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EXPLICATION DE TEXTES LATINS

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« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

étude publiée dans le<br />

Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47.<br />

Cicéron, Pro Murena, 61-64<br />

« Intransigeance stoïcienne »<br />

Le consul Cicéron prononça le Pro Murena fin novembre 63, entre la deuxième<br />

et la troisième Catilinaire. Aidé des orateurs Hortensius et Crassus, il y prit la défense<br />

de L. Licinius Murena, consul désigné, accusé de corruption électorale (de ambitu) par<br />

S. Sulpicius Rufus. Ce dernier, jurisconsulte réputé, avait en effet été candidat aux<br />

élections consulaires de 63 en même temps que Muréna. Mais, dépité par son échec,<br />

Sulpicius intenta contre son rival une action en justice avec le soutien de Caton, qui était<br />

alors tribun désigné. Plusieurs éléments qu’il importe de rappeler pour saisir les enjeux<br />

du texte contribuèrent au retentissement de cette banale affaire de corruption :<br />

- Le procès eut lieu sur fond de grave crise politique : une condamnation de<br />

Muréna aurait abouti à l’annulation des élections et favorisé les menées<br />

factieuses de Catilina, qui faisait partie des candidats évincés.<br />

- Il n’est pas sûr que l’accusation ait été totalement infondée et Cicéron lui-même<br />

venait de faire voter une nouvelle loi pour limiter la corruption électorale, qui<br />

était alors généralisée.<br />

- Cicéron, qui n’avait pas soutenu la candidature de Muréna, se trouvait opposé,<br />

en prenant la défense de ce dernier, à ses alliés politiques, et notamment à son<br />

ami Caton le Jeune.<br />

L’extrait qui nous occupe appartient à la partie du plaidoyer consacrée à la<br />

réfutation : après avoir comparé les carrières respectives du juriste Sulpicius et du<br />

soldat Muréna, Cicéron répond aux accusations de Caton. Il commence par engager<br />

les juges à ne pas se laisser influencer par l’autorité exceptionnelle d’un accusateur<br />

tel que Caton, dont il raille ici la doctrine philosophique et la vertu intransigeante.<br />

1


« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

étude publiée dans le<br />

Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47.<br />

***<br />

Fuit quidam summo ingenio uir, Zeno, cuius inuentorum aemuli Stoici nominantur.<br />

Huius sententiae sunt et praecepta eius modi : sapientem gratia numquam moueri,<br />

numquam cuiusquam delicto ignoscere; neminem misericordem esse nisi stultum et<br />

leuem; uiri non esse neque exorari neque placari; solos sapientes esse, si distortissimi<br />

sint, formosos; si mendicissimi, diuites; si seruitutem seruiant, reges; nos autem - qui<br />

sapientes non sumus - fugitiuos, exsules, hostes, insanos denique esse dicunt; omnia<br />

peccata esse paria; omne delictum scelus esse nefarium, nec minus delinquere eum qui<br />

gallum gallinaceum, cum opus non fuerit, quam eum qui patrem suffocauerit ;<br />

sapientem nihil opinari, nullius rei paenitere, nulla in re falli, sententiam mutare<br />

numquam.<br />

Hoc homo ingeniosissimus, M. Cato, auctoribus eruditissimis inductus, arripuit,<br />

neque disputandi causa, ut magna pars, sed ita uiuendi ! (…) Nostri autem (magistri) -<br />

fatebor enim, Cato, me quoque in adulescentia, diffisum ingenio meo, quaesisse<br />

adiumenta doctrinae -, nostri, inquam, illi a Platone et Aristotele, moderati homines et<br />

temperati, aiunt apud sapientem ualere aliquando gratiam; uiri boni esse misereri;<br />

distincta esse genera delictorum et dispares poenas; esse apud hominem constantem<br />

ignoscendi locum; ipsum sapientem saepe aliquid opinari quod nesciat, irasci<br />

nonnumquam, exorari eumdem et placari, quod dixerit interdum, si ita rectius sit,<br />

mutare, de sententia decedere aliquando; omnes uirtutes mediocritate quadam esse<br />

moderatas.<br />

Hos ad magistros si qua te fortuna, Cato, cum ista natura, detulisset, non tu quidem<br />

uir melior esses, nec fortior, nec temperantior, nec iustior -neque enim esse potes -, sed<br />

paulo ad lenitatem propensior.<br />

« Il y eut autrefois un homme au génie éminent : Zénon. Les sectateurs de ses<br />

doctrines sont appelés Stoïciens. Voici de quel genre sont ses maximes et ses règles<br />

morales : le sage ne se laisse jamais influencer par les recommandations, ne pardonne<br />

jamais les fautes de qui que ce soit ; la compassion est inséparable de la sottise<br />

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étude publiée dans le<br />

Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47.<br />

et de la légèreté. Il n’est pas digne d’un homme de se laisser toucher ni fléchir. Seuls les<br />

sages, aussi difformes fussent-ils, sont beaux ; aussi miséreux fussent-ils, ils sont riches<br />

; fussent-ils de condition servile, ils sont rois. Quant à nous, qui ne sommes pas des<br />

sages, les stoïciens nous traitent d'esclaves fugitifs, d'exilés, d'étrangers et enfin<br />

d'insensés. Toutes les fautes sont égales ; tout délit un crime impie. Il est aussi grave de<br />

tuer un coq sans nécessité que d'étrangler son père. Le sage ne hasarde aucune opinion ;<br />

il ne se repent de rien ; il ne se trompe jamais et ne change jamais d'avis.<br />

Telle est la doctrine dont s’empara Marcus Caton, homme des plus intelligents, sous<br />

la conduite des maîtres les plus savants, non pour en disserter, comme la plupart des<br />

gens, mais pour en faire sa règle de vie!(…) Nos maîtres à nous, - car j’avouerai, Caton,<br />

que moi aussi dans ma jeunesse, me défiant de mon intelligence, j’ai cherché le soutien<br />

d’une doctrine philosophique - nos maîtres, dis-je, qui se réclament de Platon et<br />

d’Aristote, sont des hommes mesurés et modérés. Ils disent que les recommandations<br />

ont parfois quelque valeur aux yeux du sage, que la compassion est le propre d’un<br />

homme de bien, qu’il y a différents types de délits et donc des châtiments inégaux, que<br />

la fermeté est compatible avec la clémence, que souvent le sage lui-même hasarde une<br />

opinion sur ce qu’il ignore, qu’il lui arrive quelquefois de se mettre en colère, et même<br />

de se laisser toucher et fléchir, qu’il modifie de temps en temps ses propos, afin de les<br />

rectifier, qu’il change parfois d’avis ; qu’il existe un juste milieu qui constitue la mesure<br />

de toutes les vertus.<br />

Si le hasard t'avait poussé vers de tels maîtres, Caton, avec le naturel qui est le tien,<br />

tu ne serais certes pas un homme meilleur, ni plus courageux, ni plus maître de toi, ni<br />

plus juste - car cela est impossible - mais tu aurais un peu plus de propension à la<br />

douceur ».<br />

***<br />

Pour déconsidérer son allié politique sans s’attaquer directement à<br />

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sa personne, Cicéron se livre à un exposé ironique de la doctrine stoïcienne, dont la<br />

rigueur excessive empêcherait Caton de faire le départ entre la simple libéralité et la<br />

corruption. La vertu intransigeante prônée par les stoïciens est ensuite opposée à la<br />

modération qui caractérise les disciples de Platon et d’Aristote afin d’inciter avec<br />

humour l’accusateur à un peu plus de lenitas.<br />

L’intérêt de ce texte réside dans la stratégie défensive utilisée par Cicéron :<br />

mettant à profit l’arme rhétorique du rire, il choisit de déplacer pour un temps la<br />

question politico-judiciaire sur le terrain de la philosophie en raillant les préceptes<br />

stoïciens. C’est pourquoi il convient d’étudier la fonction de cet exposé philosophique<br />

au sein de la plaidoirie avant de déterminer la valeur de l’opposition entre disciples de<br />

Zénon et admirateurs de Platon. Nous nous intéresserons pour finir aux enjeux<br />

politiques suggérés par ce plaidoyer ironique.<br />

L’exposé philosophique au service de la réfutation<br />

On sait qu’aux yeux de Cicéron l’art de persuader repose sur des fondements<br />

philosophiques et que la sagesse doit être jointe à l’éloquence (cf. De oratore, III, 142).<br />

Notre texte offre un exemple exceptionnel de cette synthèse entre rhétorique et<br />

philosophie puisque, pour les besoins de la cause, l’exposé philosophique constitue le<br />

sujet apparent du discours judiciaire. Le vocabulaire philosophique y occupe en effet<br />

une place prédominante (cf. inuentorum aemuli, sententiae, praecepta, sapiens – 5<br />

occurrences -, disputare, doctrina, magistri, uirtutes) et l’histoire de la philosophie y<br />

sert de cadre à l’argumentation (cf. fuit quidam uir…Zeno, Stoici nominantur, illi a<br />

Platone et Aristotele). Mettant à profit ses vastes connaissances en la matière, Cicéron<br />

se permet de donner aux juges et à l’assistance une rapide leçon de philosophie. Mais<br />

comme il l’écrira plus tard dans le De finibus (IV, 74), il s’adresse à un public<br />

d’ignorants (imperiti) qu’il veut moins instruire qu’impressionner de sorte que l’exposé<br />

reste très général et superficiel : les disciples de Platon et d’Aristote sont associés pour<br />

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« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

étude publiée dans le<br />

Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47.<br />

être opposés à ceux de Zénon et Cicéron ne se soucie guère ici de préciser les nuances<br />

entre l’Académie et le Lycée. Il se contente d’opposer schématiquement deux courants<br />

de pensée et deux pratiques philosophiques (cf. l’antithèse Nostri autem) : la structure<br />

antithétique de l’exposé révèle sa fonction argumentative.<br />

Cicéron commence en effet par présenter sous forme anecdotique le fondateur du<br />

Portique avant de brocarder quelques éléments – choisis parmi les plus surprenants – de<br />

sa doctrine. La stratégie de l’orateur se précise dans le second paragraphe :<br />

l’agencement des syntagmes (hoc – homo ingeniosissimus , M. Cato - arripuit)<br />

souligne les liens étroits qui unissent Caton au stoïcisme de sorte que la rigueur des<br />

préceptes rejaillit naturellement sur l’homme qui les a adoptés. Mais pour achever de<br />

ridiculiser la doctrine que Caton a embrassée, Cicéron lui oppose la modération prônée<br />

par les disciples de Platon et d’Aristote. Cette antithèse est justifiée par une référence à<br />

l’expérience personnelle de Cicéron (cf. fatebor enim, Cato, me quoque). La<br />

proposition incise permet à l’avocat de s’adresser directement à l’accusateur et de<br />

rappeler leur intérêt commun pour la philosophie tout en maintenant une nette distance<br />

(cf. Nostri autem). L’interruption de la phrase et la reprise de nostri, qu’une nouvelle<br />

incise (inquam) sépare de l’apposition illi a Platone et Aristotele, créent un effet<br />

d’attente qui contribue à mettre en valeur les préférences philosophiques de Cicéron. Le<br />

mouvement de la phrase indique par conséquent qu’à travers l’opposition des deux<br />

systèmes philosophiques, il s’agit de valoriser les choix de la défense afin de discréditer<br />

l’accusation. C’est pourquoi, après avoir pris le contre-pied des préceptes stoïciens en<br />

puisant au réservoir de l’Académie, Cicéron en vient à l’objet principal de son<br />

développement, à savoir le rigorisme de Caton, qu’il interpelle de nouveau dans le<br />

dernier paragraphe (cf. l’apostrophe et la deuxième personne : te, tu, esses, potes). La<br />

conclusion de l’excursus philosophique en révèle donc la fonction principale : il s’agit<br />

de suggérer que la rigueur apprise à l’école stoïcienne a influé sur le caractère et le<br />

comportement de l’accusateur.<br />

Derrière l’antithèse entre les deux doctrines se profile en outre une<br />

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« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

étude publiée dans le<br />

Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47.<br />

opposition d’ordre moral entre deux personnalités. Le rapport qu’ils entretiennent à leur<br />

doctrine est présenté de manière significative. Caton apparaît ainsi comme un pur<br />

produit de l’école stoïcienne : le verbe arripio, composé de rapio, suggère un rapt<br />

violent et, en l’occurrence, une adhésion brutale et inconditionnelle. Dans ce contexte,<br />

le participe inductus marque l’influence déterminante des maîtres dans la conversion et<br />

peut-être l’absence de réflexion personnelle de la part du disciple. De même,<br />

l’expression ut magna pars contribue perfidement à isoler Caton du reste de l’humanité<br />

et à en faire un « extrémiste » stoïcien. L’opposition des deux gérondifs neque<br />

disputandi causa… sed ita uiuendi met en exergue l’attitude excessive de Caton qui a<br />

fait sa règle de vie d’un système extrêmement rigoureux et s’efforce de l’appliquer à la<br />

lettre. L’accusateur se trouve ainsi discrédité par son austérité déplacée qui ne lui<br />

permet pas de porter un jugement équitable et modéré sur ses contemporains.<br />

Remarquons cependant que l’orateur n’est pas dénué de mauvaise foi car Caton aurait<br />

été encore plus blâmable de professer des principes tout en se dispensant de les<br />

appliquer ! Cicéron a beau jeu d’opposer implicitement à l’éducation de l’accusateur sa<br />

propre quête philosophique ; il évoque les doutes qui ont traversé sa jeunesse (cf. in<br />

adulescentia, diffisum ingenio meo) et le soutien qu’il a trouvé dans la philosophie (cf.<br />

quaesisse adiumenta doctrinae). Tout en feignant d’avouer une erreur de jeunesse au<br />

moyen du verbe fatebor, il établit une comparaison implicite (cf. me quoque) avec<br />

l’accusateur : à la différence de celui-ci, qui a cru trouver dans la philosophie un<br />

ensemble de préceptes fournissant des règles de vie préétablies, le jeune Cicéron a<br />

cherché dans cette discipline une aide pour approfondir sa réflexion personnelle. Se<br />

référant à son expérience et à l’indépendance de pensée qu’il a su conserver, l’orateur<br />

souligne par un effet de contraste le fanatisme philosophique de Caton. Cette impression<br />

est renforcée par le fait que Cicéron ne se réclame pas ici d’une école en particulier,<br />

mais d’un courant de pensées associant deux philosophes.<br />

Cette digression apparente comporte donc une fonction argumentative importante<br />

puisqu’elle permet d’opposer deux personnalités à travers leurs choix et leur attitude<br />

face à la philosophie. La comparaison tourne inévitablement à l’avantage de<br />

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« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

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l’orateur, qui indique ce qui le rapproche de l’accusateur afin de mieux souligner ce qui<br />

l’en distingue. Les doutes et la démarche personnelle du premier discréditent<br />

indirectement le fanatisme et le rigorisme de l’autre. Cette opposition d’ordre<br />

psychologique est renforcée par l’antithèse entre stoïcisme et platonisme 1 .<br />

Valeur de l’antithèse entre les deux doctrines<br />

Cicéron laisse libre cours à sa verve pour railler l’éthique stoïcienne : il ne se<br />

prive pas de brocarder les fameux paradoxa, qui permettaient en fait « de véhiculer sous<br />

une forme resserrée l’essentiel de la doctrine » 2 . Le génitif eius modi, qui introduit<br />

l’énumération, provoque un effet d’annonce. L’accumulation de propositions infinitives<br />

juxtaposées aux énoncés plus surprenants les uns que les autres est destinée non<br />

seulement à faire rire un auditoire peu versé dans la philosophie, mais à l’étourdir : les<br />

propositions se succèdent sans explication ni justification donnant ainsi une impression<br />

générale d’incohérence et d’aberration. Celle-ci est accentuée par les expressions<br />

généralisantes et catégoriques qui émaillent l’exposé (cf. numquam, nemo, omnis,<br />

nihil, solus, uiri non esse). De même, le rapprochement de termes antithétiques<br />

désignant tour à tour le sage aux yeux des hommes et aux yeux des stoïciens (cf. les<br />

adjectifs distortissimi/formosi ; mendicissimi/diuites et la tournure seruitutem<br />

seruiant/reges) ainsi que l’usage du superlatif contribuent à donner une image ridicule<br />

de la doctrine. Cicéron met ainsi en évidence l’absence de nuance et l’intransigeance qui<br />

caractérisent la morale du Portique. Plaçant son art au service de l’humour, il se plaît à<br />

amplifier cet effet comique par des parallélismes et par une gradation dans<br />

l’accumulation des termes (binaires : nisi stultum et leuem ; neque exorari neque<br />

placari ; ternaire : formosos, diuites, reges ; quaternaire : fugitiuos, exsules, hostes,<br />

1 . Nous adoptons ce terme quelque peu réducteur par souci de simplification car Cicéron ne cherche pas<br />

ici à se rattacher à une école particulière mais à la tradition issue de la philosophie socratique. En<br />

associant Platon et Aristote, il souligne son éclectisme et sa volonté de concilier les courants académique<br />

et péripatéticien. Pour plus de précisions sur la pensée philosophique de Cicéron, voir C. LÉVY, Cicero<br />

Academicus, Rome, 1992, p. 70-126 et A.A. LONG, Cicero’s Plato and Aristotle dans Cicero the<br />

Philosopher, J.G.F. POWELL (éd.), Oxford, 1995, p. 37-62.<br />

2<br />

. Cf. C. LÉVY, Les philosophies hellénistiques, Paris, Le livre de Poche, 1997, p. 180.<br />

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« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

étude publiée dans le<br />

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insanos). En insistant sur l’extrême rigueur des maximes évoquées (cf. numquam<br />

moueri gratia, numquam ignoscere), l’orateur entend montrer qu’elles sont contraires<br />

non seulement aux usages de la morale romaine mais au sens commun. De plus, il se<br />

place habilement du côté des gens ordinaires (cf. nos autem – qui sapientes non<br />

sumus) pour se concilier l’auditoire et isoler Caton, dont la sagesse paraît totalement<br />

inadaptée aux nécessités de la vie pratique. L’exposé des paradoxes constitue donc en<br />

lui-même un élément qui permet d’affaiblir l’accusation. Mais l’exposé contradictoire<br />

qui suit permet d’en accentuer la portée.<br />

Les excès de l’éthique stoïcienne sont opposés à la modération et la douceur qui<br />

caractérisent les disciples de Platon. L’antithèse est soigneusement élaborée et Cicéron,<br />

afin de ne pas lasser son auditoire, met à profit la uariatio tout en veillant à maintenir<br />

une structure fortement antithétique. Les deux paragraphes comportent des substantifs et<br />

des verbes communs (cf. gratia, sapiens, opinari, mutare, uir, exorari, placari) mais<br />

leur usage est inversé par des adverbes temporels qui marquent la nécessité de prendre<br />

en compte les circonstances et les fluctuations de la vie dans les questions éthiques (cf.<br />

aliquando, saepe, nonnumquam, interdum) : aux préceptes figés du portique, Cicéron<br />

oppose la souplesse de l’enseignement platonicien. Il montre que les disciples de Platon<br />

conservent une grande liberté d’action et tiennent compte des circonstances pour<br />

déterminer leur conduite. Il est difficile de ne pas voir dans ces adverbes qui parsèment<br />

le texte une allusion au contexte politique du plaidoyer car certaines circonstances<br />

exigent que l’on se montre indulgent à l’égard d’erreurs sans gravité (cf. infra). Le<br />

développement, qui est d’emblée placé sous le signe de la modération (cf. moderati<br />

homines et temperati), se clôt par une référence au juste milieu (mediocritas) et permet<br />

de suggérer les qualités qui font précisément défaut aux membres du Portique.<br />

Il est en outre significatif que les paradoxes portant sur le statut du sage et des<br />

insensés ne soient pas repris dans le second développement. L’inuentio et la dispositio<br />

sont naturellement déterminées par les besoins de la cause : s’il fallait d’abord susciter<br />

le rire aux dépens des stoïciens, il s’agit maintenant de se concentrer sur ce qui<br />

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concerne exclusivement l’accusation, à savoir la question des fautes (cf. genera<br />

delictorum qui reprend peccata esse paria) et du châtiment (cf. dispares poenas,<br />

exorari, placari ), du pardon (ignoscendi locum) ainsi que la possibilité de changer<br />

d’avis (cf. mutare, de sententia decedere qui répond à sententiam mutare numquam).<br />

Il importe de montrer qu’à la différence de la philosophie humaine dont Cicéron se<br />

réclame, l’idéal de sagesse proposé par les stoïciens ne fournit pas à Caton un critère<br />

fiable pour juger les hommes « normaux ».<br />

Mais l’opposition des doctrines comporte une telle portée argumentative qu’il<br />

est légitime de se demander si l’avocat rend totalement justice à la philosophie du<br />

Portique. De fait, au-delà des railleries de Cicéron, les paradoxes stoïciens ne sont pas<br />

dénués de fondement philosophique et l’orateur lui-même reprendra dans ses Paradoxa<br />

Stoicorum et dans le De finibus (IV, 74-76) certains de ces préceptes pour les admirer<br />

ou les discuter plus sérieusement. Les Stoïciens avaient en effet adopté dans ces<br />

paradoxes une forme volontairement provocatrice afin de souligner la valeur unique du<br />

bien moral et l’indifférence du sage aux biens convoités par les hommes. Or la<br />

présentation de Cicéron est fort tendancieuse puisqu’il se limite aux formules sans<br />

préciser leur signification et n’hésite pas à grossir le trait en rapprochant le meurtre d’un<br />

coq de celui d’un père (cf. nec minus delinquere eum qui gallum gallinaceum quam<br />

eum qui patrem suffocauerit).<br />

Cicéron, qu’on ne peut soupçonner d’ignorer l’éthique stoïcienne, oriente donc<br />

son exposé de manière à laisser deviner les enjeux politiques qui motivent sa stratégie<br />

défensive.<br />

Ironie et politique<br />

L’attitude et le ton adoptés à l’égard de l’accusateur méritent quelques<br />

commentaires. Le consul prend soin de ménager son allié politique, mais ne peut<br />

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résister au plaisir de l’égratigner quelque peu en maniant habilement l’arme de l’ironie.<br />

Le ton général de bonhomie, les apostrophes, ainsi que l’évocation d’un goût commun<br />

pour la philosophie (cf. me quoque…) ne suffisent pas à couvrir la note ironique qui se<br />

dégage de la formule laudative homo ingeniosissimus. En rapprochant l’intelligence de<br />

Caton et celle de Zénon par une expression voisine (cf. summo ingenio uir), Cicéron<br />

semble leur rendre un commun hommage. Cependant, l’exposé des préceptes professés<br />

et leur rigueur excessive remet en cause le contenu de l’éloge et dès lors se profile une<br />

interrogation implicite que l’on pourrait formuler ainsi : comment des hommes aussi<br />

brillants ont-ils pu se laisser aller à de telles divagations ?<br />

De même, le paragraphe final de notre texte est entièrement orienté vers une<br />

chute perfide. L’orateur insiste au moyen d’un irréel du présent et d’une accumulation<br />

d’adjectifs sur les vertus que Caton possède au plus haut degré (cf. non melior esses,<br />

nec fortior, nec temperantior, nec iustior). La proposition incise à l’indicatif – neque<br />

enim potes – semble renforcer cet éloge car elle marque la suprématie incontestée du<br />

stoïcien en ce qui concerne trois des quatre vertus cardinales (courage, tempérance,<br />

justice). Cependant, l’ensemble de la phrase (cf. non…quidem) est destiné à préparer la<br />

pointe finale sed paulo ad lenitatem propensior. Cicéron insiste sur les vertus de Caton<br />

afin de pouvoir se permettre de critiquer son intransigeance : s’il est intérieurement<br />

maître de lui, Caton manque de modération dans ses rapports avec autrui. La fortune,<br />

sujet du verbe detulisset, est rendue responsable de ce défaut parce qu’elle n’a pas<br />

orienté Caton vers les bons maîtres : Cicéron feint de mettre hors de cause celui dont il<br />

se moque. L’expression cum ista natura comporte dans ce contexte une valeur<br />

nettement ironique et Cicéron joue sur la connotation péjorative du démonstratif de<br />

deuxième personne. Enfin, il faut remarquer que la vertu de prudence n’est pas attribuée<br />

à l’accusateur : s’il l’avait possédée, il n’aurait pas pris le parti de Sulpicius. On voit<br />

donc que l’orateur manie très habilement l’implicite et l’ironie afin de ne pas s’aliéner<br />

un adversaire provisoire, qui est aussi un allié politique de poids.<br />

L’avocat se trouvait dans une situation doublement délicate puisque<br />

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Muréna était accusé en vertu de la loi Tullia de ambitu qu’il avait lui-même fait<br />

promulguer. Aussi choisit-il ici d’aborder indirectement la question de la corruption par<br />

l’intermédiaire de préceptes philosophiques. Il insiste ainsi sur l’importance de la<br />

clémence, à laquelle il prend soin d’apporter une justification philosophique (cf. esse<br />

apud hominem constantem ignoscendi locum). L’accusateur se voit donc subtilement<br />

incité à l’indulgence envers Muréna. De même ce n’est pas un hasard si l’avocat remet<br />

en cause le dogme de l’infaillibilité et de la constance du sage (cf. nihil opinari, nulla<br />

in re fallu, sententiam mutare numquam). En insistant sur le fait que le sage peut se<br />

tromper (cf. aliquid opinari quod nesciat) et changer d’avis (cf. de sententia decedere<br />

aliquando), il suggère à Caton qu’il devrait retirer son accusation car il est parfois plus<br />

raisonnable de revenir sur un jugement (cf. si ita rectius sit) que de s’y accrocher par<br />

obstination.<br />

Enfin, l’insistance sur la différence entre les fautes et donc entre les châtiments<br />

prend tout son sens dans le contexte politique du procès. Les exemples caricaturaux du<br />

parricide et du tueur de coq (cf. nec minus delinquere eum qui…) permettent d’attirer<br />

l’attention de l’auditoire sur l’erreur qui consisterait à ne pas faire la distinction entre<br />

une broutille et un crime d’une extrême gravité. Il est tentant de voir dans ce paradoxe<br />

une allusion métaphorique à la situation politique de Rome. Cicéron ne nie pas que<br />

Muréna se soit livré aux libéralités qui étaient de mise dans toute campagne électorale.<br />

Il serait excessif de l’accuser pour autant de corruption, d’autant qu’au moment même<br />

Catilina tentait de prendre le pouvoir par la force. Or la condamnation du consul désigné<br />

risquait de faciliter les projets des conjurés. Pour préserver la sécurité de la cité, les<br />

juges devaient donc se garder de confondre les largesses de Muréna et la conjuration de<br />

Catilina. L’arme du rire n’était plus seulement placée au service du plaidoyer, elle<br />

devenait l’auxiliaire de la raison d’Etat !<br />

***<br />

En opposant à la vertu incommode des stoïciens une philosophie plus<br />

11


« Intransigeance stoïcienne. Pro Murena 61-64 »,<br />

étude publiée dans le<br />

Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47.<br />

humaine issue de Platon et d’Aristote, Cicéron réussit à compenser l’autorité dont<br />

jouissait Caton aux yeux de l’auditoire. La plaidoirie eut un tel succès que, selon<br />

Plutarque, « les éclats de rire passaient de l’assistance jusqu’aux juges » (Vie de<br />

Cicéron, 5, 50) pendant qu’il parlait. Caton lui-même ne fut pas insensible à la verve<br />

ironique de Cicéron puisqu’il s’exclama à la fin de son discours : « Nous avons là un<br />

consul bien plaisant !». Cet extrait illustre donc la subtilité et l’habileté dont fit preuve<br />

le consul pour assurer la défense de Muréna. Mêlant la philosophie à l’éloquence<br />

judiciaire, le sérieux à l’humour, la bonhomie au mordant, il parvint, malgré les<br />

difficultés de la cause et le prestige des accusateurs, à faire acquitter son client, qui fut<br />

consul en 62.<br />

12<br />

Sabine Luciani

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