Colère en entreprise: hommes et femmes, inégaux face à l'énervement
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echerche<br />
II recherche@hec • décembre-janvier 2011<br />
hec<br />
<strong>Colère</strong> <strong>en</strong> <strong>en</strong>treprise<br />
Hommes <strong>et</strong> <strong>femmes</strong>, <strong>inégaux</strong> <strong>face</strong> <strong>à</strong> l’énervem<strong>en</strong>t?<br />
Eric Luis Uhlmann<br />
BIOGRAPHIE<br />
Titulaire d’une thèse <strong>en</strong><br />
psychosociologie de<br />
Yale, Eric Luis Uhlmann<br />
a rejoint HEC Paris <strong>en</strong><br />
septembre 2010. Ses<br />
travaux ont pour thème<br />
principal les jugem<strong>en</strong>ts<br />
sociaux <strong>et</strong> le fait qu’ils<br />
soi<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t formés<br />
intuitivem<strong>en</strong>t <strong>et</strong><br />
automatiquem<strong>en</strong>t, puis<br />
justifiés grâce <strong>à</strong> un<br />
raisonnem<strong>en</strong>t plus<br />
logique <strong>et</strong> consci<strong>en</strong>t.<br />
Fils d’immigrants<br />
chili<strong>en</strong>s, marié <strong>à</strong> une<br />
Chinoise, il s’intéresse<br />
aussi aux différ<strong>en</strong>ces<br />
culturelles <strong>et</strong> c’est ce<br />
qui l’a attiré <strong>en</strong> France.<br />
Et si Ségolène Royal avait perdu l’élection présid<strong>en</strong>tielle de 2007 uniquem<strong>en</strong>t<br />
parce qu’elle s’était emportée contre Nicolas Sarkozy lors de leurs débats,<br />
l’énervem<strong>en</strong>t de ce dernier servant, au contraire, ses intérêts ? Les recherches<br />
d’Eric Luis Uhlmann <strong>et</strong> Victoria Brescoll montr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> que les <strong>hommes</strong> <strong>et</strong> les<br />
<strong>femmes</strong> ne sont pas égaux devant la colère dans le cadre du travail, loin de l<strong>à</strong> !<br />
L’article d’Eric Luis Uhlmann <strong>et</strong> Victoria Brescoll<br />
comm<strong>en</strong>ce par une anecdote : <strong>en</strong> 2006, le présid<strong>en</strong>t<br />
du Comité National Républicain aux États-<br />
Unis, Adam Nagourney, avait affirmé <strong>à</strong> la télévision<br />
qu’Hillary Clinton était “trop <strong>en</strong> colère pour être<br />
élue présid<strong>en</strong>te”. Les médias <strong>en</strong> avai<strong>en</strong>t alors fait<br />
leurs choux gras, Maure<strong>en</strong> Dowd écrivant par exemple<br />
dans le New York Times qu’on donnait <strong>à</strong> Hillary<br />
Clinton “le rôle de la femme <strong>en</strong> colère. C<strong>et</strong>te<br />
ruse revi<strong>en</strong>t <strong>à</strong> la m<strong>en</strong>otter. Si elle n’attaque pas<br />
fortem<strong>en</strong>t le Présid<strong>en</strong>t Bush, elle est timorée, une<br />
vraie fill<strong>et</strong>te. Si elle le fait, elle devi<strong>en</strong>t une sorcière<br />
<strong>et</strong> une mégère”. Bi<strong>en</strong> que les politici<strong>en</strong>(ne)s ai<strong>en</strong>t<br />
toujours t<strong>en</strong>té de dénigrer leurs adversaires, ce<br />
cas particulier soulève des questions quant <strong>à</strong> la<br />
capacité d’une femme qui se serait mise <strong>en</strong> colère<br />
<strong>à</strong> gagner une élection… ou <strong>à</strong> progresser dans l’<strong>en</strong>treprise.<br />
LES STÉRÉOTYPES ONT LA VIE DURE<br />
S’appuyant sur des recherches antérieures, les<br />
auteurs montr<strong>en</strong>t que pour diverses raisons <strong>et</strong><br />
notamm<strong>en</strong>t des stéréotypes bi<strong>en</strong> ancrés, il existe<br />
une vraie différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les <strong>hommes</strong> <strong>et</strong> les <strong>femmes</strong><br />
vis-<strong>à</strong>-vis de la colère : ces dernières ne profit<strong>en</strong>t<br />
pas du même eff<strong>et</strong> positif quand elles perd<strong>en</strong>t leur<br />
sang-froid. Certaines études* établiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eff<strong>et</strong><br />
que les <strong>hommes</strong> qui exprim<strong>en</strong>t de la colère dans<br />
le cadre du travail peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> bénéficier, leur <strong>en</strong>tourage<br />
leur accordant alors plus d’importance, de<br />
pouvoir <strong>et</strong> d’indép<strong>en</strong>dance.<br />
DES DIFFÉRENCES MARQUÉES<br />
ENTRE LES SEXES<br />
“On perçoit la colère d’un homme comme une<br />
réponse <strong>à</strong> des circonstances objectives, extérieures,<br />
mais celle d’une femme comme le fruit de sa personnalité,<br />
écriv<strong>en</strong>t les auteurs. Résultat : dans le<br />
cadre du travail, la colère d’une femme peut laisser<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre qu’elle n’est pas compét<strong>en</strong>te pour<br />
gérer des situations professionnelles.” Cela se traduit<br />
par des responsabilités <strong>et</strong> des salaires moins<br />
importants, <strong>à</strong> <strong>en</strong> croire les résultats chiffrés des<br />
études*. Et la perte d’estime <strong>en</strong>courue par une<br />
femme est d’autant plus importante que son comportem<strong>en</strong>t<br />
semble motivé par sa personnalité, <strong>en</strong><br />
particulier dans le cas où elle parait ne plus se<br />
contrôler. La seule chose qui peut amoindrir l’impact<br />
de sa colère est que la femme <strong>en</strong> question<br />
fournisse une explication basée sur des élém<strong>en</strong>ts<br />
extérieurs <strong>à</strong> elle-même, <strong>à</strong> une situation frustrante<br />
par exemple. “Pour les <strong>hommes</strong>, cela semble être<br />
avantageux de s’énerver sans pour autant devoir<br />
se justifier”, précise Eric Luis Uhlmann qui montre<br />
que les <strong>hommes</strong> étant sortis de leurs gonds<br />
sans s’expliquer sont mieux vus, mieux payés <strong>et</strong><br />
Salaire moy<strong>en</strong>, <strong>en</strong> euros<br />
Hommes<br />
Sans colère 29 000<br />
<strong>Colère</strong> sans explication 46 000<br />
<strong>Colère</strong> avec explication 27 000<br />
Femmes<br />
32 000<br />
21 000<br />
34 000
paraiss<strong>en</strong>t plus compét<strong>en</strong>ts non seulem<strong>en</strong>t part<br />
par rapport <strong>à</strong> ceux qui ne montr<strong>en</strong>t aucune émotion,<br />
mais égalem<strong>en</strong>t par rapport <strong>à</strong> ceux qui ont<br />
cherché <strong>à</strong> s’expliquer.<br />
DES TACTIQUES À PEAUFINER<br />
Si, au regard de ces résultats, la tactique <strong>à</strong> employer<br />
pour les <strong>hommes</strong> est limpide – s’énerver sans s’expliquer<br />
– il n’<strong>en</strong> va pas de même pour les <strong>femmes</strong>.<br />
En eff<strong>et</strong>, si la colère peut être utile dans certaines<br />
situations (par exemple pour inciter d’autres <strong>à</strong><br />
assumer leurs responsabilités ou pour les fustiger<br />
s’ils sont incompét<strong>en</strong>ts), d’après l’ouvrage<br />
Madam Secr<strong>et</strong>ary: A Memoir** de Madeleine Albright,<br />
les <strong>femmes</strong> doiv<strong>en</strong>t parfois rester impassibles afin<br />
de paraître rationnelles, si elles veul<strong>en</strong>t gravir <strong>et</strong><br />
rester <strong>en</strong> haut de l’échelle sociale. “On ne peut ni<br />
conseiller aux <strong>femmes</strong> de s’énerver, parce que cela<br />
peut avoir un impact négatif, ni de ne jamais le<br />
faire, parce que cela peut aussi être utile dans certaines<br />
situations”, poursuit Eric Luis Uhlmann. Le<br />
chercheur leur recommande alors d’adopter une<br />
ligne de conduite précise : essayer de ne jamais<br />
trahir leurs émotions <strong>et</strong> de donner des explications<br />
liées <strong>à</strong> la situation si jamais elles s’emport<strong>en</strong>t.<br />
DES LIMITES NOTAMMENT LIÉES<br />
AUX DIFFÉRENCES CULTURELLES<br />
Toutefois, les auteurs précis<strong>en</strong>t que ce conseil n’est<br />
pas toujours applicable aux situations “autres que<br />
les <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>s d’embauche <strong>et</strong> le stade de formation<br />
de la première impression”. Ils ajout<strong>en</strong>t que la t<strong>en</strong>dance<br />
observée peut être moins importante, voire<br />
nulle, <strong>en</strong>tre des collègues qui ont appris <strong>à</strong> se connaître.<br />
Par ailleurs, les auteurs indiqu<strong>en</strong>t que l’échantillon<br />
de population étudié, composé <strong>à</strong> 85 %<br />
d’Américains blancs, n’est pas idéal. “Les émotions<br />
négatives ont peut-être plus de réussite <strong>en</strong> France<br />
qu’aux États-Unis”, ajoute Eric Luis Uhlmann, qui<br />
vi<strong>en</strong>t de comm<strong>en</strong>cer avec ses étudiants un travail<br />
APPLICATIONS DANS L’ENTREPRISE<br />
z<br />
MÉTHODOLOGIE<br />
psychosociologie<br />
Eric Luis Uhlmann <strong>et</strong> Victoria Brescoll ont étudié les<br />
réactions de près de 400 adultes américains, dont 60 % de<br />
<strong>femmes</strong>, <strong>à</strong> qui ils ont fait visionner des vidéos dans<br />
lesquelles des acteurs <strong>et</strong> actrices avai<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>tes<br />
réactions lors d’un <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> d’embauche. Trois études ont<br />
alors été m<strong>en</strong>ées :<br />
•Une première pour déterminer si les participants avai<strong>en</strong>t<br />
moins de considération pour une femme <strong>en</strong> colère que<br />
pour un homme <strong>en</strong> colère.<br />
•Une deuxième pour évaluer leur estime générale pour les<br />
individus (<strong>hommes</strong> <strong>et</strong> <strong>femmes</strong>) qui se sont énervés.<br />
•La troisième pour déterminer si une femme qui explique<br />
pourquoi elle s’est mise <strong>en</strong> colère se voit conférer un statut<br />
aussi important qu’un homme qui se serait emporté.<br />
de recherche sur les différ<strong>en</strong>ces importantes <strong>en</strong>tre<br />
Français <strong>et</strong> Américains dans le comportem<strong>en</strong>t au<br />
travail. Car la culture joue un rôle déterminant: “En<br />
Amérique latine, par exemple, la colère est aussi<br />
bi<strong>en</strong> perçue chez les <strong>femmes</strong> que chez les <strong>hommes</strong>.”<br />
Le chercheur va égalem<strong>en</strong>t prolonger son étude<br />
c<strong>et</strong> été <strong>en</strong> Chine, où il sait que “la colère est beaucoup<br />
moins admise <strong>en</strong> milieu professionnel”. Des<br />
travaux qui devrai<strong>en</strong>t être riches <strong>en</strong> <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts<br />
pour toutes les <strong>en</strong>treprises qui doiv<strong>en</strong>t faire <strong>face</strong> <strong>à</strong><br />
des équipes multiculturelles. ■<br />
* Voir notamm<strong>en</strong>t “Anger and advancem<strong>en</strong>t versus sadness<br />
and subjugation: The effect of negative emotion expressions on<br />
social status conferral”, de Larissa Tied<strong>en</strong>s, Journal of personality<br />
and social psychology, 2001.<br />
** Hyperion, 2003.<br />
D’après un <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> avec Eric Luis Uhlmann <strong>et</strong> l’article “Can<br />
an Angry Woman G<strong>et</strong> Ahead? Status Conferral, G<strong>en</strong>der, and<br />
Expression of Emotion in the Workplace” (Psychological<br />
Sci<strong>en</strong>ce, Vol.19, No. 3, Mars 2008, pp 268-275), coécrit avec<br />
Victoria Brescoll.<br />
Les résultats des recherches d’Eric Luis Uhlmann <strong>et</strong> Victoria Brescoll indiqu<strong>en</strong>t une marche <strong>à</strong> suivre précise<br />
pour les <strong>hommes</strong> <strong>et</strong> les <strong>femmes</strong> quand la colère gagne une discussion dans des situations professionnelles :<br />
• Les <strong>femmes</strong> doiv<strong>en</strong>t essayer de ne pas trahir d’émotion <strong>et</strong>, le cas échéant, fournir des explications <strong>à</strong> leur<br />
énervem<strong>en</strong>t qui ne soi<strong>en</strong>t pas liées <strong>à</strong> leur personnalité mais plutôt <strong>à</strong> la situation.<br />
• Bi<strong>en</strong> utilisée (suffisamm<strong>en</strong>t motivée sans être excessive dans son expression) la colère des <strong>hommes</strong> s’avère<br />
au contraire un outil quasi systématiquem<strong>en</strong>t pertin<strong>en</strong>t pour gravir les échelons. Même pas besoin de se<br />
justifier !<br />
décembre-janvier 2011 • recherche@hec III