« Ce roman «n'est pas de la Reonde Table». - Université Rennes 2

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ACTES DU 22 e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22 nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 Keu, qui exemplifie parfaitement ce processus en deux temps auquel obéit l’écriture parodique. Au terme de l’épisode du Siège Périlleux — chaiere « d’estrange guise » (v. 1366) que la Fée de la Roche Menor a envoyée à Arthur afin d’enseigner aux chevaliers de sa cour quels tourments attendent ceux qui « plus aiment jovenciaus / que pucele » (v. 1556-1557) —, le sénéchal, pourtant reconnu pour sa médisance chronique, se réjouit de la réussite de Perceval et « fait tel feste », dit le texte, « qu’il chante de joie si rist » (v. 1504-1506). S’amusant à une nouvelle distribution des caractères, l’auteur brouille les cartes et confie cette fois le rôle ingrat du railleur à Yder, le fils de Nut, nouveau rabat-joie qui se moque de cette inhabituelle courtoisie du sénéchal. Piqué au vif, Keu retrouve l’art de la ramposne et sa « langue anuieuse » rappelle à Yder une aventure dont ce dernier a, paraît-il, à rougir : « Tout quidastes avoir trové Quant vous alastes l’esprevier Por une vielle chalengier qui estoit fronchie et ridee. […] Mais coment avint Quant Erech et Enyde i vint ? Vous lor laissastes l’esprevier » Gerbert de Montreuil, Continuation, v. 1532-1535, 1541-1543. La mémoire « intertextuelle » du sénéchal semble connaître quelques ratés, hypothèse que conforte la relecture du premier roman de Chrétien de Troyes, où le narrateur, peu prolixe quant au portrait de l’amie d’Yder, ne la désigne que comme « pucele 28 ». Entre le premier roman du clerc champenois et la Continuation de Gerbert de Montreuil, Keu semble donc avoir changé d’avis ! Accoudé à la fenêtre avec Gauvain, le sénéchal d’Erec et Enide voit s’approcher « le nain et la pucele » (v. 1102), dénomination neutre qui réapparaît lorsqu’il annonce à Guenièvre, au discours direct, l’arrivée des visiteurs : « Dame […] j’ai veü / venir un chevalier errant / […] Une pucele a avec li. » (v. 1120-1121, 1124). On ne retrouve donc dans l’hypotexte aucune remarque désobligeante qui justifierait les gouailleries de Keu. La mémoire défaillante de ce dernier semble plutôt relever de ce que Nancy Freeman Regalado a 28 Erec et Enide, v. 779, 794, 806, 1064, 1085. La seule dénomination quelque peu péjorative apparaît au vers 1077, au moment où le narrateur la qualifie de « fille au povre vavasor ». 18 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA PAGE 8/11

CE ROMAN « N’EST PAS DE LA REONDE TABLE » ISABELLE ARSENEAU baptisé « an art of misquotation » (un « art de la citation inexacte »), où les erreurs présumées — le malentendu dont Yder fait les frais, par exemple — apparaissent comme autant d’agrammaticalités qui servent à amorcer un jeu de pistes intertextuelles 29. L’auditeur/lecteur qui se laisse prendre au jeu se rend vite compte que l’auteur est allé piger ailleurs que dans les « œuvres complètes » de Chrétien de Troyes : le résumé avilissant qu’entreprend le sénéchal de la Continuation condense (contracte) les épreuves de l’épervier telles qu’elles apparaissaient dans Erec et Enide et dans Le Bel Inconnu et, ce faisant, confond les aventures respectives des fils de Nut et de Do. La pucelle « fronchie et ridee » dont Yder 30, aux dires de Keu, se serait fait le champion, ferait dès lors écho à Rose Espanie, demoiselle « molt laide et frenchie » (v. 1727) que Girflet, abusé par Amour, soumettait au concours de beauté dans le roman de Renaut de Beaujeu : […] et s’amie, Qui avoit non Rose Espanie, En coste celui cevaucoit Un palefroi, qui buens estoit. Molt estoit et laide et frenchie 31 . Une série de renvois au roman de Guinglain traverse d’ailleurs l’œuvre du continuateur et autorise la lecture qui fait la part belle à l’intertextualité. Le premier adversaire que doit affronter le Gallois chez Parsamant porte un écu au lion d’hermine, « d’or et d’azur […] bendés » et de « gueles broudez » (v. 7814-7817), renvois explicites aux armes de Guinglain (« et ses escus d’asur estoit / d’ermine un lion i avoit », Le Bel Inconnu, v. 73-74), lesquelles ont permis l’identification de l’auteur du Bel Inconnu avec la famille de Bâgé 32. On se rappellera aussi qu’à Beaurepaire, le lit de Perceval est décoré d’un « riche covertoir » (v. 6505) qui a été confectionné dans l’Île de Gernemue par la fée Blanchemal (v. 6509) — 29 Voir Nancy F. Regalado, « Villon’s Legacy from Le Testament of Jean de Meun: Misquotation, Memory, and the Wisdom of Fools », dans Michael Freeman et Jane H. M. Taylor (dir.), Villon at Oxford: The Drama of the Text, Amsterdam, Rodopi, 1999, p. 282-311. 30 Yder, cité aux vers : v 5555 (Li rois Ydés / qui donnoit a trestols adés : il fu de pouvre acointement / mais large fu a tote gent…) 5649, 5679. Positif 31 Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, édition et traduction Michèle Perret et Isabelle Weill, Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classique », 2003, v. 1723-1727. 32 Sur les armoiries des Sires de Bâgé, voir l’édition de G. Perrie Williams (Paris, Librairie Honoré Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 1983 [1929], p. VII-VIII) et l’article d’Alain Guerreau, « Renaut de Bagé : Le Bel Inconnu. Structure symbolique et signification sociale », Romania, t. 102, 1982, p. 28-82. 18 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA, PAGE 9/11

ACTES DU 22 e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008<br />

PROCEEDINGS OF THE 22 nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008<br />

Keu, qui exemplifie parfaitement ce processus en <strong>de</strong>ux temps auquel obéit<br />

l’écriture parodique. Au terme <strong>de</strong> l’épiso<strong>de</strong> du Siège Périlleux — chaiere<br />

<strong>«</strong> d’estrange guise » (v. 1366) que <strong>la</strong> Fée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Roche Menor a envoyée à<br />

Arthur afin d’enseigner aux chevaliers <strong>de</strong> sa cour quels tourments atten<strong>de</strong>nt<br />

ceux qui <strong>«</strong> plus aiment jovenciaus / que pucele » (v. 1556-1557) —, le<br />

sénéchal, pourtant reconnu pour sa médisance chronique, se réjouit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

réussite <strong>de</strong> Perceval et <strong>«</strong> fait tel feste », dit le texte, <strong>«</strong> qu’il chante <strong>de</strong> joie si<br />

rist » (v. 1504-1506). S’amusant à une nouvelle distribution <strong>de</strong>s caractères,<br />

l’auteur brouille les cartes et confie cette fois le rôle ingrat du railleur à<br />

Y<strong>de</strong>r, le fils <strong>de</strong> Nut, nouveau rabat-joie qui se moque <strong>de</strong> cette inhabituelle<br />

courtoisie du sénéchal. Piqué au vif, Keu retrouve l’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> ramposne et sa<br />

<strong>«</strong> <strong>la</strong>ngue anuieuse » rappelle à Y<strong>de</strong>r une aventure dont ce <strong>de</strong>rnier a, paraît-il,<br />

à rougir :<br />

<strong>«</strong> Tout quidastes avoir trové<br />

Quant vous a<strong>la</strong>stes l’esprevier<br />

Por une vielle chalengier<br />

qui estoit fronchie et ri<strong>de</strong>e.<br />

[…] Mais coment avint<br />

Quant Erech et Eny<strong>de</strong> i vint ?<br />

Vous lor <strong>la</strong>issastes l’esprevier »<br />

Gerbert <strong>de</strong> Montreuil, Continuation, v. 1532-1535, 1541-1543.<br />

La mémoire <strong>«</strong> intertextuelle » du sénéchal semble connaître<br />

quelques ratés, hypothèse que conforte <strong>la</strong> relecture du premier <strong>roman</strong> <strong>de</strong><br />

Chrétien <strong>de</strong> Troyes, où le narrateur, peu prolixe quant au portrait <strong>de</strong> l’amie<br />

d’Y<strong>de</strong>r, ne <strong>la</strong> désigne que comme <strong>«</strong> pucele 28 ». Entre le premier <strong>roman</strong> du<br />

clerc champenois et <strong>la</strong> Continuation <strong>de</strong> Gerbert <strong>de</strong> Montreuil, Keu semble<br />

donc avoir changé d’avis ! Accoudé à <strong>la</strong> fenêtre avec Gauvain, le sénéchal<br />

d’Erec et Eni<strong>de</strong> voit s’approcher <strong>«</strong> le nain et <strong>la</strong> pucele » (v. 1102),<br />

dénomination neutre qui réapparaît lorsqu’il annonce à Guenièvre, au<br />

discours direct, l’arrivée <strong>de</strong>s visiteurs : <strong>«</strong> Dame […] j’ai veü / venir un<br />

chevalier errant / […] Une pucele a avec li. » (v. 1120-1121, 1124).<br />

On ne retrouve donc dans l’hypotexte aucune remarque<br />

désobligeante qui justifierait les gouailleries <strong>de</strong> Keu. La mémoire défail<strong>la</strong>nte<br />

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28 Erec et Eni<strong>de</strong>, v. 779, 794, 806, 1064, 1085. La seule dénomination quelque peu péjorative apparaît au<br />

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