Benoîte Groult - Prix Françoise Giroud
Benoîte Groult - Prix Françoise Giroud
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BENOÎTE<br />
GROULT<br />
L’UniQUE<br />
SEXE PARTOUT<br />
LâChEz-noUS<br />
LE MinoU !<br />
FranÇois MoreL, Le CHien FaCHo, THE GROOPLES,<br />
CoLoMBa La sangLante, Mona CHoLLet...<br />
L 16045 - 22 - F: 4,90 €
LA CopinE dE CAUSEttE<br />
<strong>Benoîte</strong> <strong>Groult</strong><br />
L’évadée du siècle<br />
CAUSETTE #22 •17
LA CopinE<br />
dE CAUSEttE<br />
Rencontrer l’écrivaine <strong>Benoîte</strong> <strong>Groult</strong>,<br />
c’est entrer dans une machine à remonter<br />
le temps et traverser, en un voyage<br />
tourmenté et merveilleux, le siècle passé.<br />
Celui des femmes. Des femmes qui<br />
obtiennent le droit de voter, d’avorter dans<br />
la légalité, de siéger à l’Académie française...<br />
Le tout sur fond de libération sexuelle.<br />
Entretien avec une ex-jeune fille rangée,<br />
jamais victime et toujours victorieuse.<br />
Nous sommes allées la rencontrer à Hyères<br />
(Var), dans sa maison burinée par les empreintes<br />
bruyantes d’une grande famille : enfants,<br />
petits-enfants, amis, et puis Paul Guimard,<br />
l’époux chéri parti en 2004. <strong>Benoîte</strong> comme une « cheffe<br />
» de tribu. Du salon, on aperçoit Porquerolles et le<br />
cap Nègre, et la mer au loin dans le ciel pâle de février.<br />
Puis <strong>Benoîte</strong> nous fait visiter les lieux où elle écrit : ce<br />
sont deux bureaux, séparés par un escalier de meunier<br />
très étroit. Elle nous rappelle de faire bien attention.<br />
Elle, elle y grimpe plusieurs fois par jour. À 92 ans...<br />
Surnaturelle, <strong>Benoîte</strong> ?<br />
Sa vie incroyable, elle l’a souvent racontée dans ses<br />
livres, dans les entretiens radiophoniques ou télévisés.<br />
Elle la joue franche et n’est pas avare de détails, même<br />
les plus intimes. Une seule règle : elle refuse toute autovictimisation.<br />
Par exemple, elle parle toujours avec<br />
bonté et bienveillance de sa mère, malgré leurs différends.<br />
Car, pour tout saisir de cette femme, il faut se<br />
souvenir qu’elle est née en 1920 et pas dans n’importe<br />
quel foyer. Imaginez une chanson de Cole Porter, les<br />
années folles, un père styliste de meubles, André<br />
<strong>Groult</strong>, et une mère créatrice de mode, Nicole <strong>Groult</strong>,<br />
chic et un peu scandaleuse, amie de Colette et de<br />
Marie Laurencin. « Elle s’habillait en haute couture, elle<br />
portait une mouche et des talons hauts qui faisaient<br />
clac-clac sur le trottoir », se souvient <strong>Benoîte</strong>. Une<br />
femme extravagante et libre, qui a de multiples amours,<br />
masculines comme féminines. La petite <strong>Benoîte</strong> a pour<br />
sa mère des sentiments mêlés d’admiration et de rejet,<br />
alors qu’elle se sent des affinités avec son père, qui,<br />
comme elle, aime le ski et la pêche en mer.<br />
Victime de la mode ?<br />
Car <strong>Benoîte</strong> est un garçon manqué, dans tous les sens<br />
du terme. Elle porte en tout cas un prénom féminisé :<br />
les <strong>Groult</strong> attendaient un garçon. D’où ce choix singulier.<br />
Bien malgré elle, elle se plie aux conventions bour-<br />
18 • CAUSETTE #22<br />
LA CopinE<br />
dE CAUSEttE
LA CopinE<br />
dE CAUSEttE<br />
geoises de l’époque, devient une petite fille modèle,<br />
avec le CV ad hoc : école privée catholique, tête bien<br />
faite et docile. Cela aura un prix. <strong>Benoîte</strong> cultivera, à<br />
l’adolescence, une image d’elle-même déplorable. Elle<br />
se sent moche, moche, moche, et elle ne sait même<br />
pas danser : « Tu danses comme un bâton, tu ne remues<br />
pas assez le derrière, tu ne séduiras jamais un homme »,<br />
s’agace sa mère. Que faire ? <strong>Benoîte</strong>, jamais en retard<br />
d’une trouvaille, pense – un temps seulement – se tourner<br />
vers la religion. « J’ai dit à ma mère “Je veux rentrer<br />
dans les ordres, comme ça, il n’y a pas besoin de me<br />
faire une indéfrisable !” (une permanente, ndlr) »<br />
Porter le voile pour ne pas devenir une gravure de<br />
mode ? L’idée est audacieuse. Mais elle lui passe vite. Il<br />
faut dire que la religion, après l’avoir séduite, lui pose<br />
quelques problèmes. Elle se souvient avoir eu ses premiers<br />
« ferments de féminisme » à 10 ans. <strong>Benoîte</strong><br />
s’étonne alors que les enfants de choeur ne soient que<br />
des garçons... « C’étaient deux petits galopins de rien<br />
du tout, et moi je me disais : “Sommes-nous à ce pointlà<br />
des pécheresses qu’on n’ose nous agenouiller, nous<br />
faire passer la burette au prêtre ?” J’ai demandé au curé<br />
pourquoi il n’y avait pas de fille de choeur. Il n’a pas<br />
répondu. » Colère de <strong>Benoîte</strong>, intacte, quatre-vingtdeux<br />
ans plus tard. Elle y a vu, d’instinct, « la preuve<br />
d’un mépris pour la race féminine ».<br />
« Bas bleu »<br />
Car, malgré ses robes à smocks et ses talons, cette<br />
fille-là sait ce qu’elle veut. Dès ses 18 ans, elle va finalement<br />
atteindre son but : finir ses études, trouver un boulot.<br />
On la traite de « bas-bleu » ? Elle s’en fout. « Bas-<br />
1. Tous les détails dans l’autobiographie de l’auteure, Mon évasion. Âmes sensibles, sautez le chapitre.<br />
bleu », on a oublié trop vite cette expression qui<br />
désignait, il n’y a donc pas si longtemps, une femme<br />
qui avait la prétention de lire, et surtout de « causer »<br />
littérature. Nicole <strong>Groult</strong> se désolait : un bas-bleu, c’est<br />
difficile à marier ! Et <strong>Benoîte</strong> veut être professeure de<br />
latin. Elle étudie à la Sorbonne, elle a 20 ans. Et c’est<br />
c’est déjà la guerre. Cette femme si combative ne sera<br />
pas résistante. Elle l’explique assez simplement :<br />
« J’étais une jeune fille à la maison, je ne faisais pas de<br />
politique. Je ne me suis pas révoltée contre l’État français.<br />
J’étais une fille soumise. » Seule rébellion face à<br />
l’Occupation, elle se souvient de son père qui lui disait :<br />
« Ne regarde jamais un “boche” en face. »<br />
Un beau jour de 1944, <strong>Benoîte</strong> se marie, au grand bonheur<br />
de sa mère, à un jeune interne en médecine,<br />
Pierre. De son mariage, elle gardera une bague magnifique<br />
(voir photo ci-dessus), qu’elle porte toujours<br />
aujourd’hui, parce que cette bague, nous dit-elle de<br />
son ton franc et spontané, « elle est pratique, on peut<br />
mettre des gants de jardinage dessus ! » Hélas ! Pierre<br />
meurt de la tuberculose huit mois après leur union.<br />
Entre-temps, elle aura avorté. Une fois, puis deux fois...<br />
Dans sa vie, <strong>Benoîte</strong> pratiquera de nombreux autoavortements<br />
à l’aide de manuels de médecine. Elle les<br />
raconte comme on donnerait des nouvelles d’un oncle<br />
éloigné. Son détachement, son honnêteté sont déroutants,<br />
voire effrayants. « L’avortement était terriblement<br />
réprimé, et les ventes de sondes très surveillées, mais<br />
pas les aiguilles à tricoter. Je prenais du 3. » 1<br />
En 1946, deuxième mariage, cette fois avec Georges<br />
de Caunes (le père d’Antoine). Jeune journaliste hâbleur,<br />
fan de corrida, de rugby et de pelote basque – « tout ce<br />
Moi, je voulais faire des études et être professeure,<br />
et il fallait que j’aille à la Sorbonne avec<br />
un chapeau à voilette ! Horrible ! Je ne me suis pas<br />
du tout faite à mon rôle de jeune fille<br />
que je détestais », sourit-elle –, un brin macho, il trouve<br />
que la place d’une femme, c’est à la maison. La même<br />
année naît leur première fille, Blandine, bientôt suivie<br />
d’une petite Lison. Mais l’union avec Georges est houleuse,<br />
le divorce ne tarde pas et <strong>Benoîte</strong> en profite pour<br />
passer beaucoup de temps avec l’écrivain Paul Guimard,<br />
leur témoin de mariage. « On s’entendait bien, on<br />
était proches, on aimait les mêmes poètes. »<br />
« Le mariage, c’est pas le couvent »<br />
Alors une nouvelle histoire débute, suivie d’un troisième<br />
mariage. Cette fois sous le signe de la liberté totale.<br />
Nous sommes en 1951. Il faut imaginer Saint-Germaindes-Prés<br />
et une chanson de Juliette Gréco. La grande<br />
mode de l’époque, ce sont les amours contingentes.<br />
Cela tombe bien, Paul et <strong>Benoîte</strong> ont de l’appétit.<br />
« Quand nous nous sommes mariés, Paul m’a dit : “Le<br />
mariage, c’est pas le couvent. Je suis volage, j’aime<br />
bien plaire, je ne veux pas renoncer à la vie, à la beauté,<br />
à la surprise.” “Tout à fait d’accord !” lui ai-je répondu. »<br />
Elle suit en cela les traces de sa mère, cette Nicole qui<br />
n’hésita pas, à 60 ans, à accueillir ses filles d’un tonitruant<br />
: « Eh bien mes filles, j’ai fait l’amour aujourd’hui !<br />
Prenez-en de la graine ! »<br />
Mais les amours multiples, en théorie, c’est formidable,<br />
en pratique un peu moins. « Quand il faut le vivre, c’est<br />
beaucoup plus dur », concède <strong>Benoîte</strong>. Mais l’amour<br />
est total, la confiance aussi. Sur cette union qu’en<br />
bonne pêcheuse elle qualifie « d’équipage », elle est très<br />
claire et pas du tout angélique : « On ne peut pas faire<br />
l’économie de la jalousie. Seulement, ça abîme de se<br />
priver, comme ça abîme de ne pas se priver. » Et de<br />
raconter ses week-ends à Paris avec ses filles, Blandine,<br />
Lison et la petite dernière, Constance, pendant<br />
20 • CAUSETTE #22 CAUSETTE #22 • 21
LA CopinE<br />
dE CAUSEttE<br />
que Paul est ailleurs avec une femme ; elle imagine leurs<br />
dîners au restaurant et ne peut s’empêcher de souffrir.<br />
Mais, la fois d’après, les rôles sont inversés. Elle s’envole<br />
pour la Jamaïque, dit à Paul qu’elle va se reposer.<br />
Son amant américain l’y attend pour des voluptés exotiques.<br />
2 C’est ainsi que son mariage avec Paul, non<br />
conventionnel et libre, durera cinquante-quatre longues<br />
2. Leur histoire est racontée dans Les Vaisseaux du cœur. Paul Guimard a jugé le livre « bien écrit ».<br />
22 • CAUSETTE #22<br />
années. Et c’est une de ses plus grandes fiertés. En<br />
cinquante-quatre ans, « il faut bien que le corps exulte »,<br />
comme le chantait Brel...<br />
Une femme des années 50 qui pratique elle-même<br />
l’avortement, qui rejette la religion parce que cette dernière<br />
méprise les femmes, qui pratique l’amour libre au<br />
sein de son mariage et qui gagne sa vie en écrivant des romans, mais<br />
qu’est-ce donc ? Une féministe, non ? Sauf qu’à l’époque, le mot existe à<br />
peine. Quand Le Deuxième Sexe, de Simone De Beauvoir paraît, en 1949,<br />
<strong>Benoîte</strong> a à peine 30 ans. Elle aime beaucoup ce livre, mais le trouve trop<br />
universitaire : c’est une jouisseuse, une terrienne, une pêcheuse, pas une<br />
théoricienne.<br />
Féministe d’instinct<br />
Tout de même, elle est fascinée par les femmes et par la découverte de ce<br />
qu’elle appellera plus tard « l’entre-femmes ». Elle les aime du fond du cœur.<br />
À commencer par sa sœur, Flora, avec qui elle écrira notamment Le Féminin<br />
pluriel en 1965. Elle a d’ailleurs eu trois filles, qui ont toutes eu des filles ! Lors<br />
de la création du MLF, en 1970, elle a 50 ans. Elle rencontre Antoinette<br />
Fouque avec qui elle se lie d’amitié. Une page est en train d’être tournée.<br />
En 1975, <strong>Benoîte</strong> est une écrivaine connue et reconnue. Pour la majorité des<br />
hommes, pourtant, elle demeure « une auteure à seins lue par des lecteurs à<br />
seins ». En ce temps-là, les féministes sont traitées d’« ovariennes cauchemardesques<br />
» 3 par des chroniqueurs mâles choqués par tant d’impudeur.<br />
Révoltée, elle publie alors Ainsi soit-elle. C’est un essai, presque un pamphlet<br />
contre l’ordre patriarcal. Elle y dénonce surtout les mutilations sexuelles sur<br />
les femmes, et notamment l’excision – pratique dont à l’époque personne ne<br />
parlait. Cet ouvrage fait grand bruit, c’est un best-seller. Elle rêve d’un<br />
« Charlotte-Hebdo » (un Charlie-Hebdo au féminin), nous enjoint à prendre le<br />
pouvoir par le rire, harangue, s’enthousiasme, cite Betty Friedan ou Kate<br />
Millet... Ce livre est un volcan. Plus tard, en 1978, elle contribuera à la création<br />
d’un magazine féminin féministe, F Magazine, sorte d’ancêtre de Causette<br />
(voir encadré), dont elle deviendra directrice adjointe, aidée par Claude<br />
Servan-Schreiber, Claire Bretécher ou Anne Sinclair.<br />
Elle a beau être amie avec Antoinette Fouque et Élisabeth Badinter, <strong>Benoîte</strong><br />
<strong>Groult</strong> reste malgré tout une féministe à la marge, qui n’appartient à aucun<br />
mouvement et à qui on n’a pas proposé, par exemple, de signer le manifeste<br />
des 343 salopes 4 . Pourtant, comme elle le dit : « J’avais de quoi en faire partie<br />
! » Étonnant quand on considère que dans sa vie, ses seuls engagements<br />
politiques sont liés à la cause des femmes. Amie d’Yvette Roudy, ministre des<br />
Droits de la femme sous l’ère Mitterrand, elle préside, de 1984 à 1986, une<br />
commission – qu’on railla beaucoup –, chargée « d’étudier la féminisation des<br />
titres et des fonctions et, d’une manière générale, le vocabulaire concernant<br />
les activités des femmes ». Eh oui, grâce à <strong>Benoîte</strong>, on dit « écrivaine » !<br />
C’est donc sous Mitterrand – « un homme d’hier », selon elle, mais qui la<br />
charme – que tout cela s’est fait... Pour l’anecdote, elle raconte aussi, amusée<br />
et outrée, un fameux dîner où le président a dépassé les bornes. « Nous<br />
étions une vingtaine de personnes et, tout à coup, il s’est penché vers moi<br />
pour parler à mon voisin et il a dit : “Excusez-nous, mais nous allons parler<br />
politique.” Oh, j’aurais dû le “désaimer” d’un seul coup ! » Oui, elle dit<br />
« désaimer ». <strong>Benoîte</strong>, c’est une féministe romantique au langage châtié.<br />
Elle est libre et c’est tout. En ce moment, elle écrit – à la main – un nouveau<br />
Bio ExpREss<br />
1920 Naissance à Paris.<br />
1951 Mariage avec l’écrivain<br />
Paul Guimard<br />
1962 Journal à quatre mains,<br />
coécrit avec sa sœur Flora<br />
1975 Ainsi soit-elle, LE livre<br />
2004 Mort de Paul Guimard<br />
2006 La Touche étoile,<br />
son roman sur la vieillesse<br />
2008 Mon évasion,<br />
son autobiographie<br />
h Nicole <strong>Groult</strong>, mère de <strong>Benoîte</strong>, créatrice<br />
de mode et sœur du couturier Paul Poiret.<br />
h Aquarelle de Marie Laurencin représentant<br />
Nicole, <strong>Benoîte</strong> et Flora <strong>Groult</strong>.<br />
3. Pascal Jardin, père d’Alexandre, dans Lui, en 1975 : « Ces ovariennes cauchemardesques et ces syndicalistes de la ménopause. »<br />
4. Manifeste paru le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur et signé par 343 femmes affirmant avoir subi un avortement, s’exposant ainsi,<br />
à l’époque, à des poursuites pénales. 5. L’interview a été réalisée avant la circulaire Fillon.<br />
CAUSETTE #22 • 23<br />
LA CopinE<br />
dE CAUSEttE
LA CopinE<br />
dE CAUSEttE<br />
livre, récit de ses parties de pêche avec Paul Guimard.<br />
Elle est fière de gagner sa vie encore aujourd’hui. Libre,<br />
combative, infatigable... À 92 ans, c’est une très vieille<br />
dame qui carbure à l’enthousiasme et se bat contre la<br />
« disparition » des personnes âgées.<br />
Vieillesse ô amie<br />
« À partir d’un certain âge, on ne vous voit plus. On ne<br />
vous tient plus la porte, on ne vous invite plus, vous<br />
n’existez plus » : plaidoyer développé dans son bouleversant<br />
ouvrage La Touche étoile. <strong>Benoîte</strong> <strong>Groult</strong> vit bien sa<br />
vieillesse, avouant tout de même que, passé 90 ans, c’est<br />
plus difficile. Elle a dû renoncer au vélo l’année dernière.<br />
Elle commence à peine à voir les signes de l’âge. « À<br />
80 ans, je me croyais encore immortelle », déclare-t-elle<br />
sans rire. Elle nous raconte aussi, avec sa drôlerie et sa<br />
franchise habituelles, comment elle lutte, à sa façon,<br />
contre l’emploi du « Mademoiselle » dans les formulaires<br />
administratifs 5 ... « Je viens de passer deux jours à l’hôpital<br />
et tous les papiers médicaux que m’a fait ce médecin c’est<br />
“Mademoiselle <strong>Benoîte</strong> <strong>Groult</strong>”, née en 1920. Je serais<br />
24 • CAUSETTE #22<br />
CommE quoi, oN N’iNVENtE RiEN...<br />
En mars 2009, alors que nous lancions<br />
tout juste Causette, nous avons reçu<br />
un bulletin d’abonnement pas tout à fait<br />
comme les autres, puisque c’était celui<br />
de <strong>Benoîte</strong>. Elle avait glissé un petit mot :<br />
« Je n’ai rien vu de tel depuis F<br />
Magazine. » Intrigue à la rédaction :<br />
aucun(e) d’entre nous n’avait eu vent<br />
de cette aventure. Notre inculture<br />
honteuse nous déposa devant la<br />
bibliothèque. Ce fut un choc, tant la<br />
démarche et la ligne éditoriale étaient<br />
proches de celles de Causette. Extraits<br />
du premier édito : « Nous avons en<br />
commun de ne pas nous reconnaître<br />
dans l’image que donnent de nous<br />
les journaux féminins » ; « Pourquoi<br />
[nous] montrer toujours sous les traits<br />
de créatures nées pour séduire,<br />
consommer ou cuisiner ? […] » ; ou<br />
encore : « Un journal qui projette enfin<br />
une image vraie des femmes. » Et c’était<br />
réussi. F a paru de 1978 à 1984, sous<br />
la direction de Claude Servan-Schreiber.<br />
une très très vieille fille ! Oh, j’étais outrée ! L’idée que c’est<br />
peut-être lui qui va m’opérer, ça me dégoûte ! » Nous, on<br />
conseille au médecin concerné de bien se tenir !<br />
Nous avons passé des heures ensemble sans voir le jour<br />
baisser. Nous avons grignoté des tartines d’anchoïades<br />
dans la cuisine, avons bu du vin. C’était difficile de la quitter,<br />
difficile d’assimiler aussi rapidement une telle leçon de<br />
vie qui se résume en peu de mots : résister aux conventions,<br />
se cultiver, aimer à tort et à travers, se répéter à<br />
chaque douleur « la vie est difficile » et ne pas penser qu’il<br />
y a un après. Et, quand nous lui demandons si parfois elle<br />
parle avec ses morts (Paul, Flora, ses parents, ses amis,<br />
Pierre...) elle nous regarde comme si on était un peu<br />
toquées : « Je crois qu’on meurt comme un animal. C’est<br />
tout. » Jouisseuse, hédoniste, terrienne, lettrée, <strong>Benoîte</strong><br />
est un très très bel animal. Pardon, une très belle animale.<br />
Johanna Luyssen / Liliane RoudièRe<br />
Photos : Christophe MeiReis<br />
Retrouvez l’intégralité de l’interview sur www.causette.fr<br />
à compter du 15 mars.<br />
<strong>Benoîte</strong> : « Au bout d’un an, il y a eu<br />
un mouvement contre le féminisme,<br />
et les shampooings se sont retirés,<br />
en disant : “De toute façon, les<br />
féministes ne se lavent pas les cheveux”.<br />
Et puis après, les cuisinières Arthur<br />
Martin ont dit : “On ne vous donne plus<br />
de publicité parce que les femmes ne<br />
font plus la cuisine”. Et petit à petit,<br />
on a été étranglées par l’absence de<br />
publicité. » Jean-Louis Servan-Schreiber,<br />
qui tenait les cordons de la bourse,<br />
a maintenu le journal en vie, mais en<br />
dévoyant sa ligne éditoriale. « Ils l’ont<br />
appelé Femme pour que ce soit plus<br />
explicite. Ils ont commencé à faire écrire<br />
BHL et tout un tas d’autres gens. Et on<br />
a perdu nos lectrices. » Merci <strong>Benoîte</strong>,<br />
on essaiera de ne pas faire faire la même<br />
erreur à Causette... Mais ce qu’il faut<br />
retenir, et c’est le plus malheureux,<br />
c’est qu’en trente ans, rien n’a bougé.<br />
Grégory Lassus-debat