images, cet habitat de fermes dispersées dans un cadre intemporel, que tout<br />

est à sa place, organiquement lié. L’autre série pourrait passer pour une sorte d’art<br />

poétique. Elle nous montre, sur deux pages et en vis-à-vis, deux photographies<br />

d’un même paysage : une colline érodée en son centre, laissant affleurer une<br />

masse vaguement crayeuse, comme un os mis à nu après une fracture. D’abord on<br />

hésite légèrement et il faut quelques secondes pour se convaincre que le point de<br />

vue est le même. Ce qui trouble c’est que les deux photographies ont été prises à<br />

cinq minutes d’intervalle, un laps de temps très court qui a pourtant permis que<br />

change radicalement la physionomie des choses à la faveur d’une variation de<br />

lumière. Au point que l’on pourrait se croire à une autre saison de l’année. Et ce<br />

n’est pourtant pas le cas, le feuillage sur les arbres en témoigne. Entre deux états<br />

<strong>du</strong> monde, la différence semble parfois indiscernable : à l’artiste de nous montrer<br />

qu’elle ne l’est pas et peut-être au philosophe ou à l’homme de science de nous<br />

l’expliquer. Mais ici, point besoin de théories ni de concepts : il suffit d’un nuage.<br />

Cette région de Normandie, Thibaut Cuisset en scrute sans fin la complexe<br />

singularité pour nous faire voir non seulement un état de la nature photographié,<br />

mais également une <strong>campagne</strong> que seule l’image peut nous restituer, une<br />

<strong>campagne</strong> <strong>photographique</strong>.<br />

Gilles A. Tiberghien<br />

Editions Filigranes

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