Réconciliation - Fondation autochtone de guérison

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28.08.2013 Views

Cela dit, je veux revenir à la toute première idée de la Terre. Étant non conscients de la nature palimpseste susmentionnée du pays où nous avions débarqué pour nous établir, ma famille s’est installée dans une banlieue de la partie sud de Calgary. Le seul trajet d’autobus conduisant au centre-ville aboutissait à plusieurs pâtés de maisons au nord de notre maison à un rond-point en gravier; et bien que notre quartier n’était pas précisément construit autour de nous, les communautés immédiatement adjacentes avaient encore bon nombre de terrains non aménagés et des peupliers nouvellement plantés. Du gazon en plaques était étendu pour couvrir des monticules de terre fraîchement retournés, les lignes de séparation entre les plaques se fondaient progressivement au fil des premiers printemps et des été chauds, produisant cette uniformité si recherchée propre aux aménagements paysagers des banlieues de la classe moyenne. Même des écoles sont apparues autour de nous en un rien de temps pour permettre d’instruire les enfants des familles de plus en plus nombreuses — ma sœur aînée a eu la chance unique à l’école secondaire de toujours se trouver dans la classe supérieure vu que l’école a ouvert ses portes tout d’abord pour accepter seulement les élèves de la dixième année et amener au cours des deux années suivantes cette première cohorte à terminer leurs études secondaires. En dépit de ces débuts semblables à ceux des banlieues en majorité peuplées presqu’entièrement de Blancs, l’accroissement démographique de la ville a amené des immigrants (et des Canadiens transplantés) qui ont progressivement transformé le mélange des races. Cependant, à travers les brèches ouvertes par la vie des banlieusards et leur mutation culturelle, la terre était toujours visible. Juste à quelques milles à l’ouest de cette école secondaire, la grande route albertaine devenait étroite et tortueuse, franchissant un petit ruisseau dans une région boisée, et un petit panneau en bois indiquait aux voyageurs qu’ils étaient maintenant rendus à (ce qui s’appelait à l’époque) la réserve Sarcee. Pour des excursions de fin de semaine, nous empruntions la transcanadienne jusqu’à Banff, le joyau du tourisme provincial; à peine si nous remarquions le panneau en lettres foncées à mi-chemin sur la route des montagnes indiquant que nous passions sur le territoire des Stoney. Et si l’auto avait à faire un tour de cent quatre-vingt degrés en direction est et les montagnes devenaient invisibles dans le rétroviseur, voilà qu’un édifice de briques se dressait sinistre à l’horizon dans la prairie; bien des années plus tard, j’ai appris que c’était Old Sun, le pensionnat situé sur le territoire des Pieds- Noirs. Voilà c’était ce que nous savions de Calgary, une banlieue où tout le monde semblait venir d’ailleurs — mais à courte distance de là, manifestement, il n’y avait pas de ville du tout, rien du Canada que nous connaissions, et aucun de nous n’avait certes les moyens de s’en rendre compte. Au fil des années, le langage et la nomenclature ont changé — le panneau de la réserve Sarcee a été remplacé par un autre annonçant la Nation Tsuu T’ina, alors que le pensionnat Old Sun était encore en place, devenu un lieu dispensant un programme universitaire à distance dans la Nation Siksika — mais la terre est restée la même. Élevé à Calgary, dans un environnement urbain enchâssé dans le paysage des Prairies, où se situaient trois Premières nations, la complexité de cette stratification sociale m’a complètement échappé, mais par contre, j’ai été sensible à 4 | Ashok Mathur

l’identification inexacte. Cela s’est passé quelques années avant qu’il devienne pour des raisons de clarté et d’identité, géographique plus que nationaliste, une pratique acceptée de se désigner « Asiatique du sud » en référant à notre lieu de provenance du sous-continent plutôt qu’à l’État géopolitique. Pour revenir à l’environnement des Prairies, dans le milieu même des expatriés des Indes étroitement liés et de plus en plus nombreux, tous les produits allant de l’alimentation à l’habillement et aux usages de la clientèle étaient d’emblée adjectivés d’« indiens », ce qui s’avérait assez simple pour être bien compris par la société homogène de ces premiers arrivants. Par contre, pour les expatriés de deuxième génération formant un tout d’une grande diversité, dont les distinctions liées aux comportements, aux styles de vie, aux langues et aux accents s’étaient renchéries et bien établies sous l’influence de membres du groupe bien éclairés, ces mêmes déterminants rendaient la situation générale assez surprenante. Ici (au pays), l’enfant au teint foncé qui marchait, parlait et s’habillait comme ses compagnons de classe, s’identifiant pourtant « Indien », était effectivement une personne unique. Dérapage d’histoire et d’identité, nomenclature inadéquate qui, à vrai dire, était aussi imprécise pour les Asiatiques du sud que pour la communauté autochtone, une désignation restée bloquée à cause de méconnaissance et d’appropriation incorrecte. Et pourtant, j’étais là, un Indien à Calgary, dans un endroit et une époque où attester mon identité me mettait en opposition binaire à celle de « cowboy » et où le seul moyen à la portée du jeune que j’étais était d’essayer de corriger les gens mal renseignés en, assez curieusement, utilisant le même adjectif pour modifier le nom : « Non, pas ce type-là d’Indien; je suis un Indien indien ». C’était sans doute le point de départ me permettant de mieux comprendre en identifiant à la fois qui j’étais et qui je n’étais pas. Dans un tel état de cogitation négative, j’étais resté sans réponse devant cette question brûlante de savoir qui pouvait bien être cet Indien dont je me faisais une image et la projetais en me voyant et pourtant (dans mon voisinage, ma communauté, ma conscience) cette image était totalement absente. Cette même inappropriation de mon identité m’est apparue encore plus nettement au moment où jeune diplômé de l’école de photojournalisme, j’ai fait la tournée des rodéos du sud de l’Alberta, une version différente, mais non moins ridicule, de la dichotomie cowboy/indien. Toujours est-il que c’est là que j’ai découvert quelque chose de vraiment concret au sujet de la notion de lieu et de terre, à savoir où les gens s’établissaient et pourquoi. J’ai appris à connaître les réserves en parlant à des gens aux pow-wows et aux bureaux de bande, des gens qui m’ont semblé bien loin de ce que j’avais appris dans les cours d’histoire au niveau secondaire où des trappeurs avaient commencé le commerce de fourrures avec leurs « contacts » et où des alliances citées dans les manuels scolaires avaient dégénéré en conflits mineurs et majeurs entre les Français et les Anglais. C’était autre chose, c’était lié à l’occupation de la terre et s’exprimait par elle. Cependant, cette réalité ne m’est pas vraiment venue à l’esprit avant d’avoir terminé mes études de maîtrise en anglais; dans les semaines précédant la soutenance de ma thèse, j’ai eu la possibilité de donner un cours (un cours complet, où pour la première fois je pouvais enseigner ce que je Cultiver le Canada | 5

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acceptée <strong>de</strong> se désigner « Asiatique du sud » en référant à notre lieu <strong>de</strong> provenance<br />

du sous-continent plutôt qu’à l’État géopolitique. Pour revenir à l’environnement<br />

<strong>de</strong>s Prairies, dans le milieu même <strong>de</strong>s expatriés <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s étroitement liés et <strong>de</strong><br />

plus en plus nombreux, tous les produits allant <strong>de</strong> l’alimentation à l’habillement et<br />

aux usages <strong>de</strong> la clientèle étaient d’emblée adjectivés d’« indiens », ce qui s’avérait<br />

assez simple pour être bien compris par la société homogène <strong>de</strong> ces premiers<br />

arrivants. Par contre, pour les expatriés <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxième génération formant un tout<br />

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vie, aux langues et aux accents s’étaient renchéries et bien établies sous l’influence<br />

<strong>de</strong> membres du groupe bien éclairés, ces mêmes déterminants rendaient la<br />

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marchait, parlait et s’habillait comme ses compagnons <strong>de</strong> classe, s’i<strong>de</strong>ntifiant<br />

pourtant « Indien », était effectivement une personne unique. Dérapage d’histoire<br />

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les Asiatiques du sud que pour la communauté <strong>autochtone</strong>, une désignation restée<br />

bloquée à cause <strong>de</strong> méconnaissance et d’appropriation incorrecte. Et pourtant,<br />

j’étais là, un Indien à Calgary, dans un endroit et une époque où attester mon<br />

i<strong>de</strong>ntité me mettait en opposition binaire à celle <strong>de</strong> « cowboy » et où le seul moyen<br />

à la portée du jeune que j’étais était d’essayer <strong>de</strong> corriger les gens mal renseignés<br />

en, assez curieusement, utilisant le même adjectif pour modifier le nom : « Non,<br />

pas ce type-là d’Indien; je suis un Indien indien ». C’était sans doute le point <strong>de</strong><br />

départ me permettant <strong>de</strong> mieux comprendre en i<strong>de</strong>ntifiant à la fois qui j’étais et<br />

qui je n’étais pas. Dans un tel état <strong>de</strong> cogitation négative, j’étais resté sans réponse<br />

<strong>de</strong>vant cette question brûlante <strong>de</strong> savoir qui pouvait bien être cet Indien dont je me<br />

faisais une image et la projetais en me voyant et pourtant (dans mon voisinage, ma<br />

communauté, ma conscience) cette image était totalement absente.<br />

Cette même inappropriation <strong>de</strong> mon i<strong>de</strong>ntité m’est apparue encore plus nettement<br />

au moment où jeune diplômé <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> photojournalisme, j’ai fait la tournée <strong>de</strong>s<br />

rodéos du sud <strong>de</strong> l’Alberta, une version différente, mais non moins ridicule, <strong>de</strong> la<br />

dichotomie cowboy/indien. Toujours est-il que c’est là que j’ai découvert quelque<br />

chose <strong>de</strong> vraiment concret au sujet <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> lieu et <strong>de</strong> terre, à savoir où les gens<br />

s’établissaient et pourquoi. J’ai appris à connaître les réserves en parlant à <strong>de</strong>s gens<br />

aux pow-wows et aux bureaux <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s gens qui m’ont semblé bien loin <strong>de</strong> ce<br />

que j’avais appris dans les cours d’histoire au niveau secondaire où <strong>de</strong>s trappeurs<br />

avaient commencé le commerce <strong>de</strong> fourrures avec leurs « contacts » et où <strong>de</strong>s<br />

alliances citées dans les manuels scolaires avaient dégénéré en conflits mineurs et<br />

majeurs entre les Français et les Anglais. C’était autre chose, c’était lié à l’occupation<br />

<strong>de</strong> la terre et s’exprimait par elle. Cependant, cette réalité ne m’est pas vraiment<br />

venue à l’esprit avant d’avoir terminé mes étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> maîtrise en anglais; dans les<br />

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