(1973) n°3 - Royal Academy for Overseas Sciences

5. Une lettre d’émigré
— 455 —
La République Belge, 9 septembre 1888.
Léon Cabeaux, 28 juillet 1888.
Lethbridge Alberta N.W .T. Canada,
le 28 juillet 1888.
Citoyen Rédacteur,
Veuillez me réserver une colonne de votre estimable journal LA RE­
PUBLIQUE BELGE dans l’intérêt de mes compatriotes que je veux
mettre au courant de ce que j’ai éprouvé depuis mon émigration.
Depuis que je suis dans cette République, je constate une différence
énorme avec ce royaume belge gouverné par vos Censitaires. Ici l’homme
est libre, fait ses volontés, prend ou quitte son travail quand il veut,
sans être mené à coups de verge.
Quel n'a pas été mon étonnement, en voyant le curé, les avocats, les
juges de paix dans la mine parmi les autres travailleurs. Quelle différence
avec notre maudite Belgique censitaire!
Depuis que je suis au Canada, je mange de la viande trois ou quatre
fois par jour, tandis que chez vous la viande est pour le bourgeois, l’os
à l’ouvrier, ici c’est le contraire. Lorsque j’étais en votre royaume, j’avais
du mal de prendre de la viande une fois par semaine.
Quelle vie agréable, Compagnon, dimanche passé j’ai fait une partie
de chasse, ce plaisir réservé aux grands seigneurs belges. Je suis parti
avec mon ami Dieudonné Baize. Nous avons tué dans la montagne 5
lapins et deux lièvres, nous avons aussi fait feu sur une ourse mais mon
fusil était chargé avec du plomb n° 0, tandis que celui de Dieudonné était
chargé de n° 3. Nous avons donc blessé cet énorme animal mais à la
prochaine occasion nous prendrons nos précautions. Nous avons toujours
du gibier pour trois ou quatre jours. Dimanche prochain nous ferons une
partie de pêche.
Pouvez-vous faire cela, Compagnons de Belgique? Ce que vous avez
à faire, c’est de fermer le dimanche votre bouche et puis ne rien dire.
Quant à moi, ce que j’ai à vous recommander, c’est d’abandonner au
plus vite l’Homme au long nez. Dans ce pays libre, il faut des bras,
venez-y, ou, Citoyen, unissez-vous, rassemblez-vous sous le drapeau rouge
et criez: Vive le Suffrage Universel.
Je reste tout dévoué à tous les Compagnons belges jusqu’à la mort.
Léon Cabeaux.
Quand vous verrez notre dévoué Malengret (1 ), de Carnières, vous lui
ferez nos compliments. En écrivant à mon adresse, je pourrais donner
des renseignements aux amis.
(1) M a l e n g r e t Alfred, né à Carnières le 22 mars 1846. Houilleur à Carnières,
militant du P.S.R.; cour d’Assises Mons, Grand Complot 1889, fiche de renseignement
30-1-1889.