Mémoire - Mathieu Boulègue - Service Central d'Authentification
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- 2010 -<br />
Relations internationales illicites et mondialisation de<br />
l’insécurité :<br />
L’impact des « zones grises » et des marchés transnationaux<br />
illégaux sur les relations entre Organismes Criminels<br />
Transnationaux et groupes terroristes<br />
IEP de Toulouse<br />
<strong>Mémoire</strong> de recherche présenté par M. <strong>Mathieu</strong> <strong>Boulègue</strong><br />
Directeur du mémoire : M. Michel-Louis Martin
- 2010 -<br />
Relations internationales illicites et mondialisation de<br />
l’insécurité :<br />
L’impact des « zones grises » et des marchés transnationaux<br />
illégaux sur les relations entre Organismes Criminels<br />
Transnationaux et groupes terroristes<br />
IEP de Toulouse<br />
<strong>Mémoire</strong> de recherche présenté par M. <strong>Mathieu</strong> <strong>Boulègue</strong><br />
Directeur du mémoire : M. Michel-Louis Martin<br />
2
Remerciements<br />
Merci à Michel-Louis Martin, pour avoir accepté de diriger ce mémoire.<br />
Merci à Phillipe Migaux, pour son aide précieuse, sa patience et sa disponibilité.<br />
Merci à Frédéric Lemieux, pour l’inspiration et le choix du sujet.<br />
Merci à Pierre-Arnaud Chouvy, pour m’avoir donné accès à sa cartographie.<br />
3
Avertissement<br />
L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les<br />
mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à<br />
leur auteur.<br />
4
Abréviations<br />
AIEA Agence Internationale pour l’Energie Atomique<br />
ALK Armée de Libération du Kosovo<br />
ALPC Armes Légères et de Petits Calibres<br />
ATS Amphetamine-Type Stimulants<br />
AUC Autodefensas Unidas de Colombia<br />
CTC Crime-Terror Continuum<br />
DEA Drug Enforcement Agency<br />
ELN Ejército de Liberación Nacional<br />
ETA Euskadi Ta Askatasuna<br />
FARC Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia<br />
FTZ Free-Trade Zone (voir ZLE)<br />
GIA Groupe Islamique Armée (Algérien)<br />
GICM Groupe Islamique Combattant Marocain<br />
GSPC Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat<br />
HCL Chlorhydrate (ou sel) de cocaïne<br />
IMU Islamic Movement of Uzbekistan<br />
IRA Irish Republican Army<br />
LTTE Liberation Tigers of Tamil Eelam<br />
NRBC Nucléaire-Radiologique-Bactériologique-Chimique<br />
NWFP North-West Frontier Province<br />
OCT Organisme Criminel Transnational<br />
ONUDC Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime<br />
PKK Parti des Travailleurs du Kurdistan<br />
SCU Sacra Corona Unita<br />
TBA Tri-Border Area<br />
UÇK Armée de Libération Nationale – Kosovo<br />
UWSA United Wa State Army<br />
ZLE Zone de Libre Echange<br />
5
- SOMMAIRE -<br />
INTRODUCTION……………………………………………………………………………..8<br />
Chapitre 1 – Les zones grises infra-étatiques………………..………………………………..16<br />
Section 1<br />
Géopolitique mondiale de l’offre de drogue …………………………………...………….…17<br />
Section 2<br />
Géopolitique de l’offre d’armes à feu illégales et zones grises du trafic d’êtres humains……42<br />
Chapitre 2 – Les zones grises supra-étatiques…………………………………………….….63<br />
Section 1<br />
Les « Zones de Libre Echange illégales »……………………………………...……………..65<br />
Section 2<br />
Les narco-Etats faibles et faillis : quand une entité étatique devient une zone grise…………77<br />
Section 3<br />
Les regroupements d’Etats faibles et faillis : les zones grises poly-étatiques………………...97<br />
Chapitre 3 – Les interactions entre les acteurs et le financement des activités illégales dans les<br />
zones grises……………………………………………………………………………..…...123<br />
Section 1<br />
Financement des OCT et des groupes terroristes …………………………………………...124<br />
Section 2<br />
Les relations entre acteurs illégaux présents dans les zones grises………………………….145<br />
CONCLUSION……………………………………………………………………………...166<br />
ANNEXES…………………………………………………………………………………..167<br />
BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………..189<br />
SITOGRAPHIE……………………………………………………………………………..209<br />
TABLES DES MATIERES…………………………………………………………………210<br />
QUATRIEME DE COUVERTURE………………………………………………………...213<br />
6
« Dans un gain frauduleux, l’homme verra un déplacement de richesse, lorsque le moraliste y<br />
condamnera une injustice ».<br />
Jean-Baptiste SAY, Cours complet d’économie politique pratique, 1832<br />
7
« Là où nous devrions avoir un Etat-nation, il ne reste qu’un espace vide : les germes<br />
de l’anarchie et du terrorisme international ne sauraient trouver de meilleur terrain pour se<br />
développer ». C’est en ces termes qu’un concept nouveau fait son entrée dans le champ des<br />
études de sécurité en France par l’intermédiaire du rapport annuel de la Commission de la<br />
Défense de l’Assemblée Nationale : celui de « zone grise ». Le Rapport sur la loi de<br />
programmation militaire 1992-1994 du 20 Décembre 1992 stipule que « dans ces régions<br />
devenues inaccessibles et hostiles à toute pénétration, aucun gouvernement n’est en mesure<br />
de contrôler la situation ou de faire appliquer les règles minimales du droit ; peu à peu<br />
abandonnées à elles-mêmes, des zones entières risquent de se fermer définitivement et<br />
sombrent dans une anarchie tragique pour les populations ». A la « zone blanche »<br />
westphalienne, régie par les normes juridiques internes s’opposerait radicalement la « zone<br />
noire » de conflits théoriquement soumis au droit de la guerre : ainsi avec toutes ses nuances,<br />
le « gris » symbolise les états intermédiaires entre le blanc et le noir, entre ce qui est licite et<br />
illicite, légale et illégal, « sorte d’expression géopolitique de la théorie quantique des<br />
cordes » 1 . L’expression « zone grise » provient du vocabulaire du contrôle aéronautique et<br />
désigne les secteurs du ciel non couverts par le balayage des radars, aux confins de leur rayon<br />
d’action. On appellera alors « zones grises » ces régions du monde qui, confrontées à des<br />
crises ou à des conflits gelés, s’enfoncent dans des espaces de « non-droit » dans lesquels les<br />
économies parallèles fleurissent, les trafics transnationaux de biens illégaux prolifèrent et<br />
dans lesquels des acteurs internationaux illégaux s’implantent. Les zones grises sont de<br />
véritables « trous noirs » géopolitiques c'est à dire un objet attirant par son attraction toute<br />
forme de matière : les zones grises semblent « absorber », catalyser les trafics illégaux et<br />
connaissent une prolifération d’acteurs illégaux en leur sein. Dans ces zones, les acteurs<br />
illégaux ont de plus en plus d’influence sur le marché légal économique, politique voire<br />
militaire et se livrent en plus ou moins toute impunité à des opérations commerciales illicites.<br />
Les zones grises se caractérisent par l’incertitude de l’assise territoriale de l’État au sein de<br />
certains espaces nationaux 2 or les cartes « officielles » ne les distinguent pas du reste de la<br />
planète : ces zones sont faites d’États avec des frontières mais elles sont en même temps<br />
traversées de toutes sortes de convulsions, mêlant guerre infra-étatique, guerre civile, luttes<br />
inter-ethniques ou inter-religieuses.<br />
1 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit<br />
gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan<br />
2 MOREAU DEFARGES P. (2003), La gestion des zones grises, RAMSES 2003<br />
8
Les « zones grises » sont un des enjeux majeurs du monde de l’après-Guerre froide :<br />
ces zones chaotiques, aux limites géographiques floues et mouvantes, constituent le « sous-<br />
produit inévitable d’une planète en pleine recomposition » 3 car malgré leur isolement<br />
géopolitique vis à vis de la scène internationale légale, ces zones grises demeurent connectées<br />
aux flux commerciaux et financiers mondiaux. Il y a dans l’idée de zone grise « une<br />
composante d’illégalité intérieure qui donne naissance à une situation d’illicéité<br />
internationale » 4 . Malgré tout, la composante illégalité-illicéité ne suffit pas à caractériser<br />
l’existence d’une zone grise. Si tel était le cas, il faudrait alors considérer que tout espace de<br />
nature territoriale dans lequel opère soit une organisation mafieuse soit une organisation<br />
politico-militaire en dissidence de l’Etat deviendrait potentiellement une zone anomique. La<br />
qualification de « zone grise » ne peut pas s’appliquer à tout ce qui, dans les relations<br />
internationales, est en marge des formes relationnelles licites car ce n’est pas la présence<br />
d’activités illicites qui va caractériser et permettre de singulariser la zone grise : tout entité<br />
géopolitique, même s’il s’y déroule des activités criminelles, n’est pas pour autant susceptible<br />
d’abriter une zone grise. Si l’on veut conférer une plus-value conceptuelle à la notion de zone<br />
grise, il faut se référer à ce qui pourra constituer des éléments d’identification particuliers de<br />
cette réalité géopolitique nouvelle. Ces éléments d’identification regroupent l’importance de<br />
la composante territoriale de la zone grise et l’atteinte à l’exclusivité de juridiction de l’Etat<br />
sur l’espace concerné.<br />
On pourra dès lors définir comme « zone grise » tout espace géographique infra- ou<br />
trans-étatique possédant les quatre caractéristiques indissociables suivantes :<br />
- un élément matériel constitué par un territoire c'est à dire l’existence d’espaces de<br />
production ou de trafics de produits illégaux à grande échelle,<br />
- la présence d’acteurs ou d’une pluralité d’acteurs organisés qui possèdent plus ou<br />
moins d’emprise sur ce territoire c'est à dire l’implantation territoriale d’acteurs<br />
illégaux, à savoir les Organismes Criminels Transnationaux (OCT) et/ou les groupes<br />
terroristes,<br />
- un élément fonctionnel constitué par une activité de nature criminelle, menée par ces<br />
acteurs illégaux de manière transnationale et<br />
- l’absence de contrôle et d’assise territoriale de la part de l’autorité étatique dans<br />
laquelle la zone anomique s’est implantée.<br />
3 MOREAU DEFARGES P. (2003)<br />
4 PASCALLON P. (2006)<br />
9
Le concept de zone grise caractérise donc des territoires qui échappent à différents degrés à<br />
l’emprise des Etats qui sont censés en avoir le contrôle : en ce sens naissent et se développent<br />
des espaces « a-juridiques » qui s’excluent par leur simple existence non seulement de l’ordre<br />
juridique interne de l’Etat auquel appartient le territoire mais aussi de l’ordre juridique<br />
international. Le basculement en zone de non-droit cède la place de façon systématique au<br />
délitement des autorités légales, à l’isolement administratif, économique et juridique de la<br />
zone, à l’accroissement de la violence et des activités illégales et à la vassalisation de la<br />
population à des groupes criminels ou terroristes. C’est à partir du moment où un Etat perd le<br />
contrôle effectif sur une partie de son territoire que celle-ci peut devenir une zone grise :<br />
comme espace politique, la zone grise représente une atteinte à l’intégrité territoriale et à<br />
l’exclusivité de compétences de l’Etat sur son territoire national. La notion de zone grise n’a<br />
de sens que par rapport à l’Etat, à ses principaux attributs et en relation précisément avec un<br />
territoire : la composante spatiale apparaît comme étant l’élément constitutif fondamental de<br />
la zone grise. L’existence des espaces de production des produits illégaux, des trafics<br />
transnationaux et des acteurs proliférant au sein des zones grises ne peut se comprendre que<br />
par l’intermédiaire de leur territorialisation c'est à dire leur implantation territoriale dans ces<br />
espaces où l’État est dépassé par une composante externe. Au final les zones grises sont<br />
caractérisées par l’absence de l’Etat au sein des territoires concernés par le phénomène des<br />
relations internationales illicites : des régions entières appartenant à des Etats échappent<br />
aujourd’hui complètement à l’autorité centrale et des pouvoirs féodaux revendiquent la<br />
maîtrise du pouvoir ou des richesses à la place de l’Etat central. Plus le pouvoir central est<br />
éloigné d’une zone, plus les possibilités d’expansion d’une économie criminelle sont fortes 5 :<br />
c’est la raison pour laquelle les zones grises prolifèrent et se répandent le mieux dans les<br />
espaces vides laissés par l’absence d’autorité étatique et de façon encore plus rapide dans les<br />
Etats faibles et faillis.<br />
C’est en cela que toute zone grise est un défi à l’existence même de l’Etat et à<br />
l’universalité de l’institution étatique comme fondement de l’organisation de la société<br />
international contemporaine : les zones grises mettent en cause, par leur seule existence, la<br />
compétence exclusive de l’Etat sur l’espace territorial qui lui a été reconnu. A la « société de<br />
surveillance globale » de Bauman 6 existent en parallèle des zones dévaluées, livrées à elles-<br />
mêmes et dans lesquelles l’entité étatique nationale n’a plus de droit de regard et de contrôle<br />
5<br />
CAMARA M. (1999), Économie de la drogue et théorie des jeux, Tiers-Monde, Année 1999, Volume 40,<br />
Numéro 158 p. 297 – 317<br />
6<br />
BAUMAN Z. (2000), Liquid modernity, Polity<br />
10
effectif. La zone grise remet en cause la souveraineté nationale de l’État à partir du moment<br />
où elle conquiert une partie du territoire : sans forcément s’emparer de l’intégralité du<br />
territoire national, elle réduit la puissance de l’Etat jusqu’au point où il n’est plus en mesure<br />
d’exercer les attributs de sa souveraineté. Il est important de prendre en compte le fait qu’il<br />
puisse y avoir des « nuances de gris » : les zones grises ne sont pas toutes implantées de la<br />
même façon au sein d’un ou de plusieurs Etats mais présentent des caractéristiques<br />
spécifiques en faisant toutes des zones uniques possédant une implantation territoriale et un<br />
poids sur l’Etat central différent ainsi que la présence à plus ou moins grande échelle de<br />
trafics de biens illicites et d’acteurs illégaux.<br />
Selon Rosenau, Gay et Mussington 7 , une menace transnationale est définie comme<br />
ayant au moins deux des caractéristiques suivantes : elle possède des causes et des effets qui<br />
dépassent les frontières nationales, elle est reliée à l’érosion du pouvoir de l’État-nation et de<br />
son autorité et elle implique des acteurs non-étatiques. Du point de vue des zones grises, la<br />
lutte contre les menaces sécuritaires transnationales s’est focalisée sur la lutte contre les<br />
trafics transnationaux de produits illégaux et la lutte contre terrorisme et criminalité organisée,<br />
ce que l’on nomme couramment « relations internationales illicites ». On entendra par<br />
« relations internationales illicites » les relations entre acteurs illégaux visant des échanges,<br />
ententes ou mise en place de partenariat en vue d’échanger, troquer ou commercer par<br />
l’intermédiaire de trafics transnationaux de produits illégaux ou bien de réaliser des<br />
opérations de financement illégales. En tant que phénomène d’ensemble, les relations<br />
internationales illicites ont rarement fait l’objet d’une approche globale or ce qui constitue<br />
aujourd’hui la nouveauté la plus importante du phénomène des relations internationales<br />
illicites est la conjonction de différents facteurs comme la croissance en volume et la<br />
diversification des produits et l’extension géographique des zones grises. La croissance de<br />
l’internationalisation des activités illicites est tout d’abord la conséquence de la globalisation<br />
des échanges économiques et financiers : la mondialisation profite donc beaucoup à l’illégal.<br />
Le marché criminel transnational des produits illégaux connaît les mêmes règles de<br />
fonctionnement que d’autres marchés licites et évolue en fonction des opportunités et des<br />
espérances de gains définies en termes purement économiques. La gamme des « produits » du<br />
trafic s’élargit de jour en jour, depuis les plus classiques comme la drogue et la prostitution,<br />
jusqu’aux trafics de travailleurs sans papiers ou d’organes humains en passant par la<br />
contrefaçon, le détournement de l’aide humanitaire et le trafic de produits naturels tels que<br />
7 ROSENAU W., GAY K. et MUSSINGTON D. (1997), Transnational threats ans US National Security, Low<br />
Intensity Conflict and Law Enforcement 6(3), p. 144-161<br />
11
l’ivoire et les animaux sauvages. Une étude récente de l’INHES a permis d’établir une<br />
typologie quasi-exhaustive des principaux trafics transnationaux de produits illégaux réalisés<br />
à l’heure actuelle 8 : aux activités « traditionnelles » comme les grandes trafics de stupéfiants,<br />
d’armes, d’êtres humains, les vols et la criminalité économique et financière naissent de<br />
nouvelles menaces transnationales comme la cybercriminalité, les contrefaçons, le trafic de<br />
cigarettes ou le trafic de matières dangereuses. Cette typologie permet d’aborder la quasi-<br />
totalité des trafics transnationaux de produits illégaux mais les trafics de drogues, d’armes et<br />
d’êtres humains forment le haut du tableau des trafics transnationaux et génèrent la majeure<br />
partie des revenus illicites des zones grises. Ces trois trafics sont en tout cas les plus observés<br />
et susceptibles d’entraîner des problèmes de sécurité internationale.<br />
Les grandes évolutions qui ont permis l’explosion des relations internationales illicites<br />
sont de nature géopolitique et économique : la remise en cause de la période westphalienne<br />
avec la disparition de la bipolarité héritée de la Guerre froide a profondément modifié la<br />
donne internationale avec l’apparition de nouveaux États et la « redécouverte » du phénomène<br />
des guerres infra-étatiques. La crise de certains États en Afrique et dans les Balkans ainsi que<br />
l’apparition des États « faibles et faillis » n’a fait qu’accélérer la multiplication des espaces<br />
anomiques en marge de la souveraineté étatique : ce vaste bouleversement a modifié la carte<br />
administrative du monde et a permis l’explosion du phénomène de zone grise. D’une<br />
quarantaine d’États au début du XX ème siècle, on en compte presque 200 aujourd’hui : cette<br />
prolifération entraîne un phénomène de dilution de la notion de souveraineté nationale étant<br />
donné que nombre de ces nouvelles entités nationales sont des micro-Etats et des Etats faibles<br />
à la viabilité politique et économique douteuse voire des « caricatures d’Etat vides d’autorité<br />
et de pouvoir » 9 . La création d’Etats « minces » et artificiels provoque un vide géopolitique où<br />
vient s’engouffrer une puissance agressive en quête de territoire : la balkanisation du monde<br />
entraîne un émiettement de la notion de frontière qui profite très largement aux acteurs<br />
illégaux menant des relations internationales illicites au sein de ces zones anomiques. En<br />
2004, la CIA a annoncé avoir identifié 50 régions du monde dans lesquelles le gouvernement<br />
central n’exerce plus son autorité légitime et dans lesquelles terroristes et trafiquants y<br />
trouvent un environnement accueillant 10 . La fin du bloc soviétique contribue à démultiplier les<br />
relations économiques et politiques légales mais en parallèle favoriser la prolifération des<br />
8<br />
CAHIERS DE LA SECURITE (2009), Les organisations criminelles, Cahiers de la sécurité n°7 – Janvier-Mars<br />
2009, INHES<br />
9<br />
GAYRAUD J.-F. (2005), Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, Odile Jacob<br />
10<br />
NAIM M. (2005), Illicit : how smugglers, traffickers and copycats are highjacking the global economy,<br />
Anchor Books – Random House<br />
12
zones grises sous l’emprise des économies souterraines de produits illégaux à haute valeur<br />
ajoutée. Dans la même veine, la sphère financière actuelle issue de la dérégulation des<br />
marchés dans les années 1980 échappe dorénavant au contrôle des États, plus enclins à en<br />
attirer les flux qu’à la réglementer : ces nouveaux circuits financiers internationaux rendent<br />
incontrôlables les opérations de blanchiment et permettent la prolifération de systèmes<br />
financiers alternatifs. De ce point de vue, les marchés illégaux se sont intégrés beaucoup plus<br />
rapidement entre eux que leurs contrepartie légale. La mondialisation génère et favorise donc<br />
l’apparition et le développement d’espaces de « non gouvernance » qui sont la caractéristique<br />
centrale des zones grises.<br />
Les zones grises sont des zones économiques caractérisées par l’offre et la demande de<br />
produits illégaux : on pense à la demande croissante en drogues dans les pays développés ou<br />
encore à la demande accrue d’armes de contrebande dans les conflits infra-étatiques et autres<br />
guerres civiles. Cette demande appelle forcément une offre qui se développe particulièrement<br />
bien dans les zones grises, sortes de « zones poubelles » de production, de stockage et<br />
d’acheminement des produits illégaux. Il convient de mettre l’accent sur les zones grises<br />
comme zones de « non droit », zones « sans autorité », encore qualifiées de zones de « non<br />
gouvernance » ou zones « dérégulées » car le propre des zones grises est l’absence ou la<br />
faiblesse de l’Etat : les zones grises sont bien des régions où les Etats ne parviennent pas – ou<br />
plus – à remplir leurs fonctions et en particulier leur mission régalienne principale : le<br />
monopole de la violence physique légitime. La géopolitique de l’illégal s’étend au fur et à<br />
mesure que les zones grises s’implantent de plus en plus dans le paysage géopolitique<br />
mondial : les zones en crise sont devenues de véritables opportunités pour les acteurs illégaux<br />
dans le sens où « pour les acteurs illégaux, les frontières créent des opportunités<br />
commerciales » 11 . En effet, les zones grises produisent des services financiers illicites, des<br />
produits comme les armes ou les êtres humains et des biens illicites comme par exemple les<br />
drogues.<br />
La réelle nouveauté dans le concept de zone grise relève de leur degré de nuisance<br />
internationale, en relation avec le volume d’activité y proliférant, et leurs interconnexions au<br />
sein des relations internationales illicites. Ces zones, régies par des équilibres spécifiques,<br />
attirent et produisent de l’illégal. Les zones grises possèdent leur propre rationalité,<br />
anarchique, déstabilisatrice et amorale, mais une rationalité malgré tout. Pour compliquer le<br />
11 Idib.<br />
13
tableau, ces zones ne sont pas toujours bien identifiables : elles sont parfois plus ou moins<br />
circonscrites mais le plus souvent, elles se surimposent à des espaces territoriaux organisés et<br />
s’en distinguent mal, ces zones à géométrie variable s’élargissent ou se contractent, se<br />
fragmentent ou se réunissent. La nature mouvante et changeante des zones grises ainsi que la<br />
transnationalisation des relations internationales illicites concourrent à rendre possible<br />
l’interconnexion entre plusieurs zones grises, créant des actions internationales illégales<br />
globalisées. La dimension spatiale, c'est à dire le rapport à un territoire, est un élément<br />
essentiel de la notion de zone grise : en effet, le territoire est un lieu de production, de<br />
stockage, de transit, de distribution et de refuge c'est à dire de trafic que les acteurs illégaux<br />
doivent impérativement contrôler et « vassaliser » afin de permettre à leurs activités de<br />
s’épanouir, sans être gênées par les forces de l’ordre et les concurrents potentiels. Sans un<br />
ancrage territorial fort, les acteurs illégaux ne peuvent exercer leur « commerce » en toute<br />
liberté ou presque : les zones grises sont sanctuarisées par les acteurs illégaux à tel point que<br />
zones grises et acteurs illégaux sont consubstantiels l’un à l’autre.<br />
Il conviendra au final de définir, cataloguer et étudier ces régions infra- ou trans-<br />
étatiques exposées à une certaine dérive en matière de non-droit : le but de cette recherche est<br />
de faire état des zones grises dans le monde et montrer la logique d’organisation rationnelle de<br />
celles-ci selon leur implantation territoriale et leur fonctionnement comme un marché légal<br />
intégré. L’étude permettra également de montrer la logique économique et rationnelle qui<br />
irrigue les acteurs utilisant les zones grises : il est possible de parler d’une véritable rationalité<br />
économique des acteurs à besoin et capacité de financement proliférant au sein de ces espaces<br />
anomiques, principalement les Organismes Criminels Transnationaux et les groupes<br />
terroristes. L’extension des régions affectées par l’illégal dessine une nouvelle géopolitique<br />
internationale et cette étude propose de s’intéresser d’abord aux espaces de production des<br />
produits illégaux : en effet, l’implantation territoriale de ces espaces de production permet de<br />
comprendre la logique économique et géographique des zones grises dans le monde.<br />
L’angle d’approche employé pour réaliser ce travail de recherche s’attache à<br />
considérer le phénomène des zones grises comme une question relativement neuve dans le<br />
champ universitaire de la sécurité internationale. La littérature portant sur les trafics de<br />
produits illégaux et la contrebande transnationale ont souvent le défaut d’être trop descriptifs<br />
et spécifiques et ne présentent pas d’analyse sociologique construite autour de la rationalité de<br />
ces trafics. Le peu d’études réelles de terrain est monopolisé par les productions de l’ONUDC<br />
mais celles-ci ne permettent pas toujours d’avoir une image fidèle de la globalité des zones<br />
14
grises et des trafics dans le monde. Il a donc été nécessaire de mettre en place une typologie<br />
originale permettant de rendre compte de la globalité du phénomène. D’un point de vue<br />
méthodologique, ce travail se focalise sur l’étude approfondie des écrits universitaires et des<br />
ouvrages spécialisés se rapportant aux relations internationales illicites en y ajoutant l’angle<br />
d’approche des zones grises. Le terme de « zone grise » n’appartient à aucune littérature<br />
établie : ce n’est ni une notion diplomatique ni une notion théorique et de plus, ce champ<br />
d’étude étant particulièrement nouveau dans les relations internationales, très peu d’ouvrages<br />
ou d’auteurs de référence existent, de même que des « spécialistes » des zones grises. La<br />
réalisation d’entretiens a été invalidé étant donné la relative nouveauté du champ d’étude des<br />
zones grises, le manque de spécialistes sur le sujet et la subjectivité empirique relative au<br />
monde souterrain des trafics illicites et des acteurs illégaux. Selon Choquet, « les recherches<br />
sur le terrorisme et la criminalité organisée sont souvent empiriques, ce qui impose de croiser<br />
les diverses sources d’informations et de varier les angles d’observation » 12 : en effet selon<br />
l’auteur, « les méthodes traditionnelles des sciences sociales sont généralement impossibles à<br />
utiliser », les enquêtes de terrain quasi-impossible à réaliser étant donné le caractère secret et<br />
illégal des acteurs et des transactions. En raison du flou provoqué par ces mondes souterrains<br />
illégaux, les méthodes quantitatives et qualitatives traditionnelles se révèlent inefficaces car «<br />
les renseignements sont toujours incomplets et fragmentaires » 13 et malgré la bonne volonté<br />
du chercheur, une analyse basée sur des entretiens ne fera qu’apporter un point de vue partiel<br />
et non représentatif de la réalité du phénomène des zones grises. Cette étude sur la<br />
territorialisation des zones de non-droit devra donc se faire en dressant une typologie originale<br />
prenant en compte les différents éléments constitutifs des zones grises afin de montrer que<br />
chaque zone anomique rentre dans une catégorie spécifique selon sa « nuance de gris » c'est à<br />
dire l’étendue des trafics et des espaces de production des produits illégaux ainsi que de<br />
l’implantation territoriale de la zone grise au sein des espaces infra- et trans-étatiques. On<br />
distinguera ainsi les zones grises infra-étatiques (Chapitre 1) des zones grises supra-étatiques<br />
(Chapitre 2). A partir de cette typologie, il sera possible de montrer comment les acteurs<br />
illégaux implantés dans les zones grises interagissent pour faire littéralement « vivre » les<br />
zones grises au gré des trafics et des échanges commerciaux par l’intermédiaire d’échanges<br />
économiques et financiers rationnels (Chapitre 3).<br />
12 CHOQUET C. (2003), Terrorisme et criminalité organisée, Sécurité et Société – l’Harmattan<br />
13 Ibid.<br />
15
Chapitre 1 – Les zones grises infra-étatiques<br />
16<br />
La frontière engendre l’illicite<br />
Le premier type de zone grise est représenté par les zones anomiques dites infra-<br />
étatiques c'est à dire ces zones de non-droits regroupant les espaces de production des produits<br />
illégaux majeurs que sont la drogue, les armes à feu et les êtres humains ainsi que les routes<br />
transnationales de trafic qui permettent de relier espaces de production et espaces de<br />
consommation. Ces zones grises se territorialisent au sein d’un espace national mais ne<br />
débordent pas sur plusieurs Etats et restent ancrées dans une logique infra-étatique : c’est<br />
l’interconnexion entre plusieurs espaces de production par des routes de trafics qui permet de<br />
qualifier de transnational le trafic de biens illégaux. Cette dialectique espace de<br />
production/route de trafic représente la première « nuance de gris » dans l’implantation<br />
territoriale des zones grises en ce qu’elle est la base de la logique économique des zones<br />
grises et des acteurs utilisant ces espaces anomiques. Sans une implantation territoriale sous la<br />
forme d’espaces de production et l’existence de routes de trafic pour relier les espaces de<br />
consommation, les zones grises n’auraient pas autant de prégnance en matière de relations<br />
internationales illicites. Entre espace de production et route d’acheminement, l’un ne<br />
fonctionne pas sans l’autre : la route est un moyen d’accès, un support de la communication et<br />
du transport qui permet de relier lieux de production des biens illégaux et de consommation<br />
grâce à l’utilisation de réseaux entre les acteurs du trafic. Les trafics transnationaux<br />
fonctionnent sous la forme d’un double processus de territorialisation des espaces de<br />
production et des routes en perpétuels ajustements au gré des contrôles et des contraintes liées<br />
au marché des produits illégaux. Si la frontière et la limite territoriale et juridique qu’elle<br />
représente peuvent autoriser une production illicite d’un côté, son franchissement illégal<br />
augmente alors d’autant plus la valeur du produit illicite : la valeur marchande réelle d’un<br />
produit illégal se calcule donc en fonction du nombre de frontières traversées. De plus<br />
l’implantation au sein d’un territoire devient un espace convoité lorsqu’il donne l’accès à des<br />
trafics.<br />
Il conviendra donc d’étudier la logique économique dans cette dialectique entre espace<br />
de production des biens illégaux et routes d’approvisionnement et de trafic vers les espaces de<br />
consommation en commençant par le trafic transnationale de drogue (Section 1) avant de<br />
s’intéresser au trafic d’armes à feu et d’êtres humains dans le monde (Section 2).
Section 1 – Géopolitique mondiale de l’offre de drogues<br />
Par drogues ou stupéfiants, appelés médicalement « substances psychoactives », on<br />
entendra toute substance organique ou chimique dont l’action sédative, analgésique,<br />
narcotique ou euphorisante entraîne à la longue la tolérance et la dépendance 14 . Dans le cadre<br />
des trafics transnationaux de drogues, le concept de substances psychoactives regroupe la<br />
fabrication des trois familles de produits naturels d’origine organique 15 les plus consommées<br />
au monde :<br />
- l’héroïne produite à partir de l’opium exsudé du pavot à opium Papaver somniferum ;<br />
- la cocaïne et crack produits à partir de la feuille de coca séchée Erythroxylon coca,<br />
- la marijuana et le haschisch produits à partir de la plante Cannabis sativa<br />
- à cela il convient de rajouter les drogues de synthèse à base d’amphétamines produites<br />
à partir de précurseurs chimiques.<br />
Beaucoup d’autres substances psychoactives existent mais ne font pas l’objet d’un commerce<br />
transnational aussi développé que les quatre produits identifiés. Ils ne seront donc pas abordés<br />
dans le cadre de ce travail. 170 pays au monde seraient touchés par un trafic plus ou moins<br />
important de stupéfiants et aucun pays n’échappe aujourd’hui à la consommation de produits<br />
psychoactifs 16 . On estime que 180 millions de consommateurs de stupéfiants existent dans le<br />
monde soit 4,2% de la population mondiale âgée de 15 ans et plus.<br />
Afin de saisir l’ampleur des zones grises relatives au trafic de drogues, il sera<br />
nécessaire de dresser un état des lieux de la géopolitique de l’offre de drogue dans le monde :<br />
en effet, les zones grises de la drogue sont composées d’aires de culture et de production de<br />
substances illicites ainsi que de routes d’approvisionnement qui permettent de relier offre de<br />
drogues dans les aires de production et demande dans les pays occidentaux. Les conceptions<br />
les plus courantes ont longtemps défini le Nord comme consommant les drogues produites au<br />
Sud mais les évolutions récentes de la production, du trafic et de la consommation de drogues<br />
tendent très nettement à bouleverser la nature des rapports Nord-Sud et la géopolitique<br />
mondiale des drogues. Si le Sud comprend toujours les principaux producteurs-exportateurs<br />
de drogues dans le monde, il en est aussi devenu au cours de la dernière décennie un<br />
consommateur majeur alors que le Nord ne se contente plus de consommer mais produit<br />
14<br />
BROCHU S. (2006), Drogues et criminalité : une relation complexe, Presse de l’Université de Montréal<br />
15<br />
Les « plantes mères » selon Chouvy<br />
16<br />
GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré<br />
aux Clercs – Essais<br />
17
également des drogues de synthèse et du cannabis en grande quantité 17 . C’est la notion de<br />
polytrafic qui permet de justifier le caractère transnational des zones grises de la drogue 18 : en<br />
effet, on assiste depuis quelques années à l’utilisation des mêmes routes et réseaux pour le<br />
transbordement de différents types de drogues.<br />
La circulation des drogues n’est devenu affaire criminelle qu’à partir de l’instauration<br />
des législations internationales pour contrôler le commerce des drogues dans les années 1960<br />
et la prohibition des produits incriminés comme tels représente des opportunités d’activités<br />
transfrontalières lucratives pour les narcotrafiquants 19 . L’interdiction des produits a fait<br />
basculer ce commerce dans la sphère de l’illégal et a permis l’insertion de la drogue dans<br />
l’économie illégale internationale : la production de drogues dans le monde a plus que doublé<br />
en moins de vingt ans . Dans les principaux pays producteurs d’opium et de coca, la culture de<br />
la drogue permet de pallier l’absence de crédits agricoles ou la nécessité d’une réforme<br />
agraire et permet surtout aux paysans de survivre en leur apportant une source de revenus<br />
immédiats 20 . Ainsi en Birmanie, l’opium est la seule production de rente et la seule source de<br />
revenus pécuniaire permettant l’achat de riz pour les paysans les plus pauvres. Le recours à<br />
l’économie des drogues illicites est également encouragé par les spécificités même du marché<br />
de ces produits, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou internationale : en effet, les prix « à<br />
la ferme » de l’opium, de la coca et du cannabis sont de loin supérieurs à ceux des productions<br />
agricoles vivrières traditionnelles 21 . Lutter contre le trafic de drogue revient donc à<br />
s’intéresser directement à la question du développement dans les pays pauvres.<br />
L’organisation des filières de la drogue se réalise sur quatre niveaux : production au<br />
sein d’aires géographiques spécifiques ; trafic international ; distribution en gros et enfin<br />
distribution finale au détail avant consommation 22 . Les profits les plus importants sont réalisés<br />
dans le franchissement des frontières et la commercialisation au détail 23 . C’est pour cette<br />
raison que le marché illégal de la drogue devrait être traité à l’instar d’un marché classique, la<br />
menace de la répression et le risque d’être arrêté étant un coût supplémentaire qui « déplace la<br />
17<br />
CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004),<br />
Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
18<br />
LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
19<br />
CHARILLON F. (2006), Les relations internationales, Notices de la Documentation Française<br />
20<br />
BALENCIE J.-M. et LA GRANGE A. de (2004), Les nouveaux mondes rebelles : conflits, terrorismes et<br />
contestations, Editions Michalon<br />
21<br />
LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et le<br />
SGDN, Mai 2006<br />
22<br />
KOPP P. (2006), Économie de la drogue, Collection Repères – La Découverte<br />
23<br />
LABROUSSE A. (1993), La planète des drogues. Organisations criminelles, guerres et blanchiment, Le Seuil<br />
18
courbe des profits vers le haut » 24 . Le prix à la vente, largement déconnecté des coûts liés à la<br />
production, fait de la drogue un produit rentable. Les organisations criminelles n’ont qu’une<br />
fonction d’encadrement de la production et de la transformation de la matière première, de<br />
vente en gros de la drogue et de blanchiment des devises. À l’échelle mondiale, l’offre de<br />
drogues est élastique c'est à dire que la production augmente fortement en volume par rapport<br />
à la variation des prix alors que la demande est largement inélastique 25 , du fait de la prise en<br />
compte de dimensions comme l’accoutumance et la dépendance 26 . Les réseaux de la drogue<br />
ne sont pas fermés mais il existe néanmoins des barrières à l’entrée qui ne dissuadent pas<br />
toujours les nouveaux entrants malgré que la concurrence soit rapidement supprimée. A<br />
l’inverse d’une entreprise classique, les trafiquants freinent la circulation de l’information et<br />
pour des raisons de sécurité, fractionnent la chaîne de production. C’est la raison pour laquelle<br />
le réseau est la forme la plus utilisée pour le trafic de drogues : l’organisation des filières des<br />
stupéfiants prend la forme de réseaux fortement segmentés entre les acteurs placés à<br />
différentes échelles. Mais l’organisation en réseaux souples renforce l’imperfection des<br />
marchés, ce qui conduit les agents à connaître de l’incertitude dans la gestion de<br />
l’information : en effet, les décisions rationnelles sont rares dans ces réseaux et les agents<br />
agissent bien souvent en rationalité limitée 27 . Afin de réduire l’incertitude, les trafiquants se<br />
concentrent sous la forme d’« oligopoles cartellisés » 28 et respectent un accord informel<br />
destiné à éviter la guerre des prix et l’effondrement des cours : des liens se sont donc<br />
naturellement tissés entre les organisations afin de contrôler les circuits d’approvisionnement,<br />
en évitant de se livrer des guerres de clans. Cette coopération entre les narcotrafiquants est<br />
nécessaire dans la filière de la drogue car aucune organisation ne peut complètement contrôler<br />
l’ensemble du circuit.<br />
La théorie des jeux permet d’expliquer en partie les raisons pour lesquelles les<br />
trafiquants de drogues collaborent au sein de la filière des stupéfiants : le partage des risques,<br />
l’intégration plus poussée de leurs activités et la protection accrue voire la tolérance des<br />
forces de répression expliquent pourquoi les narcotrafiquants forment des alliances entre eux<br />
et tentent d’acheter les représentants des forces de l’ordre. Selon l’analyse par la théorie des<br />
jeux, le narcotrafiquant est celui qui obtient le maximum de gains de la coopération : il sait<br />
24<br />
KOPP P. (2006)<br />
25<br />
CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004),<br />
Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
26<br />
CAMARA M. (1999)<br />
27<br />
KOPP P. (1992a), La structuration de l’offre de drogue en réseaux, Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n°131,<br />
Drogues et développement<br />
28<br />
KOPP P. (1992b), Les analyses formelles des marchés de la drogue, Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n°131,<br />
Drogues et développement<br />
19
tirer partie de la désorganisation des forces de répression en consolidant son réseau<br />
(intégration entre plusieurs organisations de trafiquants) ou de la compétition politique en<br />
cherchant des alliances ou en tirant partie de la faiblesse du politique (corruption).<br />
Il est important de noter que les chiffres et les estimations sur la production de drogues<br />
dans le monde s’établissent en fonction des saisies et des estimations des aires de production :<br />
il ne s’agit donc que d’estimations qui ne reflètent qu’en partie la réalité des choses car l’offre<br />
disponible est en effet obtenue par la différence entre l’offre potentielle et les saisies. Les<br />
spéculations sont monnaie courante dans les statistiques sur la drogue, notamment pour<br />
« marquer les esprits » 29 et faire prendre conscience aux décideurs politiques de la nécessité<br />
de lutter contre le trafic transnational de drogues. Il est important de noter que les profits<br />
générés par les trafics de drogues dans le monde sont souvent extrapolés : si l’on compte 32<br />
milliards pour l’opium afghan, 10 milliards pour la Birmanie, 10 milliards pour le cannabis,<br />
60 milliards pour la coca et quelques dizaines de milliards pour les ATS, on arrive à 120/150<br />
milliards par an. On est loin des 500 milliards par la DEA et des 300 milliards de l’ONUDC<br />
prévus chaque année.<br />
Au final, la géoéconomie de la demande et la géopolitique de l’offre de drogues ne<br />
peuvent se comprendre qu’en étudiant les interrelations entre espaces de production (I) et les<br />
routes d’acheminement des drogues vers les espaces de consommation (II).<br />
I – Les espaces de production des drogues dans le monde<br />
Les zones grises de la drogue sont composées par des aires de productions<br />
interconnectées et reliées par des routes d’approvisionnement. Afin de comprendre<br />
l’interconnexion des routes de trafic de substances pyschoactives, il est nécessaire d’aborder<br />
la répartition géographique des aires de production de ces substances dans le monde : en effet,<br />
les aires de production de drogue sont constamment mouvantes, en perpétuelles<br />
recomposition et soumises aux changements impliqués par les contrôles ou l’absence de<br />
répression étatique. Ainsi les espaces de production des drogues se répartissent selon les<br />
substances produites, principalement la cocaïne (A), l’héroïne (B), le cannabis et les drogues<br />
de synthèse (C).<br />
29 KOPP P. (2006)<br />
20
A. Les aires de production de la cocaïne<br />
On estime à environ 14 millions le nombre de consommateurs réguliers de cocaïne<br />
dans le monde, ce qui représente une demande mondiale d’environ 150 tonnes par an 30 .<br />
Chaque année, un tiers de la cocaïne est absorbé par les États-Unis, un tiers est saisi et le reste<br />
se déverse en Europe et dans le reste du monde 31 . La production mondiale de cocaïne<br />
représente un poids de 950 tonnes dont plus des trois quart sont produits en Amérique Latine :<br />
en effet, la cocaïne est extraite des feuilles de coca, un arbrisseau poussant dans de<br />
nombreuses régions d’Amérique du Sud, en Indonésie et dans l’Est africain 32 . Le processus de<br />
production de cocaïne à partir des feuilles de coca est relativement simple et ne nécessite pas<br />
de connaissances techniques hors d’atteintes ni de matériel complexe : la transformation a lieu<br />
dans de petits « laboratoires » improvisés situés près des zones de production de la feuille de<br />
coca. Après la récolte et le séchage, les feuilles sont agglomérées en pâte de cocaïne qui est<br />
ensuite chimiquement transformée en cocaïne base puis en produit final, le chlorhydrate de<br />
cocaïne ou HCL. Le processus de transformation chimique de la cocaïne base nécessite des<br />
précurseurs chimiques comme l’acide sulfurique, l’éther ou le permanganate de potassium qui<br />
sont facilement accessibles en quantités industrielles. En moyenne, un hectare de plants de<br />
coca produits entre 1000 et 1200 kg de feuilles de coca fraîches et un kilogramme de feuilles<br />
donne environ 1 à 1,4 grammes de chlorhydrate de cocaïne. Grâce à des techniques agricoles<br />
perfectionnées pouvant donner jusqu’à quatre récoltes par an, un hectare de feuilles de coca<br />
donne environ 5 à 6 kg de chlorhydrate de cocaïne par an 33 .<br />
1. Historique de la filière de production de cocaïne<br />
La Colombie, la Bolivie et le Pérou sont les principales zones de production de feuilles<br />
de coca dans le monde. En Bolivie et au Pérou, il existe une production légale de coca<br />
relativement importante : rarement évoquée parce qu’extrêmement marginale, cette<br />
production traditionnelle n’est pas exportée mais permet de fournir une demande locale<br />
30<br />
PREZELJ I. et GABER M. (2005), Smuggling as a Threat to National and International Security: Slovenia<br />
and the Balkan Route, Partnership for Peace Consortium of Defense – Academies and Security Studies Institutes<br />
(PfPC), Athena Papers Series No. 5 December 2005<br />
31<br />
GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré<br />
aux Clercs – Essais<br />
32<br />
La cocaïne est une substance psychoactive stimulante du système nerveux central (BROCHU).<br />
33<br />
MEJI D. et POSADA C.E. (2008), Cocaine production and trafficking : what do we know ?, Policy Research<br />
Working Paper 4618, The World Bank, Mai 2008<br />
21
traditionnelle. Ce n’est qu’après les années 1950 et le début de la « guerre à la drogue »<br />
américaine que la culture de la coca devient hors la loi et échappe à toute autorité étatique :<br />
les filières de la coca s’enfoncent alors dans l’illégal et les plants de coca disparaissent de la<br />
vue des contrôles étatiques 34 . Jusque dans les années 1960, l’Amérique Latine est la seule<br />
région du monde à expérimenter des plantations massives de feuilles de coca : la filière<br />
illégale connaît alors une émergence rapide qui dépasse la demande pourtant grandissante. Il<br />
faut attendre le milieu des années 1970 pour que la filière de la cocaïne devienne une<br />
économie socialement intégrée : en effet, l’instauration du « capitalisme de la coca » laisse le<br />
champ libre à la corruption, permettant l’explosion de la production grâce à une demande de<br />
plus en plus forte en Amérique du Nord. Au Pérou, la production passe de 10 000 hectares en<br />
1979 à 70 000 en 1980. Si le Pérou et la Bolivie sont les deux pays producteurs, la Colombie<br />
n’est pas en reste puisque la création du cartel de Medellin permet la consolidation de la place<br />
de la Colombie dans le narcotrafic en tant que raffineur et revendeur de la drogue produite au<br />
Pérou et en Bolivie. L’axe Medellin-Miami devient la principale voie d’exportation, qui sera<br />
réorientée dans les années 1980 vers le nord du Mexique du fait des lois anti-drogues<br />
américaines.<br />
Dans les années 1990, la plantation de coca a été largement repoussée de l’est du<br />
Pérou et de la Bolivie vers le sud-est de la Colombie 35 : l’émergence des cartels de<br />
narcotrafiquants colombiens et la place de plus en plus significative qu’ils prennent dans le<br />
trafic de la cocaïne permet ce déplacement progressif des aires de production. Pourtant<br />
également mise en œuvre en Colombie, la politique anti-drogue de la DEA américaine<br />
n’empêche pas l’accroissement des surfaces cultivées et l’amélioration de la productivité et<br />
des quantités exportées. En Colombie, le mouvement cocalero qui s’était formé dans le sud<br />
du pays à la fin des années 1990 est démantelé, victime de la guerre civile. Dès lors, la<br />
production de coca en Colombie se fait presque entièrement encadrer par des groupes armés,<br />
principalement le FARC et l’ELN.<br />
34 CHOUVY P.A. (2004a), Drogues illicites, territoire et conflits en Afghanistan et en Birmanie in<br />
LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
35 GOOTENBERG P. (2004), La filière coca du licite à l’illicite : grandeur et decadence d’une marchandise<br />
internationale in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La<br />
Découverte<br />
22
2. La production de cocaïne en Amérique Latine<br />
Avec ses 1850 km² de cocaïers plantés, l’Amérique Latine est le premier producteur<br />
mondial de feuilles de coca et de cocaïne : 98% de la production mondiale proviendrait des<br />
trois pays andins producteurs que sont la Colombie, la Bolivie et le Pérou 36 (voir Annexe 1).<br />
La Colombie représente depuis 2003 55% des surfaces plantées de la coca dans le monde pour<br />
30% au Pérou et 13% en Bolivie. En 2008 en Colombie, 81 000 hectares de plants de coca ont<br />
été cultivés dans 24 des 32 départements du pays : la culture du coca y représente une valeur<br />
marchande de près de 500 millions de dollars, soit environ 0,3% du PIB du pays et cette<br />
économie fait vivre près de 60 000 foyers, sans compter les milliers de « saisonniers ».<br />
L’économie de la coca représente un revenu par habitant de 10 000 dollars en Colombie alors<br />
que le revenu réel par habitant est de 5 000 dollars.<br />
La répartition des coûts du prix de vente de la cocaïne au détail se fait comme suit :<br />
plus de 50% du prix correspond à la « prime de risque » c'est à dire le franchissement des<br />
frontières et le risque encouru par les trafiquants ; 13% correspondent à la rémunération des<br />
producteurs et des transformateurs de la drogue ; 10% correspondent à la perte générée par les<br />
saisies et enfin 12% correspondent réellement au prix de vente de la matière première (voir<br />
Annexe 2).<br />
En 2008, l’ONUDC a rapporté l’existence de plus de 7500 laboratoires clandestins de<br />
transformation de cocaïne 37 . La quasi-totalité des laboratoires se trouvent dans les trois pays<br />
producteurs de cocaïne car ils doivent se trouver au plus près des zones de production. Au<br />
niveau des précurseurs chimiques nécessaires à la création d’HCL, 15 pays d’Amérique<br />
Latine ont saisi en 2007 de grandes quantités de permanganate de potassium de qualité<br />
industrielle : 153 tonnes de ce précurseur ont été saisi, dont 144 tonnes en Colombie.<br />
B. Les aires de production de l’opium et de l’héroïne<br />
L’héroïne est un opiacé puissant obtenu à partir de la morphine, elle même issue d’une<br />
plante, le pavot, que l’on incise pour recueillir de l’opium sous forme de latex 38 . Il existe deux<br />
modes de consommation du pavot à opium : l’opium séché et fumé ou bien l’héroïne. A partir<br />
36<br />
DELER J.-P. et al. (2003), Le bassin des Caraïbes : interface et relais entre production et consommation de<br />
drogues, Mappemonde n°72, 2003.4<br />
37<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009a), Annual Report 2009<br />
38<br />
L’héroïne et l’opium sont des substances psychoactives organiques dépresseurs du système nerveux central<br />
provoquant un effet anti-dépresseur puissant sur l’organisme (BROCHU)<br />
23
du latex exsudé du pavot à opium, on produit de l’opium base qui est séché et prêt à être<br />
consommé comme tel. Pour produire de l’héroïne, le processus demande plus de préparation :<br />
on fabrique d’abord de la morphine à partir de l’opium à l’aide de précurseurs chimiques dans<br />
des laboratoires clandestins placés le plus près possible des lieux de production. La morphine<br />
produite est destinée à faire du chlorhydrate d’héroïne n°3 (« brown sugar » fumable) puis de<br />
l’héroïne n°4 la plus raffinée (« China white » injectable). Les précurseurs chimiques sont<br />
donc tout aussi indispensables que l’opium pour raffiner de l’héroïne.<br />
Le coût des procédés de transformation n’est pas élevé, l’équipement nécessaire n’a<br />
rien d’exceptionnel, les produits chimiques précurseurs requis disponibles en grande quantité<br />
dans les industries et les connaissances techniques demandées assez limitées 39 . On estime à 11<br />
millions le nombre de consommateurs réguliers d’opium et d’héroïne dans le monde, dont 3,5<br />
millions en Europe, 2 millions en Chine et 1,5 millions sur le continent américain. En terme<br />
de rendement, 1 kg de morphine permet de produire 700 g d’héroïne base.. On estime à 189<br />
000 hectares la superficie mondiale cultivée en opium. La production mondiale d’héroïne<br />
annuelle est de l’ordre de 8800 tonnes 40 pour une demande avoisinant les 3500 tonnes par an,<br />
un tiers sous forme brute et deux tiers sous la forme d’héroïne. Environ 1000 tonnes sont<br />
saisies par les autorités chaque année dans le monde.<br />
Les précurseurs chimiques nécessaires à la création de morphine puis d’héroïne<br />
doivent tous être importés de pays possédant des entreprises pharmaceutiques et chimiques<br />
légitimes : plusieurs cas de tentatives de vols de containers de produits chimiques ont été<br />
répertoriés tout au long des années 1990 et 2000. Ces vols et tentatives de vols confirment<br />
l’existence d’un large marché clandestin des précurseurs chimiques au bénéfice des<br />
narcotrafiquants des deux espaces principaux de production d’héroïne dans le monde. Ainsi le<br />
Triangle d'Or et le Croissant d'Or sont les principales zones de production d’opium et de<br />
raffinage de l’héroïne, même si d’autres pays se mettent à produire de l’opium depuis<br />
quelques années par volonté de diversification de la filière de la drogue, notamment en<br />
Amérique Latine.<br />
39 CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004),<br />
Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
40 EUROPEAN COMMISSION (2007), A Report on Global Illicit Drug Markets 1998-2007<br />
24
1. Production d’héroïne dans le Triangle d'Or et le Croissant d’Or<br />
Le Croissant d'Or formé par l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan et le Triangle d'Or, soit<br />
la Birmanie, le Laos et la Thaïlande fournissent à eux seuls 97% de la production illicite<br />
mondiale d’opium (voir Annexe 3, 4 et 5). Dans les années 1980, au commencement de la<br />
filière internationale de l’héroïne, la Birmanie était le principal pays producteur d’opium mais<br />
au cours des années 1990, l’Afghanistan a progressivement pris sa place, principalement du<br />
fait d’un opium de meilleur qualité et de rendements à l’hectare supérieurs. Il faut attendre<br />
2003 pour que l’Afghanistan devienne réellement le premier producteur mondial d’opium.<br />
Malgré tout, le Triangle d'Or n’est plus depuis quelques années la zone majeure de<br />
culture de l’opium et de raffinage de l’héroïne : du Triangle d'Or ne reste que la Birmanie<br />
comme producteur international d’opium et d’héroïne. Ainsi au Myanmar, la culture d’opium<br />
s’étend sur une superficie de près de 27 000 hectares dont la majeure partie se trouve localisée<br />
dans le nord-est du pays, le long de ses frontières chinoises, laotiennes et thaïlandaises, dans<br />
les États Kachin et dans la province de l’Etat Shan dans l’est du pays ainsi que dans la<br />
« région spéciale n°2 » contrôlée par l’ethnie Wa 41 . La production d’opium s’élève à 410<br />
tonnes en 2008, ce qui représente la seconde production mondiale loin derrière<br />
l’Afghanistan. Malgré tout, les superficies plantées ne cessent de diminuer : la production<br />
birmane est passée de 130 000 hectares en 1998 à moins de 30 000 aujourd’hui, soit une<br />
réduction de plus de 80% 42 .<br />
Au Laos, la production d’opium a été réduite de près de 95% en moins d’une<br />
décennie, pour une superficie plantée de 1500 hectares d’opium contre 27 000 hectares en<br />
1998 43 , produisant aujourd’hui moins de 9 tonnes d’opium par an. En Thaïlande, la même<br />
baisse drastique dans les superficies plantées a été observée : 1500 hectares en 1998 contre<br />
150 aujourd’hui, soit une baisse de 90% dans les superficies plantées. Ayant perdu sa place de<br />
producteur de masse des années 1970, la Thaïlande n’est aujourd’hui qu’un pays de transit et<br />
de consommation de l’opium birman et afghan. Les productions d’opium au Laos et en<br />
Thaïlande sont tellement négligeables qu’ont ne peut plus réellement parler d’un marché<br />
transnational de l’opium dans ces deux pays : la faible production de drogue ne sert qu’à<br />
répondre à la demande locale et ne passe que rarement les frontières nationales. Le cœur de la<br />
41 CHOUVY P.A. (2004a)<br />
42 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008a), Annual Report 2008<br />
43 CHOUVY P.A. (2002), Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or,<br />
Olizane<br />
25
production mondiale d’opium est bel et bien le Croissant d'Or et plus particulièrement<br />
l’Afghanistan.<br />
Le Croissant d'Or, en particulier l’Afghanistan, domine très largement la production<br />
mondiale d’opium et de raffinage d’héroïne. En Afghanistan, la culture de l’opium est<br />
concentrée dans les provinces du Sud. Les deux tiers de la production d’opium afghan a lieu<br />
dans la province de l’Helmand avec près de 100 000 hectares plantés soit 5400 tonnes<br />
d’opium, ce qui représente plus de 50% de la production mondiale. A elle-seule, la province<br />
de l’Helmand représente une production plus importante que les autres pays du Triangle d'Or<br />
et du Croissant d'Or réunis : l’offre mondiale d’héroïne dépend donc étroitement des<br />
conditions politiques et sécuritaires du sud de l’Afghanistan car la production afghane couvre<br />
à elle seule près de 95% de la demande mondiale 44 . Ce n’est qu’à partir des années 1990 que<br />
la transformation de l’opium en héroïne s’est réalisée directement dans des laboratoires<br />
clandestins implantés sur le sol afghan. De nombreux laboratoires sont situés à la frontière<br />
avec le Pakistan, de façon à pouvoir les déplacer facilement au gré des contraintes et des<br />
contrôles. Les revenus tirés de la production afghane d’opium et de raffinage sont estimés à<br />
près de 4 milliards de dollars en 2008, ce qui représente 35% du PIB national. A peine le<br />
quart de ces revenus est redistribué aux fermiers et cultivateurs : le reste de l’argent est<br />
réservé aux narcotrafiquants et aux seigneurs de guerre locaux qui réinvestissent la quasi-<br />
totalité des sommes à l’étranger. Un phénomène nouveau s’est constitué depuis 2005 et<br />
l’explosion de la production d’opium en Afghanistan : l’existence de « millésimes » dans la<br />
production d’opium. En effet, quelque 12 000 tonnes d’opium sont stockés en Afghanistan et<br />
dans le Croissant d’Or à l’heure actuelle en raison de l’ampleur de la production face à la<br />
consommation et aux saisies 45 , ce qui permet aux narcotrafiquants de stocker chaque année<br />
près de 4000 tonnes d’opium brut depuis 2005.<br />
Au Pakistan, l’opium est principalement cultivé à la frontière avec l’Afghanistan pour<br />
une production nationale relativement faible, environ 2000 hectares depuis ces dernières<br />
années 46 . Quant à la République islamique d’Iran, elle n’est aujourd’hui plus qu’un point de<br />
transit majeur des opiacés transbordés depuis l’Afghanistan en direction du Pakistan, du Golfe<br />
Persique et du reste de la Route des Balkans. 60% de la drogue afghane passe par l’Iran par<br />
44<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e), Addiction, crime and insurgency – The<br />
transnational threat of Afghan opium, Octobre 2009<br />
45<br />
Rappelons que pour 3500 tonnes consommées et 1000 tonnes saisies, la production mondiale (donc<br />
afghane…) d’opium est de 8800 tonnes.<br />
46<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009a)<br />
26
l’intermédiaire de la frontière terrestre, le plus souvent dissimulée dans des caravanes de<br />
marchands parcourant les deux pays.<br />
2. Production d’opium et d’héroïne dans le reste du monde<br />
Dans les pays andins (notamment Bolivie, Pérou et Colombie), la culture de l’opium<br />
permet de diversifier la filière de la drogue et de répondre à une demande en héroïne<br />
américaine toujours grandissante. Le fait de produire directement de l’héroïne évite d’avoir à<br />
passer par une filière d’importation depuis l’Afghanistan, filière coûteuse et risquée. La<br />
Colombie et le Mexique sont devenus des petits producteurs d’opium et transformateur<br />
d’héroïne mais ne représentant à eux deux que moins de 3% de la production mondiale or<br />
cette production représente les deux tiers de l’héroïne acheminée sur le territoire nord-<br />
américain 47 . En Colombie, l’opium est cultivé principalement dans le sud-ouest du pays 48 . La<br />
superficie de plants d’opium colombien est estimé à 7000 hectares, ce qui représente environ<br />
130 tonnes d’héroïne en 2008. Au Mexique, environ 5000 hectares de pavot à opium sont<br />
plantés annuellement, permettant une production d’opium représentant 100 tonnes par an<br />
depuis quelques années 49 .<br />
Les nouvelles républiques d’Asie centrale sont également productrices d’opium, quoi<br />
qu’en faible quantité, du fait de leur proximité avec l’Afghanistan et le Croissant d'Or : le<br />
Kazakhstan cultive environ 2000 hectares de pavot à opium par an pour une production<br />
annuelle de 30 tonnes d’opium 50 . Pour sa part, le Kirghizstan produit chaque année moins de<br />
300 kilos d’opium qui serviront à répondre à la demande locale. Chouvy parle de ces pays<br />
d’Asie centrale comme d’un « Croissant d'Or élargi » 51 .<br />
47 EUROPEAN COMMISSION (2007)<br />
48 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008c), Coca cultivation in the Andean region. A<br />
survey of Bolivia, Colombia and Peru, Juin 2008<br />
49 BERRY L., CURTIS G.E., HUDSON R. A. et KOLLARS N.A. (2002), A Global Overview of Narcotics-<br />
Funded Terrorist and Other Extremist Groups, Federal Research Division, Library of Congress, Washington<br />
(D.C.) : Library of Congress, May 2002<br />
50 OLCOTT M.B. et UDALOVA N. (2000), Drug trafficking on the great Silk Road : the security environment<br />
in <strong>Central</strong> Asia, Carnegie Endowment Working Papers, March 2000, n°11<br />
51 CHOUVY P.A. (2002)<br />
27
C. Les aires de production du cannabis et des drogues de synthèse<br />
En plus de la cocaïne et de l’héroïne, le cannabis et les drogues de synthèse sont les<br />
autres substances psychoactives les plus consommées au monde. Leur trafic international<br />
répond à la même logique commerciale et économique que la cocaïne et l’héroïne.<br />
1. La production de cannabis<br />
Le cannabis est une substance psychoactive organique perturbatrice du système<br />
nerveux central dont le principal agent actif est le TétraHydroCannabinol ou THC. Le<br />
cannabis est une fleur dont on utilise les feuilles, tiges et sommités fleuries pour en extraire la<br />
substance toxique. On distingue deux types de préparation du cannabis : la marijuana c'est à<br />
dire la plante simplement séchée, émiettée et fumée ; et le haschich provenant de la résine de<br />
la plante à laquelle on ajoute de la poudre provenant de plants séchés. Le cannabis est le<br />
produit illicite le plus consommé au monde et il est impossible de déterminer avec précision le<br />
nombre de consommateurs réguliers de cette drogue. Les connaissances relatives à<br />
l’économie du cannabis sont parcellaires : une étude du Programme des Nations Unies pour le<br />
contrôle international des drogues affirmait en 1999 qu’il « existe peu d’informations fiables<br />
sur l’extension de la culture du cannabis dans le monde et les connaissances précises<br />
concernant les quantités produites sont bien plus limitées que pour d’autres plantes à<br />
drogue ». Dix ans plus tard, rien n’a changé et les informations manquent toujours : estimer la<br />
production globale de cannabis est une tâche impossible étant donné que le cannabis est la<br />
seule drogue organique pouvant être cultivée à l’air libre ou en serre intérieure dans<br />
virtuellement tous les pays du monde. Les superficies de production mondiales à l’air libre<br />
varient entre 200 000 et 600 000 hectares 52 , ce qui représente entre 13 000 et 66 000 tonnes<br />
d’herbe et entre 2200 et 9900 tonnes de résine de cannabis. La production de cannabis dans le<br />
monde est répartie à hauteur de 40% sur le continent américain (Jamaïque, Colombie,<br />
Mexique, Caraïbes), 30% en Afrique (Nigeria, Ghana, Sénégal, Côte d’Ivoire), 15% en Asie<br />
et 5% en Europe (voir Annexe 6).<br />
La région septentrionale du Rif, ancien protectorat espagnol qui borde la Méditerranée,<br />
représente le point focal de la culture de cannabis au Maroc puisqu’on estime qu’au moins<br />
130 000 hectares de cannabis y avaient été cultivés en 2003. Les quantités produites au Maroc<br />
52 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009a)<br />
28
sont malgré tout en baisse aujourd’hui, avec moins de 70 000 hectares plantés en 2009 53 .<br />
Malgré cette diminution, le Maroc reste la principale source de résine de cannabis (haschisch),<br />
alimentant en particulier le marché européen. La production potentielle totale de cannabis brut<br />
est estimée à 98 000 tonnes et à 2000 tonnes de haschisch. On estime que 70% du cannabis<br />
présent dans les espaces de consommation européens proviennent du Maroc 54 . Dans le Rif, la<br />
tendance à la monoculture du cannabis, véritable manne économique dans cette région fragile<br />
écologiquement, a poussé au délaissement progressif de l’agriculture vivrière : la production<br />
de cannabis est devenue l’activité économique principale de la région pour deux tiers des<br />
villages soit près de 800 000 personnes. L’économie agricole du cannabis régule donc de<br />
façon importante l’emploi dans la région du Rif, surtout pour les jeunes paysans 55 . Les dérivés<br />
du cannabis quittent le Maroc par bateau dans les ports méditerranéens de Oued Laou, Martil<br />
et Bou Ahmed puis sont transbordés en Espagne avant d’être éparpillés dans les pays<br />
d’Europe de l’Ouest. La seule production africaine de cannabis ayant des débouchés<br />
internationaux est le haschisch cultivé au Maroc mais il semblerait que le haschisch marocain<br />
perde des parts de marché en Europe en raison de la concurrence du cannabis produit sur le<br />
territoire européen 56 .<br />
La production de cannabis africain se concentre surtout au Mali, Sénégal, Gambie,<br />
Togo, RDC et en Côte d’Ivoire à tel point que la culture du chanvre est devenu un produit<br />
agricole pivot compensant la perte des revenus monétaires agricoles du fait de la baisse des<br />
prix des matières premières et de la réduction des superficies cultivables dans les années<br />
1980. Grâce à la filière du cannabis et l’intégration de l’Afrique dans le réseau des zones<br />
grises mondiales, le continent s’est rapidement intégré aux nouveaux circuits marchands de la<br />
mondialisation : la culture du cannabis est une alternative économique bénéfique pour les<br />
paysans. Il n’est donc pas rare de voir les paysans cultiver le cannabis comme alternative à<br />
l’agriculture vivrière traditionnelle beaucoup moins rentable et productive 57 . Le cannabis tient<br />
certes une place dans les conflits africains mais vraisemblablement moins en tant que<br />
ressource financière qu’en tant que produit de consommation destiné aux combattants : en<br />
Afrique subsaharienne, le cannabis serait ainsi avant tout le symptôme de déséquilibres<br />
53<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009d), World Drug Report 2009<br />
54<br />
BERRY L., CURTIS G.E., HUDSON R. A. et KOLLARS N.A. (2002)<br />
55<br />
LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et le<br />
SGDN, Mai 2006<br />
56<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009c), Transnational trafficking and the rule of<br />
law in West Africa : a threat assessment, Juillet 2009<br />
57<br />
WANNENBURG G. (2005), Organised crime in West Africa, African Security Review 14(4)<br />
29
économiques, politiques et écologiques, et non la cause de tels troubles. Au Sénégal et au<br />
Libéria, la culture du cannabis a permis de financer certains groupes armés. Malgré tout, le<br />
cannabis d’Afrique de l'Ouest ne jouissant pas d'une grande réputation internationale en raison<br />
de sa qualité assez moyenne, les risques de trafic transnationaux restent limités.<br />
En Asie centrale, la vallée du Tchou entre le Kazakhstan et Kirghizstan fait office de<br />
réservoir naturel de cannabis régional : selon les années, entre 150 000 et 400 000 hectares de<br />
plants de cannabis sauvages poussent dans cette région désertique alimentée par la rivière<br />
Tchou. Le cannabis est également cultivé en grande quantité dans la région de la vallée de la<br />
Bekaa 58 . La culture du cannabis en Afghanistan devient de plus en plus lucrative depuis<br />
quelques années : les trafiquants de drogues réalisent une diversification de l’offre vis à vis<br />
d’une demande accrue pour cette drogue. En 2008, 14 provinces afghanes possédaient des<br />
plants de cannabis : la répartition des provinces suit globalement le même schéma que la<br />
culture de l’opium et les plus grandes surfaces plantées se trouvent donc sans surprise dans les<br />
provinces de l’Helmand, de Kandahar et de Nangahar.<br />
En Amérique du Sud, le Paraguay est le principal producteur de cannabis du continent<br />
avec une production rurale annuelle de près de 5500 hectares.<br />
2. Les aires de production des ATS<br />
Les drogues de synthèse, que l’on appellent également « Amphetamine-Type<br />
Stimulants » (ou ATS) ou « designer drugs », sont des drogues de synthèses chimiquement<br />
créées à partir de précurseurs chimiques et de substances psychoactives non-organiques. Ces<br />
substances psychoactives perturbatrices du système nerveux central appartiennent à la classe<br />
des amphétamines c'est à dire un groupe de molécules regroupant la méthamphétamine 59 ,<br />
l’amphétamine et la MDMA ou ecstasy. Les drogues de synthèse se consomment sous la<br />
forme de pilules ou cachets ingérables. En 2007, l’ONUDC estimait qu’entre 230 et 640<br />
tonnes d’ATS étaient créées dans le monde dont une centaine de tonnes à base d’ecstasy. Une<br />
cinquantaine de tonnes de pilules sont saisies chaque année. Comme le cannabis, les ATS<br />
peuvent être virtuellement produits partout dans le monde à très faibles coûts. Apparues dans<br />
les années 1990, ces drogues sont produites dans plus de 60 pays aujourd’hui, du fait d’une<br />
58<br />
VERLEUW C. (1999), Trafics et crimes en Asie <strong>Central</strong>e et au Caucase, Criminalité Internationale –<br />
Géographie criminelle, PUF<br />
59<br />
Appelée « yaa baa » en thaï, ou « drogue du rêve ».<br />
30
demande accrue dans les pays occidentaux et dans l’Asie du Sud-est. Les ATS sont<br />
caractérisés par la relative simplicité de fabrication dans de petits laboratoires, souvent<br />
difficiles à repérer et générant des profits plus importants que les drogues organiques. Donner<br />
une estimation mondiale du nombre de consommateur de ces drogues chimique est impossible<br />
compte tenu de la taille de la production des cachets d’ATS.<br />
Les ATS connaissent une naissance explosive à partir des années 1990. On peut penser<br />
qu’on serait en présence d’un phénomène de reconversion de certains producteurs d’héroïne<br />
ou tout simplement d’une diversification des productions et donc des sources de revenus : en<br />
effet, les drogues de synthèses sont moins chères à produire et connaissent une explosion de la<br />
consommation en 1996 suite à la hausse drastique du prix de l’héroïne. En réalité, il ne s’agit<br />
pas d’une reconversion mais plutôt d’un repositionnement stratégique de la part des<br />
narcotrafiquants par rapport à un marché en pleine expansion. Les années 1990 marquent une<br />
recrudescence progressive et régulière du transit d’ATS en Chine, Laos, Vietnam et Inde. La<br />
Chine, l’Indonésie, la Birmanie et les Philippines sont les principaux pays producteurs d’ATS<br />
en Asie 60 : ces pays permettent de répondre à une demande locale et régionale extensive. La<br />
Birmanie est depuis les années 1990 l’un des principal fabriquant d’ATS en Asie 61 : les<br />
trafiquants situés à la frontière avec la Thaïlande et la Chine produisent chaque année des<br />
millions de pilules d’ATS inondant le marché régional jusqu’en Inde. De nombreux<br />
laboratoires mobiles installés en Birmanie le long de la frontière avec la Thaïlande ont été<br />
décelés depuis quelques années 62 .<br />
Les Philippines sont également un producteur d’ATS : les précurseurs chimiques utilisés aux<br />
Philippines sont importés de Chine et d’Indonésie. Le pays est une zone de transit pour les<br />
ATS à destination du Japon et d’Australie : les 36 000 km de côtes et les 7000 îles de<br />
l’archipel permettent aux trafiquants de mener leurs opérations d’exportation sans risque<br />
d’être interceptés. Les précurseurs chimiques circulent en faisant le chemin inverse des<br />
drogues : les précurseurs chimiques formant la base des drogues de synthèses, ceux-ci doivent<br />
être volés et acheminés vers les zones de production des ATS. Les laboratoires et entreprises<br />
chimiques et pharmaceutiques légaux sont donc la cible principale des trafiquants et<br />
producteurs d’ATS. Le secteur pharmaceutique industriel étant développé en Indonésie et<br />
60 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008a), Annual Report 2008<br />
61 Lui donnant le titre de « Ice Triangle », ice étant le nom anglais désignant les cristaux de méthamphétamines.<br />
62 LABROUSSE A. (2004)<br />
31
souffrant de contrôles assez laxistes, le pays est devenu une source majeure de précurseurs<br />
chimiques nécessaires au raffinage de l’héroïne et la fabrication d’ATS 63 .<br />
L’étude des espaces de production de drogues réalisée, il convient maintenant de<br />
s’intéresser aux routes d’acheminement de la drogue afin de comprendre l’ampleur de la<br />
géopolitique de l’offre de drogues.<br />
II – Les routes de la drogue et l’interconnexion des réseaux de<br />
distribution des stupéfiants<br />
Les itinéraires du trafic de drogues transnationaux s’articulent autour de la Route des<br />
Balkans, voie historique du trafic des opiacés, qui reste aujourd’hui la principale zone de<br />
transit de toutes les drogues dans le monde. A partir de la Route des Balkans, un certain<br />
nombre de ramifications permettent l’acheminement de la drogue depuis les espaces de<br />
production, principalement la cordillère de la coca en Amérique Latine, le Triangle d'Or et<br />
l’Afghanistan du Croissant d'Or. La diversification des itinéraires de la drogue est une preuve<br />
de l’adaptation permanente des narcotrafiquants et font des routes illégales du trafic de<br />
drogues des espaces mouvants en perpétuelle recomposition (voir Annexe 7). Il existe<br />
plusieurs façons d’acheminer la drogue à destination des zones majeures de consommation :<br />
- cacher la drogue parmi des containers maritimes, routiers ou aériens de denrées<br />
alimentaires ou de produits industriels : c’est la méthode la plus usitée car la moins<br />
risquée et la moins coûteuse,<br />
- la faire transiter par l’intermédiaire de « mules », personnes payées pour avaler des<br />
capsules contenant de la drogue qui seront récupérées par élimination naturelle,<br />
- utiliser des immigrants clandestins en leur fournissant de la drogue lors de leur<br />
tentative de passage de frontière<br />
Parmi tous les types de drogues disponibles sur le marché, seuls la cocaïne et l’héroïne sont<br />
issus de filières transocéaniques : en effet, le cannabis et les ATS sont produits localement et<br />
ne circulent que dans leurs régions géographiques respectives de production 64 . Si le cœur du<br />
transit de la drogue se trouve le long de la Route des Balkans, il est d’abord nécessaire<br />
d’acheminer la drogue depuis les espaces de production vers la Route des Balkans (A),<br />
63 INCSR (2009), International Narcotics Control Strategy Report 2009, United States Department of State,<br />
Bureau for International Narcotics and Law Enforcement Affairs, Vol. 1 & 2, Mars 2009<br />
64 Les ATS fabriqués au Mexique et le cannabis colombien et mexicain restent sur le continent américain ; le<br />
cannabis marocain n’est consommé qu’en Europe et les ATS produits en Asie et en Europe ne font que répondre<br />
à une demande locale.<br />
32
notamment depuis les espaces de production de l’Amérique Latine (B) ; du Triangle d'Or et<br />
Croissant d'Or (C).<br />
A. La Route des Balkans : l’itinéraire historique au cœur de l’Europe<br />
La Route des Balkans est depuis les années 1970 le nom donné aux divers itinéraires<br />
empruntés par les trafiquants d’opium partant de Turquie et traversant Bulgarie, Grèce,<br />
Macédoine, Yougoslavie, Bosnie, Croatie et Slovénie, route utilisée depuis les années 1970 65 .<br />
Aujourd’hui, virtuellement toute la production mondiale de cocaïne et d’héroïne transbordée<br />
au delà des frontières circule le long de cette route car la région des Balkans se caractérise par<br />
une situation géographique au carrefour des grandes zones de production et de consommation<br />
de stupéfiants 66 .<br />
1. La structuration d’une route de la drogue particulière<br />
Dans les années 1960, la majeure partie de l’héroïne consommée aux Etats-Unis<br />
provient de la France et trouve son origine dans les champs de pavot turcs : c’est la « french<br />
connection » 67 . Le démantèlement de cette filière historique dans les années 1970 implique<br />
que la drogue passe désormais par les Balkans. L’apparition du Triangle d'Or et du Croissant<br />
d'Or comme espaces de production majeurs de l’opium n’a fait que renforcer la place de la<br />
Route des Balkans dans le trafic de drogues et fait progressivement perdre à la Turquie sa<br />
place de premier producteur d’héroïne. L’ouverture de la route a permis une transformation<br />
rapide des itinéraires de la drogue : en 2003, les quantités d'héroïne transitant par la Route des<br />
Balkans étaient estimées à 3 tonnes par mois et près de 382 tonnes de cocaïne, 324 tonnes<br />
d’opium et 591 tonnes d’ATS ont été saisis le long de la Route des Balkans en 2003 68 .<br />
La Route des Balkans a connu un regain de visibilité dans les années 1990 grâce à<br />
l’accumulation des facteurs favorables au développement des activités criminelles dans la<br />
région du fait de l’éclatement du bloc soviétique, offrant des frontières poreuses aux trafics.<br />
Dans les années 1990, on assiste à une division du travail entre mafias turques et<br />
65 MILETITCH N. (1998), Trafics et crimes dans les Balkans, Criminalité internationale – PUF<br />
66 ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne,<br />
Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006<br />
67 LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
68 PREZELJ I. et GABER M. (2005), Smuggling as a Threat to National and International Security: Slovenia<br />
and the Balkan Route, Partnership for Peace Consortium of Defense – Academies and Security Studies Institutes<br />
(PfPC), Athena Papers Series No. 5 December 2005<br />
33
albanophones en matière d'héroïne : la production et le commerce de gros sont réservés aux<br />
réseaux turcs et aux réseaux albanophones revient la charge du demi-gros et de la revente le<br />
long de la route. La Route des Balkans connaît alors la diversification des points<br />
d’approvisionnement et des itinéraires en Europe : les acteurs balkaniques bénéficient du<br />
redéploiement du trafic avec la montée en puissance de la criminalité organisée albanophone.<br />
La guerre en ex-Yougoslavie a autant joué le rôle de verrou que de stimulant aux itinéraires<br />
de la Route des Balkans : les anciennes routes ont été fermées pour permettre l’éclosion de<br />
nouvelles, court-circuitant le passage par la Serbie.<br />
La Route des Balkans a fini par constituer un réseau de ramifications convergeant<br />
toutes vers l'Europe occidentale et passant par « des axes plus ou moins occidentaux, centraux<br />
ou orientaux en fonction du degré de pression exercé par les services répressifs de la<br />
zone » 69 . A partir des années 2000, la Route des Balkans voit arriver les trafiquants<br />
d’Amérique Latine qui considèrent la région comme une porte d’entée pour la cocaïne en<br />
Europe : les réseaux colombiens et nigérians font également partis du décors et travaillent en<br />
coopération avec la mafia albanophone afin d'assurer l'approvisionnement en cocaïne. La<br />
cocaïne andine a fait son apparition sur la Route des Balkans, notamment ayant comme point<br />
d’arrivée la Grèce et l’Espagne avant d’être distribuée dans le reste des territoires européens,<br />
empruntant les mêmes itinéraires que l’opium.<br />
2. Les itinéraires utilisés le long de la Route des Balkans<br />
Les itinéraires de la Route des Balkans trouvent leurs sources en Asie mineure et<br />
centrale auprès des foyers de production des opiacés que sont l’Afghanistan et la Birmanie.<br />
Les réseaux criminels font ensuite remonter la marchandise illicite via des itinéraires variés<br />
depuis les ports turcs vers les ports de la mer Noire à destination de la Russie et de l'Europe<br />
occidentale. Dès qu’un itinéraire est bousculé par des contrôles ou la présence accrue des<br />
forces de l’ordre, de nouvelles routes s’ouvrent : la porosité des frontières alliée à<br />
l’ingéniosité des trafiquants permettent aux produits illégaux de passer quoi qu’il advienne 70 .<br />
Les itinéraires principaux de la Route des Balkans sont au nombre de trois :<br />
- la route directe des Balkans historiques reliant Istanbul – Salonique (Grèce) – Skopje<br />
(Macédoine) – Nis et Belgrade (Serbie) – Zagreb (Croatie) – Ljubljana (Slovénie) –<br />
69 ROUDAUT M. (2006)<br />
70 PREZELJ I. et GABER M. (2005)<br />
34
Autriche/Italie – Allemagne/Pays Bas/Suisse/France. Cette route a été coupée entre<br />
1991 et 1995 à cause de la guerre en ex-Yougoslavie<br />
- l’itinéraire de déviation avec la route du sud reliant Turquie – Athènes/Salonique –<br />
Italie (Bari, Ancône, Trieste) avec un passage accru par l’Albanie à partir de 1994<br />
- la route du nord ou « couloir danubien » reliant Turquie – Bulgarie – Roumanie –<br />
Hongrie – Slovaquie – Tchéquie – Autriche/Allemagne.<br />
La route historique des Balkans constituée par l'axe est/ouest s'est donc dédoublée depuis les<br />
conflits en ex-Yougoslavie sous la forme de ces deux axes complémentaires (voir Annexe 8).<br />
L’opium et le cannabis transitent dans le sens indiqué alors que l’héroïne et les précurseurs<br />
chimiques nécessaires à la fabrication des ATS transitent dans le sens inverse mais en<br />
conservant globalement les mêmes itinéraires.<br />
A partir des espaces de production de l’opium, on peut distinguer deux principales<br />
voies d’accès qui relient la Route des Balkans 71 :<br />
- une route allant de l’Iran ou le Pakistan par l’intermédiaire du port de Karachi vers la<br />
Turquie puis rejoignant la Route des Balkans<br />
- la « route de la Soie » au nord passant par le Tadjikistan, le Kirghizstan ou<br />
l’Ouzbékistan, puis rejoint la Route des Balkans par l’intermédiaire de l’Ukraine ou la<br />
Russie<br />
En Russie, autre point focal de la Route des Balkans, la drogue rentre via la frontière avec le<br />
Kazakhstan, la Géorgie et l’Azerbaïdjan 72 . Au travers du Caucase, la route Bakou-Rostov<br />
représente une « autoroute » de la drogue à travers l’Azerbaïdjan et le Daguestan. La<br />
Turquie possède une position géographique idéale comme pays de transit de référence pour le<br />
conditionnement de la drogue sur la Route des Balkans. La ville de Belgrade est le principal<br />
carrefour balkanique et un point de passage obligé des itinéraires illicites. Le Kosovo et la<br />
Macédoine possèdent une situation carrefour sur la Route des Balkans. Quant à la Grèce, le<br />
développement de son réseau bancaire en fait, comme le reste de la zone, un espace de<br />
blanchiment de l'argent des trafics balkaniques (voir Annexes 8 et 10).<br />
Chaque route possède des avantages et des désavantages comparatifs selon les acteurs<br />
présents dans le trafic, les drogues distribuées et la présence ou non de forces de l’ordre aux<br />
frontières. A titre d’exemple, la frontière entre la Russie et le Kazakhstan, longue de 7500<br />
71 GOLUNOV S. (2005), Drug Trafficking as a Challenge for Russia’s Security and Border Policies, CPS<br />
International Policy Fellowship Program<br />
72 Ibid.<br />
35
km 73 , offre de nombreux avantages pour les narcotrafiquants de la route de la Soie souhaitant<br />
rejoindre la Route des Balkans par le couloir danubien, étant donné la quasi-inexistence des<br />
contrôles frontaliers entre les deux pays. Aux flux de stupéfiants s'ajoutent les trafics d'armes,<br />
de véhicules volés, de cigarettes ou de contrefaçons ainsi que la traite des êtres humains et<br />
l'immigration clandestine. La Route des Balkans, plus particulièrement l’espace balkanique,<br />
est désormais caractérisée par une polycriminalité intense. Mais si le cœur du transit de la<br />
drogue se trouve le long de cette route, il est d’abord nécessaire d’acheminer la drogue depuis<br />
les espaces de production vers la Route des Balkans, notamment depuis les espaces de<br />
production de l’Amérique Latine.<br />
B. Les routes de la cocaïne depuis l’Amérique Latine<br />
La cordillère de la coca exporte la quasi-totalité de sa production de cocaïne entre les<br />
Etats-Unis depuis les années 1970 et l’Europe depuis les années 1990. Il existe donc deux<br />
principales routes de trafic de la cocaïne au départ direct des pays producteurs : de la région<br />
andine, la drogue passe par le Mexique puis vers sa destination finale, les Etats-Unis. Afin de<br />
relier la Route des Balkans, la cocaïne provenant d’Amérique Latine doit utiliser au préalable<br />
des routes de transit lui permettant d’arriver en Europe, via l’Espagne ou la Grèce.<br />
1. Les routes d’acheminement vers les Etats-Unis<br />
L’ONUDC estime que près de 90% de la cocaïne destinée au marché américain<br />
transite par l’intermédiaire de l’Amérique centrale et du Mexique. La cocaïne produite en<br />
Colombie atteint les Etats-Unis par le Mexique, soit par « speed boats » (ces bateaux ultra-<br />
rapides que possèdent les narcotrafiquants) soit par l’intermédiaire de la Bolivie, du<br />
Venezuela, de l’Equateur ou du Panama 74 et 20% du transit de la cocaïne passe par les<br />
Caraïbes 75 . Traditionnellement depuis les années 1990, les routes d’exportations sont<br />
structurées autour de « faisceaux » principaux au départ de la Colombie 76 . En premier lieu, le<br />
transit terrestre est le plus actif : il est tenu par les cartels colombiens qui produisent et<br />
vendent en gros et les cartels mexicains qui assurent la distribution. La cocaïne au départ de<br />
73 En faisant la frontière terrestre la plus longue du monde.<br />
74 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009d)<br />
75 DELER J.-P. et al. (2003), Le bassin des Caraïbes : interface et relais entre production et consommation de<br />
drogues, Mappemonde n°72, 2003.4<br />
76 Ibid.<br />
36
Colombie est acheminée vers les États-Unis pour partie par la route Panaméricaine, colonne<br />
vertébrale du trafic. Du Mexique, la drogue passe la frontière américaine en camion et inonde<br />
ainsi les États américains du sud avant de s’étendre à l’ensemble du territoire. Depuis la<br />
désarticulation des cartels de Medellin et Cali dans les années 1990, les narcotrafiquants ont<br />
privilégié le corridor de l’isthme pour des raisons de sécurité au prix de lourds prélèvements<br />
par les cartels mexicains représentant jusqu’à 50% de la quantité de drogue en transit. Afin<br />
d’éviter ces prélèvements, les colombiens empruntent désormais des itinéraires plus sûrs :<br />
ainsi le trafic par les routes antillaises est en forte croissance (voir Annexe 9).<br />
Les portes de sortie et les points d’appui de la cocaïne entre la zone de production et<br />
les centres de consommation sont nombreux. Le Mexique joue le rôle de gigantesque entrepôt<br />
de toutes les drogues à destination des États-Unis. Depuis la Bolivie, la destination de la<br />
drogue est principalement l’Argentine, le Chili, le Brésil et le Paraguay avant d’être<br />
transbordée vers les États-Unis. Depuis le Pérou, des quantités importantes de cocaïne se<br />
retrouvent acheminées au Brésil et en Argentine 77 . Les grandes Antilles joue le rôle de<br />
stockage et de transit avec la Jamaïque, Haïti et les Bahamas. L’archipel de Cuba et ses 4000<br />
îles joue le rôle de relais de la drogue par l’intermédiaire des speed boats qui accostent la côte<br />
américaine en Floride. Haïti demeure l’une des pièce maîtresse du dispositif colombien dans<br />
les Antilles : la moitié de la cocaïne transitant par les Antilles passe par Haïti 78 . Porto Rico est<br />
souvent la dernière escale des drogues avant leur introduction sur le marché américain, étant<br />
donné que l’île possède un statut d’État libre associé aux États-Unis. Les routes employées<br />
par le cannabis mexicain passent directement aux États-Unis en utilisant les mêmes circuits<br />
que la cocaïne ou reste sur place pour répondre à la demande local. Quant à l’héroïne produite<br />
en Amérique Latine 79 , elle circule de la même manière que la cocaïne. Ainsi, peu de pays<br />
d’Amérique Latine sont épargnés par le trafic de drogues : les routes d’acheminement vers les<br />
États-Unis sont donc nombreuses et mouvantes, permettant d’irriguer facilement le territoire<br />
nord-américain.<br />
77 INCSR (2009)<br />
78 DELER J.-P. et al. (2003)<br />
79 Mexique, Colombie, Guatemala et Pérou (ONU RAPPORT 2009)<br />
37
2. Les routes d’acheminement de la cocaïne vers l’Afrique et l’Europe<br />
La majeure partie de la cocaïne importée de la cordelière de la coca est consommée en<br />
Europe et ne dépassera pas les frontières de l’Europe de l’Est. La route des Balkans est donc<br />
en sens unique en ce qui concerne la cocaïne. Les Antilles, notamment les îles les plus<br />
proches des zones de production, avec Trinidad et Tobago, Margarita ou San Andres sont des<br />
lieux stratégiques pour l’exportation transocéanique de la cocaïne : selon Deler, « la<br />
fragmentation des espaces microinsulaires fait de l’arc des petites Antilles un acteur<br />
incontournable depuis une dizaine d’années » 80 .<br />
L’Afrique est devenu depuis quelques années une nouvelle plaque tournante du trafic<br />
de cocaïne andin à destination de l’Europe : la cocaïne provenant de Colombie transite par le<br />
Brésil et rejoint l’Afrique cachée dans des containers de denrées alimentaires ou de produits<br />
industriels à destination des ports d’Afrique de l’Ouest au Cap Vert, Guinée, Mali, Guinée<br />
Bissau, Ghana, Togo, Bénin, Gambie et au Nigeria, véritable plaque tournante régionale. Il est<br />
possible d’identifier trois routes principales de l’acheminement de cocaïne en Europe par<br />
l’intermédiaire de l’Afrique de l’Ouest 81 :<br />
- la route du Nord menant des Caraïbes vers les Açores puis le Portugal et l’Espagne<br />
- la route centrale menant directement des espaces de production andins vers les ports<br />
internationaux sud-américains, notamment le Brésil et le Venezuela, vers le Cap Vert<br />
- la « route africaine », nouvelle route ayant émergé dans les années 1990 lors de la<br />
réorientation de la filière de la cocaïne en Afrique : la drogue arrive par cargo dans les<br />
ports des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest avant d’être acheminée par les gangs<br />
nigérians dans le reste de l’Afrique, principalement l’Afrique du Sud et l’Europe (voir<br />
Annexe 21)<br />
La route transatlantique empruntée pour la cocaïne à destination de l’Europe et de<br />
l’Afrique relie la Colombie au Brésil par le Venezuela. Une autre route existe par l’océan<br />
pacifique afin d’approvisionner l’Asie mais il ne représente qu’une fraction infime du trafic.<br />
Les Balkans sont un des point d’entrée majeur de la cocaïne sud-américaine en Europe, la<br />
multiplication des saisies dans la région faisant foi 82 : la cocaïne arrive le plus souvent par<br />
80 DELER J.-P. et al. (2003)<br />
81 ANDRES A. de (2008), West Africa under attack : drugs, organizes crime and terrorism as the new threast to<br />
global security, UNISCI Discussion Papers, Nº 16 nero / January 2008<br />
82 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b), Crime and its impact on the Balkans and<br />
affected countries, Mars 2008<br />
38
ateaux dans le port de Kopper en Slovénie ou par l’intermédiaire de voyageurs dans les<br />
aéroports de Ljubljana et de Maribor (voir Annexe 10).<br />
C. Les routes des stupéfiants depuis l’Asie et le Moyen-Orient<br />
Le Triangle d'Or et le Croissant d'Or exportent la majeure partie de leur production<br />
d’opium vers l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Pour les drogues de synthèse, le trafic revêt<br />
une complexité supplémentaire : si les ATS asiatiques suivent globalement le même sens de<br />
distribution que l’opium, les précurseurs chimiques transitent dans le sens inverse c'est à dire<br />
des pays producteurs de précurseurs vers les espaces de production de la drogue.<br />
1. Les routes de l’héroïne à partir du Triangle d'Or<br />
Du Triangle d'Or, plus précisément de Birmanie, l’opium et l’héroïne sont acheminés à<br />
destination du sud-est asiatique, notamment la Chine, et de la région océanique, surtout<br />
l’Australie. Six pays liés au trafic représentent la périphérie du Triangle d'Or : Bangladesh,<br />
Inde, Chine, Vietnam, Cambodge, Malaisie, voisins directs et premiers pays concernés par le<br />
narcotrafic (voir Annexe 11). La Thaïlande est le plus important pays de transit régional : elle<br />
réceptionne l'héroïne de Birmanie et du Laos et en fabrique aussi elle-même dans des<br />
laboratoires situés sur la frontière birmane 83 . L'héroïne est expédiée vers les Etats-Unis à<br />
partir de Bangkok et une deuxième partie transite vers la Malaisie et l'Indonésie. L’émergence<br />
d’itinéraires de contournement de la Thaïlande constitue une réelle échappatoire aux contrôles<br />
dans les années 1990 à cause de la multiplication des postes de contrôle thaïlandais le long<br />
des frontières avec le Laos et le Cambodge. Ceci a provoqué une complexification des<br />
réseaux. Depuis quelques années le Laos voit ses routes terrestres et fluviales du Mékong<br />
drainer un trafic en constante augmentation : ses routes vers la Thaïlande mais aussi vers le<br />
Vietnam et le Cambodge sont de plus en plus utilisées par des trafiquants qui cherchent à<br />
éviter le durcissement de la lutte antidrogue menée par la Thaïlande le long de sa frontière<br />
birmane. Un des axe majeur du trafic de drogues illicites d’origine birmane entrant en<br />
Thaïlande se situe donc désormais dans le nord-est de ce dernier pays, le long de la frontière<br />
laotienne.<br />
83 DASSE M. (1991), Les réseaux de la drogue dans le Triangle d’Or, Cultures et conflits n°3/991<br />
39
Les Philippines tendent à devenir une plaque tournante mondiale pour toutes les<br />
drogues expédiées aux Etats-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. Les Philippines se<br />
mettent elles-mêmes à la culture de la marijuana : le pays pourrait bientôt se transformer en<br />
une sorte de Colombie, les groupes de la drogue disposant d'armes lourdes, d'hélicoptères et<br />
possédant finalement un « pouvoir politique, guerrier et financier suffisant pour contrer le<br />
gouvernement » 84 .<br />
La Chine est aujourd’hui la principale voie d’exportation de l’héroïne birmane ainsi<br />
qu’un axe significatif du trafic de méthamphétamine, les saisies chinoises d’héroïne birmane<br />
comptant pour 90 % de celles d’origine sud-est asiatique 85 . Les provinces de Guangdong et du<br />
Fujian sont des points de transit majeurs pour faire rentrer et sortir la drogue 86 . La province du<br />
Yunnan connaît une filière de la drogue partant de Canton pour Taiwan et Hong Kong : cette<br />
province est un axe privilégié depuis la réouverture du commerce frontalier entre Chine et<br />
Birmanie en 1992 87 .<br />
2. Les routes de l’héroïne à partir du Croissant d'Or<br />
Chaque année, un tiers de l’héroïne afghane non-saisie est exportée en Europe, un<br />
autre tiers en Asie centrale et le reste de la production est soit consommée sur place, soit<br />
expédiée en Afrique et sur le continent nord-américain 88 . Les commerçants en opium utilisent<br />
depuis le XIXème siècle des pistes caravanières des régions frontalières d’Afghanistan,<br />
d’Iran, du Pakistan, des zones tribales pakistanaises et du Baloutchistan . On peut dénommer<br />
deux routes principales depuis l’Afghanistan :<br />
- une route du sud reliant Turkménistan – Tadjikistan/Ouzbékistan – mer Caspienne –<br />
Azerbaïdjan/Daguestan – Géorgie pour atteindre une vingtaine de ports sur la Mer<br />
Noire (Batoumi, Soukhoumi, Sotchi…)<br />
- une route du nord reliant Kazakhstan – Ukraine et/ou Russie (voir Annexe 12)<br />
Plus des deux tiers de l’opium et de l’héroïne fabriqués en Afghanistan n’atteindront jamais la<br />
Route des Balkans mais seront distribués dans les pays frontaliers à l’Afghanistan et les pays<br />
du Moyen-Orient, notamment l’Iran, le Pakistan, les pays d’Asie centrale, les Philippines, la<br />
Chine et l’Inde. Ce marché, représentant plus de 5 millions de consommateurs, est beaucoup<br />
84 Ibid.<br />
85 CHOUVY P.A. (2004b)<br />
86 INCSR (2009)<br />
87 L’amélioration du réseau routier est une aubaine pour les narcotrafiquants…<br />
88 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e)<br />
40
plus important que les 1,4 million de consommateurs d’Europe centrale et de l’ouest. Malgré<br />
tout, les marchés européens et américains sont fortement plus lucratifs pour les<br />
narcotrafiquants étant donné la distance pour rejoindre ces marchés et le passage de<br />
nombreuses frontières étatiques qui apportent toujours plus de valeur ajoutée à la<br />
marchandise. Pour exemple, un kilogramme d’héroïne birmane coûte 1000 dollars lorsqu’il<br />
quitte le pays et passe à 50 000 dollars au kilo dès son arrivée sur le territoire américain.<br />
La majeure partie de l’héroïne manufacturée en Afghanistan passe la frontière<br />
iranienne avant d’être acheminée soit dans la région soit vers la Route des Balkans via les<br />
nouvelles Républiques d’Asie centrale. Les trafiquants d’opium afghan transitent également<br />
par les zones tribales pakistanaises afin de faire passer la drogue dans la région par<br />
l’intermédiaire des réseaux de narcotrafiquants de la région de Peshawar, d’une part, et via le<br />
Baloutchistan, d’autre part. Depuis le Baloutchistan et les zones tribales pakistanaises,<br />
l’exportation de l’héroïne se fait par voie terrestre via le Pendjab, le Rajasthan et le désert de<br />
Thar 89 . Du Pakistan, des flux contraires de précurseurs chimiques nécessaires à la fabrication<br />
d’héroïne pénètrent en Afghanistan, comme les armes le faisaient durant la guerre soviéto-<br />
afghane, via, entre autres, le poste-frontière de Torkham, entre la Khyber Pass et Jalalabad.<br />
Cette route qui relie Kaboul à Peshawar 90 est l’une des plus importantes voies du narcotrafic<br />
entre les deux pays. Chaque année, 1300 tonnes de précurseurs chimiques sont nécessaires au<br />
raffinage de l’héroïne afghane 91 : l’Afghanistan ne produisant pas de précurseurs, ceux-ci sont<br />
nécessairement expédiés depuis les pays alentours, notamment l’Inde et le Pakistan 92 .<br />
L’anhydre acétique, précurseur nécessaire à la transformation de la pâte base d’opium en<br />
héroïne, transite également dans les Balkans à destination des laboratoires clandestins mobiles<br />
en Afghanistan : plusieurs tonnes de produits chimiques sont saisis par les autorités chaque<br />
année dans les Balkans, indiquant que la Route des Balkans fonctionne dans les deux sens.<br />
Le Kazakhstan, Tadjikistan, Turkménistan et l’Ouzbékistan sont des pays attractifs<br />
pour le transit de l’opium afghan vers la Route des Balkans : situés entre les espaces de<br />
consommations européens et les espaces de production du Triangle d'Or et du Croissant d'Or,<br />
les vastes régions frontalières de ces pays en font des zones de transit de choix pour<br />
l’exportation de la drogue 93 , Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan ayant une frontière<br />
89 CHOUVY P.A. (2002)<br />
90 Surnommée la « Grand Trunk Road »<br />
91 Notamment l’anhydre acétique, le chlorure d’ammonium, l’acide chlorhydrique et sulfurique et l’acétone<br />
92 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e)<br />
93 OLCOTT M.B. et UDALOVA N. (2000)<br />
41
commune avec l’Afghanistan. Ces pays sont également des zones d’implantation des<br />
laboratoires de transformation de l’héroïne, du fait de leur frontière avec l’Afghanistan et leur<br />
proximité avec le Pakistan. De nouvelles routes semblent s’ouvrir à partir d’Afghanistan et du<br />
Pakistan vers la Chine : alors qu’auparavant, l’opium trouvé en Chine provenait du Myanmar,<br />
l’explosion de la culture illicite de pavot à opium en Afghanistan offre de nouveaux<br />
débouchés en Chine face à une offre birmane déclinante et moins compétitive.<br />
Il convient à présent de s’intéresser aux aires de « production » et d’acheminement des<br />
deux autres produits illégaux les plus consommés dans le monde : les armes à feu et les êtres<br />
humains.<br />
Section 2 – Géopolitique de l’offre d’armes à feu illégales<br />
et zones grises du trafic d’êtres humains<br />
Le trafic d’armes légères et de petits calibres représente le marché illégal transnational<br />
le plus lucratif après le trafic de drogues : le trafic d’armes s’est accéléré avec la fin de la<br />
Guerre froide à la fois à cause de l’augmentation des stocks d’armes disponibles et de<br />
l’augmentation de la demande 94 . Le trafic d’êtres humains remporte la troisième place des<br />
trafic transnationaux les plus lucratifs après le trafic de drogues et le trafic d’armes : les zones<br />
grises du trafic d’êtres humains possèdent néanmoins une rationalité supplémentaire en ce<br />
qu’elles touchent à un bien fondamentalement non marchand, l’Homme. Que ce soit la<br />
contrebande d’immigrés clandestins ou la traite des êtres humains pour prostitution ou travail<br />
forcé, les routes empruntées par les trafics d’humains répondent à la logique économique des<br />
zones grises. Ces deux trafics répondent, tout comme le trafic de drogues, à une logique<br />
économique d’offre et de demande dépendant des besoins de financement des acteurs illégaux<br />
implantés au cœur des zones grises. Afin de saisir l’ampleur de la géopolitique de l’offre des<br />
produits illégaux dans le monde, il conviendra d’étudier la rationalité économique du trafic<br />
d’armes à feu (I) et du trafic d’êtres humains (II).<br />
94 LUMPE L. (2000), Running Guns. The global black market in small arms, Zed Books<br />
42
I – Le trafic d’ALPC dans le monde<br />
La définition du terme « Armes Légères et de Petit Calibre » ou ALPC retenue par<br />
l’Union Européenne représente les « armes de petits calibres et accessoires spécialement<br />
conçus pour un usage militaire (mitrailleuses, mitraillettes, fusils automatiques et semi-<br />
automatiques) ; les armes légères portables individuelles ou collectives (canons, obusiers et<br />
mortiers d’un calibre inférieur à 100mm, lance-grenades, armes antichars légères, armes<br />
sans recul de type lance-roquette) ; et les missiles antichars et antiaériens (missiles antichars<br />
et lanceurs, missiles antiaériens/systèmes de défense aérienne portables de type<br />
Manpads) » 95 . Les ALPC sont particulièrement recherchées dans les conflits armés car elles<br />
sont peu coûteuses, disponibles en très larges quantités, simples d’utilisation, durables,<br />
portables et facilement dissimulables 96 . On appelle détournement ou contrebande d’armes le<br />
« transfert de biens d’un partie à un autre délivré à un destinataire final non autorisé ou<br />
utilisé à des fins non autorisées » 97 . Les sources des armes à feu pour usage illégal sont<br />
duales : soit on utilise le détournement des armes, ce qui implique des transferts d’armes d’un<br />
pays à un autre contrôlé par un courtier – ou « broker », sorte de jonction entre vendeur et<br />
consommateur – qui aura préalablement acheté les armes à un vendeur illégal présent dans les<br />
zones grises. Soit on fait appel au marché noir des armes à feu, c’est un espace marchand<br />
localisé dans un pays dans lequel on peut acheter illégalement des armes détournées et tenu<br />
par des vendeurs, qu’ils soient entrepreneurs ou membres du crime organisé. La contrebande<br />
d’armes s’est professionnalisée depuis la fin de la Guerre froide : courtiers, agents de<br />
transport et compagnies écrans se partagent ainsi le vaste monde du trafic d’armes. 639<br />
millions d’armes légères circulent dans le monde soit une pour dix personnes, produites par<br />
plus de 1000 sociétés dans au moins 98 pays 98 . Il reste malgré tout impossible de déterminer<br />
avec précision l’ampleur du trafic d’ALPC dans le monde car les pays possédant les stocks<br />
majeurs d’armes – c'est à dire l’URSS et l’Afrique – ne tenaient pas de livres de compte du<br />
nombre d’armes à feu disponibles. Le Sipri évalue le commerce illégal mondial des armes<br />
95<br />
Action commune du Conseil Européen relative à la contribution de l’Union européenne à la lutte contre<br />
l’accumulation et la diffusion déstabilisatrices des armes légères et de petit calibre du 12 Juillet 2002<br />
96<br />
STOHL R. et SMITH D. (1999), Small Arms in Failed States: A Deadly Combination, Failed States and<br />
International Security Conference, April 8-11, 1999<br />
97<br />
SMALL ARMS SURVEY 2008, Graduate Institute Programme for Strategic and International Security<br />
Studies (PSIS), Genève<br />
98<br />
KOZYULIN V. (2004), Conventional Arms Transfers. Illicit Arms Trade: An Overview and Implications for<br />
the Region<br />
43
dans une fourchette allant de 38 à 43 milliards de dollars ce qui représenterait entre 0,5 et 0,6<br />
% des échanges commerciaux mondiaux 99 .<br />
La problématique majeure de la question du trafic des armes à feu est celui des stocks<br />
d’armes et de munitions laissés à l’abandon à cause de bouleversements politiques dans les<br />
anciennes démocraties populaires soviétiques, de la perte de pouvoir de l’Etat au Cambodge<br />
et en Russie ainsi que du manque de régulation dans les chaînes de production dans certains<br />
pays comme l’Irak. L’effondrement militaire des Etats en Europe de l’Est et en Afrique après<br />
la Guerre froide a offert les conditions les plus favorables pour le détournement d’armes à feu<br />
et de munitions, permettant la dispersion des armes dans la société à cause de la faiblesse des<br />
institutions de sécurité de l’Etat comme cela a été le cas au Libéria, en Somalie, ou en Albanie<br />
après la chute de l’URSS. Ces Etats 100 sont autant de zones grises des armes qui alimentent à<br />
la fois les routes de trafics illicites et la conflictualité internationale. Plus d’un tiers du<br />
commerce des ALPC aurait lieu par l’intermédiaire de réseaux illicites : comme tout produit<br />
illégal, les armes à feu utilisent des routes de trafic diversifiées et répondent à une logique<br />
économique semblable. Il est possible de dégager des circuits mondiaux de transit des armes<br />
(A). Malgré tout, la filière des armes dans le monde répond à une logique mouvante en pleine<br />
transformation qui fait également la part à de nouvelles logiques dans la production d’armes<br />
(B).<br />
A. Le marché noir et la contrebande d’armes dans le monde<br />
Il n’existe pas de « grand marché » des armes dans le monde mais plutôt une multitude<br />
de sources d’approvisionnement qui rendent compte d’une parcellisation du trafic d’ALPC,<br />
même si les Balkans font office depuis les années 1990 de « réservoir d’armes » mondial. Les<br />
aires d’approvisionnement en armes légères sont des espaces marchands localisés dans<br />
lesquels on peut acheter illégalement des armes ou bien directement se fournir « à la source »<br />
c'est à dire auprès de stocks militaires laissés à l’abandon. La fin de la Guerre froide, qui a<br />
provoqué l’éclatement des démocraties populaires, a occasionné l’ouverture des stocks<br />
d’armes de l’Armée Rouge dont la plupart se sont retrouvés sans surveillance et à la<br />
disposition des civils et des marchands d’armes. Un véritable marché noir des ALPC d’une<br />
99<br />
SIPRI YEARBOOK 2009, Armaments, disarmament and international security, Stockholm International<br />
Peace Research Institute<br />
100<br />
On pourra ainsi cite l’Afghanistan, l’Abkhazie, la Transnistrie, le Kosovo, l’Albanie, le Burundi, le<br />
Bangladesh, le Tchad, le Yémen, le Pakistan, et le Cambodge (KOZUYLIN).<br />
44
ampleur inégalée s’est donc formé sur les ruines de l’URSS. Au sein de ce marché noir, les<br />
vendeurs d’armes – entrepreneurs privés ou membres du crime organisé – côtoient les<br />
« consommateurs » c'est à dire les groupes terroristes et le crime organisé. Des<br />
« supermarchés des armes » ont donc fleuri autour des principales zones de conflits post-<br />
Guerre froide 101 . La combinaison entre la large disponibilité des armes à feu en Europe de<br />
l’est, la faiblesse des contrôles dans les pays possédant ces stocks et le manque de<br />
surveillance aux frontières sont autant de facteurs permettant la continuité du marché des<br />
armes à feu et l’utilisation de routes de trafic toujours plus diversifiées 102 . L’ex-URSS est<br />
donc devenu le « paradis » des consommateurs d’ALPC. Deux logiques prévalent dans la<br />
filières des ALPC comme principaux fournisseurs d’armes dans le monde : le marché noir et<br />
la contrebande d’armes, possédant deux rationalités différentes.<br />
1. L’ex-URSS : vaste entrepôt d’armes à l’abandon et point d’origine des<br />
routes de contrebande<br />
Après la chute de l’URSS, la plupart des anciennes démocraties populaires<br />
nouvellement indépendantes se sont retrouvées avec des stocks d’armes militaires de l’Armée<br />
Rouge en quantité monumentale. La rupture du Pacte de Varsovie a également mis fin à la<br />
production d’armes du complexe militaro-industriel soviétique, abandonnant par la même<br />
occasion usines et entrepôts d’armes qui se sont retrouvés sans surveillance 103 . Les Balkans se<br />
sont retrouvés au cœur du marché noir des armes à feu grâce au détournement quasi-total des<br />
stocks d’armes soviétiques : par exemple en Albanie, près d’un million d’ALPC ont disparu<br />
des entrepôts de l’Armée Rouge fin 1991 pour se retrouver disséminés dans les zones de<br />
conflits locaux. Plus de 900 000 ALPC seraient à la disposition des civils en Serbie depuis la<br />
fin de la Guerre froide et près de 2,5 millions de tonnes de munitions ont été placés à la<br />
disposition de qui voulait bien les récupérer. De nombreux cas de « recyclage » des armes à<br />
feu soviétiques dans les zones de conflits post-Guerre froide et leur pénétration dans le<br />
marché noir prouvent que la gestion de stocks en ex-URSS était inexistante 104 . Les Balkans et<br />
les anciennes démocraties populaires sont devenus un entrepôt géant d’ALPC : le fleuron des<br />
101<br />
PREZELJ I. et GABER M. (2005)<br />
102<br />
MCLEAN A. et al. (2007), Enhancing EU Action to Prevent Illicit Small Arms Trafficking, United Nations<br />
Institute for Disarmament Research<br />
103<br />
Ibid.<br />
104<br />
PYADUSHKIN M. et al. (2003), Beyond the Kalashnikov: Small Arms Production, Exports, and Stockpiles<br />
in the Russian Federation, Small Arms Survey Occasional Paper n°10 – Août 2003<br />
45
produits d’exportations russe, la mitraillette AK-47, était alors vendue au kilo 105 à des prix<br />
défiants toute concurrence. L’éclatement de l’Albanie en 1997 a provoqué la « disparition »<br />
de près d’un millions d’armes à feu et 1,5 million de munitions dans les dépôts nationaux dont<br />
environ 30% ont servis à alimenter les groupes rebelles en ex-Yougoslavie. On estime que<br />
moins de 10% des armes volées ont été aujourd’hui restituées 106 . En Serbie, 3 millions<br />
d’armes sont en circulation dont deux tiers non enregistrées 107 . Des pays comme la Tchéquie,<br />
la Slovénie, la Slovaquie, la Pologne et la Croatie ont également connu un pillage<br />
systématique des stocks d’armes soviétiques, faisant de ces pays des zones de transit des<br />
ALPC à la fin de la Guerre froide.<br />
Ce pillage systématique des casernes et des entrepôts militaires suite à l’insurrection<br />
albanaise et la guerre en ex-Yougoslavie a permis d’alimenter les groupes armés présents dans<br />
la région. La prise en charge des armes se fait directement « à la source » auprès des vendeurs<br />
d’armes qui se sont fait les responsables des stocks. Ce sont surtout les groupes criminels<br />
albanophones et croates qui se sont chargés du rôle d’intermédiaire entre les stocks d’armes et<br />
la revente aux « consommateurs » 108 car le crime organisé local s’est très rapidement structuré<br />
autour de ces stocks, y voyant une manne financières supplémentaire. Les ALPC ont nourri le<br />
crime organisé local ainsi que les groupes terroristes présents en Europe.<br />
Les armes à feu dérobées dans les espaces de stockage soviétiques circulent beaucoup<br />
tout au long de leur durée de vie : il n’est pas rare que les mêmes stocks d’armes à feu<br />
soviétiques se retrouvent sur plusieurs théâtres de guerre à la fois . La porosité des frontières<br />
en Afrique et le manque de surveillance des importations ont permis une circulation rapide<br />
des armes à feu soviétiques. Une fois que les armes sont rentrées dans le marché noir, celles-<br />
ci sortent de tout contrôle gouvernemental et peuvent librement être re-exportées à n’importe<br />
quel client tout au long de la durée de vie de l’arme 109 . A partir des stocks des anciennes<br />
démocraties populaires, notamment l’ex-Yougoslavie, les armes empruntent deux routes<br />
principales en Europe : à travers la mer Adriatique vers l’Italie et à travers la Slovénie ou<br />
l’Autriche à destination de l’Allemagne. Les armes circulant de cette manière à travers<br />
105<br />
SAGRAMOSO D. (2001), The proliferation of illegal small arms and light weapons in and<br />
around the European Union: Instability, organised crime and terrorist groups, Centre for Defence Studies,<br />
Kings College, University of London, Juin 2001<br />
106<br />
MILETITCH N. (1998)<br />
107<br />
CAHIERS DE LA SECURITE (2009), Les organisations criminelles, Cahiers de la sécurité n°7 – Janvier-<br />
Mars 2009, INHES<br />
108<br />
SAGRAMOSO D. (2001)<br />
109<br />
MARSH N. (2002), Two Sides of the Same Coin? The Legal and Illegal Trade in Small Arms, The Brown<br />
Journal of World Affairs, Spring 2002 – Volume IX, Issue 1<br />
46
l’Europe ont pour destination les théâtres de conflits armés en Afrique ou en Asie : ces routes<br />
de contrebande sont la preuve que le crime organisé responsable des stocks opère un<br />
commerce transnational sans l’intermédiaire d’un courtier en arme.<br />
2. La contrebande d’armes à feu dans le monde<br />
Depuis les années 1990, un véritable circuit mondial des armes s’est progressivement<br />
mis en place, structuré autour des vendeurs d’armes à cheval dans les zones grises des ALPC<br />
et de courtiers en armes responsables de l’exportation de ces armes sur les théâtres de guerre<br />
étrangers. On rentre désormais dans une logique de contrebande des armes et non plus du<br />
marché noir : afin de faire transiter ces armes, des acteurs spécifiques sont présents au sein<br />
des marché noirs et sont en charge de la réalisation de la contrebande transnationale des armes<br />
à feu. Ce sont ces courtiers en armes ou « brokers » qui sont en grande partie responsables de<br />
l’afflux d’armes à feu dans les théâtres de conflits mondiaux depuis la fin de la Guerre froide.<br />
Les courtiers, ou « brokers », sont des intermédiaires qui organisent le transfert d’armes entre<br />
plusieurs parties : ils font essentiellement la jonction entre acheteurs et vendeurs et prennent<br />
une commission dans la réalisation du transfert. Ces acteurs de la contrebande d’armes ne sont<br />
pas des « marchands d’armes » dans le sens où ils ne sont pas des détaillants ou des<br />
commerçants de gros 110 . Ils utilisent des techniques de trafic via des pays tiers afin d’éviter les<br />
législations nationales et internationales. Les cargaisons sont bien entendu expédiées par<br />
avion cargo privé ou plus rarement sur des vols marchands.<br />
A partir du moment où une guérilla devient suffisamment puissante pour s’approprier<br />
une partie du territoire d’un Etat, elle aura besoin de renforcer son arsenal 111 : les courtiers en<br />
armes sont donc là pour faire le lien entre vendeurs de matière première et ces<br />
« consommateurs ». C’est ce qui s’est précisément passé en Afrique sub-saharienne à partir<br />
des années 1990, le continent étant un véritable paradis pour les courtiers à cause d’une<br />
demande toujours plus importante et du manque de contrôle frontalier terrestre et aérien.<br />
Marchands privés agissant comme intermédiaires ou facilitant les transactions d’armes, ils<br />
sont la « charnière entre le licite et l’illicite » 112 : l’action de ces intermédiaires s’est<br />
particulièrement développée dans le commerce des armes légères et de petit calibre vers des<br />
110<br />
LUMPE L. (2000)<br />
111<br />
Ibid.<br />
112<br />
VALVERDE B. (2004), Le trafic illicite d’armes légères, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ecole<br />
Normale Supérieure, Septembre 2004<br />
47
zones de conflit souvent soumises à des restrictions prescrites par l’ONU. La vente d’armes<br />
transnationale implique des connaissances certaines en terme d’organisation, de finance et de<br />
passage des frontières : de véritables entreprises illégales de la contrebande d’arme se<br />
structurent lors du passage d’un contrat de courtage en armes. Des officiels doivent être<br />
achetés, des faux documents créés pour donner une apparence légale aux cargaisons 113 , des<br />
transporteurs et pilotes doivent être payés pour leurs services et leur discrétion. Encore une<br />
fois, une vraie logique économique et financière est en marche : un courtier en arme a donc<br />
toutes les apparences d’un homme d’affaire expérimenté 114 . Leur caractéristique tient à leurs<br />
réseaux organisés de transporteurs, d’agents financiers, de comptables et autres personnels<br />
capables de remonter jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir étatique et de s’articuler avec<br />
les circuits internationaux de crime organisé. L’obtention de licences commerciales et de faux<br />
documents permet de faire transiter les armes sous couvert d’une apparence parfaitement<br />
légale 115 . Le courtage peut se décliner sous deux aspects : les transactions où interviennent les<br />
activités d’achat et de vente, le courtier devenant légalement propriétaire des armes ; et les<br />
transactions d’intermédiaires, le courtier n’acquérant pas lui-même le matériel.<br />
En plus du marché noir des ALPC et de la contrebande par l’intermédiaire de<br />
courtiers, de nouvelles tendances en matière d’offre d’armes illégales apparaissent depuis<br />
plusieurs années<br />
B. Les nouvelles tendances dans l’offre d’armes illégales<br />
Les circuits des armes recoupent dans la plupart des cas les routes de la drogue et des<br />
autres produits illégaux transnationaux 116 , en en faisant des biens circulant partout dans le<br />
monde. Plus préoccupant encore, de nouvelles formes de trafic d’armes sont apparues depuis<br />
plusieurs années : la production « maison » d’armes à feu et la tendance actuelle à la<br />
substitution de la monnaie par des biens marchands hautement lucratifs lors d’un trafic<br />
d’armes.<br />
113 Notamment les fameux « certificats de destination finale » (ou End-User Certificates) qui garantissent un<br />
point de livraison final aux cargaisons d’armes, point factice qui permet de donner une apparence légale au trajet<br />
aérien.<br />
114 MARSH N. (2002)<br />
115 INTERNATIONAL CRIME THREAT ASSESSMENT (2000)<br />
116 KOZYULIN V. (2004)<br />
48
1. Une offre d’ALPC renouvelée<br />
L’offre et la demande en armes à feu n’ont jamais été un problème en Afrique en<br />
raison des guerres civiles endémiques et les conflits intra-étatiques. La disponibilité, la<br />
distribution et le trafic des armes légères en Afrique semblent montrer à quel point le manque<br />
de régulation et de contrôle sur les armes à feux exportées par les Etats et les transferts<br />
indirects permettent une grande perméabilité des échanges informels d’armes à feu en<br />
Afrique 117 . Les sources des ALPC en Afrique sont diverses : vente transnationale depuis les<br />
stocks soviétiques, vente par d’anciens militaires de stocks nationaux, production « maison »,<br />
vente d’armes militaires décommissionnées, vols dans des armureries légales 118 . Il existe en<br />
Afrique une corrélation étroite entre la criminalité, les conflits et le trafic d’armes en est<br />
l’exemple le plus évident. Les armes à feu légalement ou illégalement importées pour faire la<br />
guerre peuvent être utilisées à des fins criminelles aussi bien pendant le conflit qu’après. Il<br />
s’agit également de produits hautement négociables dans le commerce criminel local et des<br />
armes peuvent être échangées contre toute une série de produits de contrebande 119 . Les armes<br />
sont littéralement « recyclées » d’un conflit ou d’une guerre civile à l’autre. Les premiers pays<br />
touchés par la guerre civile étant le Nigeria, le Cap Vert et la Guinée-Bissau, le trafic d’armes<br />
transfrontalier africain ayant démarré dans ces pays. Les armes ont ensuite circulé dans les<br />
pays embrasés par la guerre au Sénégal, Mali, Niger, Sierra Leone et au Libéria 120 . Le RUF de<br />
Charles Taylor a ainsi reçu des armes provenant d’anciens conflits armés régionaux qui ont<br />
facilement transité jusqu’au Liberia 121 , notamment par l’intermédiaire de la Côte d’Ivoire. Les<br />
trafiquants d’armes transfrontaliers ont depuis établi des points de passage et des routes de<br />
contrebande permettant d’éviter les contrôles dans les pays sous embargo.<br />
La présence en Asie centrale et du Sud-Est de groupes terroristes islamistes comme le<br />
Mouvement Islamiste d’Ouzbékistan (IMU) ou le Jeemaa Islamiyya suppose l’existence d’un<br />
réseau clandestin de contrebande d’ALPC 122 . Lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan,<br />
117<br />
BERMAN, E. (2006), La République Centrafricaine : Une étude de cas sur les armes légères et les conflits,<br />
Small Arms Survey Special Report – Juin 2006<br />
118<br />
HAZEN J. et HORNER J. (2007), Small Arms, Armed Violence, and Insecurity in Nigeria: The Niger Delta<br />
in Perspective, Small Arms Survey Special Report – Décembre 2007<br />
119<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009c), Transnational trafficking and the rule of<br />
law in West Africa : a threat assessment, Juillet 2009<br />
120<br />
ANDRES A. de (2008)<br />
121<br />
WANNENBURG G. (2005), Organised crime in West Africa, African Security Review 14(4)<br />
122<br />
WILLE C. (2007), Risks to security in <strong>Central</strong> Asia: an assessment from a small arms perspective,<br />
Disarmament Forum – United Nations Institute for Disarmament Research<br />
49
la CIA et les services secrets pakistanais (ISI) ont mis en place un « pipeline des armes » à<br />
travers le Pakistan pour alimenter la résistance afghane des moudjahidin : des armes<br />
américaines transitent alors par le Pakistan vers l’Afghanistan sur des routes sécurisées par les<br />
forces armées pakistanaises. Sur le modèle du jihad antisoviétique, les pakistanais<br />
assemblèrent leurs propres pipelines afin d’acheminer les armes sur le terrain et alimenter les<br />
groupes islamistes implantés en Inde, les insurrections armées en Asie du Sud-est et en Asie<br />
centrale. En 2004, on estime à 4 millions le nombre d’armes à feu dispersés dans la société<br />
afghane provenant des stocks des forces de sécurité du régime de Saddam 123 dont les talibans<br />
ou les groupes terroristes islamistes ont pu se doter.<br />
La majorité des armes présentes sur le continent sud-américain provient de la<br />
distribution d’armes américaines et soviétiques aux républiques d’Amérique centrale lors de<br />
la Guerre froide 124 . L’Amérique du Sud n’est pas en reste en ce qui concerne l’acquisition<br />
d’ALPC grâce aux larges stocks fournis par les États-Unis durant la Guerre froide aux<br />
gouvernements du Nicaragua, du Honduras, du Panama, du Costa Rica et du Salvador 125 . De<br />
nombreux courtiers se sont implantés dans ces pays à la fin de la Guerre froide afin d’écouler<br />
les stocks et de les revendre aux acteurs illégaux présents sur le continent. Le Salvador et le<br />
Honduras ont été les destinataires privilégiés des armements américains dans les années 1980.<br />
Le Nicaragua des sandinistes a également reçu un fort soutient logistique de la part de l’URSS<br />
et de Cuba. Le nombre d’armes en Amérique centrale est estimé à 1,6 million dont seulement<br />
500 000 légales 126 : ces armes ont à la fin des conflits régionaux gagné l’ensemble des pays de<br />
la région. Le commerce illicite d’armes reste étroitement lié avec le trafic de drogue à<br />
destination des Etats-Unis, dont les bénéfices sont en partie utilisés par les cartels pour<br />
s’armer en matériel de guerre et surpasser les moyens policiers.<br />
2. Les nouvelles formes de trafic d’armes<br />
La plupart des armes illégales utilisées dans la contrebande transnationale a d’abord<br />
été produite – et même vendue – parfaitement légalement par des entreprises ou des Etats 127 .<br />
Malgré tout, la fin de la Guerre froide a vu émerger un nouveau phénomène avec ce que l’on<br />
123<br />
SMALL ARMS SURVEY 2009, Graduate Institute Programme for Strategic and International Security<br />
Studies (PSIS), Genève<br />
124<br />
GODNICK W. et al. (2002), Stray Bullets: The Impact of Small Arms Misuse in <strong>Central</strong> America, Small<br />
Arms Survey Occasional Paper n°5 – Octobre 2002<br />
125<br />
RAND CORPORATION (2005), Organizational Learning in Terrorist Groups and Its Implications for<br />
Combating Terrorism vol. 1 et 2, National Institute of Justice<br />
126<br />
VALVERDE B. (2004)<br />
127 MARSH N. (2002)<br />
50
appelle la « production maison » d’armes à feu : on entendra ainsi par armes « maison » une<br />
production d’ALPC illégale réalisée dans des ateliers clandestins à partir de modèles volés et<br />
de matériaux de recyclage afin d’obtenir une arme à feu créée de toutes pièces. Sont produites<br />
illicitement des armes de poing et des fusils de chasse présentant une qualité plus ou moins<br />
bonne selon l’artisan et dont le prix d’achat est toujours inférieur à celui du marché noir. Les<br />
armes faites « maison » sont non régulées dans le flot des armes à feu transnationaux et<br />
permettent de répondre à une demande locale : Brésil, Cambodge, Colombie, Timor, Inde,<br />
Irlande du Nord, Palestine font partie de ces pays possédant des manufactures illégales<br />
d’armes à feu. Le marché des armes présent dans les zones tribales pakistanaises est<br />
l’exemple de la production locale d’armes à feu à petite échelle : des manufactures de copies<br />
d’AK-47 fleurissent le long de la frontière avec l’Afghanistan. A quelques dizaines de<br />
kilomètres de Peshawar, en plein dans la zone tribale pakistanaise, la ville de Darra Adam<br />
Khel est devenue un centre régional de fabrication d’armes « maison », à tel point que<br />
l’endroit a été renommé Darra Bazaar 128 : toutes sortes d’ALPC y sont fabriquées à partir de<br />
matériaux de récupération et alimentent la demande en armes locales des groupes armés.<br />
La production illégale « maison » d’ALPC prend également une importance<br />
significative comme source d’armes à feu en Afrique de l’Ouest. Sur le continent africain, les<br />
civils désirant acheter une arme à feu passent le plus souvent par des trafiquants producteurs<br />
d’armes « maison » car celles-ci présentent des qualités indéniables : attrait du prix et facilité<br />
d’utilisation par rapport à des armes militaires en font des armes de choix pour tout civil<br />
désirant se protéger 129 . Les fabricants d’armes « maison » du Ghana sont particulièrement<br />
réputés pour la qualité de leur production qu’ils exportent dans la région afin de répondre à la<br />
demande locale en ALPC à prix réduits. En Afrique du Sud, 15% des armes à feu saisies<br />
seraient faites « maison » dans les townships 130 . Malgré l’abondance des armes disponibles<br />
en Amérique centrale, de plus en plus d’organisations criminelles se mettent à produire leurs<br />
propres armes : c’est le cas des « maras », ces gangs de jeunes présents au Nicaragua, au<br />
Salvador ou encore au Honduras qui construisent de toute pièce des armes de poing de<br />
fortune 131 . Pour ces gangs, dont les circuits de distribution transnationaux des armes ne sont<br />
128 LONSDALE M. (2008), Criminal activity in an insurgent environment. Afghanistan : a case study,<br />
Université Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines, Août 2008<br />
129 HAZEN J. et HORNER J. (2007), Small Arms, Armed Violence, and Insecurity in Nigeria: The Niger Delta<br />
in Perspective, Small Arms Survey Special Report – Décembre 2007<br />
130 LUMPE L. (2000)<br />
131 GODNICK W. et al. (2002), Stray Bullets: The Impact of Small Arms Misuse in <strong>Central</strong> America, Small<br />
Arms Survey Occasional Paper n°5 – Octobre 2002<br />
51
pas accessibles et dont les prix d’achat sont fortement prohibitifs, la construction d’armes<br />
« maison » est une solution idéale.<br />
Dans le monde criminel, on assiste aujourd’hui de plus en plus à la vente d’armes<br />
contre une variété d’autres biens marchands. Un commerce dit « triangulaire » entre armes,<br />
drogues et objets précieux se met en place en se substituant aux échanges monétaires. Pour<br />
plus de commodités, les échanges monétaires se font alors de plus en plus rares dans le monde<br />
souterrain illégal : les acteurs illégaux tendent à réaliser des échanges par l’intermédiaire des<br />
produits illégaux qui sont plus pratiques et moins contraignants que des valises d’argent.<br />
Ainsi dans des zones où la monnaie se fait rare, la drogue devient un substitut financier<br />
privilégié car le « cash pèse trois fois plus lourd que son équivalent en cocaïne » 132 . Ainsi, le<br />
trafic d’ALPC est régulièrement dénoncé par les gouvernements comme étant lié au crime<br />
organisé, au trafic de narcotique ou de pierres précieuses. Non seulement les circuits utilisés<br />
par la contrebande de matières premières comme les drogues, les diamants et autres sont<br />
analogues aux circuits où transitent les ventes illégales d’armes, mais les profits retirés du<br />
pillage des ressources naturelles sont utilisés pour financer leurs armement aux dépens des<br />
embargos internationaux. Les armes peuvent être échangées contre de la drogue, des biens<br />
marchands comme des oeuvres d’arts, des diamants, du pétrole voire même des otages. Ces<br />
échanges sans monnaie sont une alternative à l’argent intéressante pour les criminels.<br />
Les diamants présentent un bien de substitution intéressant pour payer une commande<br />
d’ALPC : dans le cadre du conflit en République Démocratique du Congo (RDC), on a révélé<br />
l’existence de liens étroits entre le pillage du pays et les réseaux de trafic d’armes basés<br />
principalement en Afrique 133 . De la même manière, pendant la guerre civile du Sierra Leone,<br />
les mines de diamants contrôlées par les forces rebelles en collusion avec les gouvernements<br />
libérien et burkinabé servaient à financer les armes introduites par les courtiers et des réseaux<br />
criminels transnationaux de manière illégale et ce en dépit de l’embargo ainsi que de<br />
l’interdiction par les Nations Unies d’exporter les diamants non certifiés en provenance du<br />
Sierra Leone.<br />
132 DUPUIS-DANON M.-C. (2004), Finance criminelle. Comment le crime organisé blanchit l'argent sale,<br />
Criminalité Internationale – PUF<br />
133 VALVERDE B. (2004)<br />
52
II – Le trafic et la contrebande illégale d’êtres humains<br />
La définition « officielle » de la contrebande et du trafic d’êtres humains est donnée<br />
par l’ONU dans les deux Protocoles additionnels du 24 Juillet 2006 134 . La contrebande d’êtres<br />
humains est composée de deux réalités bien distinctes : le trafic d’immigrés clandestins et la<br />
traite des êtres humains. Le trafic d’immigrés clandestins y est défini comme « le fait<br />
d’assurer l’entrée illégale dans un État d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un<br />
résident permanent de cet État, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage<br />
financier ou un autre avantage matériel ». Quant à la traite des êtres humains, elle y est<br />
définie comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de<br />
personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de<br />
contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de<br />
vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le<br />
consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation.<br />
L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres<br />
formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques<br />
analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ». La « traite des<br />
Blanches », une des réalités les plus importante de la traite des êtres humains représente le<br />
recrutement, le transport et l’utilisation d’une personne en vue d’une exploitation sexuelle<br />
et/ou d’un travail forcé à caractère sexuel par la fraude et/ou la coercition. A l’inverse,<br />
l’immigration illégale est par essence volontaire : la personne décidant d’immigrer le fait en<br />
pleine possession de ses moyens.<br />
Une approche du trafic d’êtres humains en terme économique permet d’aborder<br />
l’Homme comme un bien marchand dont l’exploitation permet de retirer un profit financier ou<br />
matériel 135 . En ce sens, le trafic d’êtres humains répond à une demande : il s’agit du besoin<br />
d’assurer une source d’argent supplémentaire non corrélée aux revenus locaux pour les<br />
migrants et une demande en prostituées, en main d’œuvre modique ou en organes pour le<br />
monde criminel. L’être humain devient ainsi un bien économique permettant au crime<br />
organisé de réaliser un substantiel profit et répond à la logique économique de l’offre et de la<br />
134 Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer et le Protocole visant à prévenir,<br />
réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Ces Protocoles sont<br />
additionnels à la Convention des Nations Unies de Palerme contre la criminalité transnationale organisée adoptée<br />
le 15 Novembre 2000.<br />
135 VAYRYNEN R. (2003), Illegal Immigration, Human Trafficking, and Organized Crime, Discussion Paper<br />
No. 2003/72, October 2003<br />
53
demande identifiée au sein des zones grises. On a assisté dès les années 1980 à un véritable<br />
« business » de l’immigration 136 : l’avantage avec l’être humain est son accessibilité en terme<br />
de quantité disponible pour le trafic, sa durée de vie et sa capacité à être « recyclé » dans<br />
diverses branches du trafic d’êtres humains 137 . Des filières de la contrebande d’êtres humains<br />
se sont donc mises en place et se sont institutionnalisées le long des routes de trafics<br />
transnationaux. Les grandes filières d’acheminement de la contrebande d’êtres humains sont<br />
l’Amérique Latine (Equateur, Pérou, Brésil), l’Afrique subsaharienne (Sierra Leone, Ghana,<br />
Niger, Cameroun), le Maghreb (Algérie, Maroc) et les Balkans/Europe de l’Est (Moldavie,<br />
Albanie, Ukraine) 138 mais l’Europe de l’est représente généralement le premier réservoir de<br />
l’immigration clandestine. En terme global, entre 700 000 et 2 millions de personnes seraient<br />
déplacées illégalement chaque année 139 , tentant de rentrer clandestinement en Europe ou aux<br />
États-Unis en traversant de multiples frontières et des obstacles géographiques majeurs tout<br />
en échappant à la détection officielle. Environ 2 millions de femmes et enfants sont passés<br />
clandestinement chaque année dans un autre pays afin de fournir le marché de la prostitution,<br />
dont environ 400 000 sont « trafiquées » chaque année à travers les Balkans 140 .<br />
Hautement lucrative, la filière du trafic d’êtres humains rapporterait annuellement<br />
entre 12 et 30 milliards de dollars selon les sources 141 . Près de 500 000 personnes tentent<br />
d’entrer illégalement en Europe chaque année 142 et on estime que près de la moitié ont été<br />
assistées par le crime organisé afin de réaliser leur passage à la frontière 143 . L’implication du<br />
crime organisé dans le trafic de migrants est donc réelle, étant donné le caractère hautement<br />
lucratif de ce trafic et le faible taux de détection. Or les groupes criminels organisés ne<br />
s’intéresseraient pas au trafic de migrants vers l’Europe si les flux étaient réduits ou les<br />
migrants sans ressources. La contrebande d’êtres humains répond donc à une logique<br />
économique réelle : il s’agit précisément de personnes provenant de pays en développement,<br />
136 Ibid.<br />
137 Ainsi, l’exemple typique d’une femme se prostituant pour payer son passage dans un pays étranger n’en est<br />
que plus sordidement réel. Une fois que la femme en question n’est plus capable d’exercer en tant que prostituée,<br />
ses organes serviront de manne financière supplémentaire dans les mains du crime organisé local.<br />
138 GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré<br />
aux Clercs – Essais<br />
139 NAIM M. (2005)<br />
140 LINDSTROM N. (2005), Transnational Responses to Human Trafficking : The Politics of Anti-Trafficking in<br />
the Balkans, The New School /<strong>Central</strong> European University<br />
141 HAJDINJAK M. (2002), Smuggling in Southeast Europe. The Yugoslav Wars and the Development of<br />
Regional Criminal Networks in the Balkans, Center for the study of democracy<br />
142 BRUGGEMAN W. (2002), Illegal immigration and trafficking in human beings seen as a security problem<br />
for Europe, EUROPOL – 19 September 2002<br />
143 FURNESS S. (2000), Brave new borderless state. Illegal immigration and the external borders of the EU,<br />
IBRU Boundary and Security Bulletin, Autumn 2000<br />
54
cherchant à assurer pour eux-mêmes ou leur famille un meilleur niveau de vie en immigrant<br />
clandestinement dans les pays riches. La motivation principale derrière les tentatives<br />
d’immigration clandestine est bien sûr économique mais certaines populations cherchent<br />
également à fuir leur pays en raison de persécutions religieuses, politiques ou ethniques, ou<br />
bien à quitter une région ravagée par une guerre ou encore une catastrophe naturelle. On<br />
s’intéressera ici surtout à l’intervention du crime organisé dans les filières de la contrebande<br />
au travers de l’utilisation de techniques de passage et de réseaux d’immigration clandestins.<br />
En effet s’il est théoriquement possible de voyager clandestinement sans l’aide des<br />
trafiquants, il est très difficile d'y arriver dans la pratique. Nous allons tenter de démontrer la<br />
logique économique et financière présente au sein de la filière de l’immigration clandestine et<br />
de la traite des êtres humains par le crime organisé et les méthodes employées (A) avant de<br />
s’intéresser aux routes et itinéraires du trafic d’êtres humains dans le monde (B).<br />
A. Le fonctionnement de la filière du trafic d’êtres humains<br />
L’immigration clandestine est une filière internationalisée et structurée comme une<br />
multinationale réalisant des profits substantiels basés sur des économies d’échelle. De<br />
véritables circuits clandestins et des méthodes et techniques perfectionnées permettent aux<br />
migrants, avec l’aide du crime organisé local, de maximiser les chances de passage à la<br />
frontière.<br />
1. La logique économique du trafic d’êtres humains<br />
Le stéréotype du migrant dépossédé de quelque moyen financier ne tient pas à<br />
l’échelle de l’individu : en effet, il faut payer le crime organisé pour son passage, donc détenir<br />
de l’argent 144 . Le choix de tenter une immigration est donc un calcul risque/avantage rationnel<br />
qui est le plus souvent réalisé en concertation avec le reste de la famille. En effet, si le risque<br />
est inférieur au coût de passage et à la perspective de faire rentrer de l’argent, alors la décision<br />
de passer peut être prise. Si tel individu représente une chance pour la famille de connaître un<br />
avenir meilleur, alors celui-ci tentera probablement d’immigrer. Afin de se donner toutes les<br />
chances de réussir le passage, on choisira de faire confiance à un « passeur ». Les services du<br />
crime organisé recouvrent une multitude de dépenses : faux documents, pots-de-vin aux<br />
144 LIEMT G. Van (2004), Human Trafficking in Europe : an Economic Perspective, International Labour<br />
Organisation, Geneva, June 2004<br />
55
autorités, frais de passage. Une famille dont un membre tente de passer à l’étranger doit<br />
généralement prendre un « emprunt » auprès du crime organisé local afin de rembourser par<br />
échéances le coût du passage. La plupart des migrants utilisent aussi bien les voies aériennes,<br />
maritimes que routières pour se déplacer 145 . Les migrants peuvent êtres cachés dans des<br />
containers de fret aérien ou maritime, tenter de passer par la mer en s’entassant sur des<br />
bateaux de fortune ou tout simplement en passant par la route et les postes frontières terrestres<br />
en utilisant des faux papiers. Les modalités de passage d’une frontière à l’autre sont décidées<br />
par les passeurs au gré des contrôles, des opportunités et de la situation géographique du pays<br />
de passage.<br />
L’idée de rationalité marque aussi la traite des êtres humains. Nous parlerons ici<br />
essentiellement de la traite des Blanches et de la prostitution, qu’elle soit forcée ou non. Dans<br />
certains pays de plus en plus de femmes se voient dans l’obligation de se prostituer afin de<br />
nourrir leur famille : de la même manière que le fils majeur constitue pour une famille la<br />
meilleure chance d’immigrer dans un pays riche, la fille – qu’elle soit mineure ou majeure –<br />
représente une source de revenus supplémentaire non corrélée 146 . Se prostituer représente<br />
pour ces femmes un travail transitoire afin de payer le passage à l’Ouest. Le manque de<br />
perspectives d’avenir dans leur pays les poussent à se prostituer : cette décision économique<br />
tristement rationnelle fait l’aubaine du crime organisé local qui se chargera de leur trouver du<br />
« travail », en contrepartie de quoi les criminels s’empareront de la quasi-totalité des gains.<br />
Beaucoup de femmes se font également duper par des promesses d’un avenir meilleur à<br />
l’Ouest ou d’un travail honnête dans un pays riche mais finissent par rester prisonnière d’un<br />
engrenage digne de l’esclavage humain 147 . On relève également des cas de « vente » d’une<br />
fille par une famille au crime organisé, sorte de placement financier pour assurer à la famille<br />
un avenir meilleur 148 .<br />
Le « recrutement » des victimes a le plus souvent lieu dans les Balkans et en Europe<br />
de l’Est, en Russie, en Afrique Subsaharienne, en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est.<br />
Jusqu’à 80% des prostituées utilisées dans le trafic auraient moins de 18 ans 149 . L’origine des<br />
prostituées en Europe a changé au cours des trois dernières décennies : si dans les années<br />
145 BRUGGEMAN W. (2002)<br />
146 LINDSTROM N. (2004), Regional Sex Trafficking in the Balkans Transnational Networks in an Enlarged<br />
Europe, Problems of Post-Communism, vol. 51, no. 3, May/June 2004, pp. 45–52<br />
147 On pourra faire ici référence à l’excellent film de David Cronenberg, Les Promesses de l’Ombre afin<br />
d’illustrer ce que le phénomène du « passage à l’Ouest » représente pour ces filles.<br />
148 HAJDINJAK M. (2002)<br />
149 Ibid.<br />
56
1980, la plupart des femmes provenaient d’Amérique du Sud et des Philippines, elles ont été<br />
remplacées par des africaines et des thaïlandaises à la fin des années 1980. La chute de<br />
l’URSS a permis l’explosion du passage de prostituées d’Europe de l’Est à l’Ouest et même<br />
jusqu’aux États-Unis. En ce qui concerne la tendance actuelle, des filles de l'ex-Yougoslavie<br />
mais aussi des Ukrainiennes, des Bulgares, des Russes, des Roumaines, des Albanaises et des<br />
Moldaves sont vendues par des proxénètes de la région aux souteneurs locaux. Le degré de<br />
professionnalisation des réseaux criminels a pu expliquer la constitution de « centres de<br />
formation à la prostitution » en Albanie et en Moldavie 150 .<br />
La prostitution forcée ne se limite pas aux femmes : elle concerne également, dans une<br />
proportion moindre des hommes et des enfants. Il s'agit d'un nouveau phénomène criminel<br />
encore limité mais probablement appelé à s'affirmer puisqu’il montre le degré de<br />
professionnalisme des réseaux criminels capables de s'adapter aux besoins du marché car cela<br />
permet d’opérer un meilleur « retour sur investissement » 151 .<br />
2. Les acteurs et les modalités du trafic d’êtres humains<br />
De nombreuses organisations criminelles sont impliquées dans le trafic de migrants.<br />
La mafia albanophone contrôlerait une majeure partie du trafic d’immigrés clandestins en<br />
Europe, depuis l’Albanie vers l’Italie ou la Grèce 152 . Le crime organisé local gère la<br />
prostitution et la traite des Blanches comme une entreprise, leur devanture étant des maisons<br />
de passe improvisées dans les Balkans 153 . La prostitution a pu constituer une première étape<br />
de structuration des réseaux criminels balkaniques : plus elle est lucrative et plus elle prend de<br />
l'ampleur en permettant aux réseaux, grâce à sa rentabilité, de se renforcer, s'organiser, s'offrir<br />
les protections et soutiens – notamment politiques et administratifs par le biais de la<br />
corruption – nécessaires au développement de trafics plus sophistiqués comme les<br />
stupéfiants, les armes et les migrants. La corruption accrue dont souffre les Balkans et les<br />
pays d’Europe de l’Est sont autant d’éléments facilitant le passage des immigrés et des<br />
prostituées.<br />
150 ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne,<br />
Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006<br />
151 Ibid.<br />
152 FURNESS S. (2000), Brave new borderless state. Illegal immigration and the external borders of the EU,<br />
IBRU Boundary and Security Bulletin, Autumn 2000<br />
153 BRUGGEMAN W. (2002)<br />
57
Au sein des groupes criminels organisés, de nombreux acteurs sont impliqués dans la<br />
contrebande d’immigrés clandestins et il est possible de créer une classification de ces acteurs<br />
selon leurs caractéristiques et leur rôle dans le trafic :<br />
- les passeurs locaux interviennent pour préparer toutes les formalités de départ des<br />
immigrés et le franchissement des frontières : ce sont eux qui prennent en charge les<br />
personnes dès le départ de la filière<br />
- les « cashiers » 154 sont les responsables financiers de l’opération qui touchent l’argent<br />
de la part des immigrés et le reverse, moins leur commission, aux contrebandiers<br />
- les guides sont chargés de la supervision technique du passage frontalier du fait de leur<br />
connaissance du terrain et des zones à éviter<br />
On distingue deux formes de prise en charge des immigrés clandestins 155 . Premièrement,<br />
certains groupes criminels – généralement des organisations criminelles professionnelles<br />
basées dans le pays d’origine des migrants 156 – offrent des formules « tout compris » c'est à<br />
dire des services complets de migration illégale dépassant le simple voyage clandestin d’un<br />
point à un autre. Pour un migrant d’Europe de l’est, le passage « tout compris » à l’aide du<br />
crime organisé local coûte en moyenne 5000 euros. Depuis les nouvelles Républiques d’Asie<br />
centrale, le passage coûte près de 10 000 euros et pour un migrant chinois, il faut compter 20<br />
000 euros 157 (HAJDIJNAK). Beaucoup d’immigrés ne pouvant payer le passage en une seule<br />
fois, ils serviront de « mules » pour le transport de drogues, avec tous les risques de saisies<br />
que cela implique (MILETITCH). En second lieu, des opportunistes locaux font payer des<br />
services généralement limités à des opérations sur le territoire de leur pays : l’un des drames<br />
récurrents auxquels sont confrontés les migrants est la fraude pure et simple car certains<br />
prétendus passeurs collectent à l’avance de l’argent pour payer les fournitures nécessaires puis<br />
disparaissent tout simplement avec la recette. De nombreux migrants payent plusieurs fois<br />
avant de se voir finalement accorder un passage et bon nombre d’entre eux sont victimes de<br />
demandes de paiements supplémentaires tout au long du voyage.<br />
L’utilisation de faux documents est un impératif obligatoire pour quiconque tente<br />
d’immigrer clandestinement. Il existe plusieurs sortes de documents frauduleux : les<br />
documents de voyage authentiques, passeports et visas, qu’on se procure auprès<br />
154<br />
PREZELJ I. et GABER M. (2005)<br />
155<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2006), Crime organise et migration clandestine de<br />
l’Afrique vers l’Europe, Juillet 2006<br />
156<br />
Soient les gangs nigérians pour l’Afrique, la mafia russe et albanophone pour les Balkans et les Triades pour<br />
l’Asie.<br />
157 HAJDINJAK M. (2002)<br />
58
d’intermédiaires en relation avec des agents corrompus ; les passeports authentiques volés qui<br />
sont retouchés ; les passeports authentiques qui sont utilisés par des personnes ressemblant<br />
aux véritables détenteurs ; les passeports vierges volés qui sont remplis au moyen<br />
d’informations inventées et enfin les documents fictifs et fausses attestations qui peuvent<br />
servir à obtenir un visa à la frontière ou à entrer ou transiter dans un pays sans visa 158 . Pour<br />
ceux qui tentent de franchir la frontière sans passer par les points de contrôle, ces documents<br />
permettent, en cas de contrôle inopiné, de faire valoir un dernier « joker ». La fabrication de<br />
faux documents relève souvent du professionnalisme et d’une sophistication importante : les<br />
faussaires albanais utilisent souvent du matériel professionnel, comme par exemple des<br />
tampons d’administration albanais, italiens et grecs. L’étude du fonctionnement du trafic<br />
d’êtres humains et la rationalité économique qu’il sous-tend permet de comprendre le côté<br />
technique de ce trafic : l’utilisation des routes de contrebande utilisées pour faire transiter la<br />
« marchandise » humaine vers sa destination finale.<br />
B. Les routes du trafic d’êtres humains<br />
Il est presque possible d’associer un modèle mécanique au trafic d’êtres humains : les<br />
migrants et prostituées issus de pays pauvres ont pour destination finale les pays développés<br />
d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord. Cette logique est parfaitement vraie pour les<br />
migrants clandestins mais est plus complexe en ce qui concerne la traite d’êtres humains. En<br />
effet, de nombreuses personnes prostituées ou utilisées pour du travail forcé ne passent que<br />
rarement à « l’Ouest » mais restent confinées dans des pays d’Europe de l’Est ou d’Afrique.<br />
L’étude des routes de contrebande permet de comprendre la logique en œuvre lors du trafic<br />
d’êtres humains.<br />
1. Les routes d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient vers l’Europe de l’Ouest<br />
et les Etats-Unis<br />
Les routes de la drogue et des migrants en Europe sont globalement les mêmes :<br />
encore une fois, la tristement célèbre Route des Balkans est également utilisée pour la<br />
contrebande d’immigrés et reprend le même tracé que pour la drogue. Depuis le Moyen-<br />
Orient, elle rejoint la Turquie puis les Balkans avant d’arriver en Europe de l’Ouest. Il est en<br />
158 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2006)<br />
59
effet aisé une fois la filière drogue constituée de recycler les itinéraires déjà éprouvés pour<br />
d'autres trafics. L’Ukraine est considéré comme le premier point de transit pour les migrants<br />
illégaux en direction d’Europe de l’Ouest 159 . Bulgarie et Roumanie sont également des plate<br />
formes de transit. Une route au nord passe de Russie, Pologne ou Tchéquie vers l’Autriche ou<br />
l’Allemagne via les pays Baltes. Une route plus centrale part de Croatie ou de Slovénie et se<br />
termine en Autriche. Les routes de trafic dans les Balkans finissent principalement en<br />
Bulgarie et en Grèce 160 (voir Annexe 13). Encore une fois, l’Albanie reste la voie royale de<br />
l’immigration, aussi bien comme pays source que comme pays de transit des migrants : la<br />
filière albanaise permet le passage de Tirana depuis la Turquie ou l’Irak puis est prise en<br />
charge par les passeurs avec la traversée en bateaux vers l’Italie 161 . Dans les années 1990,<br />
pendant la guerre en ex-Yougoslavie, la « Sarajevo connection » fonctionne à merveille pour<br />
faire passer les migrants depuis la Turquie puis la Bosnie vers l’Allemagne. Les migrants<br />
arrivent en Bosnie avec un passeport turc légal valable dans ce pays puis sont pris en main par<br />
des « agences de tourisme » à Sarajevo qui organisent les départs en camion vers l’Allemagne<br />
via Croatie, Slovénie et Autriche 162 .<br />
Les immigrants provenant du Moyen-Orient ont le choix de passer soit par l’Europe de<br />
l’Est à travers l’Ukraine avant de rejoindre la Route des Balkans ou l’Italie, soit de passer par<br />
l’Afrique ou la Turquie. L’Italie, avec ses 8500 km de côtes maritimes et ses contrôles assez<br />
laxistes 163 représente un point d’entrée idéal pour les migrants du Moyen-Orient. Depuis le<br />
port de Valona en Albanie, la traversée en bateau ultra rapide utilisé par le crime organisé<br />
local ne dure que 90 minutes. La Turquie est un point d’entrée majeur pour les immigrants<br />
venant d’Irak, d’Iran, d’Afghanistan – surtout les kurdes – et de nombreux pays asiatiques<br />
comme la Chine : depuis la Turquie, des bateaux improvisés chargés d’hommes tentent de<br />
rejoindre la côte italienne 164 . Les réseaux kurdes provenant de Turquie ou d’Iran utilisent le<br />
plus souvent l’intermédiaire de l’aéroport de Pristina au Monténégro et de Belgrade en Serbie<br />
avant de rejoindre l’Ouest 165 .<br />
Les immigrés asiatiques utilisent des routes via le Kazakhstan, le Kirghizistan,<br />
l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan vers la Russie puis de l’Ukraine, Slovaquie et<br />
Tchéquie vers l’Europe de l’Ouest en rejoignant la Route des Balkans. Seul un faible<br />
159 POLYAKOV L. (2003), New security threats in the Black Sea region, Razumkov Centre<br />
160<br />
VAYRYNEN R. (2003)<br />
161<br />
MILETITCH N. (1998)<br />
162<br />
Ibid.<br />
163<br />
FURNESS S. (2000)<br />
164<br />
BRUGGEMAN W. (2002)<br />
165<br />
PREZELJ I. et GABER M. (2005)<br />
60
pourcentage de migrants originaires d’Asie, d’Afrique et d’Europe de l’Est iront jusqu’en<br />
Amérique du Nord : le flot de migrants clandestins aux États-Unis et au Canada est sur-<br />
représenté par les mexicains, cubains, haïtiens et porto ricains.<br />
Les routes utilisées par le crime organisé pour acheminer les prostituées sont<br />
globalement les mêmes que celles utilisées par les migrants. Les routes de trafic vont<br />
d’Ukraine, Moldavie, Roumanie vers la Serbie et le Kosovo puis vers les marchés européens,<br />
notamment la Hongrie et la Slovénie avant d’être acheminées dans les maisons de passe en<br />
Allemagne, Autriche et dans les Pays-Bas 166 . Les tristement célèbres ports albanais de Vlora<br />
et Dürres sont des points de départ de la prostitution vers l’Europe de l’Ouest, opérant parfois<br />
jusqu’à trois rotations par jour. Le long de la Route des Balkans, les prostituées sont<br />
revendues dans des maisons de passes ou sur des marchés de la prostitution dans la plupart<br />
des pays d’Europe de l’Ouest. Le passage du Danube par l’intermédiaire du port de Tekija en<br />
Serbie est un des points de passage clés des prostituées roumaines et serbes 167 . L’Albanie<br />
n’est plus seulement un pays source de prostituées mais est devenu une zone de transit vers<br />
l’Italie, la Grèce, la Macédoine et le Kosovo. De là, certaines prostituées resteront sur place et<br />
les plus « chanceuses » se rendront en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en<br />
Belgique. Contrairement aux migrants, l’Ouest n’est donc pas toujours la destination finale :<br />
beaucoup de filles resteront sur place, dans les Balkans, afin d’alimenter une industrie du sexe<br />
locale croissante.<br />
2. Les routes d’Afrique et du Maghreb vers l’Europe<br />
Traditionnellement, les migrants originaires d’Afrique du Nord essayent de parvenir<br />
en Europe en passant par le Maghreb, plus particulièrement par le Maroc, qui se trouve<br />
seulement à quelques kilomètres de l’Espagne et des îles Canaries 168 . Le passage entre le<br />
Maroc et l’Espagne est devenu un point d’entrée privilégié pour les migrants africains et<br />
maghrébins : les enclaves territoriales espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc et les îles<br />
Canaries sont aujourd’hui des zones de transit privilégiées 169 . Le détroit de Gibraltar est au<br />
cœur de la contrebande d’immigrés africains vers l’Europe. Les efforts des forces de l’ordre<br />
marocaines et espagnoles ont récemment rendu cet itinéraire moins attractif : par conséquent,<br />
166 LINDSTROM N. (2005)<br />
167 LINDSTROM N. (2004)<br />
168 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2006)<br />
169 FURNESS S. (2000)<br />
61
de plus en plus de migrants privilégient des itinéraires différents, en direction notamment des<br />
îles Canaries à partir de l'Afrique de l’Ouest, ou encore de l'Italie à partir de la Libye et de la<br />
Tunisie. Pour les migrants originaires d’Afrique de l’Ouest, dont fait partie la majorité des<br />
migrants d’Afrique subsaharienne, le voyage commence par le trajet jusqu’à l’un des trois<br />
principaux pays relais que sont le Sénégal, le Mali et le Niger. Les itinéraires suivis pour le<br />
trafic de migrants d’Afrique sont également utilisés par les organisations criminelles<br />
internationales impliquées dans le trafic de migrants clandestins provenant d'autres continents,<br />
en particulier d’Asie de l’Est, du Sud et du Sud-Ouest. Des migrants clandestins en<br />
provenance du Bangladesh, de la Chine, de l’Inde et du Pakistan ont été retrouvés échoués en<br />
Afrique de l’Ouest ou du Nord. Tirant parti de la relative facilité d’obtention des visas pour<br />
les pays d’Afrique occidentale, les migrants entrent légalement dans ces pays par avion (voir<br />
Annexe 14).<br />
Les réseaux de trafic d’êtres humains sont très développés en Afrique de l’Ouest et des<br />
grands lacs, le phénomène étant facilité par les incessants déplacements de population en<br />
raison des guerres civiles et des conditions de vie désastreuses dans les camps de réfugiés<br />
improvisés qui fleurissent le long des frontières. Un tiers du trafic d’êtres humains en Afrique<br />
est destiné à l’exploitation sexuelle, la moitié pour le travail forcé et le reste se répartit entre<br />
l’enrôlement dans les groupes armés et le trafic d’immigrants 170 .<br />
Après avoir étudié les zones grises infra-étatiques, il convient de faire un pas vers une<br />
« nuance de gris » supplémentaire afin de réellement comprendre la logique d’implantation<br />
territoriale des zones grises dans le monde avec les zones grises dites supra-étatiques<br />
170 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005c), Transnational Organized Crime in the<br />
West African Region<br />
62
Chapitre 2 – Les zones grises supra-étatiques<br />
Partout où il y a la guerre, il existe une demande<br />
En terme général, le « phénomène de zone grise » 171 peut être défini comme une<br />
menace à la stabilité de l’Etat souverain par l’intermédiaire d’une implantation territoriale<br />
illégale d’acteurs non-étatiques se livrant à des relations internationales illicites. Mary Kaldor<br />
utilise le terme de « regional clusters » 172 pour caractériser la prédation des conditions<br />
économiques et sociales des zones grises. Afin de faire un pas supplémentaire dans<br />
l’implantation territoriale des zones grises dans le monde, il convient de qualifier les zones<br />
grises dépassant le strict cadre national dans lequel elles s’implantent comme des espaces<br />
géopolitiques larges et régionaux. Ainsi certaines zones grises qu’il conviendra d’étudier<br />
représentent de vastes zones de commerce territorialisées sous la forme de « Zones de Libre<br />
Echange illégales », sans qui le commerce illégal ne fonctionnerait pas car ces zones<br />
répondent au besoin de territorialisation des trafics : les ZLE illégales prolifèrent à la bordure<br />
ou au sein des Etats faibles et faillis, permettant une relative prospérité de la production et des<br />
trafics illégaux face à l’impuissance étatique. Une autre « nuance de gris » est qualifiée par un<br />
enracinement territorial de l’illicite à l’échelle d’un Etat : il s’agit de la catégorie regroupant<br />
les Etats faibles et faillis dont l’autorité étatique est phagocytée par les acteurs illégaux, à tel<br />
point que certains Etats deviennent aujourd’hui des « narco-Etats » voire même des « proto-<br />
Etats » criminels. La mobilité accrue des acteurs transnationaux illégaux depuis la fin de la<br />
Guerre froide facilite le développement de nouvelles zones grises, d’où l’apparition d’Etats<br />
« affiliés » aux trafics transnationaux et aux acteurs illégaux 173 : ces Etats sont minés de<br />
l’intérieur par la présence d’une zone grise et souffrent de la présence de corruption et de<br />
trafics. Ce n’est pas un hasard si les Etats faibles et faillis attirent les zones grises voire même<br />
deviennent des proto-Etats criminels sur lesquels nous reviendrons. Les trafics, quant à eux,<br />
prennent également une ampleur supplémentaire dans le sens où les produits illégaux<br />
deviennent des marchandises exportées par l’intermédiaire des acteurs criminels ayant<br />
phagocytés les autorités étatiques : les produits exportés se font donc par l’intermédiaire d’un<br />
marché économique de l’illégal estampillé de la griffe de l’État failli lui-même. Parfois, cette<br />
171 HILTNER S. (2008), Facing Grey Area Phenomena – Transformation through Transnational Crime and<br />
Violence in Southeast Asia, ASIEN 109 (Octobre 2008), pp. 54-64<br />
172 KALDOR M. (2006), New & Old Wars. Organized violence in a global area, Stanford University Press<br />
173 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003),<br />
Nations Hospitable to Organized Crime and Terrorism, Federal Research Division, Library of Congress,<br />
Washington (D.C.) : Library of Congress, October 2003<br />
63
territorialisation ultime des acteurs illégaux et des trafics forment des zones grises que l’on<br />
qualifiera de « proto-États criminels » : l’autorité étatique et l’économie légitime ayant<br />
disparu, les acteurs criminels finissent par exercer cette autorité en créant leur propre loi – ou<br />
plutôt en laissant l’État dans un espace anomique – et en mettant en place une économie<br />
parallèle 174 et un marché noir de subsistance florissant.<br />
On assiste ainsi depuis quelques années à la montée en puissance de nouvelles formes<br />
de financement étatique plus proches des pratiques criminelles au sein de certains Etats faibles<br />
et faillis : par l’intermédiaire des structures étatiques, les mouvements armés cherchent à<br />
exploiter la commercialisation illégale de biens ou de services illicites pour financer leurs<br />
activités 175 . De véritables « proto-Etats » criminels se mettent en place progressivement,<br />
signifiant que ces Etats en déliquescence se transforment au contact des relations<br />
internationales illicites. On entendra par « proto-Etat criminel » l’entité organisée autour<br />
d’une économie illégale générée par l’activité d’un ou de plusieurs acteurs des relations<br />
internationales illicites ayant pris le contrôle des institutions économiques étatiques. Les<br />
acteurs illégaux substituent leurs propres infrastructures économiques à celles de l’ancien<br />
Etat en récupérant l’espace vacant pour mettre en place une économie de guerre. Une fois<br />
établis dans un Etat faible, les proto-Etats servent de plate formes de transbordement des<br />
trafics illégaux et de blanchiment. Se met en place une économie de prédation c'est à dire une<br />
économie de guerre dans laquelle les acteurs illégaux établissent des rapports de violence et<br />
de prédation à l’égard des populations et des ressources économiques locales.<br />
Les zones grises contribuent ainsi à la consolidation de proto-Etats, entités constituées<br />
autour de l’économie des conflits armés : le commerce illicite est en effet la base du processus<br />
d’enrichissement et d’autofinancement des acteurs illégaux majeurs qui ne pourraient exister<br />
dans des conditions normales de loi et d’ordre d’un État assis sur son territoire national. De<br />
manière générale, les zones grises les plus importantes englobent des régions à cheval sur<br />
plusieurs pays partiellement enclavés 176 . Un État peut aussi n’être que partiellement une zone<br />
grise, si des régions sur son territoire échappent à l’autorité centrale, ou bien complètement<br />
sombrée dans une nuance de gris, le transformant ainsi en ce que l’on appellera un « proto-<br />
État » criminel. En dernier lieu se trouvent les États effondrés, version « extrême de l’État<br />
174 Par économie parallèle ou informelle, il faut entendre une activité commerciale intra-étatique ou<br />
transfrontalière non-officielle qui n’est pas officiellement signalée aux autorités de l’Etat et qui n’est pas<br />
directement imposable in ELLIS S. et MACGAFFEY J. (1997), Le commerce international informel en Afrique<br />
sub-saharienne, Cahiers d'études africaines, Année 1997, Volume 37, Numéro 145, p. 11 – 37<br />
175 BEN HAMMOUDA H. (1999), Guerriers et marchands : éléments pour une économie politique des conflits<br />
en Afrique, Africa Development, Vol. XXIV, n° 3 & 4, 1999<br />
176 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit<br />
gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan<br />
64
failli » 177 . Les espaces géographiques représentant ces entités ne sont plus des États au sens<br />
premier du terme mais laissent un vide sans autorité : ils ne subsistent qu’en tant qu’entité<br />
géographique, comme des « trous noirs » dans lesquels l’État s’est engouffré. Les biens<br />
politiques n’existent plus, le marché noir et l’économie parallèle remplacent le marché<br />
légitime, la sécurité ne s’obtient que de manière privée, l’état d’anomie y est total. La Somalie<br />
et la Sierra Leone en sont l’archétype.<br />
Il conviendra donc de réaliser une étude complète des différentes « nuances de gris »<br />
supra-étatiques dans les zones anomiques en abordant les « Zones de Libre Échange<br />
illégales » (Section 1), les États faibles et faillis et plus particulièrement les narco-Etats<br />
(Section 2) avant d’aborder la question des zones grises sous la forme de regroupement<br />
d’Etats entiers (Section 3).<br />
Section 1 – Les « Zones de Libre Échange illégales »<br />
Selon l’OMC, une zone de libre échange ou ZLE est une « zone caractérisée par un<br />
groupe de deux ou plusieurs territoires douaniers entre lesquels les droits de douane et les<br />
autres réglementations commerciales restrictives sont éliminés pour l'essentiel des échanges<br />
commerciaux portant sur les produits originaires des territoires constitutifs de la zone de<br />
libre-échange » 178 . Appliquons cette définition aux trafics illégaux et aux acteurs criminels<br />
organisant ces derniers en considérant les trafics transnationaux comme des activités<br />
commerciales internationales régies par des lois de l’offre et de la demande. L’anomie totale<br />
apparente qui règne dans les lieux de trafics transnationaux permet aux acteurs criminels de<br />
remplacer les législations nationales des États dans lesquels les zones grises se territorialisent<br />
par des règles propres au monde de l’informel et de l’illégal, facilitant ainsi les trafics, les<br />
échanges illégaux et le blanchiment des bénéfices. Les acteurs illégaux répondant à une<br />
logique économique, les zones grises se territorialisent et deviennent des « zones de libre<br />
échanges » au sens légal du terme affranchies de tout contrôle étatique formel. Ces zones de<br />
libre échange illégales ou zones franches illégales sont des zones grises possédant une logique<br />
et une rationalité particulière car elles s’encrent dans un espace géographique plus large que<br />
les routes de trafic ou les aires de production des produits illégaux : elles sont à la jonction de<br />
plusieurs frontières terrestres et englobent une zone territoriale qui s’étend sur plusieurs<br />
territoires nationaux mais sans les dépasser. Les ZLE illégales sont des zones grises<br />
177 ROTBERG R. (2003a), The New Nature of Nation-State Failure, The Washington Quarterly 25:3 pp. 85–96<br />
178 http://www.wto.org/english/thewto_e/glossary_e/glossary_e.htm<br />
65
égionales et inscrites dans plusieurs Etats mais ne dépassant pas le cadre étatique dans lequel<br />
elles s’implantent : ce sont bien des zones poly-étatiques mais infra-étatiques. Une forte<br />
économie parallèle et un marché noir des biens de consommation basé sur le troc s’est<br />
développé au sein de ces ZLE grâce à la « débrouillardise personnelle pour se procurer des<br />
biens » des populations locales 179 .<br />
Les ZLE illégales ne possèdent pas d’autorité centrale ni de « tête pensante ». Même si<br />
se sont des entités géographiques grises exemptes de toute législation nationale ou<br />
internationale, ce ne sont pas des coquilles vides accueillant l’illégal à bras ouvert : ces zones<br />
ne sont pas contrôlées par des acteurs illégaux désirant mettre à bas l’Etat dans lequel les ZLE<br />
illégales se territorialisent ou même renverser l’ordre établi. Ces zones sont en réalité un havre<br />
de prospérité pour les acteurs illégaux, y trouvant tous les avantages pour mener à bien leur<br />
recherche de financement et sont des zones de refuge, de financement et de recrutement pour<br />
les groupes terroristes. Les acteurs illégaux ont donc besoin de ces zones de libre échange<br />
illégales : elles leur sont nécessaires afin de se territorialiser pour mener à bien leurs intérêts<br />
respectifs. Ce sont certes des zones anomiques mais qui possèdent une rationalité économique<br />
et financière leur permettant de fonctionner comme des zones franches légales. Il est possible<br />
de distinguer trois principales ZLE illégales dans le monde : la zone de la tri-frontière en<br />
Amérique du Sud (I), le Triangle d’Or et le Croissant d’Or (II).<br />
I – La zone de la tri-frontière<br />
La zone de la tri-frontière illustre parfaitement l’ampleur des « zones de libre échange<br />
illégales » dans le monde : paradis pour les trafics illégaux et le blanchiment d’argent, cette<br />
zone franche semble n’appartenir à aucune législation internationale ou nationale que ce soit<br />
et possède une rationalité économique qui lui est propre. La zone de la tri-frontière –<br />
également appelée région de la « Tri-Border Area » ou TBA – est un triangle quasi parfait de<br />
40 km² situé à l’intersection des frontières terrestres entre le Paraguay, l’Argentine et le Brésil<br />
autour des chutes d’Iguaçu. La région de la tri-frontière se compose de la ville portuaire<br />
argentine de Puerto Iguazu, de la ville brésilienne de Foz de Iguaçu dans l’État du Paraná et<br />
de la ville paraguayenne de Ciudad del Este 180 (voir Annexe 16). En 1967, la construction<br />
d’un barrage hydroélectrique a rapidement transformé le petit village de Puerto Presidente<br />
179<br />
VERLEUW C. (1999), Trafics et crimes en Asie <strong>Central</strong>e et au Caucase, Criminalité Internationale –<br />
Géographie criminelle, PUF<br />
180<br />
MADANI B. (2002), Hezbollah's Global Finance Network: The Triple Frontier, Middle East Intelligence<br />
Bulletin Vol. 4 n°1, Janvier 2002<br />
66
Stroessner en la seconde ville paraguayenne la plus peuplée, renommée Ciudad del Este en<br />
1989. Le développement économique incontrôlé de la zone a permis de voir fleurir un nombre<br />
important de commerces et d’entreprises, légaux ou non. Le statut de « zone franche » dont la<br />
ville a bénéficié n’a pas tardé à phagocyter la région, notamment les deux villes de Puerto<br />
Iguazu en Argentine et de Foz de Iguaçu au Brésil 181 , près des chutes d’Iguaçu, les<br />
transformant en véritable zone de libre échange de l’illégal.<br />
La TBA, pourtant située au milieu de la jungle, n’en est pas moins un centre urbain<br />
surpeuplé : 700 000 habitants s’amassent dans ce petit triangle de 40 km², dont 250 000 dans<br />
la ville de Ciudad del Este et 300 000 à Foz. On recense plus de 65 nationalités différentes<br />
vivant au sein de la TBA 182 et les principales ethnies y vivant sont les libanais, les coréens et<br />
les chinois. La communauté arabe est présentée comme un pilier économique de la TBA,<br />
qu’elle opère dans le légal ou l’illégal. On compte également, pour l’anecdote, plusieurs<br />
écoles coraniques et l’existence de réseaux télévisés locaux en langue arabe 183 . La population<br />
arabe présente dans la région de la TBA est estimée entre 20 000 et 60 000 individus, dont la<br />
majorité sont d’origine libanaise, ayant fui leur pays en proie à la guerre civile à partir de<br />
1975 184 . Les populations arabes musulmanes ont émigré en Amérique du Sud il y a plus de<br />
trente ans en provenance du Liban, de Syrie, d’Egypte et de Palestine. La plupart résident à<br />
Ciudad del Este et on compte près de 7500 échoppes et commerces tenus par des musulmans.<br />
La porosité des frontières entre les trois pays dans la TBA est totale, la présence d’une<br />
manne touristique projetée par les chutes d’Iguaçu n’arrangeant pas la situation 185 . La TBA<br />
offre un environnement géographiquement, socialement et économiquement favorable à la<br />
conduite d’activités illégales et à la prospérité d’acteurs criminels se livrant en tout impunité à<br />
toutes sortes de trafics hautement lucratifs. Le commerce illégal présent dans la région<br />
découpe une frontière nouvelle entre trois États et fait de cette région une zone en dehors des<br />
législations nationales et internationales du commerce et du droit. Bien plus que la somme des<br />
trois villes qui la composent, la TBA est le lieu de tous les trafics illégaux transnationaux (A)<br />
et connaît une prolifération en tout impunité d’acteurs criminels et terroristes (B).<br />
181 Il n’y a qu’à traverser la rivière Paranà depuis Ciudad del Este…<br />
182 HUDSON R.A. (2003), Terrorist and Organised Crime Groups in the Tri-Border Area (TBA) of South<br />
America, Federal Research Division, Library of Congress, Washington (D.C.): Library of Congress, July 2003<br />
183 STEINITZ M. (2003), Middle East Terrorist Activity in Latin America, Policy Papers on the Americas,<br />
Volume XIV, Study 7 July 2003<br />
184 MADANI B. (2002)<br />
185 STEINITZ M. (2003)<br />
67
A. Le paradis du trafiquant<br />
La TBA est un véritable paradis de l’informel et de l’illégal : biens volés recelés,<br />
trafiquants de drogues, d’armes et d’êtres humains se livrent à des opérations commerciales<br />
en toute impunité 186 . Groupes terroristes du monde entier, mafias, groupes criminels<br />
transnationaux et criminels de droit commun se fréquentent et commercent en totale liberté<br />
dans cette zone de non droit où la présence policière est nulle et où l’autorité gouvernementale<br />
s’y est dissoute.<br />
1. Trafics, contrebande et commerce illégal<br />
Parmi les activités illégales les plus fréquemment utilisées dans la TBA, on trouve le<br />
trafic de drogues et d’armes, le blanchiment d’argent, la contrefaçon, la fabrication de faux<br />
documents et le financement du terrorisme 187 . L’économie de la ville de Ciuadad del Este est<br />
principalement tenue par les activités illicites qui se déroulent en plein jour sans risque d’être<br />
interrompues : contrebande de produits volés, piratage de programmes informatiques et de<br />
supports vidéo et audio mais surtout blanchiment des revenus de la vente de cocaïne<br />
colombienne. A peu près tout ce qui se vend sur terre est présent dans la TBA : au milieu des<br />
contrefaçons asiatiques, des AK-47 se marchandent pour moins de 300 dollars.<br />
Grâce à ses contrôles territoriaux laxistes et une centaine de pistes d’atterrissages<br />
cachées au milieu de la jungle environnante, la TBA est devenue un centre majeur de trafic de<br />
drogues régional. La TBA sert de zone de transit de la drogue colombienne vers le Brésil,<br />
l’Argentine et le Paraguay à destination d’Amérique du Nord et sert également de zone de<br />
transit pour la drogue à destination de l’Europe à travers le Brésil 188 .<br />
A Ciudad del Este, le cœur de la TBA, l’absence de toute présence policière ou<br />
gouvernementale permet aux trafiquants en tout genre de gérer leurs entreprises<br />
d’import/export. Des armes d’origine brésilienne sont réexpédiées du Paraguay au Brésil par<br />
des courtiers afin de retirer un maximum de profit. En moyenne, une vingtaine de personnes<br />
entrent illégalement par semaine dans la TBA par l’intermédiaire de l’aéroport de Ciudad del<br />
Este.<br />
186 HUDSON R.A. (2003)<br />
187 ABBOTT P. (2004), Terrorist Threat in the Tri-Border Area : Myth or Reality ?, Military Review,<br />
September-October 2004<br />
188 HUDSON R.A. (2003)<br />
68
2. La TBA comme place financière illégale internationale<br />
Malgré l’apparence informelle et non encadrée de la TBA, la zone est malgré tout un<br />
centre financier international extrêmement actif : les revenus générés par l’économie locale de<br />
la TBA dépasseraient les 12 milliards de dollars, ce qui en ferait le troisième centre de<br />
commerce au détail mondial après Hong Kong et Miami 189 . Entre 6 et 12 milliards de dollars<br />
seraient blanchis dans la TBA chaque année, ce qui représente l’équivalent de la moitié du<br />
PIB du Paraguay 190 . La zone touristique autour des chutes d’Iguaçu est devenue un centre de<br />
blanchiment idéal pour les groupes criminels : les nombreux bureaux de change présents<br />
autour des sites touristiques permettent de blanchir librement l’argent du narcotrafic et des<br />
activités illégales. La grande majorité des « casa de cambio » présentes seraient d’ailleurs<br />
tenues par des membres du crime organisé et ne seraient que des « blanchisseries » c'est à dire<br />
des devantures commerciales factices facilitant le blanchiment.<br />
En plus du blanchiment, une corruption endémique persiste dans la TBA : les autorités<br />
politiques et policières responsables de la gestion de la zone seraient achetées pour fermer les<br />
yeux sur l’impunité criminelle de la région 191 . Les trafics perpétrés au sein de la zone de la tri-<br />
frontière ne pourraient exister sans la présence d’acteurs illégaux pour faire « tourner »<br />
l’économie illégale. Mais la TBA ne pourrait pas fonctionner sans la présence d’acteurs<br />
illégaux assurant le brassage des capitaux et des produits trafiqués.<br />
B. La prolifération des acteurs illégaux<br />
La TBA offre à tout organisme criminel transnational et groupe terroriste un espace<br />
d’échange et de trafic quasi illimité. Du fait de l’impunité qui règne dans cette zone, les<br />
acteurs illégaux ont pu y proliférer et progressivement s’y implanter sans être inquiétés par les<br />
forces de l’ordre. Une large communauté d’acteurs illégaux existe donc en permanence dans<br />
la TBA et possède même ses devantures commerciales « légales ». La question de<br />
l’implantation de groupes terroristes islamistes attire particulièrement l’attention.<br />
189 Ibid.<br />
190 ABBOTT P. (2004)<br />
191 HUDSON R.A. (2003)<br />
69
1. La présence de nombreux acteurs illégaux<br />
De nombreux groupes criminels transnationaux sont présents au sein de la TBA : la<br />
zone semble attirer les OCT comme un « aimant », du fait de l’impunité totale dans laquelle<br />
les trafics et transactions ont lieu et l’importance de la place financière illégale que la zone est<br />
devenue depuis les années 1980. On retrouve ainsi implantés en toute liberté au sein de la<br />
TBA les Triades chinoises, les narcotrafiquants colombiens et mexicains, la « mafia corse »,<br />
les gangs africains, les Yakusa, des criminels coréens et libanais, la mafia russe et italienne. A<br />
peu près tous les OCT existants aujourd’hui seraient plus ou moins présents au sein de la TBA<br />
pour se livrer à des trafics et des transactions illégales.<br />
Les Triades chinoises seraient particulièrement actives dans le trafic régional de<br />
contrefaçons revendues en Chine. Plus de 7000 commerces chinois « légalement » implantés<br />
sont présents dans la zone. A partir de la TBA, les commerçants chinois étendent leur portée<br />
vers d’autres villes en Argentine et au Brésil, permettant aux Triades sous couverture d’une<br />
devanture commerciale légale de s’intégrer toujours plus dans l’économie de la région. Au<br />
moins deux organisations membres des Triades se seraient lancées dans des activités<br />
illégales 192 .<br />
Les groupes terroristes internationaux ne sont pas en reste puisque la présence du<br />
FARC, d’ETA, de l’IRA et d’autres groupes a été prouvée depuis les années 1990. Au sein de<br />
la TBA, les acteurs illégaux peuvent trouver refuge auprès d’une population sympathisante et<br />
auprès de laquelle les groupes terroristes peuvent recruter. Le FARC se servirait de la TBA<br />
comme base arrière de stockage de la cocaïne et comme plate-forme de blanchiment des<br />
bénéfices du narcotrafic. Dans son rapport sur la TBA rendu au Congrès américain, Hudson<br />
conclu qu’une « alliance tri-partite » involontaire existerait dans la zone entre groupes<br />
terroristes, OCT et forces de l’ordre corrompues.<br />
2. Le cas particulier des groupes terroristes islamistes dans la TBA<br />
La présence d’une communauté musulmane bien implantée et intégrée au paysage de<br />
la TBA représenterait un des meilleurs moyens utilisés par les groupes terroristes islamistes<br />
pour implanter des cellules dormantes ou des agents chargés du recrutement. La TBA servirait<br />
192 Ibid.<br />
70
donc aux groupes islamistes de zone de financement, de zone de refuge, d’entraînement et de<br />
recrutement potentiel 193 .<br />
L’implication du Hezbollah dans la zone de la tri-frontière a été mise en lumière par<br />
les autorités argentines après l’enquête sur les attentats à la bombe perpétrés contre<br />
l’ambassade d’Israël en 1992 et le centre communautaire israélo-argentin à Buenos Aires en<br />
1994. Dès lors, la TBA a été renommée le « point focal de l’extrémisme islamiste » en<br />
Amérique du Sud par les autorités américaines 194 . Le Hezbollah aurait utilisé la TBA comme<br />
zone de financement et de refuge depuis les années 1990. La meilleure preuve avancée par les<br />
autorités américaines est l’arrestation en 2002 de Assad Ahmad Barakat, bailleur de fond<br />
présumé du Hezbollah.<br />
Les groupes terroristes islamistes, maintenant bien implantés dans la TBA, se<br />
serviraient de la zone comme point de départ vers l’extension de leur communauté dans<br />
d’autres pays d’Amérique du Sud, notamment le Chili, l’Équateur et le Venezuela.<br />
Intéressons-nous à présent aux deux autres ZLE illégales possédant une rationalité<br />
économique et une logique territoriale basées sur le commerce de l’opium : les espaces du<br />
Triangle d'Or et du Croissant d'Or.<br />
II – Les ZLE de l’opium : le Triangle d'Or et le Croissant d'Or<br />
Comme vu précédemment, le Croissant d'Or regroupe l’Afghanistan, l’Iran et le<br />
Pakistan et le Triangle d'Or comprend la Birmanie, le Laos et la Thaïlande 195 : ils fournissent<br />
à eux deux 97% de la production illicite mondiale d’opium, proportion qui n’a pas changée<br />
depuis deux décennies (voir Annexe 5 et 17). L’émergence du Triangle d'Or et du Croissant<br />
d'Or comme ZLE illégales s’explique par des facteurs aussi bien historiques, climatiques que<br />
politiques et économiques, avec l’existence d’un très fort marché noir et d’une économie<br />
parallèle implantée depuis des années 196 . Ainsi l’émergence du Triangle d'Or au lendemain de<br />
la Seconde Guerre mondiale et celle du Croissant d'Or dans la foulée de l’invasion de<br />
l’Afghanistan par l’URSS sont liées à la Guerre froide et à l’explosion de la consommation<br />
193 ABBOTT P. (2004)<br />
194 MADANI B. (2002)<br />
195 Pour l’anecdote, l’expression de « Triangle d’Or » a vraisemblablement été forgée par le U.S. Assistant<br />
Secretary of State Marshall Green en 1971, l’expression de « Triangle d’Or » provenant du fait que les premiers<br />
marchands d’opium de la région échangeaient l’opium contre des barres d’or pur (CHOUVY).<br />
196 OTHMAN Z. (2004), Myanmar, Illicit Drug Trafficking and Security Implications, Contemporary Security<br />
Policy 15(1): 127-151<br />
71
mondiale en substances psychoactives à partir des années 1960 197 . L’indépendance de l’Asie<br />
centrale a permis l’accélération du narcotrafic du fait de l’insertion grandissante de ces Etats<br />
dans les flux économiques mondiaux. Ces deux espaces ont la particularité d’être inter-<br />
étatiques, frontaliers et ont depuis toujours constitué des aires de passage et de contact entre<br />
les peuples et les commerçants.<br />
Selon Pierre-Arnaud Chouvy, spécialiste de la géopolitique des drogues, les espaces<br />
du Triangle d'Or et Croissant d'Or sont des « angles géographiques et géopolitiques majeurs »<br />
de l’Asie 198 en ce qu’ils représentent des espaces situés en position d’interface entre le sous-<br />
continent indien, le centre de l’Asie et la Chine et sont caractérisés par un fort enclavement et<br />
par un accès physique difficile qui a favorisé le recours à l’économie de la drogue : on peut<br />
réellement parler d’une marginalité géographique et sociale de ces zones. L’émergence du<br />
Triangle d’or et du Croissant d’or, plus spécifiquement la concentration récente de la<br />
production en Birmanie et en Afghanistan, sont le produit d’une histoire ancienne et<br />
complexe : l’Afghanistan et la Birmanie ont en effet tous les deux connu une considérable<br />
augmentation, voire une explosion, de leurs productions respectives d’opiacés qui a<br />
correspondu à l’ouverture ou à la réouverture des pays au commerce extérieur et à l’économie<br />
de marché. La faiblesse des Etats dans lesquels les deux ZLE illégales se sont territorialisées<br />
se prête à merveille au développement de la culture de l’opium. L’étude des particularités du<br />
Triangle d'Or et du Croissant d'Or, espaces mouvants, en tant que ZLE illégale (A) permet de<br />
montrer les similitudes qui irriguent l’existence de ces espaces pourtant hétérogènes (B).<br />
A. Des espaces géopolitiques mouvants et particuliers<br />
Les zones de production du Triangle d’Or et du Croissant d’Or sont mouvantes, en<br />
perpétuelle recomposition selon les politiques de répression et les opportunités territoriales.<br />
La territorialisation de ces deux espaces en tant que producteurs majeurs d’opium s’est<br />
réalisée autour des aires de production et des routes d’approvisionnement au gré des<br />
contraintes territoriales, du climat, des contrôles étatiques et des itinéraires privilégiés dans le<br />
trafic d’opium et d’héroïne.<br />
197 CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004),<br />
Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
198 CHOUVY P.A. (2002), Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or,<br />
Olizane<br />
72
1. Des espaces en recomposition permanente<br />
Le Triangle d'Or a émergé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où le<br />
commerce transnational de l’opium en Asie du Sud en est à ses balbutiements : le<br />
développement du Triangle d'Or est essentiellement explicable par l’explosion du nombre<br />
d’opiomanes en Asie dans les années 1960. Le Triangle d’Or connaît, depuis les années 1980,<br />
une très importante tendance à la diversification et à la multiplication des itinéraires du<br />
narcotrafic : l’augmentation de la production birmane d’opium pendant cette période d’une<br />
part, le revirement de la Thaïlande qui s’est transformée d’État trafiquant en État répresseur et<br />
l’explosion soudaine de la production de méthamphétamine en Birmanie ont très nettement<br />
joué en faveur d’une complexification des réseaux du narcotrafic dans le Triangle d’Or et à sa<br />
périphérie (voir Annexe 17).<br />
Le Croissant d'Or s’est quant à lui façonné après l’invasion soviétique en<br />
Afghanistan en 1979, provoquant un « effet domino » sur toute la région. L’émergence du<br />
Croissant d'Or a été facilitée voire encouragée dans le contexte afghan de la Guerre froide<br />
avec les alliances entre les services secrets pakistanais et la CIA autour de la nécessité<br />
d’organiser une résistance anti-soviétique en Afghanistan. Les fonds manquants toujours plus<br />
afin de payer le « pipeline des armes » afghan, le trafic de drogue devint la solution toute<br />
trouvée : les moudjahidin s’emparant de nouvelles régions, ils taxent alors l’opium des<br />
paysans, qui plantent encore plus de pavot pour payer l’impôt et un cercle vicieux se met ainsi<br />
en place. Mais avec la dissolution de l’URSS, l’Afghanistan perd sa fonction stratégique<br />
d’Etat tampon, se désenclave et ses frontières se réouvrent, lui permettant de retrouver son<br />
statut de carrefour des routes commerciales : le contexte politique régional compte donc pour<br />
beaucoup dans le développement du Croissant d'Or.<br />
On peut noter l’existence d’un phénomène des vases communicants entre les axes<br />
Afghanistan-Pakistan et Birmanie-Thaïlande au niveau des aires de production et de<br />
l’implantation des laboratoires de transformation 199 . En matière de sécurité, le trafic de<br />
drogues dans ces espaces créés de nouvelles menaces : afflux de réfugiés, pénétrations<br />
terroristes (« talibanisation » du Pakistan), explosion de la consommation de drogues,<br />
développement des trafics de contrebande, accroissement de la prostitution, explosion des cas<br />
de VIH, violence armée…<br />
199 Pakistan et Thaïlande ont tenté de se débarrasser de l’opium, ce qui a eu pour conséquence le déplacement des<br />
aires de production vers les axes actuels.<br />
73
2. Des routes de trafic et des itinéraires adaptables<br />
Les routes du narcotrafic à partir du Triangle d’Or et du Croissant d’Or connaissent<br />
des périodes de sous-fréquentation ou même de non-fréquentation selon les contraintes à la<br />
fois politiques et climatiques au sein des espaces de production 200 . La production et le<br />
transport de drogues sont rendus possibles par un équilibre entre inaccessibilité et accessibilité<br />
car si l’isolement est nécessaire pour la dissimulation des plants, l’accès aux espaces est<br />
primordial afin de relier aires de production et de consommation. Les itinéraires actuels<br />
majeurs de l’héroïne dans les deux espaces sont ceux qui empruntent les axes caravaniers<br />
majeurs les plus anciens et les plus difficiles d’accès, c'est à dire les « anti-routes »<br />
naturelles 201 . D’anciennes routes se maintiennent, d’autres se réactivent et s’ouvrent : les<br />
espaces du Triangle d'Or et du Croissant d'Or sont en perpétuelle recomposition.<br />
Au sein du Triangle d'Or, le narcotrafic a contribué à l’émergence de nouveaux<br />
itinéraires mais aussi à la ré-utilisation de routes tombées en désuétude, notamment celles de<br />
la guérilla communiste. Ainsi, les réseaux chinois du Kuomintang sont toujours d’actualité :<br />
ils sont par exemple utilisés par les trafiquants de drogues de synthèse entre la Birmanie et la<br />
Thaïlande.<br />
En ce qui concerne le Croissant d'Or, il faut attendre les années 1950 pour que l’Iran<br />
mette un terme à l’approvisionnement de son marché local, ce qui oblige les trafiquants à<br />
adapter les axes de trafic et concentrer la production en Afghanistan et Pakistan. En 1979, la<br />
sévère prohibition de la production et de la consommation d’opiacés en Iran renforce cette<br />
logique de délocalisation des espaces de production de l’opium dans le Croissant d'Or.<br />
Malgré la prohibition, l’Iran reste un pays clé du narcotrafic à cause de son rôle historique<br />
d’axe caravanier majeur et sa tradition de consommation locale.<br />
L’opium et ses revenus sont devenus le moyen et la fin de la territorialisation de ces<br />
ZLE illégales au travers de ces espaces mouvants et adaptables en y jouant un rôle qui est<br />
comparable « à celui qu’il a intégré dans la conduite des conflits armés où, du nerf de la<br />
guerre, la drogue tend… à en devenir l’enjeu » 202 .<br />
200 Certaines routes, passant par des cols montagneux ou des déserts, ne sont en effet praticables que certains<br />
mois de l’année.<br />
201 CHOUVY P.A. (2002)<br />
202 CHOUVY P.A. (2004a)<br />
74
B. Des espaces hétérogènes mais tellement similaires<br />
Les pays constituant les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or ont tout deux<br />
connu dans les années 1980 et 1990 des périodes d’isolationnisme géopolitique qui ont des<br />
conséquences sur l’explosion de la production et du trafic de drogues car l’isolement par la<br />
communauté internationale a favorisé le recours à l’économie illicite. Les deux espaces ont<br />
également connu au sein des Etats qui les composent des conflits armés internes qui en font<br />
des espaces politiquement inaboutis.<br />
1. Des espaces politiques et géographiques similaires<br />
Les deux principaux pays producteurs illicites d’opiacés au monde, l’Afghanistan et la<br />
Birmanie, sont ou ont été deux États parias mis au ban de la communauté internationale<br />
depuis les années 1980. L’instrumentalisation des conflits au sein des deux espaces a favorisé<br />
le recours à l’économie de la drogue et l’ouverture de nouvelles routes, permettant une<br />
diffusion sans précédent du narcotrafic. Les deux espaces partagent des critères communs :<br />
ainsi, les cultures illicites sont très nettement réparties dans les régions frontalières et<br />
montagneuses et la concentration la plus importante de culture illicite se fait dans les deux<br />
Etats dont les conditions politiques sont les plus difficiles.<br />
En Birmanie, l’impunité des narcotrafiquants atteint aujourd’hui un degré<br />
d’institutionnalisation total facilité par le rapatriement et le blanchiment de l’argent du<br />
narcotrafic et l’achat des officiels. Le financement des groupes armés se fait par le narcotrafic<br />
et la junte birmane au pouvoir n’a pas eu d’autres choix que de mener une politique de<br />
conciliation entre les groupes armés et narcotrafiquants pour asseoir son emprise sur le<br />
territoire. La junte au pouvoir était dans les années 1990 aussi directement impliquée dans le<br />
narcotrafic : il était donc impossible d’éradiquer le pavot sans se mettre à dos à la fois la junte<br />
et les cultivateurs. Alors que la Thaïlande, la Malaisie et Singapour se sont faits les chantres<br />
régionaux de la lutte contre la drogue depuis les années 1980, la junte birmane n’a jamais<br />
reconnu que le pays possédait un « problème de drogues » 203 .<br />
Une situation politique semblable existe en Afghanistan : à part en 2001, les talibans<br />
n’ont en aucune façon freiné l’extension des superficies cultivées en pavot depuis leur prise<br />
de pouvoir en 1994. Les provinces de Helmand et Kandahar, les premières contrôlées par les<br />
203 OTHMAN Z. (2004)<br />
75
talibans, ont toujours été et sont restées les principales zones de production du pays Les<br />
talibans contrôlant près de 95% de la production d’opium afghan dans les années 1990, on<br />
peut penser qu’ils faisaient « plus que tolérer le narcotrafic » 204 . De plus l’Afghanistan, du<br />
rang de simple producteur d’opium à l’origine, est devenu aujourd’hui le principal<br />
transformateur en héroïne. Les politiques anti-drogues menées par l’Iran et le Pakistan dans<br />
les années 1990 ont joué en faveur du développement et du déplacement des lieux de<br />
production et de transformation en Afghanistan où les conditions nationales ne permettaient<br />
pas la mise en place de politiques similaires : la majorité des laboratoires se retrouvent alors<br />
déplacés en Afghanistan à la frontière avec le Pakistan. La même logique s’est produite entre<br />
le Myanmar et la Thaïlande.<br />
2. Des espaces politiquement inaboutis<br />
Afghanistan et Birmanie ont en commun l’existence de conflits armés prolongés 205 sur<br />
leur territoire permettant la pérennisation de leurs productions de drogues respectives. En<br />
effet, si c’est la guerre qui a permis la production de drogue dans de telles proportions, c’est<br />
parce que l’économie de la drogue a grandement contribué au financement de la guerre. Les<br />
deux Etats sont caractérisés par une totale absence d’autorité politique (voire l’inexistence de<br />
l’Etat en Afghanistan), une contestation armée, un manque de cohésion interne, des<br />
fragmentations politiques et tribales. Qu’il s’agisse de la dictature militaire birmane ou du<br />
régime des talibans, leurs compétences territoriales ont été limitées, la dialectique<br />
conflit/drogue entretenant l’incapacité de l’Etat à lutter contre ce fléau. Les Etats du Triangle<br />
d'Or et du Croissant d'Or ne possèdent pas cette superposition des ensembles spatiaux<br />
étatiques et nationaux qui permet d’obtenir un Etat-nation : en effet, les situations politico-<br />
territoriales des six Etats avec leurs revendications identitaires et territoriales de leurs<br />
populations frontalières, illustrent de façon significative le cas d’Etats non-nationaux<br />
« assimilables à des systèmes spatiaux hétérogènes » 206 . Le modèle unitaire de l’Etat-nation<br />
n’y est pas réalisé et les frontières étatiques sont chevauchées par nombre d’ensembles<br />
spatiaux divergents, emboîtés et discordants.<br />
Triangle d’Or et Croissant d’Or se sont au final surimposés à des Etats eux-mêmes non<br />
totalement territorialisés : les espaces de production d’opium tendent à prendre de la place sur<br />
204 CHOUVY P.A. (2006), Le défi afghan de l’opium, Etudes n°4056<br />
205 Depuis 1979 pour l’Afghanistan et 1948 pour la Birmanie<br />
206 CHOUVY P.A. (2002)<br />
76
la réalité étatique. Le Triangle d'Or et le Croissant d'Or ne se définissent pas tant par des<br />
frontières que par des réseaux et des flux. A tel point que Chouvy demande si l’ont peut<br />
réellement caractériser ces espaces de territoires à part entière : ce sont la production et la<br />
transformation des opiacés qui font des deux espaces des ensembles spatiaux à part entière, et<br />
non une assise territoriale réelle car les narcotrafiquants s’approprient des territoires au<br />
détriment des Etats sur lesquels les deux espaces se sont surimposés. Au final, Triangle d'Or<br />
et Croissant d'Or ne sont pas un seul territoire mais deux ensembles spatiaux « dont les aires<br />
de production illégale fluctuent au gré de l’évolution des processus de territorialisation des<br />
Etats qui les composent » 207 . Les facteurs politiques priment donc sur les facteurs<br />
économiques dans l’explication du recours à l’économie de la drogue comme dans celle de<br />
l’émergence des zones grises du Triangle d'Or et du Croissant d'Or. Au final, « le pavot<br />
prolifère sur les ruines de guerre mais également sur le terreau du sous-développement »<br />
(CHOUVY).<br />
Il convient désormais de faire un pas supplémentaire dans les « nuances de gris » afin<br />
de s’intéresser à une logique de zone grise géopolitiquement plus importante que les ZLE<br />
illégales : les Etats faibles et faillis, plus particulièrement les narco-Etats.<br />
Section 2 – Les narco-Etats : quand une entité étatique<br />
devient une zone grise<br />
La territorialisation des trafic illicites prend une « nuance de gris » supplémentaire<br />
quand une entité étatique finit par devenir la proie d’acteurs illégaux qui font du cadre<br />
étatique un outil supplémentaire pour assurer la pérennité des trafics. Le concept d’Etat faible<br />
et failli est né dans le contexte post-bipolaire en corollaire de la multiplication des conflits<br />
intra-étatiques. La notion de fragilité d’un Etat part d’une appréciation qualitative de la<br />
capacité des Etats à assurer l’autorité sur leurs prérogatives régaliennes en détenant le<br />
monopole de la violence et l’édifice judiciaire d’élaboration et de contrôle de la loi 208 . C’est<br />
207 CHOUVY P.A. et LANIEL L. (2006), Production agricole de drogues illicites et conflictualités intraétatiques<br />
: dimensions économiques et stratégiques, Cahiers de la sécurité, n° 62, troisième trimestre 2006, pp.<br />
223-253<br />
208 CERI (2007), Les « Etats fragiles » constituent-ils une menace pour la sécurité internationale?, Conférence<br />
organisée par le CPHS, Programme du CERI sur la Paix et la Sécurité Humaine<br />
77
en 1990 que Robert Jackson 209 utilise pour la première fois la notion de « quasi-Etat », notion<br />
qui sera remplacée par celle d’Etat « effondré » pour désigner la déliquescence de l’autorité<br />
d’un Etat. Anthony Lake utilisera l’expression d’« Etat failli » défini par le Crisis States<br />
Research britannique comme « un Etat qui ne peut plus assurer la sécurité et qui n’a plus<br />
aucun contrôle sur son territoire et ses frontières ». Serge Sur indique que les Etats dits<br />
« défaillants » sont une « dérivé de la formule américaine de failed states » 210 . Selon Olson,<br />
un Etat failli est « confronté a de sérieux problèmes qui compromettent sa cohérence et sa<br />
pérennité » étant donné leur incapacité à gérer les rivalités ethniques, tribales, religieuses<br />
et/ou politiques qui mettent en péril l’autorité étatique et l’assise de l’Etat sur son territoire<br />
national. La fragilité étatique concerne largement les Etats africains, notamment en Afrique<br />
centrale – région des grands lacs Rwanda, RDC – ou en Afrique de l’Ouest – Libéria, Sierra<br />
Leone – ainsi que les Etats nés de la fragmentation de la Yougoslavie et de l’URSS, certains<br />
Etats n’offrant que « l’apparence d’une structure juridique organisée » 211 . En effet, derrière<br />
la façade étatique « se manifestent la prédation de groupes, entre politique et criminalité,<br />
l’absence d’esprit de service public, l’exploitation voire l’asservissement des populations,<br />
l’affrontement sur des bases ethniques ou communautaires, les exactions, qui peuvent à tout<br />
moment conduire à des guerres civiles » 212 .<br />
La classification proposée par le Failed State Index, base de données annuelle réalisée<br />
par le think tank The Fund For Peace, permet d’approcher aussi bien quantitativement que<br />
qualitativement la notion d’Etat défaillant en classant les Etats selon leur propension à la<br />
faiblesse et à la faillite à partir de critères tant économiques et sociaux que politiques. Les 12<br />
indicateurs de faillite de l’Etat prennent en compte entre autres la corruption et la criminalité,<br />
le degré de recouvrement de l’impôt, les déplacements de populations, les inégalités entre les<br />
groupes sociaux, les discriminations, les contraintes environnementales…Les résultats pour<br />
l’année 2009 sont éloquents : 38 Etats seraient considérés comme faillis et 131 États des 177<br />
étudiés nécessiteraient une attention particulière car possédant une certaine faiblesse voire un<br />
risque accru de faillite de l’État 213 .<br />
209<br />
JACKSON R. (1993), Quasi-States: Sovereignty, International Relations and the Third World, Cambridge<br />
Studies in International Relations<br />
210 ème<br />
SUR S. (2006), Relations Internationales, Domat politique – Montchrestien, 4 édition<br />
211<br />
Ibid.<br />
212<br />
Ibidem.<br />
213<br />
Le classement 2009 des États faibles et faillis : 1 Somalie, Zimbabwe, Soudan, Tchad, 5 RDC, Irak,<br />
Afghanistan, République Centrafricaine, Guinée, 10 Pakistan, Côte d’Ivoire, Haïti, Myanmar, Kenya, 15 Nigeria,<br />
Éthiopie, Corée du Nord, Yémen, Bangladesh, 20 Timor Oriental, Ouganda, Sri Lanka, Niger, Burundi, 25<br />
Népal, Cameroun, Guinée Bissau, Malawi, Liban, 30 Congo, Ouzbékistan, Sierra Leone, Géorgie, Libéria, 35<br />
Burkina Faso, Érythrée, Tadjikistan, 38 Iran<br />
78
L’implantation des acteurs illégaux et la perpétration des trafics transnationaux<br />
prennent une ampleur supplémentaire lorsqu’ils s’ancrent au sein d’un État, plus<br />
particulièrement au sein des États faibles et faillis. Les narco-Etats sont des entités étatiques<br />
déliquescentes dont la principale source de revenus est l’argent de la drogue : il s’agit d’une<br />
zone grise territorialisée dans un État qui connaît sur son territoire d’importants trafics de<br />
drogues qui se répercutent dans la sphère économique légale, jusqu’à en faire une entité<br />
étatique vidée de son autorité et de son assise territoriale dans certaines parties de son<br />
territoire livrées aux acteurs illégaux. L’État faible qu’est la Colombie (I) et l’Afghanistan,<br />
Etat failli par excellence (II), sont deux archétypes du narco-Etat et représentent bien la<br />
logique de territorialisation des zones grises à l’échelle d’un État.<br />
I – La Colombie est-elle toujours l’archétype du « narco-Etat » ?<br />
La présence de narcotrafiquants fortement implantés sur le territoire colombien et<br />
l’existence de plusieurs groupes de guérilla armée révolutionnaires voulant renverser le<br />
régime ont progressivement fait sombrer le pays dans un État de faiblesse chronique. Depuis<br />
plusieurs années, l’autorité étatique colombienne ne contrôle plus tout son territoire, de vastes<br />
zones grises s’étant formées et l’État central n’est plus le seul à représenter le monopole de la<br />
production de biens politiques et le monopole de la violence physique légitime. Plusieurs<br />
entités illégales se territorialisent au sein de la Colombie. D’abord les narcotrafiquants,<br />
intermédiaires puissants de la filière drogue qui font le lien entre production par les paysans<br />
locaux et acheminement de la drogue auprès des aires de consommation : ces trafiquants de<br />
drogues ont pris en Colombie une forme d’organisation particulière, les cartels. Viennent<br />
ensuite les deux principaux groupes de guérilla présents sur le territoire national : les Forces<br />
Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC-EP) et l’Armée de Libération Nationale (ELN)<br />
qui se livrent depuis les années 1960 à des tentatives de déstabilisation du gouvernement<br />
national et qui sont fortement implantés sur le territoire colombien. En dernier lieu viennent<br />
les groupes paramilitaires d’autodéfense, les AUC, sorte de milice privée remplaçant l’armée<br />
colombienne inexistante dans certaines régions.<br />
Afin de comprendre l’ampleur de la faiblesse du narco-État colombien, il conviendra<br />
d’étudier l’implantation territoriale concurrentielle à l’État des acteurs illégaux en Colombie,<br />
notamment l’implantation des narcotrafiquants sur le territoire national (A) et la création d’un<br />
79
proto-État criminel au sein de la Colombie ainsi que la concurrence politique que la guérilla<br />
représente (B), faisant ainsi pencher la balance de la Colombie vers un État faible en faillite.<br />
A. Le processus d’implantation territoriale des narcotrafiquants en Colombie<br />
La drogue est au centre des luttes de pouvoir en Colombie, tant militairement au sein<br />
des zones de conflit que politiquement dans les sphères du pouvoir politique : la drogue y est<br />
un enjeu électoral, un objet de confrontation, une source de revenus et une arme politique.<br />
L’alliance entre les cartels de la drogue et les groupes d’autodéfense offrent aux acteurs<br />
illégaux une assise territoriale et économique qui concurrence largement l’État et pèse lourd<br />
sur son développement.<br />
1. Les cartels de narcotrafiquants en Colombie<br />
Le terme « cartel » désigne en économie les accords que font certains producteurs dans<br />
une même branche industrielle dans le but de limiter la production, fixer les prix, se répartir<br />
les marchés, déterminer les quotas de vente et partager les bénéfices 214 . Les cartels<br />
fonctionnent comme une entreprise industrielle et commerciale légale 215 avec ses chefs qui<br />
négocient les marchés, ses spécialistes qui se chargent des travaux concrets (transport,<br />
blanchiment…). Un cartel ressemble à une pyramide à étages opérant une compartimentation<br />
des tâches. Au final, la réalisation d’économies d’échelle démontre le fonctionnement comme<br />
une entreprise transnationale des cartels : le trafic illicite de drogues semble fonctionner<br />
comme une véritable « entreprise en réseau » 216 . Criminels pour certains, sauveurs pour<br />
d’autres, les cartels ont donné des emplois et des ressources à de nombreux agriculteurs 217 .<br />
Dès la fin des années 1970, la Colombie n'est alors qu'un modeste producteur de feuilles de<br />
coca et de pâte-base en comparaison du Pérou et de la Bolivie : le pays n’est actif dans le<br />
narcotrafic qu’au niveau de l'élaboration de la cocaïne pure et dans son transport vers les aires<br />
de consommation. Dans la mesure où l'essentiel des bénéfices est réalisé dans la phase de<br />
214<br />
DELPIROU A. et MACKENZIE E. (2000), Les cartels criminels, Cocaïne et<br />
héroïne: une industrie lourde en Amérique latine, Criminalité Internationale – PUF<br />
215<br />
DASQUE, J.-M. (2008), Géopolitique du crime international, Référence Géopolitique, Ellipses<br />
216<br />
CRUZ A. (2006), Les organisations du trafic de drogues en Colombie, Cultures & Conflits, Articles inédits,<br />
2008<br />
217<br />
Pablo Escobar a été pratiquement élevé au rang de divinité indienne auprès des populations rurales (DASQUE<br />
2008)…<br />
80
l'élaboration et de la livraison aux pays consommateurs, il en résulte une accumulation<br />
spectaculaire de revenus aux mains des narcotrafiquants colombiens.<br />
En Colombie, les cartels se sont formés autour du trafic de drogues : le narcotrafic est<br />
la raison d’être des trafiquants. Ce que l'on va désigner comme cartel n'est que l'association de<br />
divers entrepreneurs dans un même réseau 218 : il n’est cependant pas à la portée de tous de<br />
tisser les accords internationaux nécessaires au fonctionnement des réseaux d’où la qualité<br />
d'entrepreneurs des chefs de ces grands réseaux qui ont réussi à s’implanter au sein de la<br />
Colombie. En effet, plus que des considérations politiques, c’est la défense de leurs intérêts<br />
commerciaux qui pousse les narcotrafiquants à s’organiser et à accroître leur assise<br />
territoriale. Selon des estimations, les narcotrafiquants ont acquis 48 % des meilleures terres<br />
arables du pays 219 . Les domaines des narcotrafiquants sont passés d’environ 1 million<br />
d’hectares en 1985 à 4,5 millions d’hectares dans les années 2000 220 . L’achat d’exploitations<br />
agricoles par les narcos leur a permis de s’associer à des activités légales et de s’assimiler aux<br />
entrepreneurs locaux. Cette forte emprise territoriale a permis de renforcer la production de<br />
drogues, notamment par l’installation de laboratoires de raffinage directement au cœur des<br />
aires de production. L’État est donc loin d’assurer sur son territoire le monopole de la<br />
violence : un modèle alternatif institutionnalisé et territorialisé a pris la place de l’autorité<br />
étatique colombienne.<br />
Le contrôle territorial des narcotrafiquants implique l'appropriation des ressources qui<br />
circulent dans des zones de production de la drogue mais le contrôle territorial des<br />
narcotrafiquants n'est pas nécessairement monopolistique car il cherche fondamentalement à<br />
garantir la sécurité et le développement du commerce. Les réseaux du trafic de drogues,<br />
même s'ils privilégient la participation familiale, doivent s'ouvrir et faire preuve de flexibilité<br />
pour permettre la production et la circulation de la drogue. L’accès aux marchés d’exportation<br />
étant prioritaire, les narcotrafiquants colombiens agissent d’abord en fonction de la gestion<br />
des réseaux de commercialisation : cette étape n’est possible que si les trafiquants possèdent<br />
une assise territoriale stable en Colombie. En ce sens, la territorialisation des narcotrafiquants<br />
au cœur d’un espace de production est la condition première à l’existence d’une filière<br />
transnationale de la drogue.<br />
218 PECAUT D. (2002), Trafic de drogue et violence en Colombie, Cultures & Conflits, 03, Automne 1991<br />
219 MEZA R. (2005), Trafic de drogue et conflit armé en Colombie, une relation symbiotique ?, Les Cahiers de<br />
la Sécurité n°59, 4 ème trimestre 2005, INHES, pp. 39-62<br />
220 LABROUSSE A. (2004b), Colombie : le rôle de la drogue dans l’extension territoriale des FARC-EP (1978-<br />
2002) in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
81
Les années 1970 marquent l’explosion de la demande américaine en coca et en<br />
cannabis. Les gros commerçants opèrent une reconversion totale dans la cocaïne et en 1977,<br />
le cartel de Medellin est né : les narcodollars inondent le pays, qui s’en sert pour effectuer<br />
d’énormes placements et développer ses sociétés de crédit 221 et les profits générés par les<br />
narcotrafiquants permettent d’acheter toujours plus de terres. La première génération de<br />
narcotrafiquants colombiens – les « cartels », en particulier ceux de Medellín et de Cali 222 –<br />
s’est structurée autour du trafic de drogues et non l’inverse. Seul Medellin a pu garantir la<br />
circulation de la drogue grâce à un système préétabli de paiements à des policiers et<br />
douaniers. Le cartel se fait le « propriétaire » des routes et n’hésite par à les « louer » aux<br />
autres trafiquants dans les années 1980. C'est à partir de 1988 que la guerre éclate entre Pablo<br />
Escobar du cartel de Medellin et les frères Rodriguez Orejuela de Cali, qui se soldera par la<br />
désarticulation des deux cartels au début des années 1990. La mort d’Escobar en 1993 et<br />
l’emprisonnement des frères Orejuela produisent un effet d’affaiblissement des deux<br />
principaux cartels colombiens : faute de chefs historiques capables de reprendre la tête du<br />
mouvement, le milieu des années 1990 marque la fin des cartels de la première génération.<br />
Le temps des cartels est donc terminé en Colombie mais le trafic continue sous la<br />
forme d’une centaine de petites structures : la seconde génération d’organisations qui domine<br />
actuellement le paysage du narcotrafic sud-américain est une structuration en « proto-cartels »<br />
plus décentralisés et moins vulnérables. Ces « cartelitos » accumulent l’expérience de la<br />
génération antérieure de trafiquants et s’organisent en cellules moins grandes et plus discrètes.<br />
Les nouvelles structures préfèrent partager les étapes du trafic avec leurs homologues<br />
mexicains et exploitent de nouvelles routes, utilisent de nouvelles technologies. La deuxième<br />
génération des organisations du trafic de drogues a montré une grande capacité d'adaptation<br />
aux nouvelles circonstances du commerce illicite dans les années 1990 : cet apprentissage est<br />
à la fois une conséquence de la chute des grands cartels et le fruit d'une concurrence pour le<br />
contrôle des routes et des marchés 223 .<br />
En termes économiques, les narcotrafiquants opèrent aujourd’hui en suivant les règles<br />
de la flexibilité et de la décentralisation caractéristiques des entreprises soumises aux<br />
exigences des marchés globalisés et de la concurrence. Suivant en quelque sorte un modèle de<br />
sous-traitance, le processus de production se trouve fragmenté et gagne en discrétion et<br />
mobilité : la fragmentation du processus au sein de diverses entreprises spécialisées contribue<br />
221 DASQUE, J.-M. (2008)<br />
222 Du nom des deux villes colombiennes dans lesquelles les premiers cartels se sont originellement structurés.<br />
223 CRUZ A. (2006)<br />
82
de plus à la sécurité du commerce. Lorsqu'un secteur est frappé, ce n'est pas toute la chaîne<br />
qui est démantelée et la continuité du commerce n'est pas compromise comme s’était le cas<br />
avec les cartels. Aujourd'hui, les organisations du trafic de drogues en Colombie s'occupent<br />
moins du transport direct de la drogue en direction des Etats-Unis car ce rôle a été concédé à<br />
des organisations mexicaines. Faisant preuve d’une grande flexibilité et d’innovation, les<br />
narcotrafiquants n’ont pas hésité à forcer les paysans producteurs à modifier les schémas de<br />
plantation de la coca en réalisant une atomisation des parcelles, abandonnant les grandes<br />
surfaces cultivées au profit de petites plantations d’un maximum de trois hectares. On assiste<br />
également à une dispersion des aires de production dans un nombre de plus en plus important<br />
de départements colombiens mais aussi de la plantation dans les parcs naturels protégés<br />
nationaux. L’association de la drogue avec des cultures licites, comme c’est le cas dans la<br />
région de culture du café, rend difficile la connaissance réelle de l’étendue des cultures<br />
illicites et leur localisation précise.<br />
Ni organisation pyramidale centralisée, ni système de sous-traitants en concurrence, ni<br />
réseau de concessionnaires franchisés, il faut reconnaître que coexistent plusieurs manières de<br />
produire et de distribuer la cocaïne 224 : loin d’une intégration verticale assignant aux sous-<br />
traitants des tâches spécifiées, le trafic de drogue s’apparente à un enchevêtrement de filières.<br />
Il est évident que la Colombie n'a pas connu une mafia de style italien mais plutôt une<br />
organisation hybride, un « crime organisé de type mafieux » 225 structuré exclusivement autour<br />
de la logique économique du trafic de drogues et répondant au besoin de structuration d’un<br />
acteur économique tourné entièrement vers le narcotrafic. Aujourd’hui, les cartelitos sont<br />
comme des « PME de la drogue » 226 : les réseaux latino-américains sont donc des réseaux très<br />
souples ou plutôt un enchevêtrement de réseaux mafieux susceptibles de travailler ensemble.<br />
2. Le poids de l’illégal sur l’Etat central<br />
A mesure que les narcotrafiquants consolident leur puissance économique, ils<br />
renforcent leur emprise territoriale sur la Colombie en investissant des sommes considérables<br />
dans l'achat de terres. Concurrencé par des groupes illégaux non-étatique, l’Etat n’est<br />
désormais plus le seul à fournir à la population des biens politiques et les acteurs illégaux<br />
peuvent désormais s’implanter librement sur le territoire national. La faiblesse de l'Etat<br />
224 KOPP P. (1992a), La structuration de l’offre de drogue en réseaux, Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n°131,<br />
Drogues et développement<br />
225 CRUZ A. (2006)<br />
226 DASQUE, J.-M. (2008)<br />
83
colombien se manifeste concrètement par deux grandes carences qui laissent à penser que la<br />
Colombie est un Etat faible : d'une part son incapacité à contrôler son propre territoire et<br />
d'autre part la corruption qui caractérise son administration. L'Etat n'a en général pas les<br />
moyens de s'opposer aux acteurs illégaux et est en outre infiltré au sein même de sa propre<br />
administration. Enfin, dans une partie évaluée actuellement au tiers de l'ensemble du territoire<br />
colombien, l'Etat n'existe pas ou du moins pas de manière permanente : les lois de l'Etat<br />
central ne s'appliquent pas dans ces territoires et une forme de justice, de régulation sociale et<br />
d'imposition est dispensée par un autre acteur concurrent de l'Etat. Ces zones sont celles que<br />
contrôlent totalement les FARC, l'ELN et les paramilitaires des AUC. L'économie, la<br />
politique et l'éducation relèvent de mécanismes différents de l’administration centrale.<br />
Jusqu’au développement de l’économie de la drogue, la Colombie était un pays au<br />
degré de corruption relativement faible. Mais la corruption a vite pénétré dans toutes les<br />
sphères sociales et politiques du pays, jusqu’à l’éclatement du scandale qui éclaboussa le<br />
président Ernesto Samper en 1994, élu grâce aux dons du cartel de Cali. Des années 1970<br />
jusqu’au milieu des années 1990, le Pérou et la Bolivie constituèrent la base productive<br />
initiale de la chaîne de la drogue en fournissant aux raffineurs colombiens les produits<br />
intermédiaires basés sur la coca (feuilles de coca et pâte base). Mais à partir de la seconde<br />
moitié des années 1990, la Colombie opère une conversion en tant que pays producteur du fait<br />
de l’augmentation spectaculaire de la culture du cocaïer en Colombie même 227 . Depuis les<br />
années 1990, la Colombie est passée de « petit » producteur de coca à maître de la filière et ne<br />
dépend plus de la Bolivie et du Pérou pour son approvisionnement en feuilles de cocaïer 228 .<br />
La faiblesse des institutions nationales, la corruption endémique qui y existe, la forte<br />
implantation territoriale de l’illégal et la prégnance du trafic de drogues font de la Colombie<br />
un État faible singulier que l’on peut qualifier de « narco-État ».<br />
B. L’existence d’un proto-État criminel colombien<br />
L’essor du FARC depuis une quarantaine d’années a été étroitement lié aux contrôles<br />
territoriaux par la guérilla 229 . La multiplication des fronts de la principale organisation de<br />
guérilla colombienne au début des années 1980 est incompréhensible si l'on ne considère pas<br />
les ressources que l’organisation tire de l'économie de la drogue et de son implantation dans<br />
227 MEZA R. (2005)<br />
228 DELER J.-P. et al. (2003), Le bassin des Caraïbes : interface et relais entre production et consommation de<br />
drogues, Mappemonde n°72, 2003.4<br />
229 LABROUSSE A. (2004b)<br />
84
les zones de culture des plantes à drogue 230 . La drogue a permis par ailleurs à la guérilla<br />
d’élargir sa base sociale en régulant le marché des produits illicites et en protégeant les<br />
paysans des incursions des forces de l’ordre. Les FARC contrôleraient 30% du territoire<br />
colombien 231 c'est à dire que le tiers de la Colombie serait une zone grise libre de droit<br />
national dans lequel seul les FARC possèdent une autorité politique légitime et le monopole<br />
de la violence physique. Depuis la désarticulation des cartels, il est possible d’observer une<br />
tendance incontestable des FARC à ne plus se contenter de percevoir des taxes aux différents<br />
niveaux de la production et du trafic, mais à s’impliquer de plus en plus directement dans les<br />
activités liées au narcotrafic proprement dit.<br />
1. L’assise territoriale des FARC : un État dans l’État<br />
Il est possible de distinguer trois zones territoriales connaissant une présence de la<br />
guérilla mais possédant un degré d’implantation et de contrôle différent : les zones où les<br />
FARC exercent une influence sur la population ; les zones de refuge et les régions d’où ils<br />
extraient des ressources. Dans de nombreuses régions, la prise de contrôle par l’armée<br />
nationale ou par les paramilitaires de territoires difficilement accessibles requiert la<br />
mobilisation de moyens considérables et entraîne « l’impossibilité de tenir longtemps le<br />
terrain qui est réoccupé ensuite par la guérilla » 232 . La culture et le trafic de drogue ont eu<br />
une influence primordiale sur l’extension territoriale du FARC depuis que la guérilla a<br />
commencé à toucher à la drogue dans les années 1980. Le contrôle territorial découle des<br />
relations entretenues par les FARC avec les paysans qui cultivent la coca et le pavot.<br />
D’ailleurs en 1983, l'ambassadeur des États-Unis en Colombie dénonce la collaboration des<br />
guérillas colombiennes avec les trafiquants : il lance à ce propos l'expression de<br />
« narcoguérilla ». L’argent de la drogue représenterait 30 % à 40% des ressources financières<br />
des FARC.<br />
Au début des années 1980, lorsque la culture du cocaïer commence à prendre de<br />
l’extension dans les zones contrôlées par les FARC, la guérilla a très vite réalisé que les<br />
cultures illicites participaient à la stratégie de survie des paysans qui formaient leur base<br />
sociale. En effet en 1980, 80% des cultures de cocaïers, qui couvraient encore moins de 10<br />
230 PECAUT D. (2002)<br />
231 CILLUFO F. (2000), The Threat Posed from the Convergence of Organized Crime, Drug Trafficking and<br />
Terrorism, Testimony of the Deputy Director, Global Organized Crime Program, Director, Counterterrorism<br />
Task Force, Centre for Strategic and International Studies, Washington (D.C). to the US House Committee on<br />
the Judiciary Subcommittee on Crime, December 13, 2000<br />
232 LABROUSSE A. (2004b)<br />
85
000 hectares, s’effectuaient dans des territoires contrôlés par les FARC. La guérilla établissait<br />
le prix de la coca payée par les commerçants aux petits paysans propriétaires de leurs champs,<br />
en échange d’un prélèvement de 7% à 10% sur le prix de vente de leur récolte. En échange<br />
d’une obéissance stricte aux règles qu’elle impose, la guérilla propose un certain nombre<br />
d’avantages : fourniture de services (éducation et santé), monopole de l’usage de la force et<br />
administration de la justice. Depuis les années 1980, les FARC se posent comme une<br />
alternative à l’État colombien sur son propre territoire.<br />
Les relations des FARC ont été relativement bonnes avec le cartel de Cali et avec des<br />
membres importants du cartel de Medellin comme Carlos Lehder et Pablo Escobar. Les<br />
FARC ont accepté, moyennant finance, de protéger les laboratoires et les pistes d’atterrissage<br />
des narcos lorsqu’ils étaient dans des zones où opérait la guérilla et même de servir d’escorte<br />
aux trafiquants. Ces relations vont devenir extrêmement conflictuelle avec les nouveaux chefs<br />
des organisations type « cartellitos ».<br />
À partir de 1998, un nouveau pas est franchi : les FARC décident d’éliminer les<br />
intermédiaires allant de ferme en ferme collecter la pâte base fabriquée par les paysans – les<br />
chichipatos – pour le compte des trafiquants. L’objectif des FARC est de s’approprier la plus-<br />
value résultant du rôle d’intermédiaire entre les paysans et les trafiquants : pour contrôler ces<br />
activités, les FARC utilisent des milices composées de sympathisants « qui deviennent la<br />
colonne vertébrale de l’articulation de la guérilla avec le circuit économique de la drogue<br />
» 233 . Les FARC créèrent ces milices populaires chargées de contrôler la population et la<br />
croissance des cultures illicites : ces groupes commirent de tels abus à l’encontre du reste de<br />
la population que la guérilla dut les éliminer et prendre en main le contrôle de l’économie de<br />
la drogue à travers les impôts et la régulation du marché. Ainsi les FARC renforcent toujours<br />
plus leur assise territoriale au sein de l’État colombien.<br />
Au sein des zones d’implantation territoriale du FARC se trouve une zone grise<br />
particulière, sorte de « refuge » pour la guérilla : il s’agit d’une zone démilitarisée nommée<br />
« despeje » 234 au centre du pays couvrant environ 42 000 km², soit la taille de la Suisse 235<br />
(voir Annexe 18). Les négociations de paix initiées par le gouvernement d’Andrés Pastrana en<br />
1998 avec les FARC ont impliqué l’octroi de cette zone. La zone n’existe plus depuis 2002,<br />
date de la fin des « négociations de paix » avec le gouvernement mais les FARC ne se sont<br />
233 Ibid.<br />
234 Signifiant « dégagé ».<br />
235 CILLUFO F. (2000)<br />
86
pas empressés de remettre au gouvernement le territoire qu’ils occupent. Il est admis que les<br />
FARC ont fait de cette région une base arrière de leurs opérations régionales et une zone de<br />
transit et de stockage de la drogue et des armes circulant à travers le pays 236 . Au sein de la<br />
despeje, les FARC possèdent leurs propres laboratoires de transformation de cocaïne, ce qui<br />
contribue au financement de la guérilla et à contrôler la majeure partie des étapes de la chaîne<br />
du trafic 237 .<br />
2. Vers la faillite d’un Etat faible ?<br />
Depuis l'arrivée au pouvoir d'Alvaro Uribe en 2002, la situation semble avoir évoluée<br />
vers une reprise du conflit : la volonté affichée du président de reconquérir les zones hors du<br />
contrôle de l'Etat et de combattre les cultures illicites s'est matérialisée par des combats de<br />
plus en plus nombreux et violents entre l'Etat et ses concurrents, en particulier les FARC. Sur<br />
le terrain ce combat semble être relativement fructueux dans la mesure où de nombreuses<br />
zones qui étaient totalement hors de portée de l'Etat se sont réintégrées au territoire national.<br />
Les récentes victoires de l'Etat colombien sur la guérilla marxiste des FARC sont d'autant plus<br />
importantes que les zones conquises étaient bien souvent des lieux de production massive de<br />
coca : en plus de la perte des chefs historiques, le déclin actuel des FARC tant au niveau<br />
militaire qu'économique et politique est lié en grande partie à la perte de ces ressources.<br />
Aujourd’hui, avec la perte de vitesse du FARC, la Colombie reste un Etat faible : en<br />
effet, le recul de la guérilla et la perte d'une grande partie du territoire sous son contrôle<br />
laisseraient penser que le gouvernement colombien a repris le contrôle de ces zones mais la<br />
présence d'autres groupes armés illégaux n'a fait que modifier en partie le problème. L'armée<br />
colombienne, si elle a réussi à conquérir des zones importantes du territoire, n'a en revanche<br />
pas les moyens de s'y maintenir. Peu à peu les groupes paramilitaires regroupés sous la forme<br />
des Autodefensas Unidas de Colombia (AUC) ou forces d’autodéfense colombiennes, se sont<br />
transformés en armées privées : désormais il ne s'agit plus de groupes armés soumis aux<br />
forces de sécurité ou au pouvoir des « narcos ». Les AUC sont une sorte de conglomérat<br />
d’organisations paramilitaires opérant sur l’intégralité du territoire national 238 et plus<br />
236 HOFFMAN B. et CRAGIN K. (2003), Arms Trafficking and Colombia, Prepared for the Defense Intelligence<br />
Agency – National Defense Research Institute, RAND Corporation<br />
237 A l’exception de ce qui génère le plus de profit, l’exportation et la distribution au niveau des consommateurs,<br />
assurée aujourd’hui par les narcotrafiquants mexicains.<br />
238 Ibid.<br />
87
particulièrement dans les zones où l’État colombien a perdu de son autorité. Les groupes<br />
paramilitaires sont devenus des armées de combattants dotés d'une doctrine, d'une identité<br />
symbolique et d'un armement de guerre de plus en plus sophistiqué qui permet à leur chef de<br />
s'assurer la mainmise sur le pouvoir local. Les paramilitaires se sont transformés en micro-<br />
Etats dans de nombreuses zones rurales du pays. Auparavant bandes armées de protection à la<br />
solde de riches ruraux et de trafiquants de drogue, ces groupes armés se sont convertis en<br />
organisations militaires et politiques qui imposent la sécurité, reçoivent les excédents des<br />
productions illicites, rendent la justice et garantissent ainsi la suprématie de leurs<br />
commandants au niveau local 239 .<br />
Leur fondateur, Fidel Castano, est un ancien membre du cartel de Medellin qui avait<br />
rompu avec Pablo Escobar, chef historique du cartel de Medellin. Réunies et entraînées par<br />
les Etats-Unis dans les années 1960, leur fonction était à la fois de lutter contre les différents<br />
groupes armés révolutionnaires (et contre les mouvements populaires censés être leur base<br />
sociale) et de protéger les laboratoires des trafiquants qui ont assez rapidement investi dans<br />
l’achat de terres dans ces régions 240 . Présentes dans pratiquement tous les départements du<br />
pays, elles font une vraie guerre de contrôle du territoire aux mouvements de guérilla pour<br />
récupérer les régions productrices de coca. L’autre mission des AUC est d’étendre leur<br />
contrôle des zones de production de drogues au détriment du FARC et de l’ELN : l’emprise<br />
territoriale illégale se renforce donc en Colombie au détriment d’un Etat central incapable de<br />
gérer la soustraction d’une partie de son territoire à son autorité. Les AUC se sont également<br />
lancées dans la production directe de drogues : on a pu noter qu’une grande partie de la<br />
cocaïne réceptionnée dans les ports espagnols, belges et hollandais provient de ports des côtes<br />
pacifiques et atlantiques situés dans des territoires sous le contrôle politique et militaire direct<br />
des AUC. Après le 11 Septembre 2001, les États-Unis ont placé les AUC sur la liste des<br />
organisations « narcoterroristes » au même titre que les FARC et l’ELN et ont réclamé<br />
l’extradition de leurs leaders sous l’accusation de trafic de drogue. Véritable armée privée de<br />
plus de 10 000 hommes, leur budget dépasse les 8 millions de dollars par an, dont 70%<br />
proviennent du narcotrafic 241 .<br />
De la même manière que la guérilla, les paramilitaires ont ainsi construit un Etat<br />
parallèle dans les régions rurales où prédominent de grandes propriétés foncières. Le but,<br />
239 DUNCAN G. (2005), Les seigneurs de la guerre à la conquête des villes de Colombie, Drogues et antidrogues<br />
en Colombie – Les cahiers de la sécurité, INHES<br />
240 LABROUSSE A. (2004b)<br />
241 NAPOLEONI L. (2004), Terror Inc. Tracing the Money Behind Global Terrorism, Penguin Books, New<br />
York<br />
88
comme pour les FARC est de contrôler les zones de production de drogues. Grâce à leur<br />
puissance militaire et à leurs ressources dues au trafic de drogue, les AUC se battent<br />
aujourd'hui dans le but de contrôler les activités stratégiques dans les grandes villes. Leurs<br />
sanctuaires ruraux et leurs nombreuses connexions avec les cartels leurs permettent<br />
d'accumuler un réseau de relation et de pouvoir : ils sont aujourd'hui capables d'intervenir<br />
dans les guerres entre cartels, dans l'attribution de marchés publics, dans la corruption des<br />
institutions et des administrations des grandes villes. Les AUC se sont révélées être une<br />
confédération de « seigneurs de la guerre » très influente au sein du système politique<br />
colombien : elles ont réussi à accéder à des postes très importants dans le domaine législatif et<br />
contrôlent directement de nombreux gouvernements régionaux, leur offrant une protection<br />
législative contre le pouvoir judiciaire 242 .<br />
II – L’Afghanistan : un Etat failli financé par la drogue<br />
La chute précipitée du régime des talibans à la fin 2001 accentue la perception d’un<br />
Etat laissé à la merci de clans s’affrontant entre eux : cette étape est l’aboutissement d’un long<br />
processus de faillite de l’Etat afghan qui prend racine avec les coups d’état successifs dans les<br />
années 1970 (CERI). La fuite des cadres, l’émiettement progressif des forces militaires, la<br />
prolifération des milices privées et les répercussions de l’invasion soviétique en 1979 ont fini<br />
par constituer des éléments d’accentuation du chaos total régnant dans le pays. Les guerres de<br />
leadership et leur internationalisation avec les soutiens extérieurs – notamment pakistanais et<br />
américains – finissent par voir triompher les talibans portés au pouvoir en 1996 jusqu’à leur<br />
chute en 2001. Sous administration talibane, pendant que le pays sombre toujours plus dans la<br />
faillite étatique, les provinces sont soumises à la charia et les « seigneurs de guerre » incarnent<br />
la réalité du pouvoir local 243 , les transferts mafieux de toute sorte (argent du Pakistan, trafic<br />
d’opium et d’héroïne, contrebande d’armes) servant de rente aux gouvernants. Le vide<br />
institutionnel se perpétue dans des zones entières échappant totalement au contrôle de l’Etat.<br />
Le tribalisme, les relations d’allégeances politiques traditionnelles, la difficile accessibilité de<br />
provinces entières compliquent la pénétration de l’administration. La longueur et la<br />
perméabilité des frontières et la banalisation de la culture de la drogue accentuent les<br />
phénomènes de criminalité transfrontalière et rendent plus complexe la mission de<br />
242 DUNCAN G. (2005)<br />
243 CERI (2007), Les « Etats fragiles » constituent-ils une menace pour la sécurité internationale?, Conférence<br />
organisée par le CPHS, Programme du CERI sur la Paix et la Sécurité Humaine<br />
89
econstruction internationale du pays. L’indicateur le plus fiable de l’état de la production<br />
d’opium reste celui fourni par les superficies cultivées qui permettent de juger du niveau de<br />
contrôle politico-territorial de l’Etat : de ce point de vue là, les surfaces cultivées en<br />
Afghanistan sont telles que le pouvoir central ne contrôle plus l’intégralité de son territoire.<br />
La présence d’acteurs illégaux tenant le pouvoir au détriment de l’État dans certaines régions<br />
(A) et l’existence de trafics et d’une économie parallèle développée sont autant d’éléments qui<br />
tendent à faire sombrer l’Afghanistan dans un état de chaos avancé, ce qui ne veut pas<br />
forcément dire que le trafic de drogue n’a pas été encadré et contrôlé, laissant en suspens la<br />
question de l’existence d’un narco-Etat en Afghanistan (B).<br />
A. La désagrégation politique d’un État<br />
En Afghanistan, la fragmentation politique et militaire a permis un recours croissant à<br />
l’économie de la drogue qui à son tour a encouragé le développement de l’économie de<br />
guerre. Ce cercle vicieux a fonctionné jusqu’à l’éviction des talibans du pouvoir en 2001 mais<br />
dont les conséquences se font toujours sentir aujourd’hui. Les talibans ont largement profité<br />
de cette manne que représentait l’opium dans un pays en pleine déliquescence économique et<br />
dans lequel le coût de la guerre devenait de plus en plus lourd. Le contexte politique et<br />
économique afghan peut s’analyser au travers des tentatives de passage d’une économie de<br />
guerre à une économie de paix or le recours à un marché noir et une économie parallèle<br />
alimentée par la corruption et le trafic de drogue sont très présents en Afghanistan. Tout ces<br />
éléments conduisent à faire de l’Afghanistan un État failli dans lequel l’autorité politique n’est<br />
plus assuré par un État central<br />
1. Une zone grise d’ampleur nationale<br />
Depuis les années 1980, le financement de la guerre contre les soviétiques a largement<br />
bénéficié de l’argent de l’opium : les synergies entre l’économie de la drogue et l’économie<br />
de la guerre se sont développées après le retrait de 1989 et la rupture consécutive des aides<br />
financières et militaires que l’Arabie saoudite et les États-Unis avaient apportées aux<br />
moudjahidin. L’apparition des talibans, ces « étudiants » afghans entraînés par les services<br />
secrets pakistanais et dirigés par le Mollah Omar, sur la scène politique afghane en 1994 puis<br />
l’affirmation progressive de leur emprise sur le pays, de la chute de Kaboul en 1996 jusqu’au<br />
contrôle de l’immense majorité du territoire afghan à la fin de la décennie, n’avaient à<br />
90
l’évidence « aucunement freiné une culture du pavot dont ils avaient hérité » 244 . Il est<br />
probable que les revenus de la drogue ont avant tout contribué à renforcer leur potentiel<br />
militaire contre l’Alliance du Nord et à faire fonctionner le minimum de structures<br />
administratives dans le pays. La situation actuelle en Afghanistan n’est pas plus glorieuse que<br />
sous le régime taliban : misère des paysans auxquels ne parvient par l’aide internationale,<br />
incapacité du gouvernement central mis en place par les États-Unis de contrôler le pays et<br />
présence de chefs de guerre locaux compromis dans le trafic de drogues. On dénote la<br />
présence de plusieurs groupes armés et groupes terroristes présents sur le territoire afghan,<br />
notamment l’insurrection islamiste menée par Al Qaida, les groupes armés traditionalistes<br />
opposés au gouvernement central et les groupes criminels locaux profitant de la situation<br />
d’anomie pour réaliser des trafics en tout genre 245 . Une nébuleuse de groupes terroristes<br />
islamistes plus ou moins affiliés à Al Quaida sont également présents 246 .<br />
Les zones tribales pakistanaises semi-autonomes, à la frontière avec l’Afghanistan,<br />
sont une vaste zone grise échappant totalement au contrôle du gouvernement pakistanais.<br />
Cette vaste zone montagneuse et désertique, appelée North-West Frontier Province, regroupe<br />
les espaces géographiques du Baloutchistan et du sud Waziristân (voir Annexe 15). Le<br />
Baloutchistan pakistanais possède 1200 km de frontières avec l’Afghanistan et 900 km avec<br />
l’Iran et est en contact direct avec la province de l’Helmand afghan : c’est donc un lieu de<br />
transit privilégié des drogues entre l’Afghanistan et le Pakistan. Les zones tribales<br />
pakistanaises sont une voie majeure des trafics de drogues régionaux car elles permettent de<br />
rejoindre Karachi, le plus important centre de consommation du pays et de rejoindre les ports<br />
d’exportation internationale de la côte de Makran. La région profite également de sa situation<br />
frontalière privilégiée au regard du « pipeline des armes » mis en place dans les années 1980<br />
pour lutter contre l’invasion soviétique en Afghanistan : le marché noir des armes,<br />
directement relié aux espaces de stockage, y est abondant. La région possède également un<br />
rôle important dans le financement et l’armement des rebelles afghans mais sert également de<br />
lieu de refuge à l’écart de tout contrôle gouvernemental. La présence directe sur le territoire<br />
afghan d’une telle zone grise ne fait que renforcer la porosité du territoire national.<br />
244 CHOUVY P.A. (2006), Le défi afghan de l’opium, Etudes n°4056<br />
245 LONSDALE M. (2008), Criminal activity in an insurgent environment. Afghanistan : a case study,<br />
Université Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines, Août 2008<br />
246 Hizb-i Islami Gulbuddin (HIG), Lashkar-e-Tayyiba (LET), Tehrik Talibani Pakistan (TTiP), Tehrik Nefaz-e<br />
Shariat Muhammad…tous des mouvements islamistes locaux prônant un islam radical et la liberation de leurs<br />
terres.<br />
91
2. Marché noir et économie de guerre en Afghanistan<br />
La criminalité transfrontalière et la porosité des frontières renforcent la faillite de<br />
l’État afghan : du fait de contrôles frontaliers laxistes et corrompus, les acteurs illégaux<br />
peuvent se déplacer en relative impunité entre le Pakistan et l’Afghanistan. Ainsi les points de<br />
passages frontaliers de Torkham et Spin Boldak sont de véritables « passoires » pour les<br />
trafics. Plusieurs raisons expliquent cette porosité : plusieurs dizaines de milliers de personnes<br />
et des milliers de camions traversent la frontière chaque jour et la plupart ne possèdent pas de<br />
papiers, ce qui rend les contrôles impossibles. De plus la frontière entre l’Afghanistan et le<br />
Pakistan est longue de 2400 km, ce qui permet de multiplier les points de passage illégaux<br />
laissés sans surveillance 247 . La présence d’un réseaux routier secondaire développé et d’un<br />
contrôle des frontières quasi inexistant a permis le développement des trafics transfrontaliers,<br />
notamment dans les villes de Kandahar et Quetta mais également avec l’Iran, l’Ouzbékistan et<br />
le Turkménistan. Des trafics transnationaux, facilités par les réseaux du trafic de drogues sont<br />
réalisés aux frontières : trafics d’armes, d’êtres humains, de faux documents, de pierres<br />
précieuses, d’essence. Une véritable « culture » des armes existe en Afghanistan 248 ,<br />
particulièrement dans les zones tribales : en 2006, on comptait environ 10 millions d’ALPC<br />
en circulation dans tout le pays, la plupart des armes étant des vestiges de la Guerre froide,<br />
des fournitures russes pendant les années 1970 et du « pipeline des armes » américain. Des<br />
armes originaires des stocks soviétiques des Balkans continuent toujours à alimenter le<br />
marché noir.<br />
Mais se sont aussi les produits de consommation courantes qui sont passés aux<br />
frontières : l’économie informelle et de contrebande y est extrêmement développée et le<br />
marché noir remplace la plupart du temps l’économie légitime. Le régime des talibans, régime<br />
de toutes les privations du fait de la fermeture du pays aux produits étrangers, a connu une<br />
explosion de la contrebande et du marché noir. Les marchés noirs illégaux fonctionnent en<br />
Afghanistan comme leurs homologues légitimes : des produits illégaux ou des produits de<br />
consommation courante issus de la contrebande sont vendus dans des bazars locaux comme<br />
des marchandises légales sans être inquiétés par les forces de l’ordre 249 . Les activités<br />
criminelles ont été pendant des années de guerre un moyen de subsistance comme un autre :<br />
en l’absence d’une économie stable, d’infrastructures étatiques et d’un système social ou de<br />
247 LONSDALE M. (2008)<br />
248 Obtenir une arme à feu est même un rite de passage à l’age adulte pour les hommes.<br />
249 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2003), The opium economy in Afghanistan, an<br />
international problem<br />
92
santé, le marché noir et l’économie informelle se sont rapidement retrouvés au centre de la vie<br />
économique du pays.<br />
La corruption s’est institutionnalisée à tous les étages de la vie politique afghane, des<br />
gouverneurs locaux au gouvernement central ou encore des forces de police de proximité à<br />
l’armée. La corruption est tellement institutionnalisée en Afghanistan qu’elle est considérée<br />
comme « normale » 250 : payer un officier de police pour régler un problème quotidien est<br />
beaucoup plus facile que de passer par un système judiciaire faible et inefficace 251 .<br />
Transparency International classe d’ailleurs l’Afghanistan comme le septième pays le plus<br />
corrompu en 2008 252 . Le trafic de drogue entraîne naturellement une corruption endémique en<br />
Afghanistan : la tentation est parfois trop forte pour les gouverneurs locaux ou les agents des<br />
forces de l’ordre 253 . La faiblesse des salaires dans l’administration publique et les forces de<br />
l’ordre pousse les fonctionnaires à utiliser la corruption comme un moyen de subsistance<br />
comme un autre. S’il semblerait que la territorialisation des trafics et des acteurs illégaux font<br />
de l’Afghanistan un Etat failli, peut-on réellement parler de ce pays comme d’un narco-Etat ?<br />
B. L’Afghanistan est-il un narco-État ?<br />
C’est la persistance d’une économie de guerre et le manque d’Etat centralisé qui a fait<br />
sombrer l’Afghanistan dans un « trou noir » anomique. Mais si le trafic de drogue y est<br />
extrêmement présent et a pendant longtemps financé en grande partie les revenus de l’Etat, il<br />
convient de mettre en question la réalité du terme « narco-Etat » vis à vis de l’Afghanistan.<br />
1. La culture du pavot à opium en Afghanistan<br />
Plusieurs raisons politiques et économiques expliquent le développement de la culture<br />
du pavot à opium dans de telles proportions depuis les années 1980 en Afghanistan : le<br />
manque de contrôle gouvernemental ; la situation agricole désastreuse dans les campagnes à<br />
cause de la guerre ; la présence d’une économie de guerre depuis les années 1970 et le<br />
développement actif d’un marché noir de subsistance. Du point de vue de la rationalité des<br />
paysans afghans, le développement des cultures du pavot a été facilité pour d’autres raisons :<br />
250 LONSDALE M. (2008)<br />
251 On dit d’ailleurs des afghans qu’ils « peuvent être loués mais pas achetés » (LONSDALE).<br />
252 TRANSPARENCY INTERNATIONAL (2009), Baromètre mondial de la corruption<br />
253 IRIN Documentary (2004), Bitter-Sweet Harvest: Afghanistan’s New War, IRIN Web Special on the threat of<br />
opium to Afghanistan and the region, Juillet 2004<br />
93
c’est une culture bien évidemment beaucoup plus rentable que l’agriculture vivrière<br />
traditionnelle, les revenus produisent de fortes liquidités et la vente des produits issus de la<br />
culture est assurée. Le rôle de l’opium comme source de crédit pour les paysans s’explique<br />
par l’absence d’un système économique et financier étatique fiable. Depuis les années 1980,<br />
la production commerciale de pavot à opium est devenue pour nombre de paysans afghans un<br />
des seuls moyens de subsistance disponibles au cours des années de guerre et de non-<br />
développement. Depuis 2001 et la chute des talibans, la culture du pavot à opium a été<br />
étendue à toutes les provinces du pays (voir Annexe 19).<br />
Les paysans, dont les superficies cultivables ont été détruites lors des bombardements<br />
systématiques des récoltes pendant l’invasion soviétique ou qui s’étaient réfugiés au Pakistan,<br />
ont été poussés à s’adonner à la culture du pavot pour des raisons de subsistance. Environ<br />
10% de la population totale afghane participe à la culture du pavot à opium, ce qui représente<br />
366 000 foyers soit 2,4 millions de personnes 254 . Même si les paysans afghans ne perçoivent<br />
qu’un quart du prix de l'opium cultivé, un tel pourcentage correspond à 5 400 dollars par<br />
hectare contre un revenu de 550 dollars pour l'hectare de blé : la culture de l'opium est donc<br />
quasiment dix fois plus profitable que l’agriculture vivrière traditionnelle 255 . Il est important<br />
de noter qu’aujourd’hui, il serait erroné d’associer automatiquement la culture de l’opium à la<br />
pauvreté de la population : l’économie de subsistance que la culture du pavot a pu représenter<br />
dans les années 1980 et 1990 n’est plus représentative de la réalité de la population paysanne<br />
locale. Les revenus estimés de la culture de l’opium « à la ferme » dépassent les 700 millions<br />
de dollars en 2008 256 et ceux des exportations réalisées par les trafiquants de 2,2 milliards :<br />
l’économie de l’opium pèse au total presque 3 milliards de dollars, soit l’équivalent de la<br />
moitié du PIB du pays, donc un véritable moteur qui constitue une entrave au développement<br />
des activités légales. La réelle difficulté du pays vis à vis de la drogue ne tient donc pas au<br />
nombre d’afghans impliqués dans la narco-économie ni dans les faibles surfaces agricoles<br />
exploitées pour la drogue mais à la différence considérable de richesses qu’elle peut procurer<br />
par rapport aux autres activités économiques.<br />
254 L’Afghanistan possède une population de 23 millions d’habitants et compte une moyenne de 6,5 personnes<br />
par foyer in UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008d), Afghanistan opium survey 2008,<br />
Août 2008<br />
255 ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne,<br />
Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006<br />
256 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008d)<br />
94
2. Les talibans et le narcotrafic<br />
C’est à partir du moment où l’Armée Rouge s’est retirée du pays en 1989 et qu’un<br />
gouvernement moudjahidin s’est installé à Kaboul en 1992 que la production d’opium a<br />
explosé. Entre 1992 et 1994, alors que l’anarchie et le banditisme se développent dans tout le<br />
pays, on observe des affrontements violents entre factions moudjahidin, en particulier dans les<br />
provinces de l’Helmand, du Kandahar et du Badakhshan, dont le motif est le contrôle des<br />
champs de pavot à opium. Les talibans appliquaient à l’opium le système de prélèvement<br />
islamiste sur les récoltes et de redistribution aux plus pauvres, appelé ochor, dont une part<br />
était redistribuée aux personnes démunies du village et deux parts étaient gardées par les<br />
talibans. Ce prélèvement en nature était effectué sur la récolte de chaque produit : en ce qui<br />
concerne l’opium, la taxe était prélevée en nature à hauteur de un huitième de la production.<br />
Ainsi, les talibans ont taxé le commerce de l’opium comme toute autre production agricole, au<br />
travers des prélèvements de l’ochor sur les produits agricoles (10% maximum) et de la zakat<br />
(3% maximum), évitant de faire du pays un narco-Etat dans lequel le commerce de la drogue<br />
s’épanouirait sans aucun contrôle et dont les revenus nationaux dépendraient en grande partie<br />
de l’économie de la drogue. Ainsi la production d’opium est une manifestation de la crise<br />
afghane et non sa cause 257 . Entre 1996 et 2001, les talibans se sont comportés comme des<br />
rentiers vis à vis de l’opium en tournant la structure étatique vers l’absorption des<br />
narcoprofits : les talibans faisaient donc plus que « supporter » la présence de la culture de<br />
pavot à opium dans leur pays. En revanche, il n’existe pas de preuve que les talibans aient<br />
eux-mêmes géré des laboratoires d’héroïne ni exporté la drogue.<br />
A la fin du mois de Juillet 2000, le Mollah Omar, chef militaire et religieux des<br />
talibans, a fait publier un décret faisant de la production d’opium haram c'est à dire une faute<br />
morale contre les préceptes de la religion 258 . Les paysans, par peur des représailles, se sont<br />
généralement abstenus de semer le pavot à l’automne. Une étude de terrain du PNUCID<br />
menée au début de l’année 2001 dans les deux principales provinces productrices de<br />
l’Helmand et le Nangahar ainsi que dans les autres régions sous contrôle des talibans fait<br />
apparaître que les surfaces cultivée sont passées de 71 000 hectares en 2000 à 27 hectares en<br />
257<br />
BALENCIE J.-M. et LA GRANGE A. de (2001), Mondes rebelles, Paris, Michalon, coll. Documents,<br />
tomes 1et 2<br />
258<br />
Ses envoyés dans les zones productrices ont affirmé aux paysans que la sécheresse qui frappait le pays était<br />
une « punition d’Allah pour avoir cultivé la drogue ».<br />
95
2001 259 . L’initiative du Mollah Omar avait sans doute pour objectif de lever un des principaux<br />
obstacles à l’attribution à l’ONU du siège de l’Afghanistan aux talibans alors qu’ils pensaient<br />
être en mesure de balayer en 2001 les forces de l’Alliance du Nord du général Massoud. A<br />
propos de drogues, le Mollah Omar répond « qu’à long terme notre objectif est de nettoyer<br />
complètement l’Afghanistan de la drogue. Mais on ne peut pas demander à ceux dont<br />
l’existence dépend entièrement de la récolte du pavot de passer du jour au lendemain à<br />
d’autres cultures et de trouver des marchés pour leurs nouveaux produits » 260 . En déclarant<br />
cette interdiction formelle de culture du pavot à l’été 2000, les talibans ont provoqué ce qui a<br />
été la réduction la plus importante et la plus rapide dans l’histoire du narcotrafic : en une<br />
année, les surfaces plantées en pavot avaient baissé de 90% et la production de 95%, passant<br />
de 3 276 à 185 tonnes entre 2000 et 2001 261 . Si les talibans n’ont pas éradiqué plus tôt le<br />
pavot, c’est d’abord pour ne pas perdre le soutien des tribus pachtounes dont les membres<br />
vivent de cette culture. C’est également parce qu’ils avaient besoin de trouver des ressources<br />
de financement alternatives pour financer la dernière étape de la guerre contre l’Alliance du<br />
Nord à un moment où les fonds en provenance d’Arabie saoudite et du Pakistan avaient<br />
tendance à diminuer.<br />
A la suite de l’intervention militaire des États-Unis en Afghanistan, les talibans<br />
abandonnent Kaboul puis Kandahar, leur fief du sud du pays fin 2001. La chute de la<br />
production d’opium et la chute du régime des talibans, évènements quasi concomitants, ont eu<br />
des conséquences auxquelles « le gouvernement actuel et la communauté internationale<br />
engagée dans la reconstruction du pays doivent toujours faire face aujourd’hui » 262 . La chute<br />
brutale et quasi-totale de la production d’opium avait eu un impact direct et prévisible sur le<br />
marché de l’opium, les mécanismes de l’offre et de la demande provoquant une hausse record<br />
des prix de l’opium à la ferme. Si avant la proclamation de l’édit du Mollah Omar l’opium se<br />
négociait en moyenne à 30 dollars le kg, au moment de la récolte du printemps 2001, les prix<br />
moyens à la ferme étaient soudainement montés jusqu’à 300 dollars. Comprenant leur erreur,<br />
les talibans autorisent de nouveau les paysans afghans à semer du pavot à opium fin 2001<br />
mais début 2002, le gouvernement intérimaire de Karzaï déclare que la culture du pavot, la<br />
vente et la consommation de l’opium sont interdites sur le sol afghan. Malgré tout en 2002,<br />
259<br />
LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et<br />
le SGDN, Mai 2006<br />
260<br />
LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
261 CHOUVY P.A. (2006)<br />
262 Ibid.<br />
96
les rendements de pavot à opium sont de nouveaux à hauteur des productions de 1999 263 . Le<br />
gouvernement intérimaire est donc loin de contrôler l’évolution de la production d’opium<br />
comme les talibans le faisait jusqu’en 2001. Aujourd’hui, le narcotrafic est entre les mains<br />
d’un triumvirat composé des « seigneurs de guerre locaux » pachtounes, du crime organisé<br />
local et du reste des talibans contrôlant le trafic de drogue depuis le Pakistan ou des zones<br />
tribales pakistanaises 264 : contrairement au régime des talibans, l’avenir de l’Afghanistan<br />
comme narco-Etat aujourd’hui semble donc tracé.<br />
La dernière étape dans l’implantation territoriale des zones grises supra-étatiques est<br />
caractérisée par l’existence de zones constituées par un regroupement de plusieurs proto-Etats<br />
criminels, formant ainsi de vastes zones anomiques.<br />
Section 3 – Les regroupements d’États : les zones grises<br />
poly-étatiques<br />
La dernière nuance de gris dans l’implantation territoriale des relations internationales<br />
illicites prend des proportions inégalées avec l’existence de regroupements d’États entiers<br />
tombés sous la coupe de l’illégal. Dans ces États, de véritables « trous noirs » se forment dans<br />
lesquels trafics et acteurs illégaux pénètrent, se territorialisent et gèrent la survie du proto-Etat<br />
comme une entreprise criminelle. Les espaces géographiques représentant ces entités ne sont<br />
plus des États au sens premier du terme mais représentent un vide sans autorité : ils ne<br />
subsistent qu’en tant qu’entité géographique vide de toute autorité étatique. Les biens<br />
politiques n’existent plus, le marché noir et l’économie parallèle remplacent le marché<br />
légitime, la sécurité ne s’obtient que de manière privée et l’état d’anomie y est total. Ces<br />
zones « déchues » et dévaluées sont à la merci totale des relations internationales illicites : ce<br />
n’est pas un hasard si ces zones voient proliférer en leur sein toutes sortes de trafics et<br />
d’acteurs illégaux et ont connu un développement économique rapide grâce aux trafics<br />
illégaux. Ces zones grises poly-étatiques particulières connaissent également le<br />
développement et l’implantation territoriale d’acteurs spécifiques qui sont aujourd’hui les<br />
263 Une telle augmentation des superficies cultivées et des quantités produites a eu pour effet de faire chuter le<br />
prix moyen de l’opium à la ferme, de 300 à 92 dollars le kilo (ONUDC Afghanistan).<br />
264 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e), Addiction, crime and insurgency – The<br />
transnational threat of Afghan opium, Octobre 2009<br />
97
maîtres incontestés de certaines filières des produits illégaux. La zone grise des Balkans (I) et<br />
l’Afrique de l’Ouest (II) sont l’archétype de ces zones grises regroupant plusieurs proto-Etats.<br />
I – La zone grise poly-étatique des Balkans<br />
Au sens géopolitique du terme, les Balkans regroupent les pays de l’ex-Yougoslavie<br />
(Serbie, Monténégro, Bosnie-herzégovine, Croatie, Macédoine, Slovénie et Kosovo), la<br />
Bulgarie, la Roumanie, l’Albanie et la Grèce. En terme de zone grise, les Balkans représentent<br />
un espace anomique de vaste ampleur qui dépasse le cadre strictement local et s’insère dans<br />
une réalité géopolitique transnationale. De plus, on note la présence d’Etats faibles comme<br />
l’Albanie et faillis avec le Kosovo qui permettent une intensification de la présence d’acteurs<br />
illégaux et de trafics transnationaux. Le tout forme une vaste zone où des Etats aux capacités<br />
et à l'efficacité limitées se montrent dépassés par une réalité criminelle solidement ancrée au<br />
niveau régional : au niveau politique, les Balkans représentent une adjonction de pays ravagés<br />
par la fin de la Guerre froide et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie dès 1991. Depuis le debut<br />
des années 1990, les groupes criminels locaux et transnationaux profitent de la faiblesse des<br />
organisations de sécurité et de la porosité des frontières comme point d’entrée en Europe de<br />
l’Ouest pour proliférer en toute impunité dans la région des Balkans et se livrer à des trafics<br />
en tout genre 265 . Les relations internationales illicites recouvrent à la fois d’anciennes<br />
pratiques endémiques dans les Balkans comme la contrebande ou les flux de migrants<br />
clandestins ainsi que des trafics nouveaux organisés pour des « raisons d’État » 266 comme le<br />
trafic d’armes, le détournement de l’aide internationale au profit des partis au pouvoir et des<br />
mouvements de résistance. Au final, les Balkans sont un amalgamme d’« Etats-<br />
trafiquants » 267 qui profitent du désordre, des embargos et des conflits qu’ils ont tendance à<br />
cultiver. Les Balkans sont aujourd’hui décrits comme l’un des épicentres criminels les plus<br />
actif au monde, phénomène à la fois régional et transnational. La présence d’Etats faibles et<br />
faillis ne fait que renforcer la pénétration des groupes criminels locaux au sein des institutions<br />
nationales et la corruption 268 . La guerre, l’effondrement de l’économie légale, le manque de<br />
ressources économiques de base et les sanctions internationales imposées contre l’ex-<br />
Yougoslavie ont offert les conditions idéales pour l’émergence du marché noir, de la<br />
265 INTERNATIONAL CRIME THREAT ASSESSMENT (2000)<br />
266 DEBIE F. (2001), Les relations internationales illicites dans les Balkans occidentaux : État, criminalité et<br />
société, Dalloz - Revue internationale et stratégique, 2001/3 - n° 43<br />
267 KOUTOUZIS M. (1995), Drogues à l’Est : logique de guerres et de marché, Politique étrangère, n°1/95<br />
268 STOJAROVA V. (2007), Organized Crime in the Western Balkan, HUMSEC Journal, Issue 1<br />
98
corruption, de la contrebande et d’une certaine forme de prise de contrôle du crime organisé<br />
sur les structures politiques locales. La réalité de la zone grise des Balkans ne peut se<br />
comprendre qu’à travers l’exploration du marché noir et de l’économie parallèle que les<br />
populations locales, aidées par les acteurs illégaux, ont mis en place dès les années 1950 et<br />
renforcés dans les années 1990.<br />
Mais la spécificité des Balkans comme zone anomique de grande ampleur répond<br />
aussi à la logique des acteurs criminels y proliférant : les trafics et la corruption n’auraient pas<br />
la même échelle sans la présence d’une « mafia » albanophone qui s’est développée en même<br />
temps que l’explosion de l’ex-Yougoslavie, au gré des besoins en produits de contrebande et<br />
illégaux pour alimenter aussi bien l’économie de guerre que le marché noir et l’économie<br />
parallèle informelle. De ce point de vue, c’est la zone grise des Balkans qui est à l’origine de<br />
la création d’un groupe criminel majeur sous la forme de la mafia albanophone. Les<br />
conditions tant politiques qu’économiques expliquent donc en partie l’émergence d’une telle<br />
criminalité mafieuse locale et l’insertion des Balkans dans une vaste zone de libre échange<br />
illégale transnationale : la fin du communisme, les guerres en ex-Yougoslavie et le manque de<br />
réformes permettant de palier à des économies nationales exsangues ont catalysé le recours à<br />
un marché noir parallèle et de trafics en tout genre (A) ainsi que le développement de la<br />
criminalité organisée d’origine albanophone (B).<br />
A. Caractéristiques de la zone grise des Balkans<br />
Les Balkans ont toujours constitué une zone géopolitique historiquement fragile : le<br />
concept même de « balkanisation » est fréquemment utilisé pour qualifier le processus de<br />
fragmentation et de désintégration de l’Etat. Une des causes principales de faiblesse des<br />
structures étatiques dans les Balkans se trouve dans le processus historique de formation de<br />
l’Etat-nation en tant que tel : depuis le retour des nationalismes, après la chute du<br />
communisme, la plupart des pays balkaniques ont eu à relever les défis d’une transition<br />
sociopolitique et économique complexe doublée d’une recherche identitaire nationale voire<br />
nationaliste avec la question des minorités et celle des frontières 269 . Les guerres qui se sont<br />
déroulées sur le territoire de l’ex-Yougoslavie ont par ailleurs stimulé des trafics illégaux et<br />
fait naître des réseaux criminels eux-mêmes dotés de capacités politiques et économiques. Les<br />
trafics en Europe de l’Est fonctionnent comme des vases communicants et c’est la raison pour<br />
269 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit<br />
gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan<br />
99
laquelle la poly-criminalité est monnaie courante dans la région. La zone grise des Balkans est<br />
caractérisée par un important marché noir et l’existence d’une économie parallèle de guerre et<br />
de subsistance sur laquelle il faut s’arrêter afin de comprendre la spécificité de cette zone<br />
grise. Des années de privation sous le joug du communisme puis l’explosion de l’ex-<br />
Yougoslavie n’ont fait que renforcer la prégnance des trafics illégaux au sein de la région qui<br />
dépassent le cadre strictement local et infra-étatique.<br />
1. L’existence d’une économie parallèle de guerre et de subsistance<br />
Du fait de nombreuses années de guerre et de privation, l’existence et le<br />
développement massif d’un marché noir des biens de consommation courantes et des trafics<br />
divers a eu lieu au sein des anciennes démocraties populaires des Balkans puis des nouveaux<br />
Etats nés de l’explosion de l’ex-Yougoslavie : ce marché noir illégal était même une question<br />
de survie durant l’époque communiste et à plus forte raison pendant les guerres en ex-<br />
Yougoslavie 270 (PAPAPETROU). Des pays comme l’Albanie, la Roumanie, la Macédoine et<br />
la Bulgarie ont connu avec la chute du bloc soviétique une transition mal contrôlée et trop<br />
rapide vers l’économie de marché : des réformes non maîtrisées, l’explosion du chômage et<br />
l’écart toujours accru entre salaires et prix ont poussé les citoyens des Balkans à s’orienter<br />
vers le marché noir et l’économie parallèle des biens de subsistance et de consommation<br />
courantes 271 qui se sont progréssivement substitués à l’économie légale. L’abolition des<br />
restrictions de mouvement pour les biens et les personnes en Albanie et Roumanie ont<br />
également facilité le recours à la contrebande transfrontalière : le marché noir et l’économie<br />
parallèle sont devenus des éléments essentiels et structurant de la nouvelle économie des pays<br />
des Balkans. L’économie parallèle a été plus que tolérée par les autorités locales étant donné<br />
leur implication parfois importante dans des trafics de produits illégaux et du fait de la<br />
corruption latente dans ces pays.<br />
En présence d’une zone de guerre, les populations civiles sont la plupart du temps<br />
livrées à elles-mêmes sans possibilité d’intervention gouvernementale pour rétablir l’ordre.<br />
L’économie traditionnelle légale s’étant effondrée, les civils ont dû compter sur les groupes<br />
armés ayant pris le pouvoir localement afin de se procurer des biens de subsistance et de<br />
consommation courante. Ces activités étant fortement lucratives pour le crime organisé et<br />
270 PAPAPETROU A. (2008), Organized crime in the Balkans, Linköping University Sweden, January 2008<br />
271 HAJDINJAK M. (2002), Smuggling in Southeast Europe. The Yugoslav Wars and the Development of<br />
Regional Criminal Networks in the Balkans, Center for the study of democracy<br />
100
eaucoup moins formelles pour les citoyens, le marché noir et l’économie parallèle sont restés<br />
ancrés dans la réalité des Balkans post-conflits. Au final, tout le monde y trouve son compte :<br />
les civils survivent du mieux qu’ils peuvent grâce à l’alimentation du marché noir et les<br />
groupes criminels connaissent une expansion économique florissante. A cela s’ajoute une<br />
corruption endémique qui permet de faciliter la perpétration de ces trafics 272 : à mesure que la<br />
tolérance gouvernementale pour le marché noir s’intensifie et que les officiels profitent de la<br />
situation, l’Etat de droit disparaît dans les méandres d’un système politique et économique<br />
parallèle qui caractérise la zone grise des Balkans.<br />
Les relations internationales illicites sont d’abord le produit du nouvel ordre politique<br />
et du nouvel ordre international dans les Balkans : c’est en effet la multiplication des États et<br />
la prolifération des sanctions internationales qui ont posées les bases des premièrs réseaux de<br />
contrebande internationaux de grande ampleur et conférées à ces trafics une dimension<br />
« para-étatique » 273 . La fermeture des frontières n’a fait qu’alimenter le besoin de<br />
contrebande, parfois encouragé par les Etats eux-mêmes. Ainsi les flux économiques mis en<br />
place pour répondre à la pénurie d’emplois, de ressources et de protection sont très largement<br />
illégaux dans la mesure où ils « échappent à la fiscalité, aux normes en vigueur sur le travail<br />
ou les produits, aux contraintes de change imposées par les nouveaux États » 274 . Après<br />
l’effondrement de l’économie légale et la perte de contrôle du gouvernement, les transactions<br />
illégales ont rapidement proliféré jusqu’à atteindre entre 30 et 50% des économies nationales<br />
des pays des Balkans. Environ un quart de l’argent en circulation dans les pays de l’ex-<br />
Yougoslavie circule en dehors du circuit économique légal et seulement 20 à 30% des<br />
transactions financières prennent place au sein du cadre formel des banques et institutions<br />
financières légales 275 . L’économie parallèle est alimentée par le crime organisé et de manière<br />
détournée par les autorités officielles qui profitent des trafics et des pots-de-vin qui leurs sont<br />
distribués par la mafia albanophone en l’échange de leur silence. Les entreprises locales dans<br />
les Balkans préfèrent également passer par l’intermédiaire de l’économie parallèle informelle<br />
afin de faciliter leurs activités commerciales et échapper aux contrôles fiscaux. Face à<br />
l’ampleur de l’économie parallèle et du marché noir, il est presque naturel que la zone grise<br />
des Balkans soit le lieu de tous les trafics, sorte de plaque tournante internationale de l’illégal.<br />
272<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b), Crime and its impact on the Balkans and<br />
affected countries, Mars 2008<br />
273<br />
DEBIE F. (2001)<br />
274<br />
Ibid.<br />
275<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b)<br />
101
2. Une plaque tournante internationale de tous les trafics<br />
Les Balkans sont la plaque tournante majeure du trafic de drogues mondial du fait de<br />
la connexion directe entre la Route des Balkans et le marché européen puis américain c'est à<br />
dire entre espaces de production, d’acheminement et de consommation. Les longues frontières<br />
terrestes et maritimes poreuses laissées sans surveillance pendant la guerre en ex-Yougoslavie<br />
sont le meilleur atout pour les trafiquants. La donne criminelle au sein du sud-est européen se<br />
caractérise ainsi principalement par la croissance du trafic d'héroïne sur la route des Balkans :<br />
celle-ci permet d'accroître la puissance financière de réseaux criminels développant leurs<br />
activités au sein de l'Union Européenne 276 . Les liquidités dégagées par les trafics locaux sont<br />
ensuite injectées dans d'autres trafics afin d’être blanchies au niveau régional, notamment<br />
dans l'immobilier par l'entremise de sociétés écrans. Les narcoprofits réalisés par la mafia<br />
albanophone au Kosovo seraient pour la plupart blanchis dans la région par l’intermédiaire<br />
d’une industrie de la construction immobilière en pleine explosion 277 .<br />
En 1997, lors du renversement politique albanais, les populations s’emparent des<br />
stocks d’armes militaires du régime albanais, représentant environ un million d’armes à feu et<br />
plus de 1,5 millions de munitions qui échappent en quelques semaines au contrôle<br />
gouvernemental 278 : ces armes ont permis d’équiper les groupes armés locaux au Kosovo et en<br />
Macédoine mais se sont également retrouvées sur des théâtres d’opération extérieurs aux<br />
Balkans 279 . On estime à 8 millions la quantité d’armes légères en circulation constante dans<br />
les Balkans pour une population de 24 millions de personnes, soit une arme pour 3<br />
personnes 280 . Le Kosovo, à cause de la présence de groupes armés et du manque de contrôle,<br />
fait office d’« armurerie à ciel ouvert » 281 .<br />
La Bulgarie est le point majeur de production de cigarettes de contrebande. Avec la<br />
guerre en ex-Yougoslavie, la production de tabac s’est trouvée privée de son débouché<br />
international, la Russie : les cultivateurs fournissent alors les mafieux macédoniens et albanais<br />
qui fabriquent des stocks de cigarettes clandestins. Le trafic a pour point de départ la région<br />
276<br />
ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne,<br />
Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006<br />
277<br />
HAJDINJAK M. (2002)<br />
278<br />
KISS Y. (2004), Small Arms and Light Weapons Production in Eastern, <strong>Central</strong>, and Southeast Europe,<br />
Small Arms Survey Publication – Octobre 2004<br />
279<br />
STOHL R. et SMITH D. (1999), Small Arms in Failed States: A Deadly Combination, Failed States and<br />
International Security Conference, April 8-11, 1999<br />
280<br />
VALVERDE B. (2004), Le trafic illicite d’armes légères, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ecole<br />
Normale Supérieure, Septembre 2004<br />
281<br />
CAHIERS DE LA SECURITE (2009), Les organisations criminelles, Cahiers de la sécurité n°7 – Janvier-<br />
Mars 2009, INHES<br />
102
frontalière entre la Grèce, la Bulgarie et la Macédoine et inonde le marché des pays<br />
balkaniques et celui, via l’Albanie, de l’Italie 282 . La vente annuelle de cigarettes de<br />
contrebande représente plus de 120 millions de dollars en Bulgarie, pays dans lequel les<br />
cigarettes trafiquées représentent 15% des ventes totales de ces biens.<br />
De 1990, début de la transition économique albanaise, à l'an 2000, plus de 15 % de la<br />
population albanaise a émigré en quête de meilleures conditions de vie, soit 500 000<br />
personnes : du fait de leur position géographique, l’Italie et la Grèce sont devenus une terre<br />
majeure de transit des migrants clandestins albanais, à tel point que dans les années 1990,<br />
certains pensent que « l’Albanie déménage en Grèce » 283 .<br />
La corruption endémique régionale est palpable à trois niveaux : corruption des agents<br />
des douanes afin de faciliter le passage des produits illégaux dans et en dehors de la région et<br />
faciliter l’obtention de documents légaux pour exporter les marchandises ; corruption d’agents<br />
du gouvernement afin de couvrir les activités illégales de la mafia et enfin participation de ces<br />
agents gouvernementaux corrompus aux trafics 284 . Dans les années 1990, le népotisme et le<br />
clientélisme sont les principaux ressorts des Etats de l’ex-Yougoslavie : la corruption est<br />
monnaie courante, voire considérée comme « normale ». Ainsi les services secrets roumains<br />
de la Securitate ont été impliqués dans des trafics de drogues, d’armes et de cigarettes afin de<br />
financer leurs opérations, le gouvernement national n’étant plus capable de le faire. Ces<br />
agents de services secrets ont très largement profité de la guerre en ex-Yougoslavie pour se<br />
livrer à encore plus de trafics hautement lucratifs. Les Balkans sont l’épicentre du trafic<br />
d’êtres humains dans le monde, les pays « sources » étant principalement l’Albanie, la<br />
Bulgarie, la Moldavie, l’Ukraine et la Roumanie 285 . Les acteurs criminels croates, bosniaques<br />
et kosovars ont joué un rôle important pour assurer l’indépendance des deux pays et<br />
l’autonomie relative du Kosovo. La région des Balkans compte également la présence de<br />
groupes terroristes à la fois régionaux et internationaux comme le PKK kurde, les Brigades<br />
Islamiques tchétchènes ou encore le Hezbollah 286 . Au final, la zone de libre échange illégale<br />
des Balkans n’a rien d’anodine : il s’agit aujourd’hui d’une des zones grises les plus actives et<br />
les plus intégrées dans l’économie illégale mondiale. De ce fait, de nombreux acteurs<br />
prolifèrent au sein d’un cadre géopolitique lâche et meurti par les conflits nés de la<br />
282<br />
KOUTOUZIS M. (1995)<br />
283<br />
MILETITCH N. (1998), Trafics et crimes dans les Balkans, Criminalité internationale – PUF<br />
284<br />
PAPAPETROU A. (2008)<br />
285<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b)<br />
286<br />
POLYAKOV L. (2003), New security threats in the Black Sea region, Razumkov Centre<br />
103
désintégration de l’ex-Yougoslavie. La question de l’émergence d’une mafia albanophone<br />
permet de guider l’analyse de cette zone grise unique au monde.<br />
Un gouvernement faible, une législation criminelle inadéquate, la corruption accrue et<br />
l’absence de forces de sécurité efficaces ainsi que les conditions économiques précaires ont<br />
contribué à faire de l’Albanie et du Kosovo l’environnement parfait pour l’implantation d’une<br />
zone de libre échange illégale et la prolifération du crime organisé. Dans un pays comme<br />
l’Albanie, l’Etat laisse échapper son monopole sur l’exercice de la violence légitime :<br />
l’instabilité de l’Albanie dans les années 1990 est la conséquence de la croissance de groupes<br />
mafieux connectés à la sphère politique en Serbie-Monténégro et aux trafiquants d’armes en<br />
Bosnie 287 . De son côté, le Kosovo croule sous la corruption qui profite aux acteurs illégaux<br />
d’origine albanaise, bosniaque, croate et serbe . En Albanie comme au Kosovo, l’Etat n’existe<br />
plus et le manque de moyen et de volonté politique pour lutter contre le crime organisé a<br />
transformé ces pays en principales zones de transit des marchandises illégales mondiales et de<br />
repères de choix pour les groupes criminels 288 .<br />
Certaines parties des Balkans sont aujourd’hui devenues une zone de « criminalité<br />
hybride » 289 c'est à dire un territoire dans lequel aucun gouvernement n’est en mesure de<br />
contrôler la situation ou de faire appliquer les règles minimales du droit. Ces zones à la<br />
nuance de gris plus prononcée sont la Herceg-Bosna, zone sous contrôle croate et la<br />
Republika Srpska serbe. Les groupes criminels agissent dans ces régions avec la bénédiction<br />
du pouvoir local : contrôle de l’économie, coopération avec les autorités politiques,<br />
gouvernement et police qui se livrent ouvertement aux trafics. Mais tous ces trafics et le<br />
développement accru de la zone grise des Balkans ne pourraient être possibles sans<br />
l’implantation territoriale de la mafia albanophone.<br />
B. La mafia albanophone<br />
On peut assimiler les mafias à des entreprises criminelles « à but hautement<br />
lucratif » 290 : en effet, la mafia gère un système socio-économique spécifique avec son<br />
économie souterraine et ses circuits parallèles. Le mafieux est à la fois gangster et homme<br />
d’affaire et calque le fonctionnement de l’organisation sur celui d’une entreprise : selon Pino<br />
287 KALDOR M. (2006)<br />
288 STOJAROVA V. (2007)<br />
289 MILETITCH N. (1998)<br />
290 DASQUE, J.-M. (2008), Géopolitique du crime international, Référence Géopolitique, Ellipses<br />
104
Arlacchi, « les mafias ont la religion de l’accumulation » 291 . La mafia est une « société de<br />
secours mutuel qui agit aux dépens de la société civile et pour le profit de ses seuls<br />
membres » 292 . L’originalité de la mafia réside dans leur gestion des activités criminelles<br />
comme des managers classiques : l’insertion croissante dans l’économie légale au moyen de<br />
sociétés classiques a forgé la figure du mafieux moderne en tant qu’homme d’affaire ou de<br />
chef d’entreprise. La mafia est aujourd’hui une « force créatrice et motrice de l’économie de<br />
marché » 293 .<br />
La mafia est un ordre juridique parallèle possédant une dimension politique et<br />
territoriale : elle exerce à sa guise son pouvoir de domination sur les secteurs inorganisés du<br />
monde criminel. En ce sens, c’est un « Etat dans l’Etat » qui se glisse dans les vides laissés<br />
par l’Etat en occupant une place en déshérence car la mafia a besoin de l’Etat mais d’un Etat<br />
faible et inefficace. C’est pour cette raison que le mafieux est un « animal territorial » 294 : la<br />
force d’une mafia procède de la faiblesse de l’Etat, de son incapacité à s’imposer comme seul<br />
centre de pouvoir territorial. Une mafia ne souhaite pas la disparition de l’Etat mais<br />
simplement son affaiblissement afin de se substituer à l’exercice de ses prérogatives : une<br />
mafia est un Etat parallèle, non un anti-Etat. La maîtrise du territoire est la condition sine qua<br />
non de la puissance d’une mafia mais elle relève d’une géographie invisible car la mafia<br />
dispose de territoires affranchis de l’ordre légal, sortes d’enclaves quasi-autonomes libérées<br />
des contraintes du droit étatique qui concurrence l’Etat sur son propre territoire. Tous ces<br />
éléments présents dans les Balkans ont permis à la mafia albanophone de prospérer sur les<br />
ruines d’Etats faibles et faillis.<br />
1. La structuration d’une mafia atypique<br />
La zone grise des Balkans a représenté dans les années 1990 l’étuve possédant les<br />
conditions locales favorables pour créer un nouveau groupe criminel de grande ampleur : ce<br />
n’est que parce que la zone grise des Balkans existe que la criminalité organisée albanophone<br />
s’est developpée et s’est structurée autour des trafics et de l’alimentation de l’économie<br />
parallèle et du marché noir 295 . L’émergence de la mafia albanophone a été catalysée par la fin<br />
de la Guerre froide et l’utilisation consécutive des espaces de contrebande par d’anciens<br />
291 GAYRAUD J.-F. (2005), Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, Odile Jacob<br />
292<br />
DASQUE, J.-M. (2008)<br />
293<br />
GAYRAUD J.-F. (2005)<br />
294<br />
Ibid.<br />
295<br />
MILETITCH N. (1998)<br />
105
membres des services secrets albanais, le Sigurimi : en 1991, l’agence est dissoute à cause de<br />
la guerre en ex-Yougoslavie et est remplacée par le <strong>Service</strong> National de Renseignement<br />
(NIS). Environ 10 000 agents ont alors perdu leurs emplois et se sont ré-orientés vers le crime<br />
organisé en exploitant les réseaux criminels contre lesquels ils luttaient antérieurement. A<br />
partir de ces groupuscules criminels, les guerres intestines en ex-Yougoslavie ont stimulé les<br />
marchés illégaux et ont fait naître des réseaux criminels dotés de capacités militaires,<br />
politiques et économiques. On qualifie même la mafia albanophone de mafia « sans Etat » au<br />
sens où elle est basée au Kosovo, véritable base arrière des trafics régionaux en tout genre 296 .<br />
La mafia albanophone a commencé son expansion dans les années 1990 dans les<br />
trafics illégaux sous la coupe de la maffya turque avec laquelle elle s’est progressivement<br />
insérée sur le marché de la drogue. Sitôt après leur établissement, les réseaux albanophones<br />
tendent à se soustraire de la tutelle turque et finissent par organiser leurs trafics de façon<br />
autonome par une politique agressive tant sur les prix que par une sanctuarisation violente du<br />
territoire. Ce n’est réellement qu’à partir du début des guerres en ex-Yougoslavie que les<br />
groupes criminels organisés, mafia albanophone la première, se sont réellement développés<br />
autour de trafics facilités dans les zones de guerre. En plus des groupes armés<br />
indépendantistes ou nationalistes, les « combattants criminels » ont rapidement mis en place<br />
des filières d’exploitation d’armes et de biens de consommation courante qu’ils fournissaient<br />
à tous les partis impliqués dans le conflit. Les sanctions internationales dont les Balkans<br />
souffraient à cette époque ont grandement aidé à l’expansion des trafics par le crime organisé<br />
albanophone 297 . Après les conflits en Serbie, Croatie et Bosnie, c’est au tour du Kosovo de<br />
s’enflammer en 1995 : le réseau criminel albanophone s’étant parfaitement structuré en ex-<br />
Yougoslavie, ce dernier ne rate par le coche et obtient rapidement le monopole de la<br />
réalisation des trafics dans la zone de guerre du Kosovo. Les rebelles kosovars de l’UÇK<br />
auraient largement profités des largesses de la mafia albanophone en matière d’armement et<br />
de financement 298 .<br />
Après la drogue, la criminalité organisée albanophone s’est rapidement développée<br />
autour de la contrebande d’armes et d’essence : les quantités d’armes disponibles du fait de<br />
l’ouverture des stocks à la fin de la Guerre froide et la demande croissante du fait des conflits<br />
armés régionaux en font un marché hautement lucratif. Le marché des ALPC étant<br />
296 La mafia albanophone compte indistinctement des membres albanais nationaux et des albanais du Kosovo<br />
297 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b)<br />
298 HAJDINJAK M. (2002)<br />
106
elativement saturé dans les années 1990 299 , la mafia albanophone, en contact direct avec de<br />
nombreux produits illégaux, oriente son activité criminelle dans les circuits illégaux de la<br />
contrebande de cigarettes et d’êtres humains, notamment par l’intermédiaire des nombreux<br />
camps de réfugiés existant en ex-Yougoslavie 300 , trafics moins dangereux et beaucoup plus<br />
lucratifs. En plus du pillage et de la contrebande d’armes et de produits de consommation, le<br />
crime organisé albanophone s’est spécialisé dans le détournement de l’aide humanitaire et de<br />
la monnaie étrangère. La filière commerciale albanophone voit ainsi le jour et la poly-<br />
criminalité et la violence dont elle fait preuve la rendent encore plus visible.<br />
2. L’implantation territoriale de la mafia albanophone<br />
Une forte implantation territoriale régionale et une impliquation importante dans les<br />
trafics permet d’assurer la pérénnité de ce nouvel acteur incontournable dans la scène<br />
économique et sociale des Balkans. La mafia albanophone est un groupe criminel familial<br />
fortement hiérarchisé, discipliné et basé sur l’appartenance au groupe et à l’ethnie<br />
albanaise 301 . C’est un groupe criminel puissant et violent, très flexible, de type entrepreneurial<br />
et polycriminel. La communauté linguistique, les liens familiaux, la solidarité au sein de<br />
certaines diasporas assurent un haut niveau de sécurité aux réseaux et les protègent des<br />
tentatives d'infiltrations. 90% de la population du Kosovo est d’origine albanaise 302 et la<br />
minorité albanaise en Macédoine est plus que visible : cette implantation albanaise dans les<br />
Balkans a largement profité à la mafia albanophone et son expansion rapide. De plus, la<br />
proximité des groupes albanophone avec les zones de combat ont facilité l’expansion des<br />
trafics illégaux dans la région depuis les années 1990. Le port de Durrës est le véritable centre<br />
du trafic de drogues en Albanie, en particulier le terminal de la route sud des Balkans qui<br />
permet à l'héroïne afghane d'atteindre les grands ports d'Italie de Bari, Ancône et Trieste 303 .<br />
Des contacts avec les mafias italiennes ont été trouvés sur la base d'un partenariat de<br />
sous-traitance avec la Sacra Corona Unita pour la vente d’armes, le cannabis et les migrants,<br />
299<br />
KHAKEE A. et FLORQUIN N. (2003), Kosovo and the Gun : A Baseline Assessment of Small Arms and<br />
Light Weapons in Kosovo, A study commissioned by the United Nations Development Programme, June 2003<br />
300<br />
PAPAPETROU A. (2008)<br />
301<br />
STOJAROVA V. (2007)<br />
302<br />
BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003),<br />
Nations Hospitable to Organized Crime and Terrorism, Federal Research Division, Library of Congress,<br />
Washington (D.C.) : Library of Congress, October 2003<br />
303<br />
CHASSAGNE P. et GJELOSHAJ K. (2005), L'émergence de la criminalité organisée albanophone, Cemoti<br />
n° 32 - Drogue et politique<br />
107
notamment les prostituées 304 . Dans les années 1990, les albanais offrent leurs services et leur<br />
expertise à la mafia italienne dans la contrebande transfrontalière grâce à leur connaissance<br />
accrue du terrain et de la région : c’est une opportunité majeure pour la mafia italienne et pour<br />
les groupes albanophones en gestation. Après avoir travaillé en coopération avec la mafia<br />
italienne, les albanais se sont autonomisés de leurs « parrains » grâce à l’argent et<br />
l’expérience gagnée de leur entente. L'Italie, du fait de sa proximité géographique et de son<br />
imprégnation mafieuse, a naturellement été investie par les réseaux albanophones et est<br />
devenue la principale tête de pont criminelle des albanais au sein de l’Union Européenn : ainsi<br />
la mafia albanophone controlerait la quasi-totalité du marché des prostituées en Italie.<br />
L’expansion rapide des trafics illégaux dans la région par la criminalité albanophone<br />
s’explique surtout par l’intermédiaire de la corruption endémique qui règne toujours dans la<br />
région, plus spécifiquement en Serbie, Macédoine et en Albanie. Ainsi le crime organisé<br />
albanophone a facilement pu pénétrer dans certaines arcanes du pouvoir politique local voire<br />
national dans le sud-est européen, se plaçant à des postes clés ou bien en corrompant des<br />
politiciens haut placés. La criminalité organisée albanophone possède aujourd’hui un droit de<br />
regard sur la quasi-totalité des trafics perpétrés dans les Balkans et possède le monopole de<br />
nombreuses routes d’acheminement des produits illégaux en Europe, d’Istanbul à l’Europe de<br />
l’Ouest en passant bien évidemment par les Balkans. La criminalité organisée dans les<br />
Balkans est de plus en plus marquée à cause de la diversification des activités et l’extension<br />
du champ d’action géographique des organisations criminelles dans la région. La région des<br />
Balkans s’apparente donc à une sorte de no-man’s land, combinant à la fois l’apparence légale<br />
d’Etats relativement stables 305 et illégale avec ses nombreux trafics, ces acteurs criminels et<br />
ces espaces à cheval entre zones grises nationales et territoires « libérés », en faisant une zone<br />
grise unique au monde, sorte de « Colombie européenne » 306 . La zone grise d’Afrique de<br />
l’Ouest rentre également dans cette logique de territoire anomique dépassant le simple cadre<br />
national en s’ancrant dans un epsace géopolitique élargi.<br />
304 ROUDAUT M. (2006)<br />
305 Kosovo mis à part…<br />
306 Ibid.<br />
108
II – La zone grise poly-étatique d’Afrique de l’Ouest<br />
On entendra par Afrique de l’Ouest la congrégation des pays côtiers au nord du golfe<br />
de Guinée jusqu’au Sénégal, ainsi que les pays de l’arrière-pays sahélien c'est à dire le Bénin,<br />
Burkina Faso, Cape Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia,<br />
Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone et le Togo (voir Annexe 20). Par<br />
Afrique des grands lacs, dimension plus politique que géographique, on entendra le Burundi,<br />
le RDC, l’Ouganda et le Rwanda. Le développement des zones de conflits en Afrique résulte<br />
à la fois de la résurgence des conflits identitaires, ethniques, religieux ou nationalistes ; de la<br />
faillite des États de droit et des souverainetés en déshérence, des immixtions des puissances<br />
régionales et internationales et d’une mondialisation des organisations criminelles<br />
internationales. Les conflits armés africains sont généralement liés aux ressources et aux<br />
circuits de production et de recyclage des narcodollars 307 : la quasi-totalité des guerres en<br />
Afrique est liée au contrôle des richesses, au pillage ou à la recherche de protection contre<br />
rémunération.<br />
La multitude de coups d’Etats et de guerres civiles en Afrique de l’Ouest depuis les<br />
années 1970 tend à faire disparaître la frontière entre politique et criminalité 308 . Dans des pays<br />
comme la Sierra Leone ou le Libéria, la différence entre crime organisé et violence politique<br />
est inexistante, tant les groupes armés sont impliqués dans la déstructuration de l’Etat et sa<br />
faillite.Dans les années 1960 et 70, la quasi-totalité des pays d’Afrique de l’Ouest a connu des<br />
conflits internes, des coups d’État et des guerres civiles meurtrières entraînant des<br />
déplacements massifs de population 309 . Les guerres civiles et intra-étatiques ont été de<br />
véritables catalyseurs de l’émergence de la sous-région de l’Afrique de l’Ouest comme vaste<br />
zone grise poly-étatique s’inscrivant dans un cadre régional supra-étatique. De la même<br />
manière que les conflits armés, la structure économique traditionnelle d’Afrique de l’Ouest et<br />
des grands lacs, basée sur l’exploitation des ressources naturelles alliée à une conception<br />
patrimoniale de l’État, contribue à offrir un environnement particulièrement propice à la<br />
conduite d’activités illégales et à attirer des acteurs illégaux recherchant un cadre politique et<br />
307<br />
HUGON P. (2001), L’économie des conflits en Afrique, Dalloz – Revue internationale et stratégique, 2001/3 -<br />
n° 43<br />
308<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005c), Transnational Organized Crime in the<br />
West African Region<br />
309<br />
Togo, Bénin, Burkina Faso, Nigeria, Sierra Leone, Liberia, Ghana, Guinée-Bissau, Guinée, Niger et Mali<br />
mais également Ouganda, Congo et Rwanda. En Afrique, on estime que sur 11 pays en conflit durant les<br />
années 1990 309 , le nombre de morts serait de 4 à 7 millions, soit 2,5 à 4,5 % de la population totale sur le<br />
continent. En 2000, 20 % de la population africaine et 14 pays étaient concernés par la guerre. On estimait le<br />
nombre de réfugiés à 4 millions et celui des déplacés à 10 millions in HUGON P. (2001)<br />
109
économique lâche : du fait de la fragilité endémique de la structure étatique régionale, une<br />
vaste zone grise existe bel et bien, remplaçant presque totalement le cadre étatique et<br />
économique légal 310 . A cela il faut ajouter des problèmes internes aux pays de la région<br />
comme des taux de chômage records surtout parmi les jeunes, l’exclusion sociale de couches<br />
importantes de la société, la faiblesse de la société civile locale et les violations des droits de<br />
l’homme. Il est nécessaire de faire un Etat des lieux des trafics et de l’économie de<br />
contrebande dans la sous-région africaine ainsi que des acteurs faisant vivre la zone grise (A)<br />
avant de s’intéresser plus particulièrement à l’émergence récente d’un trafic de drogues<br />
massif dans la zone grise africaine (B).<br />
A. Etat des lieux de la zone grise d’Afrique de l’Ouest<br />
La faiblesse voire l’inexistence d’institutions étatiques chargées du maintien de l’ordre<br />
ou de la sécurité, la pauvreté et les guerres civiles et ethniques endémiques qui touchent le<br />
continent depuis les années 1970 sont en partie responsables du recours à une économie de<br />
contrebande parallèle ainsi qu’à la réalisation de nombreux trafics transfrontaliers dans la<br />
sous-région africaine. La collusion entre acteurs criminels et élites au pouvoir est monnaie<br />
courante dans la région : la corruption est vue comme « naturelle », sorte de continuum à la<br />
domination patrimoniale traditionnelle en Afrique. La question de la frontière est primordiale<br />
dans la compréhension de la notion de zone grise en Afrique : imposées par les puissances<br />
coloniales, les frontières africaines ne recoupent pas les découpages ethniques et territoriaux<br />
traditionnels des peuples africains, ce qui tend à rendre caduque la notion même de frontière<br />
comme zone délimitée d’un territoire national. Les passages incessants des peuples entre les<br />
frontières des Etats d’Afrique de l’Ouest sont un circuit tout trouvé pour les trafiquants qui se<br />
fondent dans la masse du commerce transfrontalier traditionnel 311 . La mondialisation a touché<br />
l’Afrique grâce au développement des trafics illégaux transnationaux, même si ce n’est pas<br />
forcément la mondialisation que l’on attendait : aujourd’hui, les activités illégales en Afrique<br />
sont fortement intégrées aux activités licites à tel point que les deux se mêlent et deviennent<br />
consubstantielles l’une à l’autre. L’étude de l’économie informelle et des acteurs réalisant les<br />
trafics permet de rendre compte de cette insertion de l’illégal dans la vie économique et<br />
politique de la sous-région.<br />
310 ANDRES A. de (2008), West Africa under attack : drugs, organizes crime and terrorism as the new threast<br />
to global security, UNISCI Discussion Papers, Nº 16 nero / January 2008<br />
311 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003)<br />
110
1. Trafics et économie informelle en Afrique de l’Ouest<br />
L’Afrique connaît tous les types d’activités criminelles et de contrebande possibles et<br />
imaginables : trafic de drogues, d’armes, d’êtres humains, de cigarettes, de pétrole et de biens<br />
de consommation courante ou de première nécessité, corruption, blanchiment, contrefaçon,<br />
pillage des ressources naturelles (bois précieux et pierres précieuses surtout), activités<br />
criminelles « traditionnelles » comme le vol, l’extorsion, le braquage, les enlèvements. Dans<br />
les pays de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest 312 , l’économie<br />
informelle représenterait 60% de la richesse produite, les principaux bénéficiaires de ce<br />
système économique parallèle étant le monde criminel. La criminalisation croissante de<br />
certains secteurs entiers de l’économie des pays d’Afrique de l’Ouest continue de renforcer<br />
les réseaux illégaux et la corruption régionale 313 .<br />
En Afrique, le trafic d’ALPC est particulièrement opaque et dynamique : l’Afrique<br />
compte pour plus de 15% du commerce d’armes illégales dans le monde. Une véritable<br />
culture des armes existe dans les pays africains en proie aux guerres civiles depuis des<br />
décennies : posséder une arme à feu est plus une question de survie dans le cadre de la<br />
perception de la violence armée comme régulateur efficace de la vie sociale. C’est<br />
particulièrement le cas en RDC où il y a plus d’ALPC que d’habitants dans certaines<br />
provinces de l’Est du pays 314 . La saturation de l’offre d’ALPC dans la sous-région par rapport<br />
à la demande et le manque de contrôle centralisé de la distribution forme un réseau de trafics<br />
d’armes à feu lâche, peu organisé et faiblement administré 315 . Le marché des armes à feu en<br />
Afrique est régi par deux sources de demandes : d’un côté la redistribution d’ALPC en<br />
remplacement de la monnaie dans les échanges commerciaux illégaux dans la société et<br />
d’autre part un marché noir extrêmement développé fournissant des armes aussi bien aux<br />
groupes armés qu’aux civils désireux d’assurer leur protection. Le Libéria a gagné dans les<br />
années 1990 la réputation de centre de trafic des ALPC : les conditions politiques et ethniques<br />
en plein contexte de guerre civile ont permis le développement rapide d’une filière des armes<br />
régionales permettant d’irriguer la demande en Afrique. Le point focal de la contrebande dans<br />
312 Créée en 1975, la CEDEAO est une organisation internationale régionale ayant pour but principal de<br />
promouvoir la coopération et l'intégration régionale et de créer une union économique et monétaire entre les pays<br />
de l’Afrique de l'Ouest. Elle compte aujourd’hui 15 Etats membres.<br />
313 WANNENBURG G. (2005), Organised crime in West Africa, African Security Review 14(4)<br />
314<br />
SHROEDER M. et LAMB G. (2006), The Illicit Arms Trade in Africa. A global enterprise, African Analyst,<br />
Third Quarter 2006<br />
315<br />
DEMETRIOU S. et al. (2002), Small Arms Availability, Trade and Impacts in the Republic of Congo, Small<br />
Arms Survey Special Report – Avril 2002<br />
111
la sous-région s’articule entre les frontières de Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigeria et<br />
Burkina Faso, là où les contrôles sont encore plus inexistants qu’à l’accoutumée : ce corridor<br />
est le cœur de l’illicite dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest.<br />
Le trafic de cigarettes est un marché très lucratif en Afrique, dans des pays comme la<br />
Guinée-Bissau où les cigarettes de contrebande représentent 80% de l’offre en cigarettes 316 .<br />
Les cigarettes sont le plus souvent produites en Chine et au Vietnam et circulent en Afrique<br />
par l’intermédiaire des pays de transit que sont la Guinée et la Mauritanie. La contrebande de<br />
médicaments est un marché très développé dans la sous-région africaine, l’offre de<br />
médicaments légaux et l’accès aux soins y étant fortement limités : la plupart des<br />
médicaments trafiqués proviennent de Chine et d’Inde, sont en vente libre et accessibles à des<br />
prix compétitifs par rapport aux médicaments légaux hors de prix ou disponibles uniquement<br />
sur ordonnance. Les médicaments trafiqués 317 représentent jusqu’à 50% de l’offre de<br />
médicaments en Afrique.<br />
La contrebande de diamants représente un enjeu majeur des guerres en Afrique, tout<br />
en constituant l’une des principales sources de financement de ces conflits, les filières du<br />
diamant et celles de l’armement étant étroitement liées 318 . Selon le lobby diamantaire<br />
hollandais De Beers, l’Afrique pèse 52 % des 6,8 milliards de dollars produit chaque année<br />
dans l’industrie diamantaire. Les zones conflictuelles de l’Angola, du Libéria, du Nigeria, de<br />
la Sierra Leone, de la Côte d’Ivoire et de RDC ont été le théâtre de plusieurs conflits civils<br />
alimentés par l’extraction illégale et l’exportation de diamants 319 . La criminalisation du<br />
diamant a commencé dans les années 1980 avec le soutien de l’Afrique du Sud, de l’ex-Zaïre<br />
de Mobutu et de la Côte-d’Ivoire. C’est en Angola et en Sierra Leone que les premiers «<br />
diamants de conflit » sont apparus, pays dans lesquels les groupes armés se sont appropriés le<br />
contrôle des mines ou des sites diamantifères, les diamants étant dans ces pays le moyen le<br />
plus simple de financer l’achat des armes nécessaires à la poursuite du conflit 320 . Au fil des<br />
années, il est devenu de plus en plus difficile de savoir si les diamants favorisaient la<br />
perpétuation de la guerre en Angola et au Sierra Leone du fait des achats d’armes qu’ils<br />
permettaient ou si la guerre durait simplement afin que les différentes bandes armées<br />
316<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005b), Criminalité et développement en Afrique,<br />
Juin 2005<br />
317<br />
Ces derniers étant des placebos et ne contiennent généralement pas d’ingrédients actifs.<br />
318<br />
HUGON P. (2001)<br />
319<br />
En valeur, le Botswana, la Russie et l’Afrique du Sud sont les trois premiers producteurs mondiaux de<br />
diamants devant l’Angola, la Namibie, le Canada, la RDC et l’Australie.<br />
320<br />
MUGNIER D. (2001), Les diamants et les relations internationales illicites, Dalloz – Revue internationale et<br />
stratégique, 2001/3 - n° 43<br />
112
apparentées à l’un ou l’autre camps puissent conserver la maîtrise des sites diamantifères.<br />
L’ancien président du Zaïre, Mobutu Sese Seko, a été la caricature même du « gemnocrate ».<br />
Le diamant est aujourd’hui l’une des ressources privilégiées utilisées par les<br />
mouvements rebelles comme par les gouvernements africains pour obtenir des armes, des<br />
prestations de sécurité diverses et finalement, mener des guerres sur le continent. Dans ces «<br />
États fantômes » 321 où le diamant reste l’ultime ressource disponible pour accumuler un<br />
capital, la ressource minière fait vivre un réseau clientéliste et permet l’entretien d’une armée<br />
bien équipée, opérant par la même une véritable recomposition des modes d’exercice du<br />
pouvoir fondés sur le contrôle des gemmes. Les pierres permettent d’acheter des armes, ou de<br />
financer toutes autres activités nécessitant de l’argent blanchi 322 : en effet, les diamants ne<br />
causent pas les guerres en Afrique mais constituent la monnaie d’échange entre rebelles et<br />
commanditaires, créant ainsi une motivation économique évidente de s’approprier les<br />
ressources diamantaires. Les groupes armés locaux s’intéressent particulièrement au trafic de<br />
diamants en raison de sa valeur qui permet la vente unitaire et non au poids. Dans les années<br />
1990 des milliards de dollars en diamants ont été importés en Belgique, en provenance du<br />
Libéria or le Libéria n’est pas un producteur de diamants. Le même scénario s’est développé<br />
dans l’ex-Congo, pays non producteur mais exportateur massif de diamants dans les années<br />
1990. Il est difficile d’évaluer la part prise par les « diamants du sang » dans la production<br />
mondiale : le phénomène toucherait entre 10 et 20 % de la production mondiale pour certains<br />
experts 323 contre 4% pour le lobby De Beers 324 . Mais tous les trafics illégaux en Afrique de<br />
l’Ouest ne pourraient être possibles sans la structuration d’acteurs illégaux proliférant au sein<br />
de la zone grise régionale.<br />
2. La prolifération d’acteurs illégaux et la structuration des gangs nigérians<br />
On peut identifier des facteurs sociaux associés à la criminalité en Afrique : inégalités<br />
de revenus, jeunesse de la population, urbanisation rapide, manque de moyens des systèmes<br />
de justice pénale, déplacements humanitaires et réfugiés, prolifération des armes à feu liée en<br />
partie à la recrudescence des conflits dans toutes les régions du continent 325 . Certains facteurs<br />
complémentaires liés à la géopolitique africaine entraînent une augmentation de la criminalité<br />
321<br />
Ibid.<br />
322<br />
GLOBAL WITNESS (2003), For a Few Dollars Mors : How al Queada Moved into the Diamond Trade<br />
323<br />
Ibid.<br />
324<br />
4% qui pèsent malgré tout environ 600 millions de dollars par an…<br />
325<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005c)<br />
113
en période post-conflit. On peut observer premièrement la criminalité en tant que moyen de<br />
subsistance : les jeunes gens qui sont formés aux techniques de la violence et qui n’ont pas<br />
d’autres moyens de subsistance ni de possibilités d’éducation après les conflits peuvent créer<br />
des filières de contrebande rentables. De la même manière, les catastrophes humanitaires et<br />
les déplacements de populations en raison des conflits sont autant de séquelles pouvant<br />
alimenter la criminalité organisée. En dernier lieu, la disparition de l’autorité et<br />
l’affaiblissement de l’État ainsi que la généralisation de la corruption peuvent entraver les<br />
tentatives de rétablissement de l’ordre et faciliter la prolifération de groupes criminels bien<br />
implantés dans le paysage national et régional.<br />
Il est possible de parler d’un « nouveau triangle négrier » 326 en Afrique entre les<br />
puissances criminelles qui tiennent les marchés, les élites corrompues qui tiennent le pouvoir<br />
et les milices tribales qui détiennent la puissance régionale. Plusieurs types d’acteurs illégaux<br />
se partagent les marchés et réseaux de trafics en Afrique et revendiquent tous une part de la<br />
violence criminelle existante dans la sous-région. Cette diversité rend difficile une<br />
catégorisation précise des acteurs criminels locaux même si l’on peut identifier les groupes<br />
armés rebelles, les milices et groupes armés ethniques, les « seigneurs de la guerre » et enfin<br />
les gangs criminalisés.<br />
Les groupes armés rebelles et mouvements de guérilla sont territorialisés dans des fiefs<br />
locaux et pratiquent un racket et un pillage systématique des ressources des populations<br />
contrôlées : les conflits et les guerres civiles durant depuis les années 1970 tendent à créer des<br />
groupes armés ressemblant plus à des armées semi-professionnelles qu’à de simples<br />
criminels 327 . Les milices et groupes armés sont généralement issus des guerres civiles intra-<br />
étatiques et le conflit résolu, continuent à pratiquer des activités de prédation et se livrent à<br />
des trafics en tout genre afin de financer leur existence : ne souhaitant en aucun cas prendre le<br />
pouvoir dans leurs pays respectifs, ils exercent simplement une pression sur le gouvernement<br />
central. Les « seigneurs de la guerre » représentent des « chefs » criminels implantés dans une<br />
zone territoriale généralement non-urbaine gérant un bassin d’activités criminelles afin<br />
d’assurer le clientélisme par la redistribution locale des ressources<br />
Les gangs et groupes criminels purs sont généralement issus de milieux pauvres et<br />
sans emplois parmi les jeunes désœuvrés des métropoles qui se livrent à la criminalité<br />
traditionnelle ainsi qu’aux trafics comme moyen de survie au travers de groupes criminels peu<br />
326 GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré<br />
aux Clercs – Essais<br />
327 DEMETRIOU S. et al. (2002)<br />
114
structurés. On estime généralement que la criminalité organisée en Afrique de l’Ouest sous sa<br />
forme actuelle est apparue dans les années 1970 en même temps que naissent les problèmes<br />
liés au développement en Afrique comme la montée des prix du pétrole, les taux élevés<br />
d’inflation et la progression rapide des niveaux de la dette dans les pays en développement.<br />
Or les groupes criminels africains présentent des structures lâches, fragmentées. Ils<br />
prennent plutôt l’apparence d’un crime « désorganisé » que de réels groupes criminels<br />
structurés. Seuls les gangs nigérians possèdent cette capacité d’organisation : les gangs<br />
nigérians sont caractérisés par leur flexibilité et leur habilité à s’approprier le monopole de<br />
nombreux trafics en Afrique, n’hésitant pas à employer des structures et des méthodes dignes<br />
d’entreprises légales.<br />
Le Nigeria est le premier pays trafiquant d’Afrique de l’Ouest en ce qui concerne la<br />
filière de la drogue et le blanchiment des narcoprofits, faisant de cet Etat l’un des plus<br />
corrompus au monde 328 et qui a développé une économie informelle de contrebande, de<br />
piratage, de contrefaçon et de corruption la plus développée et la plus ancrée dans la réalité<br />
quotidienne. La ville de Lagos est la « capitale » africaine du crime et commence à posséder<br />
une attraction internationale pour les trafiquants transnationaux. La ré-orientation du trafic de<br />
drogues vers l’Afrique en destination de l’Europe illustre le mieux l’attrait de l’Afrique<br />
comme nouvel Eldorado de l’illégal. Des décennies de junte militaire au pouvoir dans le pays<br />
n’ont pas arrangé la situation économique qui a poussé les populations civiles à se tourner<br />
vers le marché noir et l’économie parallèle comme moyen de subsistance et de prêter<br />
allégeance aux « seigneurs de guerre » locaux afin d’assurer tant bien que mal leur sécurité, le<br />
gouvernement central n’étant plus capable de fournir de biens politiques.<br />
En raison de cette situation politique et économique si particulière au Nigeria, des<br />
groupes de criminalité organisée ont commencé à voir le jour dans les années 1980. Les gangs<br />
nigérians se structurent autour de personnes expertes dans un domaine précis et susceptibles<br />
d’être associées à d’autres personnes sur la base d’accords, plutôt que dans le cadre d’une<br />
hiérarchie rigide. Les gangs nigérians répondent à une structure réticulaire souple formée par<br />
des cellules actives dans de nombreux pays mais qui restent toutes rattachées au groupe<br />
central basé à Lagos : chaque cellule se livre à des trafics illégaux conformément aux<br />
instructions données par le centre décisionnel. Les groupes de criminels nigérians ont<br />
tendance à ne pas s’organiser en structures à grande échelle et hiérarchisés : le terme « réseau<br />
328 INCSR (2009)<br />
115
» est probablement plus approprié car les individus membres du groupe forment, avec leurs<br />
propres savoirs et techniques, des « coalitions à but commercial qui peuvent se développer ou<br />
disparaître en fonction de la demande du marché et des efforts des services de<br />
répression » 329 .<br />
Les liens ethniques traditionnels possèdent une part vitale dans la structuration des<br />
gangs nigérians puisque le recrutement de nouveaux membres de l’organisation se fait<br />
uniquement sur la base de l’appartenance ethnique et même tribale. Se structure ainsi un<br />
réseau fermé à l’extérieur et à toute tentative d’intrusion par des « non-locaux » qui ne<br />
partagent pas la même affiliation traditionnelle. Cette structuration renforce le monopole de<br />
ces gangs sur une grande partie des trafics transnationaux présents dans la sous-région<br />
africaine mais cette structure particulière permet aux gangs nigérians de coexister avec les<br />
groupes criminels beaucoup plus hiérarchisés qui contrôlent d’autres aspects de la filière<br />
illicite : les nigérians ne rentrant pas en concurrence avec les autres groupes criminels mieux<br />
implantés et ont également réussi à se faire une place sur les marchés étrangers<br />
traditionnellement contrôlés par les groupes criminels locaux en prenant le contrôle des petits<br />
marchés puis en remontant la filière jusqu’à la contrôler. Du fait de leur flexibilité, les<br />
organisations nigérianes sont capables d’aller chercher des marchés et s’octroyer des<br />
« niches » marchandes beaucoup plus facilement qu’un groupe criminel traditionnel. Cette<br />
structure organique est extrêmement adaptable et permet à ces groupes de pénétrer sur des<br />
marchés étroits auxquels les organisations plus lourdes n’ont pas accès. D’autre part, leur<br />
flexibilité permet de résister aux mesures de répression existantes localement 330 . De cette<br />
façon, les réseaux nigérians ont pris le contrôle des marchés de la vente au détail du cannabis,<br />
de la cocaïne et de l’héroïne de plusieurs villes d’Europe de l’Ouest et disposent de puissants<br />
centres d’opérations tant dans les pays producteurs (Brésil, Thaïlande, Pakistan, Afrique du<br />
Sud) que les pays de destination, y compris les Etats-Unis. Utilisant la même logique que pour<br />
des activités légales, les réseaux criminels nigérians abandonneront rapidement un produit ou<br />
une technique qui n’est pas rentable au profit d’une autre : ils combinent ainsi librement<br />
activités légales et criminelles et multiplient les opérations de poly-criminalité. Depuis la fin<br />
des années 1990, plus de 500 cellules formant les gangs nigérians seraient actives dans une<br />
soixantaine de pays et entretiendraient des liens avec la plupart des groupes criminels<br />
européens, sud-américains et asiatiques.<br />
329 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005b)<br />
330 Ibid.<br />
116
La contrebande de pétrole est une spécialité des gangs nigérians : le principe est de<br />
remplir la soute d’un bateau avec du pétrole volé directement sur les sites de production<br />
locaux, le Nigeria étant l’un des pays africain le plus pétrolifère 331 . Une autre technique inclue<br />
le raccordement illégal à un pipeline afin de profiter du flux de pétrole. La corruption du<br />
personnel travaillant pour les compagnies pétrolifères locales est bien entendu obligatoire afin<br />
d’assurer l’impunité du trafic. Dans le Delta du Niger, on estime qu’entre l’équivalent de 100<br />
000 et 300 000 barils de pétrole sont volés chaque jour 332 pour se retrouver sur le marché<br />
régional de la contrebande, les trafiquants nigérians revendent le pétrole dans les pays voisins.<br />
Avec un prix de vente moyen local du baril à 20 dollars, ne serait-ce que 150 000 barils volés<br />
représentent plus de 3 millions de dollars de revenus journaliers, soit un milliard de dollars<br />
annuel, la quasi-totalité revenant aux criminels et aux agents corrompus 333 .<br />
Les gangs nigérians sont également les pionniers en matière de fraude informatique,<br />
notamment par l’intermédiaire de fraudes par Internet. La fraude bancaire la plus célèbre est<br />
connue sous le nom de fraude « 419 », d’après l’article du Code Criminel nigérian punissant<br />
cette pratique illégale : sur les 138 pays victimes de fraudes bancaires informatiques depuis<br />
2003, les criminels nigérians auraient frappé dans 122 pays. La réalisation de telles fraudes ne<br />
nécessite pas forcément des connaissances très approfondies en informatique mais montre<br />
malgré tout le degré de sophistication des trafics dans lesquels les nigérians se sont lancés<br />
depuis quelques années.<br />
L’Afrique de l’Ouest tend à devenir aujourd’hui une nouvelle plaque tournante<br />
internationale du trafic de drogues.<br />
B. L’Afrique de l’Ouest comme nouvelle plaque tournante internationale du<br />
trafic de drogues<br />
La décennie 1980 marque le tournant dans l’intégration de l’Afrique subsaharienne<br />
dans l’économie des drogues illicites : c’est à partir de cette époque que le trafic de drogues<br />
transnational commence à passer par l’Afrique avant de transborder la marchandise auprès<br />
des aires de consommation européennes. L’Afrique de l’Ouest devient une nouvelle terre de<br />
passage des produits illicites provenant d’Asie et d’Amérique Latine vers l’Europe et<br />
331 Le Nigeria est considéré comme le septième producteur mondial de pétrole et responsable de 4% de la<br />
production annuelle mondiale, en faisant le cinquième pourvoyeur de pétrole brut aux Etats-Unis.<br />
332 Ce qui représente tout de même entre 5 et15% de la production officielle !<br />
333 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009c), Transnational trafficking and the rule of<br />
law in West Africa : a threat assessment, Juillet 2009<br />
117
l’Amérique du Nord. En plus de cela, l’Afrique est devenue une terre de production de<br />
cannabis et un nouveau marché de consommation en forte expansion. La situation du trafic de<br />
drogues en Afrique de l’Ouest ressemble-t-elle plus à celle de l’Amérique <strong>Central</strong>e, à celle<br />
des Balkans ou bien répond-elle à une nouvelle logique ?<br />
1. Evaluation de l’ampleur du trafic de drogues en Afrique<br />
Au premier abord, le trafic transnational de cocaïne par l’intermédiaire de l’Afrique de<br />
l’Ouest ne semble pas répondre à une logique rationnelle de la part des trafiquants, étant<br />
donné que la filière est beaucoup plus longue et donc à première vue plus risquée que le<br />
passage direct de la marchandise dans les ports européens. De plus, l’Afrique est pour la<br />
plupart des narcotrafiquants sud-américains une terre inconnue qui rajoute un biais<br />
informationnel dans leur prise de décision. Malgré tout, si l’on se penche sur la réalité du<br />
narcotrafic en Afrique, il est clair que le continent offre aux trafiquants de drogues des<br />
avantages relatifs bien supérieurs aux points négatifs qui viennent d’être identifiés : ce n’est<br />
pas un hasard si dans les années 1990, la filière de la cocaïne s’est redirigée vers l’Afrique<br />
comme point d’entrée, de transit puis de transbordement de la cocaïne provenant des espaces<br />
de production andins. Pour utiliser l’Afrique comme plaque tournante de la filière drogue, les<br />
trafiquants doivent faire un détour par rapport à leurs routes traditionnelles et augmenter les<br />
risques : entreprendre un tel détour doit donc présenter des avantages significatifs. Le déclin<br />
du marché de la cocaïne aux États-Unis et la progression du marché européen semblent avoir<br />
incité les trafiquants de cocaïne d'Amérique du Sud à utiliser les zones de mauvaise<br />
gouvernance d’Afrique de l'Ouest comme zones de transit 334 (UNODC DROGUES<br />
AFRIQUE OUEST). Si à l’échelle régionale l’impact économique du trafic de cocaïne est<br />
sans doute limité, sa valeur globale est élevée, comparée aux autres sources de revenus<br />
disponibles sur le continent.<br />
Plusieurs raisons expliquent l’importance de l’Afrique de l’Ouest comme région de<br />
transit de la cocaïne vers l’Europe. D’abord le succès des opérations de contrôle du trafic de<br />
cocaïne dans l’Atlantique Nord et principalement près des côtes européennes faisant des<br />
frontières atlantiques européennes des zones beaucoup plus protégées qu’avant. Passer<br />
directement de l’Amérique du Sud à l’Europe n’est donc plus possible pour des<br />
334 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008e), Le trafic de drogue comme menace à la<br />
sécurité en Afrique de l’Ouest, Octobre 2008<br />
118
narcotrafiquants hantés par la peur des contrôles et des saisies 335 . Ensuite, les pays d’Afrique<br />
de l’Ouest sont perçus par les trafiquants comme des pays où il est aisé d’établir des activités<br />
clandestines du fait de la corruption et des faiblesses des structures de contrôle. Les<br />
trafiquants de drogues tendent de plus en plus à utiliser l’Afrique comme route alternative<br />
dans le filière de la cocaïne sud-américaine afin d’éviter les contrôles frontaliers des<br />
itinéraires traditionnels beaucoup plus congestionnés par les forces de l’ordre. Certaines zones<br />
d’Afrique de l’Ouest sont donc devenues des lieux où s’effectuent les transactions du marché<br />
de gros de la cocaïne : la cordillère de la coca n’est plus aujourd’hui le seul marché de gros du<br />
monde.<br />
Bien que la cocaïne ne soit pas produite en Afrique, l’augmentation rapide des saisies<br />
montre l’importance grandissante du continent, et en particulier de l’Afrique de l’Ouest,<br />
comme plaque tournante du trafic de cocaïne de l’Amérique Latine vers l’Europe. Entre 1998<br />
et 2003, pour l’ensemble du continent, les saisies annuelles de cocaïne en Afrique étaient en<br />
moyenne de 0,6 tonne. Cependant depuis 2004, les saisies annuelles de cocaïne pour<br />
l’ensemble du continent ont été supérieures à 3 tonnes, soit cinq fois plus que précédemment.<br />
Les données de 2008 indiquent des saisies records s’élevant à plus de 6 tonnes de cocaïne sur<br />
le continent africain, soit une augmentation de plus de 50% par rapport aux années<br />
précédentes. Malgré tout, ce pourcentage très limité des saisies est probablement plus<br />
représentatif des faiblesses des agences africaines de contrôle des stupéfiants de lutter<br />
efficacement sur leur territoire contre le trafic de cocaïne que de l’étendue réelle du<br />
phénomène.<br />
Une partie de la cocaïne quitte l’Afrique de l’Ouest en empruntant une fois encore la<br />
voie maritime et une autre partie grâce à des passeurs utilisant des vols commerciaux ou<br />
dissimulée dans le fret aérien vers l’Europe. La plus grande partie y sera distribuée au détail<br />
par les gangs nigérians : ceux-ci dominent en effet le système de distribution de la cocaïne<br />
dans de nombreux pays européens. On assiste également au transbordement de la cocaïne<br />
d’un bateau en provenance d’Amérique Latine sur un autre bateau naviguant près des côtes<br />
africaines, permettant aux trafiquants de tromper les contrôles maritimes. Face aux saisies et<br />
aux contrôles accrus dans les eaux internationales, les trafiquants ont commencé à utiliser le<br />
continent Africain comme lieu de stockage privilégié. De la même manière, les trafiquants ont<br />
réussi à établir des connections aériennes directes entre l’Amérique Latine et l’Afrique de<br />
l’Ouest : la présence de pistes d’atterrissage clandestines en Guinée-Bissau avait déjà été<br />
335 Les saisies de cocaïne à destination de l’Afrique sont si nombreuses dans la zone du dixième degré de latitude<br />
nord que les services de contrôle des stupéfiants l’ont nommée « l’autoroute 10 » (ONUDC AFRIQUE).<br />
119
emarquée par les autorités internationales depuis quelques années. Au final, la quasi-totalité<br />
de la cocaïne consommée en Europe passe par l’Afrique avant d’être transportée au sein des<br />
aires de consommation.<br />
Laurent Laniel présente la production de cannabis en Afrique comme une possible «<br />
alternative au développement », l’économie du cannabis permettant à nombre de paysans<br />
africains de pallier le sous-développement auquel ils sont confrontés depuis des décennies : en<br />
effet à rendement égal en Afrique, les revenus de 0,1 hectare de cannabis représentent<br />
l’équivalent de 10 à 13 tonnes de cacao récoltables sur 30 hectares. L’économie du cannabis<br />
contribuerait ainsi à « maintenir une certaine stabilité » et serait donc garante d’un statu quo<br />
socio-économique 336 . Globalement, la production du cannabis en Afrique répondrait à des<br />
impératifs économiques bien plus que stratégiques, dès lors que le cannabis ne sert que très<br />
peu au financement de conflits armés, à la différence de ce qui a pu avoir lieu en Afghanistan,<br />
en Birmanie et de ce qui persiste en Colombie. Le cannabis tient certes une place dans les<br />
conflits africains mais vraisemblablement moins en tant que ressource financière qu’en tant<br />
que produit de consommation de choix des combattants.<br />
2. La place du commerce de drogues dans la société africaine<br />
Désignée comme un narco-État par l'Office contre la Drogue et le Crime des Nations<br />
unies, la Guinée-Bissau sert de tête de pont vers l'Europe aux narcotrafiquants d'Amérique<br />
latine. Le chapelet d'îles appartenant au territoire national guinéen dispose des pistes d'avion<br />
de fortune construites par les Portugais pour les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.<br />
Les autorités locales sont incapables d’empêcher le pays de devenir une zone de stockage de<br />
cocaïne, notamment dans le port de Conakry où les drogues sont acheminées en Europe par<br />
cargo ou transportées par des « mules ». Explosion de la consommation locale de cocaïne,<br />
blanchiment des narcoprofits, corruption accrue pour camoufler le trafic, à cela s’ajoute la<br />
faiblesse de l’Etat qui n’aide pas à reprendre le contrôle sur une situation désastreuse et qui<br />
n’assure par la surveillance de ses frontières maritimes. A tel point que la valeur en cocaïne<br />
transitant dans le pays dépasse le PIB national 337 .<br />
336<br />
LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et<br />
le SGDN, Mai 2006<br />
337<br />
UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008a), Annual Report 2008<br />
120
Le Nigeria serait le premier pays africain à avoir été impliqué dans le transit d’héroïne<br />
en provenance du Sud-ouest asiatique et destiné aux marchés européens 338 . L’héroïne serait<br />
importée à Lagos par le transport aérien régulier via les grandes villes de la côte Est puis vers<br />
l’Europe. Le Nigeria fait d’ailleurs office de pays précurseur en terme de consommation<br />
d’héroïne mais également de pays de transit pour les produits illicites en raison de sa situation<br />
géographique.<br />
L'argent de la drogue, directement réinvesti ou blanchi dans la région, mine les<br />
économies fragiles d’Afrique de l’Ouest : dans certains cas, la valeur issue du trafic de drogue<br />
est plus importante que le revenu national du pays et la prévalence de consommation de<br />
drogues dures commence à devenir un réel problème social contre lequel les pays africains<br />
n’ont pas les moyens de lutter 339 . L’émergence de l’Afrique de l’Ouest comme nouvelle<br />
plaque tournante du trafic transnational de narcotiques répond à une double<br />
logique mutuellement bénéficiaire : pour les narcotrafiquants, cela permet d’ouvrir de<br />
nouvelles routes de contrebande éloignées des espaces de contrôle transnationaux et pour la<br />
criminalité organisée locale nigériane, cela permet d’ouvrir de nouveaux marché et<br />
d’accumuler du profit.<br />
L’étude des indicateurs économiques de l’Afrique de l’Ouest permet de mettre en<br />
valeur l’influence de la filière de la drogue sur les économies régionales : le phénomène est<br />
perceptible dans les statistiques macro-économiques des plus petits pays comme par exemple<br />
en Guinée-Bissau dans lequel les réserves en devises ont augmenté de manière substantielle<br />
ces dernières années, passant de 33 millions de dollars en 2003 à 113 millions en 2007. Les<br />
gangs nigérians s’établissant de plus en plus dans ce pays, cela se traduit par un afflux<br />
d'investissements dans la région : après des années durant lesquelles les investissements<br />
directs étrangers ont été peu élevés ou absents, la Guinée-Bissau a soudainement attiré 42<br />
millions de dollars en 2006, ce qui équivaut à près d'un sixième du PIB 340 . De la même<br />
manière, les investissements directs à l’étranger en Guinée et en Gambie ont aussi augmenté<br />
de façon marquée ces dernières années. À long terme, la dépendance économique envers<br />
l'argent de la drogue peut réduire la volonté politique de lutter contre ce commerce. Comme<br />
certaines zones d’Afrique de l’Ouest sont devenues des places actives du marché de gros de la<br />
338<br />
CESONI M.L. (1992), Les routes des drogues : explorations en Afrique subsaharienne, Tiers-Monde, Année<br />
1992, Volume 33, Numéro 131, p. 645 – 671<br />
339<br />
Les « mules », passeurs et autres « petites mains » travaillant en aval de la filière de la drogue africaine sont,<br />
la plupart du temps, rémunérés en cocaïne.<br />
340<br />
Données de la Banque Mondiale et du PNUCID.<br />
121
cocaïne, l’afflux d’argent est considérable : les profits générés par la vente de drogue en<br />
Europe sont en partie transférés dans la région et réinvestis dans l’achat de quantités<br />
supplémentaires de drogue. L’une des conséquences économiques visibles du rapatriement<br />
des narcoprofits dans la région est l’appréciation soudaine des monnaies locales. On peut<br />
prendre l’exemple surprenant de la Gambie : après des années de dépréciation, la monnaie<br />
gambienne, le Dalasi, s’est apprécié de façon rapide depuis 2007 sans raison apparente 341 .<br />
L’hypothèse d’une simple spéculation ou d’investissements légaux massifs n’étant pas<br />
crédible, cela pourrait être la conséquence d’opérations de blanchiment d’argent. Les remises<br />
de fond dans certains pays d’Afrique de l’Ouest comme le Ghana, le Nigeria et le Sénégal ont<br />
doublé voire triplé depuis quelques années : au Nigeria, les remises de fonds ont augmenté de<br />
200% entre 2005 et 2006 342 .<br />
Pour répondre à la problématique identifiée, il est possible de dire que la relation entre<br />
l'Afrique de l'Ouest et l'Europe en ce qui concerne le trafic de drogues peut s'avérer semblable<br />
à celle qui existe entre le Mexique et les Etats-Unis : tout comme les cartels mexicains, les<br />
groupes ouest-africains ont commencé comme fournisseur de services pour les trafiquants<br />
colombiens. La situation en Afrique de l'Ouest pourrait finir par ressembler à celle à laquelle<br />
le Mexique est confronté aujourd'hui. Comme cela s’est passé en Amérique Latine où des<br />
trafiquants colombiens ont utilisé des passeurs mexicains, il est possible que les groupes<br />
criminels sud-américains emploient du personnel ouest-africain pour recevoir et protéger les<br />
cargaisons en Afrique de l’Ouest et peut-être pour transporter une partie de la drogue vers<br />
l’Europe, rétribuant leurs services en cocaïne. Cela créerait deux systèmes parallèles<br />
d’importation de la cocaïne vers l’Europe : un système impliquant des quantités restant sous<br />
contrôle sud-américain et un autre système impliquant de plus petites quantités aux mains<br />
d’africains de l’Ouest. Le premier système serait essentiellement maritime, et l’autre<br />
impliquerait un nombre élevé de passeurs sur des vols commerciaux.<br />
La dernière étape dans l’étude des zones grises dans le monde est l’analyse des<br />
pratiques de financement des acteurs illégaux afin de mener leurs activités ainsi que les<br />
interrelations qui peuvent se nouer entre eux.<br />
341 Selon les devises, l’appréciation de la monnaie gambienne tournait autour de +30% par rapport à sa valeur<br />
initiale à l’été 2007.<br />
342 ANDRES A. de (2008)<br />
122
Chapitre 3 – Les interactions entre les acteurs et le<br />
financement des activités illégales dans les zones grises<br />
Un récent rapport de recherche du Congrès américain rendu par Berry et al. a tenté de<br />
définir les critères qui pouvaient rendre un Etat « hospitalier » au crime organisé et au<br />
terrorisme 343 . Ces critères sont au nombre de dix et comptent : la corruption officielle, la<br />
faiblesse de la législation, le manque d’application des lois, la non-transparence des<br />
institutions financières, l’absence de respect de l’état de droit dans la société, la porosité des<br />
frontières, le manque de volonté politique d’application de la loi, la situation géographique et<br />
les problèmes géopolitiques régionaux. Mis à part les deux derniers facteurs, les critères<br />
retenus dans cette étude sont trop larges pour qualifier efficacement la présence ou non<br />
d’acteurs illégaux au sein d’un territoire national : selon ces critères, la majeure partie des<br />
pays dans le monde seraient au final hospitaliers vis à vis du crime organisé et du terrorisme.<br />
Ce rapport permet de faire la jonction entre activités et trafics de produits illégaux dans les<br />
zones grises et financement des groupes et acteurs illégaux opérant au sein des zones grises.<br />
Les deux types d’acteurs présents au sein des zones grises et agissant de façon transnationale<br />
sont les Organismes Criminels Transnationaux (OCT) et les groupes terroristes. Chacun de<br />
ces acteurs, on le verra, a des besoins de financement que seules les zones grises peuvent<br />
combler : c’est la raison pour laquelle OCT et groupes terroristes se servent des zones grises<br />
anomiques afin de prospérer et réaliser leurs buts, aussi différents soient-ils. Ainsi « ces<br />
acteurs agressent dans leurs fondements les États en remettant en cause leur prétention à être<br />
les seules sources de pouvoir légitime sur un territoire délimité par des frontières » 344 : c’est à<br />
cause de l’implantation des trafics et de ces acteurs illégaux que les zones grises possèdent<br />
autant de poids sur l’Etat central et menacent parfois de faire disparaître l’autorité étatique au<br />
sein d’un « trou noir » anomique.<br />
Il conviendra donc d’étudier la façon dont les acteurs illégaux se financent et réalisent<br />
des profits grâce aux trafics de produits illégaux transnationaux (Section 1) avant de<br />
s’intéresser aux possibles interactions entre les acteurs qui font vivre et prospérer les zones<br />
grises (Section 2).<br />
343 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003),<br />
Nations Hospitable to Organized Crime and Terrorism, Federal Research Division, Library of Congress,<br />
Washington (D.C.) : Library of Congress, October 2003<br />
344 BIGO D. (2005), La mondialisation de l’(in)sécurité in Suspicion et exception, numéro spécial, revue<br />
Cultures et Conflits 58, Eté 2005, p 53-101<br />
123
Section 1 – Financement des OCT et des groupes<br />
terroristes<br />
La Résolution 1373 de l’ONU de 2001 note la proximité régnant entre « le terrorisme<br />
international, le trafic de stupéfiants, le blanchiment d’argent, les trafics d’armes illicites, de<br />
substances nucléaires, chimiques ou biologiques clandestines ». A travers l’implantation<br />
territoriale des acteurs illégaux dans les zones grises, on assisterait à une « africanisation » du<br />
monde : les zones grises sont assimilables aux bidons villes africains dans lesquels les trafics<br />
et la criminalité prolifèrent en toute impunité et sont autant de refuges pour les acteurs des<br />
relations internationales illicites. On peut estimer que les acteurs illégaux exercent un impact<br />
négatif sur le commerce international dans le sens où certains Etats affaiblis par la présence<br />
d’acteurs et de trafics illégaux sont obligés de fermer leurs frontières et donc d’augmenter les<br />
coûts de transaction 345 . Les conséquences de frontières plus sûres sont donc la réduction des<br />
échanges internationaux pour les pays frappés par les zones grises. De plus, l’argent sale<br />
possède une capacité de contamination qui déborde très vite de la sphère criminelle pour<br />
corrompre le politique et l’économique : l’afflux d’argent sale peut localement déstabiliser un<br />
marché voire une économie.<br />
On optera dans cette partie pour une analyse au travers de la micro-économie du crime<br />
qui s’attache à décrire les comportements illégaux et à éclairer la rationalité économique des<br />
choix effectués par les acteurs illégaux 346 . Ainsi, les trafics illégaux font face à des coûts<br />
d’opportunités selon les options répressives étatiques, la répression venant taxer les revenus<br />
criminels en exerçant une menace sur ses bénéficiaires. Ce n’est pas un hasard si les deux-<br />
tiers des transactions effectuées dans le monde se font hors des circuits bancaires : la norme<br />
économique de certains pays est véritablement l’économie informelle. L’utilité des trafiquants<br />
ne dépend pas seulement de leur profit mais aussi de leur capacité à dominer les risques<br />
inhérents à leur métier : la maîtrise de l’incertitude constitue un principe important de<br />
l’organisation du marché. L’analyse économique de ces acteurs illégaux à besoin de<br />
financement, qu’ils soient membres du crime organisé ou bien groupes terroristes, répond à la<br />
théorie des choix rationnels en environnement incertain.<br />
345<br />
FRATIANNI M. et KANG H. (2006), International Terrorism, International Trade, and Borders, New<br />
Perspectives on Global Governance<br />
346<br />
KOPP P. (1995), L’analyse économique des organisations criminelles, Relations internationales et<br />
stratégiques, n°20/1995<br />
124
Calculer le poids des acteurs illégaux et de l’économie grise dans le monde est<br />
quasiment impossible. Il est malgré tout possible d’avoir une estimation rapide du poids de<br />
l’économie illégale dans le monde grâce aux recherches réalisées par Loretta Napoleoni.<br />
Celle-ci estime à 500 milliards par an le montant de la fuite illégale de capitaux. Si on ajoute<br />
l’argent du crime, on arrive au total de 1 billion de dollars : c’est le « produit criminel brut ».<br />
Selon Napoleoni, ce produit criminel est réellement compris entre 500 milliards et 1,5<br />
billion, soit entre 2 et 5% du produit brut mondial ! C’est le poids de cette « nouvelle<br />
économie de la terreur » 347 . Pour sa part, le FMI estime que les gains cumulés provenant des<br />
activités illicites sont à hauteur de 500 milliards de dollars soit 2% du produit brut mondial.<br />
On est aujourd’hui bien en présence d’un système économique international parallèle au<br />
système légitime qui dépouille les PED, appauvrit les économies légitimes. Le processus de<br />
développement de l’économie illicite est indissociable de la mondialisation financière actuelle<br />
et la « nouvelle économie de la terreur » possède une relation d’interdépendance avec les<br />
économies des marchés occidentaux mondialisés.<br />
L’implantation dans les zones grises, quelle que soit la « nuance de gris », répond à<br />
une logique économique parfaitement rationnelle : OCT (I) et groupes terroristes (II) sont des<br />
acteurs à besoin de financement, d’où l’implantation territoriale au sein des zones grises et<br />
l’utilisation de techniques et méthodes économiques et financières spécifiques leur permettant<br />
de tirer partie au maximum de la logique économique des zones grises.<br />
I – La rationalité économique des OCT et les techniques financières<br />
criminelles<br />
Le concept de « criminalité transnationale » a été introduit dans les années 1990 pour<br />
identifier les groupes criminels se livrant à des activités qui dépassent le strict cadre national<br />
pour s’ancrer dans une réalité régionale ou internationale transfrontalière avec l’implantation<br />
de membres du groupe en dehors des frontières nationales du pays d’origine 348 . Les<br />
347<br />
NAPOLEONI L. (2004), Terror Inc. Tracing the Money Behind Global Terrorism, Penguin Books, New<br />
York<br />
348<br />
Parmi toutes les définitions existantes de la « criminalité organisée transnationale », l’Union Européenne en<br />
donne la définition la plus complète. Le groupe doit répondre à six des onze critères, les critères 1, 5 et 11 étant<br />
obligatoires : collaboration de deux personnes et plus ; tâches spécifiques attribuées à chacune d’entre elles ; sur<br />
une période de temps assez longue ou indéterminée ; avec une forme de discipline et de contrôle ; dont les ;<br />
membres sont suspectés d’avoir commis des infractions pénales graves ; agissant au niveau international ;<br />
recourant à la violence ou à d’autres moyens d’intimidation ; utilisant des structures commerciales ou de type<br />
commercial ; se livrant au blanchiment d’argent ; exerçant une influence sur les milieux politiques, les médias,<br />
l’administration publique, le pouvoir judiciaire ou l’économie ; agissant pour le profit et/ou le pouvoir<br />
125
organisations criminelles considérées comme transnationales fonctionnent comme des<br />
entreprises plus ou moins spécialisées, combinant activités licites et illicites qui correspondent<br />
à trois ensembles : les atteintes contre les personnes et les biens ; l’organisation de trafics<br />
illicites et la criminalité économique c’est-à-dire les escroqueries, les fraudes, la corruption ou<br />
le blanchiment d’argent. Les OCT possèdent les attributs de la puissance définis par Raymond<br />
Aron : contrôle d’un territoire ; ressources matérielles et humaines ; organisation et capacité<br />
d’action collective. Pino Arlachi, spécialiste italien de la mafia, utilise une terminologie<br />
économique pour décrire les organisations criminelles où les fonctions d’entrepreneur et<br />
d’entreprise sont primordiales : de la même manière que nous avons déjà analysé les trafics<br />
illégaux en terme de « marchés des biens » 349 , il est possible de présenter les acteurs illégaux<br />
des zones grises comme des agents présentant une rationalité économique leur permettant de<br />
réaliser les trafics et actes illégaux au sein des zones grises. Dasque donne une définition de la<br />
criminalité organisée transnationale comme étant une « entreprise ou industrie du crime,<br />
visant une stratégie de rationalisation et d’extension internationale » 350 , permettant d’aborder<br />
les OCT comme des acteurs économiques à part entière ayant un rôle à jouer dans l’économie<br />
illégale mondiale et les relations internationales illicites. L’accumulation de profits étant la<br />
raison d’être des OCT, ceux-ci agissent selon des règles et méthodes économiques<br />
rationnelles (A), leur permettant de réaliser les trafics transnationaux par l’intermédiaire de<br />
techniques criminelles établies (B).<br />
A. La rationalité économique des OCT<br />
Les OCT sont des « souverainetés parallèles » 351 à l’Etat plutôt que des concurrents. C’est la<br />
raison pour laquelle les OCT cherchent à se fondre dans la masse et éviter la détection. Leurs<br />
méthodes et techniques économiques et entrepreneuriales en font des acteurs parfaitement<br />
capables de cacher leurs activités aux yeux des organes de répression de l’Etat dans lequel les<br />
groupes criminels s’implantent.<br />
349 GAYRAUD J.-F. (2005)<br />
350 DASQUE, J.-M. (2008)<br />
351 Ibid.<br />
126
1. Le fonctionnement économique et entrepreneurial des OCT<br />
Plus l'offre illicite est rare en comparaison de la demande, plus elle est onéreuse et plus<br />
elle est onéreuse, plus elle fait l'objet de trafic : plus le trafic est rentable et plus il attise les<br />
convoitises d’où le fait que plus la tentation criminelle est forte, plus la protection du trafic<br />
devient violente 352 . Cette analogie peut paraître simpliste mais elle illustre parfaitement la<br />
logique économique qui régule le marché des biens illicites gérés par la criminalité organisée<br />
transnationale. Une fois le réseau criminel suffisamment installé, il cherchera à se fondre dans<br />
le tissu économique afin de mieux asseoir son activité. De fait, la rentabilité du trafic tend à<br />
accroître son enracinement sur la zone par le biais d'une immixtion au sein de la sphère licite<br />
par l’intermédiaire de la ré-injection des capitaux blanchis dans les circuits légaux et par<br />
l’intermédiaire de sociétés écrans se fondant dans le paysage entrepreneurial légal. Par<br />
l’élimination de la concurrence et l’édification de barrières à l’entrée du marché, les<br />
organisations criminelles se retrouvent souvent en position de monopole sur les segments des<br />
marchés illégaux. Mais la concurrence à laquelle les gros trafiquants se livrent entre eux<br />
conduit à penser que le marché est structuré à la manière d’un oligopole non cartélisé dont les<br />
membres mènent une guerre des prix 353 . Les OCT sont caractérisés par leur grande capacité<br />
d’adaptation aux changements du fait de leur structure généralement réticulaire d’ampleur<br />
transnationale.<br />
Les OCT dessinent de nouvelles frontières qui se superposent aux frontières politiques<br />
et peuvent tracer au sein des Etats des frontières régionales ou subrégionales. La violence des<br />
OCT est privatisée mais dispute aux Etats le monopole de la violence physique légitime : la<br />
violence est utilisée surtout dans les phases de conquête du pouvoir ou quand la suprématie du<br />
groupe est remise en cause. La corruption permet d’obtenir des autorisations administratives<br />
(permis de construire, marchés publics…), des réductions fiscales ou bien l’arrêt de poursuites<br />
judiciaires 354 .<br />
La traditionnelle frontière entre légal et illégal tend à s’effacer tant les techniques<br />
utilisées par le crime organisé se fondent dans le paysage commercial et entrepreneurial<br />
légal : les profits générés par les trafics illégaux et ceux générés par une devanture légale<br />
rentrent dans un continuum qu’il est difficile de séparer 355 . Le crime organisé et la criminalité<br />
352<br />
ROUDAUT M. (2006)<br />
353<br />
KOPP P. (2006), Économie de la drogue, Collection Repères – La Découverte<br />
354<br />
DASQUE, J.-M. (2008)<br />
355<br />
CRETIN T. (1997), Mafias du monde. Organisations criminelles transnationales. Actualités et perspectives,<br />
Criminalité Internationale – PUF<br />
127
économique tendent à ne faire plus qu’un : l’infiltration du crime organisé dans l’économie<br />
légale d’un Etat vient de la nécessité des OCT de trouver des sources de profits légaux afin de<br />
diminuer les risques d’être détectés par les autorités, même si ce risque est faible dans les<br />
Etats faillis et les proto-Etats criminels. Les OCT sont présents sur les marchés économiques<br />
légitimes, sur lesquels des entreprises écran s’immiscent au milieu d’autres entreprises légales<br />
et proposent des produits alternatifs servant à couvrir des fonds criminels. Plus l’immixtion<br />
dans le paysage légal est important, plus les OCT peuvent réaliser une spécialisation ou une<br />
diversification de leurs activités. Ainsi les groupes nigérians ont opéré une diversification de<br />
l’offre de produits illégaux en Afrique alors que les gangs mexicains se sont spécialisés dans<br />
le trafic de drogues et ne touchent que rarement aux autres filières illégales. Avec la fin de la<br />
Guerre froide, l’effondrement des barrières politiques et économiques, l’ouverture des<br />
marchés et le développement du commerce mondial ont permis aux criminels d’investir<br />
massivement dans l’économie légale et de multiplier les sociétés écran facilitant la<br />
contrebande, le blanchiment et les fraudes financières : cet « appel d’air criminel » 356 permet<br />
aux OCT d’investir des profits illégaux sur les marchés légaux et de créer des entreprises<br />
criminelles légales selon des critères d’entreprise.<br />
Pour être compétitives sur les marchés illégaux, les organisations criminelles tendent à<br />
uniformiser leurs structures pour mieux travailler ensemble : l’interconnexion croissante des<br />
groupes criminels et leur mise en réseau permet de démultiplier leur capacité d’action :<br />
l’appellation de « multinationales du crime » prêtée aux grandes organisations criminelles<br />
internationales est effectivement justifiée par le déploiement de réseaux de production et de<br />
distribution transcontinentaux 357 . Les OCT ont souvent des positions différentes dans la<br />
chaîne des opérations de trafic international : certains OCT interviennent en amont<br />
(production afghanes, birmanes, andines), d’autres jouent le rôle d’intermédiaire (cartels<br />
mexicains, mafias albanophones et italiennes, Triades) et les autres se situent à l’aval (Cosa<br />
Nostra américaine par exemple). Ainsi des pratiques criminelles internationales voient le jour<br />
entre les OCT, notamment la négociation d’accords « commerciaux », sans lesquels les trafics<br />
ne pourraient se dérouler.<br />
356 GAYRAUD J.-F. (2005)<br />
357 DUPUIS-DANON M.-C. (2004), Finance criminelle. Comment le crime organisé blanchit l'argent sale,<br />
Criminalité Internationale – PUF<br />
128
2. Territorialisation des OCT et proto-Etats criminels<br />
La puissance acquise par le crime organisé tend parfois à phagocyter l'Etat qui, ainsi<br />
fragilisé, perd sa capacité à assurer la loi et l'ordre sur son territoire et s’efface<br />
progressivement pour laisser la place à un proto-Etat criminel. La création d’un proto-Etat<br />
criminel sous-tend que la régulation sociale et la production de biens politiques, abandonnées<br />
par un Etat défaillant, sont alors de plus en plus assumées par les réseaux criminels gérant à<br />
l’interne offres d'emplois, actions sociales et surtout production de sécurité auprès des<br />
citoyens. Cet enracinement social autorise ensuite une mutation criminelle vers une assisse<br />
politique, économique et sociale accrue. Dans certains Etats, le crime organisé est donc<br />
devenu un incontournable acteur politique : l’Etat devient criminel. Les proto-Etats criminels<br />
appellent une symbiose entre pouvoir politique et organisations mafieuses : les dirigeants de<br />
l’Etat participent aux opérations illicites quand ils n’en contrôlent pas le déroulement, se<br />
partagent les secteurs, les zones de production et les marchés et profits avec les acteurs<br />
criminels. C’est le cas en Birmanie, au Nigeria, en Afghanistan et dans la zone grise entre<br />
l’Albanie, la Macédoine et le Kosovo (voir Annexe 22).<br />
Les acteurs illégaux exercent alors un contrôle économique tel que les douanes, taxes,<br />
« impôt contre sécurité » et autres rackets sur la population de leur territoire : les OCT<br />
parviennent à s’infiltrer dans les rouages du pouvoir de certains Etats et exercent une<br />
influence déterminante sur la vie politique par l’intermédiaire du contrôle des élections et de<br />
la corruption. Ainsi en Colombie, Pablo Escobar s’est fait élire au Parlement et les frères<br />
Orejuela ont financé la campagne présidentielle de Samper.<br />
Il existe différents degrés d’emprise territoriale d’un OCT sur un Etat 358 :<br />
- la prédation : les OCT mènent une politique opportuniste sur le territoire qui ne<br />
représente pas une menace globale pour la société comme c’est le cas des gangs en<br />
général comme les posses jamaïcains ou encore les Maras d’Amérique centrale.<br />
- le parasitisme : les OCT sont intimement associés au milieu environnant dont ils tirent<br />
la totalité de leur substance mais l’emprise n’est que partielle et ils ne contrôlent pas<br />
tous les secteurs clés. C’est généralement le cas des cartels.<br />
- la symbiose : les OCT possèdent un pouvoir global et hégémonique sur le territoire et<br />
contrôlent des secteurs stratégiques de la vie publique. Les mafias sont représentatives<br />
de cette immixtion de l’illégal dans la vie politique, économique et sociale d’un Etat.<br />
358 DASQUE, J.-M. (2008)<br />
129
B. Les techniques économiques et financières criminelles<br />
Avant de s’investir dans l’économie légale, l’argent du crime a d’abord été produit : le<br />
recyclage est la phase finale d’un processus qui, en amont, comprend les activités criminelles<br />
générant des profits. Il existe de nombreuses méthodes financières et bancaires<br />
« alternatives » disponibles afin de réaliser ce recyclage de l’argent, les principales étant le<br />
blanchiment des bénéfices des trafics et l’utilisation de systèmes financiers alternatifs. Encore<br />
une fois, les différents outils et techniques à disposition des OCT afin de concilier l’argent des<br />
trafics transnationaux sont beaucoup plus faciles à utiliser au sein des zones grises.<br />
1. Le blanchiment d’argent<br />
Le blanchiment d’argent est une expression qui a été employée pour la première fois<br />
aux États-Unis pour définir la mainmise de la mafia sur des laveries automatiques dans les<br />
années 1930. A l’époque de la prohibition, les gangsters américains mirent cette technique au<br />
point en investissant leurs revenus illicites dans une chaîne de laveries automatiques : les<br />
revenus étant exclusivement encaissés en monnaie fiduciaire, les chiffres d’affaires de ces<br />
entreprises devenaient incontrôlables, offrant ainsi la possibilité d’investir des revenus illicites<br />
dans des entreprises légales 359 . Le blanchiment d’argent est l’action qui consiste à cacher ou à<br />
déguiser l’identité de revenus obtenus illégalement afin de les faire apparaître comme<br />
provenant de sources légitimes. Le Groupe d’Action Financière, ou GAFI, a mis en place une<br />
définition du blanchiment reposant sur trois éléments constitutifs : le transfert des biens<br />
provenant d’agissements délictueux pour en déguiser l’origine illicite ; la dissimulation ou le<br />
recel de la véritable nature, provenance et localisation de ces biens, sachant qu’ils proviennent<br />
d’une infraction ; l’acquisition, la détention ou l’utilisation de ces biens dont celui qui les<br />
acquiert ou les détient connaît bien leur source illicite 360 . Le blanchiment des bénéfices du<br />
crime organisé se déroule généralement en trois étapes définies qui sont bien connues des<br />
criminels.<br />
La première étape, le placement ou immersion, permet de se débarrasser<br />
matériellement des importantes sommes en liquide générées par les activités criminelles. Les<br />
méthodes d’écoulement les plus utilisées sont entre autres le « schtroumpfage » c'est à dire<br />
359 RAHMAN A. (2000), Le blanchiment d’argent. Techniques et Méthodes, Centre de recherche des Menaces<br />
Criminelles Contemporaines – MCC 2000, <strong>Mémoire</strong> pour le diplôme d’Université Analyse des Menaces<br />
Criminelles Contemporaines<br />
360 http://www.fatf-gafi.org/document/20/0,3343,fr_32250379_32236930_36563220_1_1_1_1,00.html<br />
130
des dépôts ou des retraits fractionnés sur des comptes bancaires ; l’achat au comptant de biens<br />
de grande valeur ; le recours aux bureaux de change ; la contrebande de devises ; les jeux de<br />
hasard au casino mais surtout l’investissement dans des secteurs brassant beaucoup de<br />
liquidités comme les services d’encaissement des chèques, l’hôtellerie, les restaurants, les<br />
bars ou l’acquisition de biens mobiliers ou immobiliers. Lorsque la première étape du<br />
placement est réussie pour le blanchisseur, la détection de son activité sera presque<br />
impossible : c’est en effet au stade du placement que le processus de blanchiment est le plus<br />
vulnérable dans la mesure où les dépôts de grosses sommes sont plus facilement détectables et<br />
où la preuve de leur origine illégale peut aisément être apportée par les autorités.<br />
La deuxième étape, l’empilage ou « brassage », consiste à empêcher toute<br />
identification de l’origine illicite de ces revenus en créant un système complexe de<br />
transactions financières successives telles que la conversion de sommes à blanchir en outils de<br />
paiement.<br />
La troisième et dernière étape, l’intégration ou « essorage », revient à réintroduire les<br />
sommes blanchies dans l’économie formelle après leur avoir donné une légitimité et une<br />
apparence d’argent propre. En effet, l’intégration permet de réinsérer le produit des opérations<br />
d’empilage dans l’économie de manière à ce qu’il apparaisse comme les profits légaux d’une<br />
activité économique officielle.<br />
Ces trois étapes classiques sont le plus souvent respectées à la lettre mais parfois les<br />
blanchisseurs mettent en place des réseaux plus complexes afin de démultiplier les circuits de<br />
recyclage et d’augmenter leur productivité en minimisant les risques 361 . Ainsi en Colombie,<br />
les narcotrafiquants prennent contact avec des entreprises colombiennes importatrices de<br />
produits américains, proposent de mettre à leur disposition des narcodollars pour régler les<br />
exportations de l’entreprise, s’octroient une prime de change lors de la transaction et<br />
récupèrent les fonds rapatriés sur le territoire colombien : c’est le blanchiment « à la<br />
colombienne » qui s’étend désormais au Mexique, à tel point que l’on parle de<br />
« colombianisation » du pays depuis la fin des années 1990. Avec le blanchiment, les OCT<br />
contribuent donc à la faiblesse de l’Etat en investissant une partie des revenus dans la<br />
corruption des autorités chargées de la loi : un phénomène de « captation » de l’Etat se met en<br />
place, qui va bien au delà du blanchiment classique.<br />
361 DUPUIS-DANON M.-C. (2004)<br />
131
Le blanchiment et le recyclage des profits illégaux sont facilités en présence d’un Etat<br />
faible dont les appareils d’Etat sont sensibles à la corruption et par l’existence d’une<br />
économie informelle importante. La corruption permet de s’assurer une discrétion et une<br />
apparence de légalité indispensable au succès des étapes du blanchiment car il implique<br />
forcément des représentants du pouvoir 362 . Au renforcement d’une géographie des zones<br />
grises avec ses routes, ces espaces territoriaux d’implantation et ses proto-Etats criminels<br />
s’ajoute une géo-économie du blanchiment d’argent : les principaux centres géographiques de<br />
blanchiment d’argent renvoient toujours aux zones de libre échange illégales et aux Etats<br />
faibles et faillis. Les PED, dont le secteur informel est prédominant et la corruption souvent<br />
endémique, sont des lieux privilégiés pour le blanchiment des capitaux du crime organisé en<br />
Amérique Latine, Asie du Sud-Ouest, Europe de l’Est et en Afrique.<br />
Déterminer avec précision la masse monétaire de l’économie du blanchiment est une<br />
tâche impossible : en 1997, le GAFI a entrepris un important travail de recherche pour<br />
déterminer l’ampleur du blanchiment des capitaux qui s’est soldé en 2000 par un constat<br />
d’échec. Les données recueillies se sont avérées trop parcellaires et peu fiables, allant de 80 à<br />
1 500 milliards de dollars par an 363 . Il faudrait également prendre en considération l'effet de<br />
levier de ces sommes, c'est-à-dire leur pouvoir corrupteur sur le reste de l'économie qui est<br />
impossible à estimer. L’argent sale est aujourd’hui trop imbriqué dans les circuits légaux : si<br />
on retirait brutalement cet argent, une grande partie de l’édifice économique mondial serait<br />
fragilisé.<br />
2. Les autres techniques économiques criminelles<br />
Le second outil économique employé par les OCT pour brasser l’argent sale dans<br />
l’économie réelle est de faire appel à des institutions bancaires plus ou moins légales : en effet<br />
pour se livrer en toute tranquillité au blanchiment, l’idéal est de pouvoir bénéficier de services<br />
d’une banque totalement dévouée à l’organisation criminelle. C’est la raison pour laquelle les<br />
OCT tentent de prendre le contrôle de certaines banques ou créent des institutions financières<br />
qui fonctionnent en symbiose avec l’entité criminelle. L’archétype de ces banques non<br />
regardantes sur l’origine des fonds est la Al Shamal Islamic Bank du Soudan, possédant des<br />
comptes correspondants dans des banques comme American Express, le Crédit Lyonnais ou la<br />
362 KOUTOUZIS M. et THONY J.-F. (2005), Le blanchiment, Que Sais-Je – PUF<br />
363 THONY J.-F. (2003), Mécanique et géopolitique du blanchiment de l’argent, Rapport annuel mondial sur le<br />
système économique et les stratégiques (RAMSES), Institut français des relations internationales – Dunod<br />
132
Citibank, banque établie conjointement par Ben Laden et le Front National Islamique<br />
soudanais en 1991. La Bank of Credit and Commerce International est un exemple de banque<br />
étant parvenu à rentrer parmi le club des dix plus grosses institutions bancaires du monde dans<br />
les années 1970 et 1980 : cette banque, montée de toutes pièces par des criminels, a généré<br />
des opérations de trafic d’armes montées à partir de financements de la banque. La BCCI a<br />
fonctionné comme une organisation criminelle durant ses vingt ans d’existence en réalisant de<br />
la falsification de comptes, l’acceptation de blanchir l’argent sale des OCT et le paiement de<br />
pots de vin à des officiels.<br />
Les OCT peuvent également utiliser des institutions bancaires situées dans les centres<br />
fiscaux offshore c'est à dire un pays, un territoire ou une zone dans lesquels une<br />
réglementation ou un régime fiscal particulier est appliqué aux activités économiques et<br />
financières qui y sont implantées, lorsque ces activités sont réalisées en dehors du pays, du<br />
territoire ou de la zone. C’est donc un centre financier qui attire un haut niveau d’activité non<br />
résidente et un régime juridique complaisant : il existe entre 40 et 70 de ces zones grises<br />
fiscales dans le monde 364 . La plupart des pays développés et des PED accueillent un volume<br />
plus ou moins important de capitaux blanchis dans le système économique et financier<br />
résident. Les OCT sont parvenus à mettre en place des circuits quasi-industriels d’exportation<br />
des espèces pour acheminer les profits illégaux dans des centres financiers complaisants où ils<br />
peuvent blanchir en toute impunité.<br />
La troisième technique financière criminelle est l’utilisation de bureaux de change et<br />
de sociétés de remises de fonds. Ceux-ci interviennent à trois niveaux : ils sont utilisés pour<br />
convertir de grosses sommes d’argent liquide de petites coupures. Ensuite, ils organisent des<br />
transferts de liquidités à l’étranger. Enfin, les bureaux de change peuvent jouer le rôle<br />
d’interface entre fournisseurs et demandeurs de devises, permettant aux criminels d’écouler<br />
leur argent illicite liquide et de masquer l’opération sous couvert d’une opération<br />
commerciale légitime. A la frontière américano-mexicaine, la multitude de casas de cambio<br />
fonctionnant d’une manière informelle ou artisanale rend le contrôle et la régulation des<br />
opérations très difficiles. Les sociétés de remise de fonds servent à rapatrier les fonds dans le<br />
pays d’origine des criminels et pour transférer des montants importants dans les premières<br />
étapes du blanchiment.<br />
364 KOUTOUZIS M. et THONY J.-F. (2005)<br />
133
Parmi ces sociétés de remises de fonds, les narcotrafiquants sud-américains utilisent<br />
des systèmes financiers parallèles informels comme par exemple le Marché Noir du Peso 365 ,<br />
sorte d’interface entre demandeurs et fournisseurs de devises permettant aux criminels<br />
d’écouler facilement leur liquidités et d’empocher de fortes commissions par le rapatriement<br />
des bénéfices en dollars de la vente de drogues aux Etats-Unis en les convertissant en peso. Le<br />
trafiquant va dans un bureau de change, vend ses dollars contre des pesos avec une décote<br />
correspondant à la prime empochée par le changeur et le bureau revend les dollars à une<br />
entreprise colombienne désirant investir aux Etats-Unis : l’argent du change crédite à la fois<br />
les comptes du narcotrafiquant en pesos en Colombie et de l’entreprise en dollars aux Etats-<br />
Unis : il ne subsiste aucune trace écrite de la transaction dont l’objet criminel est maquillé<br />
sous couvert d’une opération de commerce. Les dollars étant moins importants pour les<br />
trafiquants d’Amérique Latine que le peso colombien ou mexicain, ce système leur permet de<br />
réinvestir localement les produits du crime.<br />
II – Le financement du terrorisme au sein des zones grises<br />
Il est possible d’appliquer la logique de zone grise et de rationalité économique dans le<br />
financement du terrorisme. En effet, les groupes terroristes sont des acteurs à besoin de<br />
financement et ce pour plusieurs raisons : la propagande et le recrutement, l’entraînement des<br />
troupes et les bases de combat, le logement et la nourriture, l’équipement (explosifs, armes<br />
conventionnelles…), l’obtention de faux documents et de faux papiers, la cueillette de<br />
renseignement, les moyens de communication, les pots-de-vin, la maintenance quotidienne<br />
des membres, le dédommagement des familles. Les raisons sont nombreuses et répondent à<br />
des dynamiques économiques : même si un attentat n’est pas le poste de dépense le plus<br />
important, maintenir à flot une cellule ou un groupe terroriste coûte cher et demande donc un<br />
afflux de capitaux Malgré tout, le souci des groupes terroristes n’est pas l’accumulation de<br />
richesses mais sa dissimulation et sa redistribution : il en résulte donc un besoin de<br />
financement adapté à la structure organisationnelle du groupe en question.<br />
Aujourd’hui afin de se financer, un groupe terroriste doit se livrer à une forme<br />
d’activité de financement particulière : le trafic transnational de biens et produits illégaux. La<br />
quasi-totalité des groupes terroristes se comportent de nos jours comme des organisations<br />
criminelles pour se financer : il existe donc une grande perméabilité entre terrorisme et trafics<br />
365 Le « Black Market Peso Exchange » ou BMPE.<br />
134
en ce qui concerne le financement 366 . L’intérêt des groupes terroristes pour les trafics n’est<br />
pas anodin : sur le long terme, ce sont des investissements sûrs qui se fondent dans la masse<br />
des opérations illégales réalisées dans les zones grises. La fin du terrorisme d’Etat à la fin de<br />
la Guerre froide a forcé les organisations terroristes à trouver des moyens de financement<br />
autonomes afin de maintenir leurs groupes à flot et continuer leur existence : ainsi les<br />
responsables des attentats de Madrid en 2005 se sont financés exclusivement au travers de la<br />
vente d’ecstasy et de cannabis en Espagne. Parmi les organisations terroristes les plus<br />
impliqués dans les trafics transnationaux, on trouvera le FARC et l’ELN colombiens, le<br />
Sentier Lumineux péruvien, le Hezbollah, le GSPC algérien et le GICM marocain, le GIA<br />
islamiste, les Talibans, le PKK kurde, l’IMU ouzbek, le LTTE tamoul, l’IRA et l’ETA.<br />
Les zones grises étant des espaces géographiques fournissant une offre en produits<br />
illégaux et une législation « assouplie » en ce qui concerne l’illicite, les groupes terroristes<br />
sont naturellement présents au sein des zones grises. De la même manière que les OCT<br />
participent au renforcement des zones grises, les groupes terroristes y trouvent également tous<br />
les avantages afin de réaliser leur financement et s’y dissimuler. Sans base arrière territoriale,<br />
les réseaux terroristes transnationaux n’ont aucun avenir : il leur faut des zones où les Etats<br />
sont faibles voire inexistants. Le terrorisme transnational n’efface pas l’importance des<br />
territoires, des sanctuaires et du soutien étatique qu’il requiert pour accomplir ses objectifs : le<br />
terrorisme n’est pas entièrement déterritorialisé et il ne peut agir « sans l’appui logistique,<br />
sans les bases arrières qui lui procurent de fait des Etats parias ou faillis » 367 . Comme pour<br />
les OCT, le financement des activités terroristes répond à une logique économique rationnelle<br />
(A) et différentes techniques et outils de financement sont à la disposition des groupes<br />
terroristes au sein des zones grises, notamment la levée de fonds et l’utilisation de réseaux<br />
financiers alternatifs (B).<br />
A. Le financement du terrorisme au travers d’activités criminelles<br />
La fin du terrorisme d’Etat a ouvert la voie à l’autofinancement des groupes terroristes<br />
et a créé une nouvelle orientation entrepreneuriale qui a modifié profondément la structure des<br />
groupes politiques armés et bouleversa le processus de sélection naturelle des dirigeants : le<br />
chef d’une organisation armée doit désormais afficher de réelles compétences en matière de<br />
366 CHOQUET C. (2003), Terrorisme et criminalité organisée, Sécurité et Société – l’Harmattan<br />
367 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit<br />
gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan<br />
135
gestion. Désormais, les groupes terroristes doivent se tourner vers des techniques empruntées<br />
au monde de l’entreprise et du commerce pour se financer. Mais les groupes terroristes<br />
mènent des activités criminelles proportionnelles à leurs moyens et à leurs besoins : les<br />
activités de financement sont donc dépendantes des caractéristiques organisationnelles du<br />
groupe. De plus, l’utilisation de méthodes criminelles par les groupes terroristes tend<br />
progressivement à transformer cette structure organisationnelle avec le phénomène de la<br />
« gangstérisation ».<br />
1. La dépendance aux caractéristiques organisationnelles<br />
Les activités criminelles des terroristes doivent être comprises selon les<br />
caractéristiques organisationnelles et les capacités de chaque groupe terroriste 368 . Ainsi les<br />
groupes et les cellules terroristes aux activités éphémères et sporadiques peuvent très<br />
facilement mener des activités criminelles épisodiques à petite échelle : en effet, ce type<br />
d’activité exige généralement peu de compétences spéciales, une répartition des tâches<br />
élémentaire et pratiquement aucun recours à des techniques de stabilisation comme la<br />
corruption. Les groupes terroristes aux activités sporadiques peuvent générer eux-mêmes une<br />
bonne partie de l’équipement, des ressources et même du financement dont ils ont besoin.<br />
Une cellule ou une personne peut se livrer à une activité criminelle uniquement le temps<br />
d’accumuler suffisamment de ressources pour perpétrer un attentat ou une série d’attentats<br />
donnés. La bombe utilisée dans l’attentat contre le World Trade Center en 1993 était<br />
composée de matériaux commerciaux ordinaires – comme de l’engrais à gazon et du<br />
carburant diesel – et a coûté moins de 400 dollars à fabriquer.<br />
Les activités criminelles plus lucratives exigent toutefois des moyens organisationnels<br />
plus importants et demeureront l’apanage des groupes terroristes mieux organisés. Par<br />
exemple, le LTTE tamoul a implanté des cellules criminelles dans 38 pays d’Europe, de<br />
l’Amérique du Nord et du Moyen-Orient : ces cellules amassent des fonds pour l’organisation<br />
grâce à l’extorsion, au trafic de stupéfiants, à la fraude par cartes de crédit, à l’utilisation<br />
frauduleuse du système de sécurité sociale, à l’écoulement de fausse monnaie sur le marché<br />
des changes, à la piraterie, au trafic d’immigrants clandestins et au trafic d’armes. Démarche<br />
pourtant contre nature, les groupes terroristes ont aujourd’hui obtenu l’esprit d’entreprise qui<br />
368 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2006), Le Terrorisme et la Criminalité : Liens Réels et Potentiels,<br />
Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs,<br />
Carleton University, Vol. 2006-5<br />
136
caractérise les organisations criminelles traditionnelles : faute de capitaux étatiques, les<br />
groupes terroristes se financent par le biais d’activités criminelles qui forment une part<br />
toujours plus importante de leur économie et varient selon les organisations concernées.<br />
Au final, l’intérêt du terrorisme pour les activités criminelles relève de deux aspects<br />
stratégiques significatifs : réaliser le financement des activités terroristes d’une part et utiliser<br />
certaines activités illégales comme la fraude ou la création de faux documents pour faciliter<br />
leurs objectifs opérationnels. L’économie des organisations terroristes ressemble beaucoup à<br />
celle d’un Etat qui redistribue sa richesse produite afin de maintenir la communauté à flot. La<br />
plupart des activités dans lesquelles les groupes terroristes s’insèrent afin de poursuivre leur<br />
but sont aujourd’hui criminalisées. Que ce soit pour se financer de manière illégale, de<br />
recruter des membres, de lever des fonds ou de préparer un acte terroriste, les moyens<br />
employés sont pour la plupart illégaux voire criminels.<br />
Le Hezbollah se sert d’une grande variété d’entreprises criminelles pour se financer,<br />
notamment le trafic de drogues en Amérique du Sud et au Moyen-Orient. Depuis de<br />
nombreuses années, le Hezbollah développe en Amérique latine des activités criminelles qui<br />
contribuent à ses ressources comme le trafic d'êtres humains, de cigarettes, contrefaçons et<br />
des fraudes financières. Le mouvement chiite libanais a récemment étendu sa sphère<br />
d'influence en infiltrant notamment la Colombie, le Chili, le Venezuela et le Mexique : dans<br />
tous ces pays, le Hezbollah s'appuie sur la communauté libanaise chiite expatriée qui est très<br />
nombreuse en Amérique latine 369 . En plus d’être bien implanté dans la TBA, le Hezbollah<br />
aurait fait du Chili son nouveau centre de financement en Amérique du Sud : depuis 2006, les<br />
autorités chiliennes ont identifié plusieurs sociétés écran qui serviraient à acheminer des fonds<br />
illégaux pour le Hezbollah, la plupart seraient installées dans la zone franche d'Iquique, située<br />
au nord du pays. Afin de faire parvenir au Liban l'argent récolté de par le monde, le Hezbollah<br />
utiliserait notamment les services de la Western Union dont certaines agences établies au<br />
Liban seraient infiltrées par des membres du mouvement. Le cas de financement du<br />
Hezbollah le plus surprenant est le démantèlement en 2002 d’un cercle de contrebande de<br />
cigarettes en Caroline du Nord dirigé par deux agents du Hezbollah chargés du financement<br />
du groupe terroriste.<br />
Le réseau Al Qaïda s’est infiltré dans les années 1990 dans le marché du trafic de<br />
diamants en prenant l’avantage sur les structures de commerce illégales, la faiblesse des<br />
369 RODIER A. (2009), Les trafics de drogue du Hezbollah en Amérique Latine, note d’actualité n°168, Centre<br />
Français de Recherche sur le Renseignement<br />
137
gouvernements des pays producteurs et le manque de régulation. Ainsi deux membres du<br />
réseau terroriste ont implanté des compagnies de commerces illégales d’exploitation de<br />
diamants en Tanzanie et au Kenya avant de se lancer sur le trafic de diamants de sang avec le<br />
Front Révolutionnaire du Sierra Leone pour les revendre en Europe : un réseau illégal s’est<br />
créé entre Freetown et Anvers, lieu de revente des diamants en Europe. Au travers de<br />
l’implantation d’une communauté de musulmans chiites libanais en Afrique de l’Ouest, le<br />
trafic de diamants prendrait aujourd’hui une part plus importante qu’on le croit dans le<br />
financement des groupes terroristes tels qu’Al Qaïda. Al Qaïda aurait réussi à blanchir<br />
environ 20 millions de dollars grâce à l’achat de diamants de sang 370 .<br />
2. La « gangstérisation » du terrorisme<br />
La « gangstérisation » du terrorisme ou phénomène du « fighters turned felons » 371 est<br />
un processus au cours duquel les groupes terroristes « deviennent » des organisations de crime<br />
organisé dans le sens où ils réalisent des activités illégales dans le but de se financer qui<br />
ressemblent de plus en plus à ce que fait le crime organisé transnational traditionnel 372 . Ainsi<br />
un groupe terroriste abandonnerait partiellement ou totalement la lutte idéologique pour se<br />
tourner vers la recherche du profit comme but ultime de l’organisation au travers d’activités<br />
criminelles et une insertion dans les filières transnationales de produits illégaux, sa structure<br />
évoluant progressivement ainsi vers celle du crime organisé. Cette pour cette raison que<br />
certains groupes terroristes, dont la base idéologique s’effritait, ont abandonné leurs idéaux<br />
moraux pour se tourner vers le trafic criminel lucratif en abandonnant toute revendications<br />
politiques 373 .<br />
Dans plusieurs cas, l’objectif de certains groupes est politiquement irréalisable, même<br />
irréaliste et il est probable que les terroristes eux-mêmes aient peu d’espoir de triompher et<br />
continuent le financement par routine, parce qu’ils ne peuvent plus imaginer d’autre carrière<br />
ou parce qu’ils estiment qu’en dépit de leur faibles chances de réussir, continuer d’essayer est<br />
un impératif religieux ou moral. Le groupe glisse alors dans une criminalité sans but<br />
370 FARAH D. (2005), Growing links Between Terrorism and Organized Crime ?<br />
371 CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002), The Nexus Among Terrorists, Narcotics Traffickers, Weapons<br />
Prolificators, and Organised Crime Networks in Western Europe, A Study Prepared by the Federal Research<br />
Division, Library of Congress under an Interagency Agreement with the United States Government, December<br />
2002<br />
372 SCHMID A.P. (2002), Trafficking : Networks and Logistics of the Transnational Crime and Terrorism, Paper<br />
presented at ISPAC meeting, Courmayeur, Italy, 6-8 December 2002 et SCHMID A.P. (2004), Links between<br />
Terrorist and Organized Crime Networks : Emerging Patterns and Trends, Milan, ISPAC<br />
373 CILLUFO F. (2000)<br />
138
idéologique ultime. La « gangstérisation » ne se développe pas au sein de tous les groupes<br />
terroristes car elle dépend surtout des caractéristiques structurelles du groupe : si le groupe ne<br />
possède pas à sa tête un leader charismatique capable d’orienter les intérêts idéologiques du<br />
groupe, celui-ci aura tendance à devenir plus enclin à transformer ses revendications<br />
politiques en recherche du profit économique pur 374 . Ainsi l’IMU ouzbek s’est « gangstérisé »<br />
dès 2001, l’année où le leader Juma Namangani est censé avoir été tué dans des<br />
affrontements : laissé sans chef charismatique, le groupe a rapidement abandonné ses<br />
revendications politiques pour se tourner vers la recherche du profit financier pur 375 . Une<br />
autre possibilité est quand un processus de paix engagé entre les partis rend la lutte politique<br />
obsolète et sans valeur : c’est le cas avec le PIRA irlandais depuis la fin des années 1990 376 .<br />
Selon les motivations et les circonstances du trafic criminel, on peut établir à partir des<br />
travaux de Mincheva et al. plusieurs modèles de « gangstérisation » 377 . La transformation<br />
idéologique veut que les objectifs idéologiques et criminels coexistent sur le même plan sans<br />
que le groupe terroriste ne se transforme trop : l’IRA, dont les objectifs politiques sont<br />
toujours très présents, est un exemple de ce modèle.<br />
La transformation pragmatique implique que les objectifs politiques et idéologiques<br />
sont relégués au second plan en faveur d’objectifs économiques comme c’est le cas avec le<br />
FARC. En ce qui concerne le FARC en Colombie, le groupe terroriste s’est impliqué<br />
profondément dans les activités criminelles à la mort du leader Jacobo Arenas en 1990,<br />
notamment en puisant dans le savoir faire des narcotrafiquants de la région. Au milieu des<br />
années 90, la guérilla FARC a pris de l’importance dans le trafic de drogues en devenant les<br />
intermédiaires entre les fermiers producteurs de coca et les laboratoires de production de la<br />
cocaïne dirigés par le cartel de la drogue 378 .<br />
Vers la moitié des années 1990, le groupe terroriste philippin Abu Sayyaf a changé<br />
radicalement ses activités pour devenir une entité criminelle. Plusieurs raisons expliquent<br />
comment le groupe a connu une telle transformation : il faut prendre en considération la perte<br />
374<br />
CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002)<br />
375<br />
WILLIAMS P. et GODSON R. (2002), Anticipating organized and transnational crime, Crime, Law and<br />
Social Change, Vol. 37, No.4, pp. 311-355<br />
376<br />
WILLIAMS P. (2005), Terrorist Financing and Organized Crime Nexus of Relationships, Appropriation of<br />
Methods or Both ? in BIERSTEKER, T. and ECKERT, S. (eds), Financing Global Terrorism, New York :<br />
Routledge<br />
377<br />
MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006), Unholy Alliances ? How Trans-state Terrorism and International<br />
Crime Make Common Cause, Paper presented at the Annual Meeting of the International Studies Association,<br />
Panel on Comparative Perspectives on States, Terrorism, and Crime - San Diego, March 24, 2006<br />
378<br />
CILLUFO F. (2000)<br />
139
des têtes dirigeantes en 1995 et 1998 qui a progressivement ouvert la voie à la perte de<br />
financement qui a largement compromis les activités du groupe. Ces deux raisons ont été les<br />
catalyseurs de la perte des valeurs et de l’idéologie du groupe : avec un manque d’argent<br />
flagrant pour être opérationnel et le vide laissé par la mort des chefs, le groupe Abu Sayyaf<br />
s’est tourné vers des activités plus lucratives pour continuer à exister et les valeurs des<br />
membres du groupe se sont graduellement effritées jusqu’à être aujourd’hui largement<br />
déstabilisées.<br />
B. L’utilisation de réseaux économiques et financiers alternatifs<br />
Il est devenu commun d’affirmer que l’on peut assimiler le blanchiment de l’argent du<br />
crime organisé au financement du terrorisme. Or en réalité, les deux activités sont totalement<br />
différentes : le blanchiment d’argent par les OCT revient à cacher de l’argent d’origine<br />
criminelle pour lui donner une apparence légale alors que dans le cas du terrorisme, il s’agit<br />
de « noircir » de l’argent propre pour financer des actions terroristes. C’est que l’on appelle le<br />
« noircissement » des profits que réalise les groupes terroristes en colorant des financements<br />
d’origine légale pour les utiliser à des fins terroristes : le blanchiment des profits de la<br />
criminalité organisée est donc le processus inverse du financement du terrorisme même si les<br />
deux acteurs ont des besoins de financement et s’adonnent à des activités illégales pour<br />
réaliser leurs buts respectifs. Un groupe terroriste ne cherche qu’à transférer les fonds vers les<br />
destinataires, pas les cacher. A partir de ce constat, de circuits de « noircissement » se mettent<br />
en place afin de financer les activités terroristes, que ce soit par le réinvestissement de l’argent<br />
ou par la collecte de fonds. L’existence du phénomène récent du « narcoterrorisme » permet<br />
de faire la jonction entre le monde criminel des réseaux de trafics transnationaux et le<br />
terrorisme.<br />
1. Le « noircissement » des fonds et l’utilisation des réseaux financiers<br />
parallèles<br />
Les fonds destinés à des fins terroristes sont susceptibles d'emprunter des circuits<br />
multiples, tant par les réseaux bancaires officiels que par les réseaux financiers parallèles. A<br />
la marge des systèmes bancaires traditionnels existent des techniques clandestines ou<br />
informelles liées aux déplacements de capitaux : ce sont les services financiers alternatifs. Ces<br />
services, nommés « systèmes ITCV » pour Systèmes Informels de Transfert de Capitaux ou<br />
140
de Valeurs existent par l’intermédiaire du Hawala indien, du Hundi au Pakistan ou encore du<br />
Fei Ch’ien en Chine 379 . Ce sont des systèmes bancaires souterrains réalisant uniquement des<br />
activités informelles ou parallèles.<br />
Ces systèmes de remise de fonds parallèles illégaux sont un moyen détourné pour les<br />
terroristes de redistribuer l’argent. Ces systèmes sont caractérisés par la limitation au<br />
maximum des transferts physiques et des traces matérielles de la transaction : des sommes<br />
colossales peuvent circuler en moins de 24 heures d’un point à l’autre du globe avec des tarifs<br />
très compétitifs par rapport aux banques ou aux sociétés de remise de fonds. L’anonymat est<br />
garanti et la transaction ne laisse aucune trace. L’encaissement des fonds par le correspondant<br />
se fait sur présentation de la « marque de reconnaissance » convenue entre les parties : le<br />
système repose donc sur la confiance donnée et les défections sont rares. Dans les pays<br />
accueillant ces systèmes, il s’agit d’un phénomène culturel à composante économique,<br />
syndrome du développement de l’économie informelle.<br />
Considéré comme illégal, le Hawala est un réseau de transfert informel de fonds<br />
reposant sur le principe du respect de la parole donnée : le receveur de l’argent informe son<br />
correspondant du montant et du destinataire de la transaction et celle-ci s’effectue en<br />
contrepartie de frais que se partagent les acteurs. Le système étant utilisé par des millions de<br />
personnes 380 , il assure une garantie de discrétion aux trafics financiers islamistes 381 . Les<br />
opérateurs du système, les hawaladars, prélèvent 1% de commission à chaque transaction et<br />
tirent leurs bénéfices des fluctuations de change et des frais prélevés sur les gros transferts : le<br />
Hawala génèrerait de cette manière entre 4 et 7 milliards de dollars par an 382 .<br />
La collecte de fonds est un moyen efficace de financement du terrorisme et les fonds<br />
qui servent à financer l'activité terroriste sont obtenus principalement au moyen de la collecte<br />
de dons effectuée par des organismes écrans licites sans but lucratif. La Holy Land<br />
Foundation for Relief and Development est l’archétype de l’organisation écran islamiste de<br />
collecte de dons : créée à la fin des années 1990 dans le but de soutenir financièrement le<br />
Hamas 383 . En 1998, Cheikh Yacine, leader spirituel du Hamas, entame une tournée des<br />
379 Signifiant « argent volant ».<br />
380 En Inde, la moitié des transactions économiques de routine transiteraient par le Hawala et dans des pays<br />
comme l’Afghanistan ou la Somalie où les marchés sont peu évolués, la quasi-totalité des échanges se fait par le<br />
biais du Hawala.<br />
381 Le système est régulé par la charia.<br />
382 KOUTOUZIS M. et THONY J.-F. (2005), Le blanchiment, Que Sais-Je – PUF<br />
383 THACHUCK K. (2002), Terrorism’s Financial Lifeline: Can It be Severed ?, Strategic Forum No. 191 May<br />
2002<br />
141
capitales arabes : il récoltera quelques 300 millions de dollars de donations 384 . La collecte de<br />
fonds auprès de la diaspora, même s’il s’agit d’une pratique ancienne, est devenue une source<br />
importante de financement : l’IRA a puisé dans la communauté irlandaise des États-Unis une<br />
part importante de ses revenus, comme le font aussi le GIA algérien, Al-Qaïda ou encore les<br />
rebelles sri-lankais du LTTE et le PKK kurde auprès de leurs compatriotes exilés ou expatriés<br />
dans le monde. De la même manière, un prélèvement de 5% réalisé par l’OLP sur les revenus<br />
de tous les palestiniens émigrés est obligatoire.<br />
Les organisations caritatives jouent aussi un grand rôle, mêlant les dons en liquide,<br />
souvent parfaitement légitimes ; les subventions des entreprises privées volontaires ou non ou<br />
des États et les revenus des activités criminelles exercées dans le pays de collecte derrière une<br />
façade charitable. Le Hezbollah et le Hamas se servent activement d’organisations écran de<br />
charité pour se lever des fonds comme la al-Aqsa International Foundation, la Islamic<br />
Resistance Support Association, la Educational Development Association ou encore la<br />
Goodwill Charitable Organization 385 .<br />
Le « réseau des mosquées » 386 est un partenaire du réseau financier terroriste qui<br />
permet d’établir des relations entre les groupes armées islamistes au travers de la construction<br />
de mosquées. En tandem avec les banques islamiques, le réseau des mosquées a contribué à<br />
l’éclosion de l’économie parallèle islamique conçue comme une alternative à l’économie<br />
mondiale traditionnelle. La colonisation financière islamique représente l’alliance entre le<br />
wahhabisme et les entités commerciales et financières islamiques principalement provenant<br />
d’Arabie Saoudite 387 . Les institutions financières islamistes sont toujours restées en marge du<br />
système financier international et l’effondrement de l’URSS leur a offert de nouveaux<br />
débouchés dans les pays à forte population musulmane : le troc ayant « remplacé le rouble<br />
comme moyen d’échange » 388 après la Guerre froide, la colonisation financière islamique a<br />
remplacé les vieilles économies communistes. Les PIB des ex-démocraties populaires ayant<br />
chuté dramatiquement à la fin de la Guerre froide, la région n’a attiré que les banques<br />
islamistes, qui se sont empressés de venir financiariser la région.<br />
384 NAPOLEONI L. (2008), Rogue Economics : Capitalism’s new reality, Seven Stories Press<br />
385 LEVITT M. (2005), Hezbollah: Financing Terror Through Criminal Enterprise, Committee on Homeland<br />
Security and Governmental Affairs United States Senate, May 25, 2005<br />
386 NAPOLEONI L. (2008)<br />
387 L’instance qui contrôle la finance islamique est la Sharia Supervisory Board of Islamic Banks and Institutions<br />
ou Commission de la Charia<br />
388 Ibid.<br />
142
C’est donc en 1992 que la première banque islamique, la Banque Islamique de<br />
Développement, s’installe à Tirana en Albanie et commence à échanger investissements en<br />
Albanie contre construction de mosquées : le pays accepte, c’est le début de la colonisation<br />
financière par les « missionnaires » islamistes qui profitent de la crise matérielle pour imposer<br />
leur modèle dans les Balkans. La colonisation islamique déborde rapidement du simple cadre<br />
financier : dans les années 1990, certains villages commencent à appliquer la charia. La<br />
colonisation religieuse islamiste bat toujours son plein : sa nouvelle frontière actuelle est<br />
l’Afrique où le wahhabisme se répand rapidement. Ainsi des fonds occultes sont investis en<br />
Somalie, Kenya et en Tanzanie, provenant de banques islamiques et l’insurrection islamiste a<br />
explosé en Mauritanie. Au Nigeria, un nombre croissant de régions adopte la charia. Ces<br />
éléments permettent de montrer la territorialisation croissante de la mouvance terroriste<br />
islamiste dans le monde, facilitant toujours plus le financement du terrorisme transnational.<br />
2. Le « narcoterrorisme »<br />
Le narcoterrorisme est défini par la DEA américaine comme étant la « participation de<br />
groupes ou d’individus dans la taxe, la sécurité ou l’aide aux trafiquants de drogues dans le<br />
but de financer des activités terroristes » 389 . Le narcoterrorisme représente dans la majorité<br />
des cas une relation mutuellement bénéfique entre narcotrafiquants et groupes terroristes<br />
soucieux de se financer par l’argent de la drogue. Il s’agit donc d’une relation pragmatique<br />
purement économique qui permet à un groupe terroriste de participer à la filière de la drogue<br />
et d’utiliser les routes d’acheminement contrôlées par les narcotrafiquants. Narcoterroristes et<br />
narcotrafiquants utilisent les mêmes modes opératoires : utilisation de circuits financiers<br />
alternatifs pour concilier les fonds, contrebande en gros de drogues, utilisation de sociétés<br />
écran pour cacher les narcoprofits, utilisation des mêmes routes de trafic pour les drogues 390 .<br />
Les narcoterroristes participent donc directement ou indirectement à la culture, la<br />
manufacture, le transport et la distribution de gros de la drogue : certains groupes assurent<br />
seulement la sécurité des narcotrafiquants alors que d’autres ne font que taxer les producteurs<br />
389 BJORNEHED E. (2004), Narco-Terrorism: The Merger of the War on Drugs and the War on Terror, Global<br />
Crime Vol. 6, No. 3&4, August–November 2004, pp. 305–324<br />
390 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003)<br />
143
de drogues. Toujours est-il que les groupes terroristes finissent par peu à peu prendre place au<br />
sein de la filière et s’intégrer comme maillons structurant cette chaîne d’interdépendances 391 .<br />
Le but principal du trafic de drogues pour les groupes terroristes est bien entendu de<br />
financer leurs activités mais aussi d’inonder le marché des pays développés en drogues afin de<br />
les affaiblir et de pouvoir recruter des personnes en utilisant leur dépendance à la drogue. Les<br />
groupes terroristes qui profitent le plus du trafic de drogues sont Al Qaïda, le Hezbollah, le<br />
FARC et l’IRA en son temps 392 .<br />
En Amérique du Sud, le Sentier Lumineux péruvien s’est financé avec des<br />
narcodollars provenant du trafic de cocaïne colombien et s’est appuyé sur la collaboration des<br />
cocaleros pour organiser le trafic de cocaïne en interdisant l’accès aux régions de production.<br />
Le constat est le même avec l’Afghanistan des talibans qui ont plus que largement taxés la<br />
culture de l’opium et la production d’héroïne. L’IMU ouzbek a lui aussi profité de l’opium<br />
afghan pour se financer et contrôle la quasi-totalité des routes de trafic de la drogue en<br />
Ouzbékistan. Si dans le passé, le Hezbollah a couvert des trafics de drogues issus de la plaine<br />
de la Bekaa en prélevant une dîme au passage, sa nouvelle orientation consiste désormais à y<br />
participer directement.<br />
Les FARC vont beaucoup plus loin que de simplement taxer la production de cocaïne<br />
en Colombie et ont pris le contrôle d’un certain nombre de marchés de la drogue et d’espaces<br />
de production dans le pays 393 : le mouvement terroriste offre une protection aux paysans<br />
producteurs qui leurs donnent une aide financière en retour sous la forme de matière première<br />
illégale. Les FARC lèvent un impôt révolutionnaire de 10% sur l’ensemble des producteurs de<br />
coca des zones placées sous leur contrôle 394 .<br />
Du fait de son implantation en Turquie, le PKK kurde a très largement profité de la<br />
filière de l’héroïne pour se financer, n’hésitant pas à contrôler une partie du circuit en mettant<br />
en place des laboratoires de transformation d’opium sur le territoire turc et irakien à partir des<br />
années 1980 en créant des liens avec les clans shiites de la vallée de la Bekaa et les tribus<br />
insurgées du Balouchistan iranien et pakistanais. En effet, l’implantation géographique du<br />
PKK se situe autour des espaces de production du Croissant d’Or et la Route des Balkans :<br />
dans ses activités quotidiennes, les membres du PKK sont en contact direct et constant avec le<br />
391 CASTEEL S (2003), Narco-Terrorism: International Drug Trafficking and Terrorism - A Dangerous Mix,<br />
Testimony of the Assistant Administrator for Intelligence, US Drug Enforcement Administration, Hearing before<br />
the U.S. Senate Judiciary Committee, 20 May 2003<br />
392 CHOQUET C. (2003)<br />
393 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003)<br />
394 NAPOLEONI L. (2004), Terror Inc. Tracing the Money Behind Global Terrorism, Penguin Books, New York<br />
144
monde du narcotrafic. On observe le même constat pour l’organisation terroriste du LTTE<br />
tamoul dont la proximité avec le Croissant d’Or et les routes de l’opium asiatiques ont permis<br />
au groupe terroriste d’utiliser le narcotrafic pour se financer.<br />
Les relations avec la drogue d’une guérilla marxiste comme le FARC et d’un groupe<br />
islamiste fondamentaliste comme les talibans que tout oppose peut répondre à un modèle que<br />
l’on retrouve au sein de tous les conflits se déroulant dans des pays producteurs de drogues.<br />
En effet, leurs discours sur la drogue est très similaire : condamnation de façade de<br />
l’utilisation de la drogue mais utilisation des filières de la drogue pour se financer 395 . Il faut<br />
noter que si ces groupes n’étaient pas à proximité des espaces de production de la drogue et<br />
des routes d’approvisionnement, le narcoterrorisme aurait une ampleur beaucoup plus limitée<br />
qu’aujourd’hui.<br />
Après avoir étudié les méthodes et techniques économiques des acteurs à besoin de<br />
financement proliférant dans les zones grises, il convient d’expliquer les relations entre OCT<br />
et groupes terroristes au sein des espaces anomiques mondiaux.<br />
Section 2 – Les relations entre acteurs illégaux présents<br />
dans les zones grises<br />
Les relations entre les acteurs au sein des zones grises représentent une question<br />
stratégique supplémentaire dans l’étude du phénomène des zones grises et des relations<br />
internationales illicites : en effet, sans l’existence d’acteurs capables de faire fonctionner les<br />
filières illégales et échanger des biens, les zones grises ne seraient que des espaces<br />
géographiques vides. Les deux principaux types d’acteurs interagissant au sein des zones<br />
grises sont les Organismes Criminels Transnationaux (OCT) et les groupes terroristes : les<br />
deux acteurs interagissent dans le même monde souterrain et prolifèrent dans les zones grises,<br />
dépendent des mêmes réseaux et filières illégales et sont tous les deux des acteurs à besoin de<br />
financement. D’un point de vue légal, le terrorisme EST un comportement criminel : le<br />
Secrétariat de l’ONU a qualifié le terrorisme de « la plus visible et ouvertement explicite<br />
forme de crime organisé transnational » 396 . Ainsi à la suite des attentats du 11 Septembre<br />
2001, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a émis une résolution notant avec inquiétude<br />
395 LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte<br />
396 UNITED NATIONS REPORT (2000), Links between Terrorism, Drug Trafficking, Illegal Arms Trade<br />
Stressed in Continuing Third Committee Debate on Crime, UNIS, October 5, 2000<br />
145
les « liens étroits existant entre le terrorisme international et la criminalité transnationale<br />
organisée, la drogue illicite, le blanchiment d’argent, le trafic d’armes et le transfert illégal<br />
de matières nucléaires, chimiques, biologiques et autres présentant un danger mortel » 397 . Le<br />
nombre de publications décrivant l’existence d’alliances néfastes entre OCT et groupes<br />
terroristes s’est répercuté dans le champ universitaire – principalement nord-américain – de la<br />
recherche en relations internationales de façon exponentielle.<br />
Le « nouveau » monde accouché de la fin de la Guerre froide aurait créé les conditions<br />
propices à des interactions entre OCT et groupes terroristes au sein des zones grises,<br />
permettant la création de véritables relations internationales illicites. Dès les années 1980, la<br />
découverte du « narcoterrorisme » a ouvert la voie à de nombreuses recherches sur<br />
l’interconnexion entre le monde terroriste et celui de la criminalité organisée. De plus, la<br />
multiplication des relations entre les deux acteurs serait due en partie à la mondialisation,<br />
notamment l’accélération des flux économiques et financiers 398 . Il est important de prendre en<br />
compte le fait que le choix pour les deux acteurs de collaborer ensemble sera basé sur une<br />
estimation des risques, des opportunités et des capacités des uns et des autres selon le<br />
contexte. Schmid identifie sept critères qui peuvent encourager un groupe terroriste à chercher<br />
une coopération économique avec le crime organisé 399 :<br />
- l’accès à des fonds supplémentaires pour financer les activités terroristes<br />
- la perte du financement par un État<br />
- la possibilité de construire une base économique à cause du déclin du terrorisme d’État<br />
- la possibilité d’acquérir des techniques spécialisées<br />
- la porosité des frontières et l’utilisation des routes de contrebande<br />
- la présence d’une guerre ou d’une guérilla au sein du pays<br />
- la possibilité de rentrer en contact avec une base de recrutement potentielle<br />
S’opère donc un choix rationnel de la part de l’acteur terroriste avant de se lancer dans<br />
une coopération économique avec un OCT. Les alliances et autres « mariages d’intérêt » se<br />
créent d’abord selon des considérations pragmatiques : si une coopération a lieu entre les deux<br />
acteurs, elle se fait surtout sur la base de l’intérêt mutuel c'est à dire qu’une organisation<br />
397<br />
Résolution 1373 (2001) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4385e séance le 28 septembre 2001.<br />
http://www.un.org/french/docs/sc/2001/res1373f.pdf<br />
398<br />
SANDERSON T.M. (2004), Transnational Terror and Organized Crime : Blurring the Lines, SAIS Review<br />
XXIV, no.1 : 49-61<br />
399<br />
SCHMID A.P. (2005), Links between Terrorism and Drug Trafficking: A Case of ‘Narco-terrorism’ ? et<br />
SCHMID A.P. (2004), Links between Terrorist and Organized Crime Networks : Emerging Patterns and Trends,<br />
Milan, ISPAC<br />
146
désire quelque chose que l’autre possède et est prête à payer pour l’obtenir 400 . La plupart du<br />
temps, ces alliances sont enracinées purement dans des considérations commerciales et<br />
économiques. Dès lors, il faut s’intéresser aux théories sur la « convergence d’intérêt » entre<br />
OCT et groupes terroristes (I) pour montrer que les divergences entre les acteurs ne<br />
permettent pas de créer des alliances objectives entre les deux (II).<br />
I – Vers une « convergence d’intérêt » entre terroristes et OCT ?<br />
Avant le 11 Septembre, la littérature sur les relations internationales illicites décrivait<br />
les liens entre OCT et groupes terroristes selon la maxime « methods, not motives » 401 ,<br />
signifiant que même si les deux acteurs partagent les mêmes méthodes pour réaliser leurs<br />
buts, leurs divergences en termes organisationnels et motivationnels sont trop importants pour<br />
mener à une quelconque coopération commune. Les attentats du 11 Septembre ont en quelque<br />
sorte « activé » la peur d’une alliance entre les acteurs illégaux, ce qui a conduit à l’explosion<br />
du nombre de publications fournissant des éléments de preuve sur des liens de coopération<br />
voire de convergence entre OCT et groupes terroristes dans le monde. Les premières relations<br />
entre OCT et groupes terroristes remontent aux années 1980 principalement en Amérique du<br />
Sud entre les groupes terroristes du FARC et du Sentier Lumineux avec les narcotrafiquants<br />
de Medellin et de Cali : en échange de la fourniture d’un service de sécurité aux cartels au<br />
sein des plantations de coca, les groupes terroristes prélevaient une « taxe » sur les<br />
narcoprofits. Ce qui ressemble à une simple interaction serait allé plus loin dans les années<br />
1990 quand le cartel de Medellin aurait engagé l’ELN afin de mener une campagne d’attentats<br />
à la voiture piégée en 1993 402 . Une situation similaire aurait émergé en Asie du sud-est dans<br />
les années 1980 lorsque le LTTE aurait établi des liens avec la criminalité organisée indienne<br />
pour vendre de la drogue en échange d’armes.<br />
400 WILLIAMS P. (2005), Terrorist Financing and Organized Crime Nexus of Relationships, Appropriation of<br />
Methods or Both ? in BIERSTEKER, T. and ECKERT, S. (eds), Financing Global Terrorism, New York :<br />
Routledge<br />
401 SHELLEY L.I. et al. (2005a), Methods and Motives: Exploring Links between Transnational Organized<br />
Crime & International Terrorism, U.S. Department of Justice, June 13, 2005 et SHELLEY L.I. et PICARELLI<br />
J.T. (2002), Methods not Motives: Implications of the Convergence of International Organized Crime and<br />
Terrorism, Police Practice and Research Vol 3. No 4, 2002 pp 305-318, Washington D.C. : Taylor & Francis<br />
Group<br />
402 MAKARENKO T. (2004a), The Crime–Terror Continuum : Tracing the Interplay between Transnational<br />
Organised Crime and Terrorism, Routeledge : Taylor and Francis Group, Global Crime, Vol. 6, No. 1, February<br />
2004, pp. 129–145 et MAKARENKO T. (2004b), Terrorism and transnational organized crime. Tracing the<br />
crime-terror nexus in Southeast Asia, in SMITH P., Terrorism and violence in Southeast Asia, M.E. Sharpe<br />
147
Mais les relations entre les deux acteurs ne se formeraient que selon les contraintes des<br />
marchés illégaux : les relations entre OCT et groupes terroristes existeraient le long d’un<br />
« continuum » dynamique d’interactions organisationnelles et opérationnelles entre les deux<br />
acteurs 403 et ce sur plusieurs plans. D’abord à travers la création d’alliances entre les deux<br />
acteurs ; ensuite à travers l’utilisation de tactiques terroristes par le crime organisé et vice<br />
versa et enfin à travers la convergence des deux acteurs vers une organisation « hybride ». Les<br />
différentes théories du « crime-terror nexus » impliquent des relations réelles et profondes<br />
entre les deux acteurs (A) qui mènent le plus souvent à une transformation des groupes<br />
criminels et terroristes en des entités « hybrides » qu’il conviendra de caractériser (B).<br />
A. Les théories du « crime-terror nexus »<br />
Tous les éléments caractéristiques des zones grises comme la porosité des frontières,<br />
la faiblesse des autorités, la corruption des agents de l’État, la multiplication des États faibles<br />
et faillis et l’explosion des filières illicites seraient autant d’éléments catalyseurs de relations<br />
entre les deux acteurs. La nature des relations entre OCT et terroristes varie en terme de<br />
longévité et de profondeur : ces relations vont d’une simple interaction ad hoc à des alliances<br />
stratégiques sur le long terme. En théorie, la coopération apporte des bénéfices significatifs<br />
aux deux acteurs en terme de connaissances, d’expertise technique, d’apprentissages et<br />
d’interactions au sein des réseaux illégaux. La nature du régime aurait une influence cruciale<br />
sur la profondeur des interactions entre les deux acteurs : celles-ci étant difficile à mettre en<br />
place dans les pays politiquement stables, les relations entre OCT et groupes terroristes se<br />
développent naturellement plus dans les zones grises, plus particulièrement dans les États<br />
faibles et faillis, espaces dans lesquels les contraintes étatiques sont inexistantes et<br />
représentant un danger accru de coopération. Il est vrai qu’aucune organisation illégale<br />
n’existe de façon indépendante de son environnement, surtout au sein des zones grises et<br />
encore plus spécifiquement dans les États faibles et faillis.<br />
1. Les différentes théories de la convergence d’intérêt<br />
La raison principale de la coopération entre OCT et groupes terroristes serait la<br />
conduite d’alliances stratégiques afin de se fournir mutuellement des biens et services<br />
403 Ibid.<br />
148
illégaux : ainsi la mafia russe collaborerait avec le FARC dans des échanges armes contre<br />
drogue dans une simple logique d’acquisition d’un produit illégal que l’autre est en mesure de<br />
fournir. Au Mexique, le Hezbollah aurait noué des contacts avec différents cartels afin de<br />
participer au trafic d'êtres humains et de drogues transitant vers les Etats-Unis. En dehors de<br />
l'intérêt financier que cela représente pour le mouvement terroriste, le Hezbollah en profiterait<br />
pour introduire clandestinement des activistes sur le sol américain et en échange, les cartels<br />
mexicains recevraient armes et entraînements pour ses membres 404 . De la même manière, une<br />
coopération croissante existerait entre les FARC et la mafia russe : les narcoterroristes<br />
auraient développé un circuit d’échanges avec celle-ci depuis le début des années 1990 en<br />
construisant un système de canalisation en Colombie, permettant d’introduire des milliers<br />
d'armes et des tonnes d'approvisionnements afin d’aider les FARC à mener leur guerre contre<br />
le gouvernement colombien.<br />
Certains auteurs parlent d’une « tendance irréversible » vers la convergence entre<br />
OCT et terroristes 405 . D’autres parlent d’un « partenariat naturel » entre les deux acteurs.<br />
D’autres encore estiment que les deux acteurs se livrent à des « mariages d’intérêts » 406 .<br />
Enfin, des auteurs parlent d’un « brouillage des frontières » entre les deux mondes 407 . Si les<br />
termes changent, tous s’accordent pour montrer que les liens entre OCT et groupes terroristes<br />
sont bels et biens réels et qu’une convergence profonde entre les intérêts des deux acteurs<br />
s’opère aujourd’hui dans le monde de façon régulière. Louise Shelley montre que<br />
l’interconnexion des deux mondes au sein des zones grises implique que s’attaquer à un<br />
problème revient à s’attaquer aux deux tant OCT et terroristes sont impliqués au sein des<br />
zones anomiques. Ainsi le « nexus » entre groupes terroristes et OCT serait fondé sur une<br />
relation « symbiotique » entre eux, sorte de dynamique profitant économiquement et<br />
idéologiquement aux deux acteurs. Cette convergence incluant des relations à plus ou moins<br />
long terme utiliserait des échanges d’expertise (sur le blanchiment, la fabrication de<br />
bombes…) contre un support opérationnel (accès aux routes de contrebande, refuges,<br />
404<br />
RODIER A. (2009b), Les trafics de drogue du Hezbollah en Amérique Latine, note d’actualité n°168, Centre<br />
Français de Recherche sur le Renseignement<br />
405<br />
WILLIAMS P. et SAVONA U. (1995), Problems and Dangers Posed by Organized Crime in the Various<br />
Regions of the World, Transnational Organized Crime, Vol. 1 n°3, Automne 1995<br />
406<br />
CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002), The Nexus Among Terrorists, Narcotics Traffickers, Weapons<br />
Prolificators, and Organised Crime Networks in Western Europe, A Study Prepared by the Federal Research<br />
Division, Library of Congress under an Interagency Agreement with the United States Government, December<br />
2002<br />
407<br />
« Blurring of boundaries » in CILLUFO F. (2000)<br />
149
contacts…). Pour Curtis et al., la plupart des groupes terroristes utiliseraient des activités<br />
criminelles pour se financer mais chaque acteur resterait dans sa logique propre 408 .<br />
Selon Mincheva et al., l’existence de trois facteurs permettent l’alliance entre OCT et<br />
groupes terroristes : l’existence de mouvements nationalistes, ethniques ou religieux trans-<br />
étatiques ; l’existence d’un conflit armé au sein du territoire national dans lequel les acteurs se<br />
territorialisent et enfin des échanges de commodités et de produits illégaux 409 . C’est surtout<br />
dans les États en déliquescence que l’on retrouve ces composantes. La porosité des frontières<br />
entre ces pays permet également d’accroître la possibilité de liens : la demande en armes et en<br />
munitions ainsi qu’en drogues étant plus importante qu’ailleurs, le circuit de l’offre et de la<br />
demande y est plus présent, les liens économiques plus nombreux et plus forts.<br />
L’auteure Louise Shelley, spécialiste des relations internationales illicites, a mis en<br />
place un modèle démontrant l’existence de douze points de contact lorsque qu’une OCT et un<br />
groupe terroristes collaborent. Ces « watch points » couvrent une vaste gamme d’habitudes et<br />
de modes opératoires que les deux acteurs sont censés partager lorsqu’ils coopèrent et forment<br />
des alliances d’intérêt 410 . Parmi les points de contact les plus intéressants, on trouve le partage<br />
de « nœuds » communs c'est à dire que les deux acteurs se livrent tous les deux à des activités<br />
illégales et recourent aux mêmes méthodes criminelles, notamment le trafic de drogues,<br />
l’utilisation de faux papiers, l’insertion dans les circuits des armes ou encore l’utilisation<br />
d’experts pour rationaliser le financement. L’usage de la corruption comme moyen de<br />
parvenir à ses fins est un autre point de contact commun entre les deux acteurs : ce point<br />
commun pose la question de savoir si la coopération entre OCT et groupes terroristes permet<br />
de maximiser l’impact de la corruption sur le gouvernement central voire même opérer une<br />
sorte de « division du travail » entre les deux acteurs.<br />
2. Le « crime-terror continuum »<br />
Dans ses travaux, Tamara Makarenko s’attache a expliquer les relations entre OCT et<br />
groupes terroristes à travers le modèle du « crime-terror continuum » qui illustre différentes<br />
formes de liens entre les acteurs allant de la simple coopération mutuelle vers une totale<br />
convergence des motivations criminelles et terroristes, sorte de « point focal » dans lequel<br />
408 CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002)<br />
409 MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006), Unholy Alliances ? How Trans-state Terrorism and International<br />
Crime Make Common Cause, Paper presented at the Annual Meeting of the International Studies Association,<br />
Panel on Comparative Perspectives on States, Terrorism, and Crime - San Diego, March 24, 2006<br />
410 SHELLEY L.I. et al. (2005a)<br />
150
terrorisme et criminalité ne font plus qu’un. En recherchant des alliances, les acteurs<br />
apprennent l’un de l’autre en terme d’activités (nouveaux débouchés par exemple) et de<br />
dynamique organisationnelle : c’est la raison pour laquelle les deux acteurs tendent à se<br />
ressembler de plus en plus dans leurs structures et dans leurs activités illégales 411 . Selon elle,<br />
il est possible d’identifier des facteurs qui peuvent encourager un groupe terroriste à envisager<br />
une alliance – quelle que soit sa nature – avec le crime organisé : l’accès à des ressources<br />
financières supplémentaires, la possibilité de construire une base économique compensant la<br />
perte de revenus étatiques, l’accès à une expertise et des effets d’apprentissages criminels, la<br />
conduite facilitée d’opérations transfrontalières illégales ou encore l’accès à des sources de<br />
recrutements supplémentaires 412 . Groupes terroristes et OCT, en plus de partager des<br />
similitudes opérationnelles et organisationnelles, apprendraient l’un de l’autre et réaliseraient<br />
des effets d’apprentissage selon les succès et échecs de l’autre. Les relations entre les deux<br />
acteurs se placent le long d’un « continuum » précisément car OCT et groupes terroristes<br />
oscillent en permanence entre les bornes de cet espace, c'est à dire entre ce que l’on appelle<br />
traditionnellement le crime organisé et le terrorisme, dépendamment de l’environnement dans<br />
lequel l’acteur opère. Quelle que soit la position d’un acteur le long du continuum, celui-ci<br />
s’implique dans tous les cas dans des activités criminelles plus ou moins variées et<br />
importantes. Terrorisme et OCT existent donc sur un même plan dans ce modèle et peuvent<br />
donc tout deux se diriger vers une convergence totale de leurs opérations au centre du<br />
continuum pour créer une entité « hybride » (voir Annexe 24).<br />
Il est possible d’établir trois types de relation entre OCT et groupes terroristes. Le<br />
premier type de relation correspondrait à une alliance tactique entre les deux acteurs : la<br />
présence des deux types d’acteurs au sein des différentes zones grises dans le monde<br />
faciliterait la coopération, notamment au regard des trafic transnationaux et des sources<br />
d’approvisionnement en produits illégaux. L’alliance peut être sporadique ou bien basée sur le<br />
long terme selon les besoins tactiques de chaque acteur. L’exemple le plus cité est l’alliance<br />
entre le cartel de Medellin et l’ELN en 1993 ou encore avec le FARC. En plus de ces relations<br />
purement commerciales de fourniture de produits et de services, des relations plus<br />
sophistiquées auraient émergé entre les deux acteurs par exemple lorsque l’IMU ouzbek a<br />
entrepris un partenariat stratégique avec les narcotrafiquants afghans et asiatiques afin de<br />
411 MAKARENKO T. (2004a) ; MAKARENKO T. (2004b) ; MAKARENKO T. (2006), Criminal and terrorist<br />
networks : gauging interaction and the resultant impact on counter-terrorism, Center for Transatlantic Relations<br />
412 SCHMID A.P. (2004) ; SCHMID A.P. (1996), The Links Between Transnational Organized Crime and<br />
Terrorist Crimes, Transnational Organized Crime, Vol. 2, No. 4, pp. 40-82<br />
151
sécuriser les transports d’héroïne vers la Russie et les Balkans. On peut également citer la<br />
relation existante entre l’Armée de Libération du Kosovo (KLA) et la mafia albanophone en<br />
matière de trafic de drogues, les deux organisations travaillant ensemble dans la filière<br />
balkanique de la drogue.<br />
Le second type de relation correspond à des motivations opérationnelles entre les deux<br />
acteurs : durant les années 1990, chaque acteur aurait transformé sa structure<br />
organisationnelle afin de faciliter l’utilisation de méthodes criminelles et terroristes. Le<br />
narcoterrorisme serait une forme de transformation des groupes terroristes pour accueillir plus<br />
facilement la logique économique du crime organisé. La gangstérisation du terrorisme serait<br />
le point focal de cette relation entre les deux acteurs.<br />
Le dernier type de relation est la convergence totale entre OCT et terroristes sous la<br />
forme d’entités hybrides « terroristes le jour et criminelles la nuit » qui se développeraient<br />
pour concurrencer l’État et le remplacer. En contrôlant les secteurs économiques et financiers<br />
d’un État faible, ces entités finissent par prendre le contrôle politique de l’État et mettent en<br />
place une économie de prédation. La mafia albanophone serait l’archétype de l’organisation<br />
hybride possédant un contrôle à la fois politique et économique sur un territoire,<br />
principalement au Kosovo et en Albanie.<br />
Tamara Makarenko a étiré au maximum la notion de convergence entre les deux<br />
acteurs en théorisant l’existence du syndrome du « trou noir » 413 dans lequel des groupes<br />
terroristes et criminels se livreraient à des opérations à la fois terroristes et criminelles pour<br />
maintenir leur place à la tête d’États faillis comme l’Afghanistan, la Sierra Leone, la Somalie<br />
ou le Liberia mais également dans des régions entières comme les Balkans. Des « zones<br />
d’ombres » se créent, permettant aux deux acteurs d’agir en toute impunité loin des regards de<br />
la communauté internationale et la convergence entre les deux acteurs est à son maximum.<br />
Ainsi l’Afghanistan serait un « État trou noir » depuis le retrait soviétique en 1989 en raison<br />
des liens existants entre les talibans, les organisations terroristes régionales, les<br />
narcotrafiquants et les filières de contrebande des produits illégaux. Le syndrome du « trou<br />
noir » n’apparaît que quand deux éléments sont réunis :<br />
- l’État doit être contrôlé par le crime organisé ou un groupe terroriste et<br />
- la motivation première des acteurs engagés dans cet État doit être criminelle et non<br />
idéologique.<br />
413 MAKARENKO T. (2003a), A Model of Terrorist-Criminal Relations, Jane’s Intelligence Review, 1, 30 July,<br />
2003<br />
152
Du point de vue de l’impact des groupes terroristes sur un État failli, les travaux de<br />
Goredema permettent de mettre en évidence trois phases au cours desquelles un groupe<br />
terroriste va progressivement « phagocyter » l’économie d’un Etat 414 :<br />
- première phase : le groupe n’agit que dans une zone limitée et son but est de<br />
discréditer l’appareil politique en s’attaquant directement aux hommes politiques et<br />
aux structures d’État ;<br />
- seconde phase : phase d’expansion territoriale durant laquelle se fait la mise en place<br />
d’une économie illégale parallèle. Le groupe terroriste s’infiltre dans toutes les<br />
structures économiques du pays (équipements, industrie…) afin de faire partir les<br />
capitaux étrangers, provoquant une hausse de l’inflation et du chômage ;<br />
- troisième et dernière phase : l’État est exclu des sphères de pouvoir, l’économie<br />
parallèle est en place et fonctionne. Ainsi, le groupe terroriste « devient » un État à<br />
part entière : afin de s’assurer une économie stable, l’État commerce également avec<br />
le crime organisé et les autres groupes terroristes régionaux.<br />
Certaines théories supposent aujourd’hui l’existence accrue d’un « continuum » entre<br />
crime organisé et violence terroriste au travers des trafics illégaux à tel point que la distinction<br />
entre les OCT et terroristes devient difficile voire impossible dans les Etats faibles et faillis et<br />
les proto-Etats criminels.<br />
B. Vers une « hybridation » des acteurs ?<br />
Beaucoup d’auteurs supposant l’existence du « continuum » entre crime organisé et<br />
violence terroriste au travers des trafics illégaux dans la mesure où les deux types d’acteurs<br />
dépendent des mêmes fournisseurs en produits illégaux, des mêmes moyens de transport,<br />
infrastructures et des mêmes sources de revenus 415 , à tel point que la frontière entre monde<br />
criminel pur et financement du terrorisme deviendrait poreuse 416 . Selon Louise Shelley, les<br />
liens opérationnels entre les deux acteurs sont beaucoup plus forts que les liens idéologiques,<br />
rendant la distinction entre les deux difficile voire impossible dans les Etats faibles et faillis et<br />
414 GOREDEMA C. (2005), Organised crime and terrorism : Observations from Southern Africa, Journal of<br />
Contemporary Criminal Justice, Vol.17, No.3, 243-258<br />
415 MAKARENKO T. (2004b) ; SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002) ; SCHMID A.P. (2004) ;<br />
416 MILI H. (2006), Tangled Webs : Terrorist and Organized Crime Groups, Terrorism Monitor, Vol. IV, Issue<br />
1, January 12, 2006<br />
153
les proto-Etats criminels 417 : aujourd’hui l’utilisation des marchés illégaux dans les zones<br />
grises ne permettrait plus de faire la différence entre un acteur criminel et un terroriste.<br />
1. La transformation des acteurs<br />
Certaines thèses prophétisent depuis quelques années l’apparition de « forces<br />
criminelles transnationales hybrides » ou d’entités « mutantes », formant une « seule figure<br />
entre le criminel et le guérillero » 418 : cette analogie biologique mal choisie ne permet pas de<br />
rendre compte objectivement de l’existence réelle ou non de liens objectifs entre groupes<br />
terroristes et OCT. Ainsi la littérature américaine sur le sujet tend à démontrer la progression<br />
vers des « organisations hybrides » à la fois entités terroristes et criminelles voire même<br />
l’existence d’un « trou noir » entre les deux mondes. Pour ces auteurs, les objectifs, les<br />
méthodes et les structures organisationnelles des terroristes et des OCT deviendraient<br />
progressivement identiques. Bovenkerk et Chakra vont dans le même sens et proposent<br />
l’existence de connexions entre les deux acteurs selon un modèle allant de la simple<br />
association à la « symbiose » entre les deux car selon les auteurs, les développements<br />
politiques et économiques post-Guerre froide ont rassemblé OCT et groupes terroristes au<br />
sein du même territoire de l’illégal, ce que nous appelons les zones grises 419 , et toujours en<br />
dehors de la sphère juridique traditionnelle 420 . Les similitudes dans les structures<br />
organisationnelles et opérationnelles entre les deux acteurs ne font que renforcer ce constat.<br />
Mincheva et Gurr ont créé une typologie reconnue de la transformation du terrorisme<br />
selon les motivations et circonstances qui poussent les groupes terroristes à entreprendre un<br />
« changement d’agenda » 421 auprès du crime organisé. Le lien idéologique représente le<br />
premier niveau de cette relation entre OCT et groupes terroristes et s’attache à l’utilisation de<br />
méthodes criminelles par le terrorisme sans qu’il y ait perte de l’idéologie. Ainsi pour ces<br />
417<br />
SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2005), The Diversity of the Crime-Terror Interaction, International<br />
Annals of Criminology Vol 43-1/2 ; SHELLEY L.I. (2005b), The Unholy Trinity : Transnational Crime,<br />
Corruption and Terrorism, Brown Journal of World Affairs, Vol.IX n°2 et SHELLEY L.I. et MELZER S.<br />
(2008), The Nexus of Organized Crime and Terrorism: Two Case Studies in Cigarette Smuggling, International<br />
Journal of comparative and applied criminal justice, Spring 2008, Vol. 32 n°1<br />
418<br />
RAUFER X. (2002), Guerre, hostilité, chaos au début du XXIème siécle : défis et définitions, Département de<br />
recherche sur les menaces criminelles contemporaines<br />
419<br />
BOVENKERK F. et CHAKRA B.A. (2004), Terrorism and Organised Crime, Forum on Crime and Society,<br />
Vol.4 No1&2<br />
420<br />
SANDERSON T.M. (2004), Transnational Terror and Organized Crime : Blurring the Lines, SAIS Review<br />
XXIV, no.1 : 49-61<br />
421 MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006)<br />
154
auteurs, le financement du terrorisme par l’intermédiaire du crime implique forcément un lien<br />
stratégique entre les deux acteurs. Le second niveau est le lien pragmatique dans lequel<br />
l’agenda terroriste entreprend un décalage « pragmatique » vers une criminalisation accrue du<br />
groupe. Le FARC serait un exemple de ce lien. Le lien de prédation est le troisième type de<br />
relation qui correspond à la perte totale d’objectifs politiques de la part du groupe terroriste au<br />
profit d’activités criminelles pures. Le quatrième et dernier niveau dans la relation est<br />
l’« interdépendance opportuniste » dans lequel objectifs politiques et économiques co-<br />
existent sur un pied d’égalité dans l’agenda du groupe terroriste, créant ainsi des acteurs<br />
« hybrides » comme ce serait le cas avec la mafia albanophone. Les mouvements identitaires<br />
transfrontaliers faciliteraient l’apparition de ces groupes hybrides.<br />
Ainsi dans des zones grises comme la TBA ou les Balkans, les intérêts entre OCT et<br />
groupes terroristes convergeraient totalement : la structure organisationnelle, les objectifs et la<br />
réalisation d’activités criminelles tendraient à se ressembler et ne faire plus qu’un.<br />
2. La politisation du crime organisé, facteur de transformation des OCT<br />
Le cas inverse de la « gangstérisation » d’un groupe terroriste est la « politisation » du<br />
crime organisé, phénomène rare qui reste à l’heure actuelle très peu documenté. L’une des<br />
raison principale de cette transformation est la volonté de déstabiliser les institutions<br />
politiques d’un pays ou d’une région 422 : le crime organisé va réaliser des attaques proches des<br />
méthodes « terroristes » contre un État afin d’intimider des agents de l’Etat ou bien créer un<br />
environnement plus propice aux activités criminelles 423 . Il est difficile de savoir qui sert les<br />
intérêts de l’autre : le crime organisé réalise-t-il ces actes terroristes par volonté idéologique<br />
ou par simple implication criminelle ? Il semble que la base idéologique ne soit qu’une<br />
tactique dont le but premier est la déstabilisation des institutions 424 . Les idéaux-types de la<br />
« politisation » sont les cartels de la drogue colombiens et la Mafia Italienne. En Colombie,<br />
les narcotrafiquants n’hésitent pas à réaliser des attaques qualifiées de « terroristes » dans le<br />
seul but d’empêcher une réponse efficace du système de justice pénal et pour fragiliser le<br />
422 MAKARENKO T. (2006), Criminal and terrorist networks : gauging interaction and the resultant impact on<br />
counter-terrorism, Center for Transatlantic Relations<br />
423 WILLIAMS P. et SAVONA U. (1995)<br />
424 DANDURAND Y (2004), Terrorism and Organised Crime : Reflections on an Illusive Link and its<br />
Implication for Criminal Law Reform, International Society for Criminal Law Reform, Annual Meeting, August<br />
8, 2004<br />
155
pouvoir en place 425 . La mafia italienne n’hésite pas à assassiner politiciens, juges, policiers et<br />
même des journalistes afin d’altérer le cours de la justice et créer un climat constant de peur.<br />
L’utilisation de moyens terroristes sert de façon pragmatique les intérêts du crime organisé<br />
mais ne représente pas une réelle implication idéologique.<br />
Au final le concept de « nexus » entre le terrorisme et le crime organisé est<br />
relativement flou et surtout instrumentalisé au gré des besoins sécuritaires mondiaux. Au sens<br />
premier du terme, un groupe terroriste échangeant des produits illégaux avec un OCT ne<br />
constitue pas un « lien » à proprement parler : pour être signifiant, le lien devrait impliquer<br />
une certaine consistance dans le temps et le partage explicite d’objectifs. En ce sens, aucun<br />
« lien » n’a encore été observé entre groupes terroristes et OCT. De la même manière, l’idée<br />
de plus en plus répandue que les activités des criminels et celles des terroristes tendent à<br />
converger est également fausse, comme on vient de le voir : on observe au mieux une<br />
similarité entre certaines activités mais une « convergence » entre les techniques criminelles<br />
des terroristes et des OCT n’est pas (encore) à l’ordre du jour. Au final les « similitudes »<br />
entre le terrorisme et le crime organisé doivent toutes être nuancées, sont passagères ou<br />
tiennent de la coïncidence et en général se situent surtout en surface : ce sont des similitudes<br />
qui tiennent davantage de l’interprétation erronée des observateurs que de caractéristiques<br />
fondamentales des acteurs illégaux. A tel point que Leman-Langlois fait remarquer que « le<br />
requin est impossible à distinguer du dauphin : les deux sont gris, vivent dans un milieu<br />
aquatique et se nourrissent de poisson » 426 . Malgré l’absence de coopération entre les deux<br />
acteurs, il ne faut pas croire que ceux-ci ne sont pas inter-reliés : le fait que groupes terroristes<br />
et OCT prolifèrent dans les zones grises tend à imposer l’idée que la lutte contre l’un ne peut<br />
plus souffrir l’absence de la lutte contre l’autre. Si l’on commence à s’intéresser à un type<br />
d’acteur dans une zone grise, le second n’est jamais bien loin. Dès lors, il faut démontrer la<br />
réalité des liens entre OCT et groupes terroristes.<br />
425 DANDURAND Y. et CHIN V. (2004), Links between Terrorism and Other Forms of Crime, A Report<br />
submitted to : Foreign Affairs Canada and The United Nations Office on Drugs and Crime, International Centre<br />
for Criminal Law Reform and Criminal Justice Policy, April 2004<br />
426 LEMAN-LANGLOIS S. (2007), Terrorisme et crime organisé, contrastes et similitudes, École de<br />
criminologie, Université de Montréal<br />
156
II – Peut-on vraiment parler de liens entre OCT et groupes<br />
terroristes ?<br />
Similitudes dans les méthodes de financement des acteurs ne veut pas dire<br />
coopération : les interactions entre les deux acteurs sont en réalité temporaires, sporadiques et<br />
uniquement basées sur un intérêt mutuel et ne s’appuient pas sur une convergence d’intérêt.<br />
Des différences majeures en ce qui concerne la gestion des richesses, la présence d'une<br />
idéologie ainsi que l'utilisation de la violence font en sorte que « les terroristes et le crime<br />
organisé ne sont pas des partenaires naturels » 427 . S’intéresser aux différences de nature et<br />
d’intérêt entre les deux acteurs (A) permet de caractériser la réalité des liens entre OCT et<br />
organisations terroristes au sein des zones grises (B).<br />
A. Une divergence de nature et d’intérêt totale entre les acteurs<br />
Il est nécessaire de séparer radicalement les deux entités par leur fondement même : le<br />
profit pour le profit contre le profit pour l'idéologie c'est à dire que les motifs du crime<br />
organisé diffèrent de ceux des groupes terroristes à travers l'optimisation du capital. Les<br />
terroristes quant à eux se servent du profit généré pour promouvoir leurs idées dans l'optique<br />
d'avoir un poids politique et de financer leurs opérations et la survie du groupe 428 . Le fossé<br />
idéologique qui sépare les groupes terroristes des groupes criminels les empêchera<br />
généralement de collaborer 429 : à la base, la différence principale se trouve au niveau des<br />
intentions des acteurs.<br />
1. Des divergences dans la raison d’être des acteurs<br />
Le contraste le plus important entre les deux acteurs tient à leurs intentions : l’objectif<br />
ultime du terroriste est politique alors que celui du membre d’une organisation criminelle est<br />
427 WANNENBURG G. (2003), Links Between Organised Crime and al-Quaeda, South African Journal of<br />
International Affairs, Vol.10 Issue 2, Spring 2003<br />
428 STANISLAWSKI et al. (2004), Transnational Organized Crime, Terrorism, and WMD, Discussion paper<br />
prepared for the Conference on Non-State Actors, Terrorism, and Weapons of Mass Destruction. Center for<br />
International Development and Conflict Management, University of Maryland, 15 Octobre 2004 et CASTEEL S<br />
(2003), Narco-Terrorism: International Drug Trafficking and Terrorism - A Dangerous Mix, Testimony of the<br />
Assistant Administrator for Intelligence, US Drug Enforcement Administration, Hearing before the U.S. Senate<br />
Judiciary Committee, 20 May 2003<br />
429 SCHMID A.P. (2004) et SCHMID A.P. (2005)<br />
157
économique. Cette différence n’est pas une simple question de contenu idéologique car si les<br />
finalités politiques peuvent être satisfaites, la fin en soi qui constitue à s’enrichir ne peut<br />
jamais être définitivement réalisée. En réalité, le but d’une organisation criminelle est de<br />
continuer d’exister, alors que le groupe terroriste vise à devenir inutile le plus rapidement<br />
possible. La maximisation du profit et la réduction des risques sont les motifs façonnant le<br />
comportement des OCT alors que la poursuite d’objectifs idéologiques et politiques sont la<br />
raison d’être du terrorisme 430 . Pour Gayraud, le terrorisme est un phénomène de surface,<br />
« irritant mais visible » alors que la criminalité organisée, surtout le phénomène mafieux, est<br />
« discret et indolore » 431 . Le terrorisme est par essence clandestin et subversif, il éclot dans sa<br />
dimension politique de contestation et se confronte au système par des éruptions de violence :<br />
il s’agit donc d’un phénomène de surface dépendant de la conjoncture politique. A l’inverse,<br />
la criminalité organisée est essentiellement parasitaire et dissimulée, elle ne se révèle jamais<br />
au grand jour et sa dissimulation permanente est une question de survie face à la répression<br />
étatique : la criminalité organisée s’intègre donc au système mais de manière souterraine.<br />
Les objectifs des deux acteurs sont également opposés : déstabilisation politique voire<br />
prise de pouvoir pour le terrorisme, profit économique et financier maximal pour les OCT. Le<br />
terrorisme vise la destruction du système et s’affirme comme extérieur à lui alors que la<br />
criminalité organisée vit dans ce système au point d’en constituer un rouage. La clandestinité<br />
et la négation de l’existence sont la raison d’être des OCT alors qu’elles ne sont qu’une<br />
parenthèse entre deux apparitions pour le terroriste puisque sa raison d’être est d’émerger de<br />
temps à autre lors d’une éruption de violence.<br />
Le rapport au territoire n’est fondamentalement pas le même entre les deux acteurs :<br />
les territoires où les terroristes prolifèrent sont des espaces chaotiques alors que les territoires<br />
sous influence mafieuse (Hong Kong, Sicile) sont des havres de prospérité. Malgré tout, les<br />
Etats faibles et faillis composent un terreau fertile pour les deux acteurs. Les deux types<br />
d’organisations se différencient également par la nature de leur relation avec l’État : le groupe<br />
terroriste, par son action, cherche à détruire la capacité de l’État à gouverner, à démontrer son<br />
incompétence ou impuissance alors que « l’environnement maximisant l’efficacité des<br />
organisations criminelles consiste en une administration politique stable » 432 et surtout des<br />
infrastructures capables de soutenir des activités commerciales légales ou non. Le crime<br />
430 MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006)<br />
431 Les deux acteurs ont autant de différence qu’entre une « maladie de peau et un cancer » in GAYRAUD J.-F.<br />
(2005)<br />
432 LEMAN-LANGLOIS S. (2007)<br />
158
organisé ayant une relation parasitaire avec l’Etat, une alliance avec un groupe terroriste<br />
désirant mettre à mal l’organisation étatique semble exclue 433 : ainsi l’organisation terroriste<br />
met en cause la légitimité de l’Etat auquel elle s’attaque alors que la criminalité organisée<br />
cherche à exercer une forme de « souveraineté parallèle » qui s’accommode du pouvoir en<br />
place 434 . Pour un groupe terroriste, s’associer au crime organisé est la meilleure façon de<br />
perdre une partie de son soutien politique ou populaire voire même devenir un élément<br />
atypique pour les autres groupes terroristes.<br />
La question de la confiance entre les acteurs opérant des transactions est topique de la<br />
logique de non-coopération qui semble irriguer la réalité des liens entre groupes terroristes et<br />
crime organisé transnational : se faire confiance au sein d’un marché clandestin ne semble pas<br />
facile et reste un obstacle majeur à la coopération entre les deux acteurs.<br />
Quant à la nature des objectifs des organisations terroristes, elle est maintenue par un<br />
fond purement idéologique : certains groupes terroristes se mêlent au trafic de stupéfiants<br />
mais uniquement à des fins stratégiques. Ils pensent alors affaiblir leurs ennemis en<br />
introduisant des drogues à propriétés dépendogènes au sein de la population : le Hezbollah en<br />
est un exemple frappant car le groupe terroriste justifie sa participation dans ce type de trafic<br />
comme moyen d'encourager les percées de l'Islam en alimentant le marché de l'Occident 435 .<br />
2. Des divergences d’intérêts<br />
Il est évident que les deux acteurs génèrent du profit à travers leurs activités de<br />
financement mais « à l'inverse du crime organisé, le principal souci des groupes armés n'est<br />
pas l'accumulation des richesses, mais sa dissimulation et sa redistribution » 436 . En ce qui<br />
concerne le financement du terrorisme, l’argent n’est pas une fin en soi mais un moyen<br />
d’obtenir une finalité idéologique violente : les groupes terroristes font en sorte que les<br />
revenus demeurent en circulation dans leur réseau et les dépensent ou les répartissent à la<br />
manière d'un État. Les organisations criminelles organisées, quant à elles, se consacrent plutôt<br />
à l’accumulation pure et simple du profit. Pour le crime organisé, l’accès régulier aux<br />
fournisseurs (de drogues, d'armes, etc.) ainsi qu'aux zones de transit est une question de<br />
survie 437 : ainsi, il est de mise de ne pas attirer l'attention des autorités pour préserver la<br />
433 SCHMID A.P. (2004) et SCHMID A.P. (2005)<br />
434 CHOQUET C. (2003), Terrorisme et criminalité organisée, Sécurité et Société – l’Harmattan<br />
435 CLUTTERBACK R. (1994), Terrorism in an Unstable World, Routeledge<br />
436 NAPOLEONI L. (2004)<br />
437 STANISLAWSKI et al. (2004)<br />
159
continuité de leurs activités car même une courte association avec des terroristes risque<br />
d’attirer le regard des forces de l’ordre 438 . Les groupes terroristes visent l'inverse c'est à dire la<br />
visibilité par l’intermédiaire d’actions provoquant la peur et le choc moral 439 . Si coopération il<br />
y a, l’entrée d’un groupe terroriste dans la sphère économique ressemblera plus à de la<br />
compétition qu’à une réelle coopération : une relation « parasitaire » se met en place 440 .<br />
L’usage de la violence ne possède pas le même rôle entre OCT et groupe terroriste :<br />
même si le terroriste va utiliser la violence pour effectuer un certain contrôle social, l’usage<br />
systématique d’une violence directement appliquée au changement politique caractérise<br />
seulement le terrorisme. Ainsi les terroristes utilisent la violence autant que possible, alors que<br />
les groupes criminels l’utilisent aussi peu que possible. Une organisation criminelle qui utilise<br />
trop de violence risque de maximiser ses chances d’être repérée, ce qui nuirait à la rentabilité<br />
économique du groupe. Extérieure et revendiquée pour les terroristes, la violence est au<br />
contraire interne et invisible pour la criminalité organisée.<br />
En général, les deux acteurs possèdent trop de différences dans les objectifs à atteindre<br />
pour mener une coopération économique stable et construite. Le crime organisé possédant<br />
déjà tous les moyens nécessaires pour mener ses propres activités criminelles, de nombreux<br />
groupes criminels bien implantés coupent les ponts avec ceux qu’ils soupçonnent de préférer<br />
le terrorisme au profit. Par exemple, dans les années 1980, le cartel de Medellin en Colombie<br />
a refusé de poursuivre les communications et la collaboration avec le FARC et l’Armée de<br />
libération nationale colombienne (ELN). Il en est de même entre la Mafia italienne et Al-<br />
Qaïda après le 11 Septembre 441 .<br />
B. La réalité des liens entre OCT et groupes terroristes<br />
Il est vrai que terroristes et OCT partagent des points communs en terme<br />
d’organisation 442 , de réseaux transfrontaliers, de méthodes mais ces similitudes ne<br />
correspondent pas automatiquement à une coopération entre les deux acteurs. On ne le<br />
rappellera jamais assez, les différences motivationnelles entre OCT et groupes terroristes sont<br />
438 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007), A Crime-Terror Nexus ? Thinking on the Links Between<br />
Terrorism and Criminality, Studies in Conflict & Terrorism, Volume 30 Issue 12 December 2007<br />
439 CASTEEL S (2003)<br />
440 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007)<br />
441 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2006), Le Terrorisme et la Criminalité : Liens Réels et Potentiels,<br />
Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs,<br />
Carleton University, Vol. 2006-5<br />
442 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002)<br />
160
majeures : motivation financière et matérielle d’un côté contre motivation politique et<br />
idéologique de l’autre 443 . Même si les groupes terroristes utilisent bel et bien les filières des<br />
produits illégaux pour se financer, cela ne veut pas dire qu’il y ait coopération avec les<br />
« propriétaires » de ces filières, à savoir les OCT transnationaux. Existence sur un plan<br />
parallèle voire même inter-relations entre les acteurs ne veut pas dire coopération. Les<br />
interactions entre OCT et groupes terroristes sont beaucoup moins fréquentes que la littérature<br />
sur le sujet le laisse penser et la menace de groupes « hybrides » relève plus d’une futurologie<br />
déplacée que de la réalité des acteurs illégaux actuels.<br />
1. Des alliances sporadiques et ponctuelles<br />
Les alliances entre les groupes criminels et les groupes terroristes sont rares : en<br />
général, les groupes criminels organisés sont jaloux de leur territoire et réticents à courir le<br />
risque d’attirer l’attention des autorités en collaborant avec des groupes terroristes. Par<br />
ailleurs, les groupes terroristes qui empiètent sur les activités et les profits des organisations<br />
criminelles risquent d’être perçus comme des rivaux : les groupes criminels organisés n’ont<br />
donc pas intérêt à collaborer avec des terroristes qui menacent la stabilité du pays ou de leur<br />
marché. Les relations entre OCT et groupes terroristes sont essentiellement intéressées :<br />
subsistance pour les uns et nouveaux débouchés pour les autres, les deux acteurs restant<br />
malgré tout indépendants l’un de l’autre 444 . Collusions et interpénétrations peuvent intervenir<br />
pour des périodes plus ou moins longues mais elles ne perdurent que tant que les intérêts des<br />
deux organisations le justifient, dans un contexte de concurrence d’autant plus sensible que<br />
les groupes terroristes tendent à se criminaliser de plus en plus aujourd’hui.<br />
Pour Schmid, la coopération entre les deux acteurs est plus l’exception que la règle à<br />
l’heure actuelle étant donné le risque qu’une telle alliance entraîne pour les deux acteurs :<br />
perte de soutien politique pour le terroriste et visibilité accrue pour le crime organisé. Si lien il<br />
y a, certains auteurs montrent qu’il s’agit d’échanges purement commerciaux, logistiques et<br />
financiers. Dishman montre le désintérêt que présente le crime organisé à s’allier au terroriste<br />
en terme de gain : si coopération il y a, celle-ci n’est qu’épisodique et non permanente 445 et<br />
443 SCHMID A.P. (1996), The Links Between Transnational Organized Crime and Terrorist Crimes,<br />
Transnational Organized Crime, Vol. 2, No. 4, pp. 40-82<br />
444 CHOQUET C. (2003)<br />
445 DISHMAN C. (2005), The Leaderless Nexus : When Crime and Terror Converge, Studies in Conflict and<br />
Terrorism n°28, p. 237-252<br />
161
elève de ce que Williams appelle un « one-spot linkage » 446 . Ce constat de « non-coopération<br />
naturelle » semble représenter la réalité des liens entre OCT et groupes terroristes et tout<br />
laisse à penser que les tendances actuelles dans les deux mondes ne pousse pas à une<br />
coopération accrue.<br />
Au contraire de la coopération au sein d’une filière ou d’un marché illégal dans une<br />
zone grise, les deux acteurs ont plus de chance de rentrer en compétition pour la maîtrise de la<br />
filière que de s’allier pour profiter ensemble des bénéfices. De ce point de vue là, le crime<br />
organisé possède une situation beaucoup plus avantageuse que l’organisation terroriste qui<br />
tenterait d’entrer dans la filière illégale, avec les coûts que cela implique : dans la plupart des<br />
cas, le crime organisé est le seul acteur à avoir mis en place la filière et la dirige totalement<br />
sans que l’entrée d’un nouvel arrivant ne soit possible. A part dans les situations où le groupe<br />
terroriste règne en maître sur la filière illégale dans une zone grise, le crime organisé reste<br />
l’acteur incontesté des marchés illégaux au sein des zones grises. Dans le même sens, Chris<br />
Dishman de la Commission américaine sur la sécurité nationale montre que les différences en<br />
terme de motivations et d’objectifs entre OCT et groupes terroristes sont telles que toute<br />
coopération est le plus souvent impensable et non souhaitable : en ce sens, il vaudrait mieux<br />
observer des cas où les deux acteurs rentrent en compétition dans une zone grise pour le<br />
contrôle d’un marché ou d’une filière que de chercher des exemples de coopération ou<br />
d’alliances 447 . Dans ses nombreux travaux sur la question de la convergence entre les deux<br />
acteurs, Williams finit par conclure qu’un cycle de coopération/non-coopération sur le court<br />
terme correspond le mieux à la réalité des liens entre OCT et groupes terroristes que d’une<br />
réelle convergence d’intérêt ou même d’une simple alliance. Beaucoup d’auteurs tenant des<br />
thèses de convergence ou de « nexus » reconnaissent le plus souvent que des obstacles<br />
majeurs empêchent la création de liens réels et profonds entre les deux mondes 448 : chacun<br />
opérant dans l’ombre, OCT et groupes terroristes ne franchissent que rarement la frontière car<br />
une alliance fait courir autant de risques aux terroristes qu’aux groupes criminels organisés.<br />
Très souvent, les groupes criminels organisés voient les terroristes organisés qui<br />
mènent les mêmes activités comme des rivaux qui font diminuer leurs revenus : la plupart du<br />
446 WILLIAMS P. (2005), Terrorist Financing and Organized Crime Nexus of Relationships, Appropriation of<br />
Methods or Both ? in BIERSTEKER, T. and ECKERT, S. (eds), Financing Global Terrorism, New York :<br />
Routledge<br />
447 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007)<br />
448 SANDERSON T.M. (2004)<br />
162
temps, les groupes du crime organisé connaissent mieux les méthodes et les techniques<br />
utilisées pour tirer un revenu constant d’une activité illicite, par exemple la monopolisation du<br />
marché noir, la création d’une économie parallèle ou l’exploitation des infrastructures de<br />
l’État. Pour O’Malley, il est primordial de faire la différence entre les groupes terroristes à la<br />
structure organisationnelle éphémère et ceux dont la structure réticulaire est plus développée.<br />
En effet, les groupes terroristes se livrant à des actes criminels sporadiques pour se financer<br />
n’auront pas besoin de s’insérer au cœur des filières des produits illégaux et ne feront jamais<br />
appel au crime organisé pour des raisons économiques et financières. Même en cas de<br />
bénéfice mutuel, un groupe terroriste à faible besoin de financement ne tentera certainement<br />
jamais une alliance ou même un rapprochement avec le crime organisé : une attaque « one-<br />
off » type attentat suicide ne demande pas une levée de fond nécessitant la coopération d’un<br />
OCT car il n’a pas besoin de nouer des relations durables avec des groupes ou des personnes «<br />
de l’extérieur » ni de s’assurer un revenu constant. Par exemple les attentats de Madrid en<br />
2005 ont été perpétrés par l’intermédiaire d’explosifs fournis par des cellules terroristes<br />
locales et non par l’intermédiaire du crime organisé. A l’inverse, les groupes terroristes<br />
possédant un besoin de financement plus important pour maintenir à flot une organisation<br />
réticulaire transnationale pourront tenter des rapprochements avec les OCT mais toujours dans<br />
un but purement lucratif, sporadique et sur une base ad hoc.<br />
Il semble tout aussi improbable que les groupes criminels aient une raison de<br />
collaborer avec les terroristes : en effet, même une courte association avec des terroristes<br />
risque d’attirer le regard des forces de l’ordre. En général, les risques pour la sécurité de leurs<br />
opérations l’emportent sur les bénéfices qu’ils tireraient d’une collaboration. La mafia<br />
traditionnelle et les narcotrafiquants ont besoin d’un système étatique et économique stable<br />
pour prospérer alors que les nouveaux groupes criminels nés à la fin de la Guerre froide<br />
comme les gangs nigérians ou la mafia albanophone s’épanouissent dans le chaos laissé par le<br />
vide politique d’un État failli : ces groupes possèdent une rationalité et un rapport au risque<br />
différents par rapport aux réseaux mafieux implantés dans des États politiquement et<br />
économiquement forts. Ces nouveaux groupes criminels auraient une propension<br />
supplémentaire à s’allier avec un groupe terroriste au sein des zones grises : ces OCT d’un<br />
genre nouveau n’auraient pas l’intention de collaborer idéologiquement avec le terrorisme<br />
mais s’en servirait pour déstabiliser de façon accrue le peu d’autorité étatique restante et parce<br />
163
que l’inexistence d’un cadre politique construit leur permet de proliférer. Une relation<br />
mutuellement bénéficiaire se mettrait donc en place 449 .<br />
Sur le terrain, les réseaux terroristes et criminels sont autonomes et bien différenciés,<br />
chaque acteur appartenant à un monde de professionnels restant entre eux. Les liens entre les<br />
deux acteurs sont purement logistiques et financiers et ne dénotent par l’existence d’une<br />
coopération accrue : la coopération entre les deux acteurs relève au final plus de l’anecdote et<br />
de l’exception que de la « pointe de l’iceberg » d’une coopération d’intérêt entre OCT et<br />
groupes terroristes devenus des acteurs « hybrides ».<br />
2. Les Etats faibles et faillis comme catalyseurs des relations entre acteurs<br />
La littérature spécialisée sur les relations internationales illicites assimile souvent<br />
l’implantation de groupes terroristes dans des proto-Etats criminels à une alliance implicite<br />
entre les deux acteurs 450 or en réalité, cette implantation territoriale est « normale » dans le<br />
sens où les organisations terroristes, acteurs à besoin de financement, ont besoin de se<br />
territorialiser au sein d’une zone grise afin de réaliser le financement de leurs activités. Dès<br />
lors, quoi de plus adéquate qu’une zone grise pour prospérer : l’implantation territoriale au<br />
sein d’un proto-Etat criminel n’a donc rien d’une coopération objective entre les deux acteurs<br />
mais répond plus à une logique économique de la part des terroristes. Il existe des éléments<br />
apportant des indices d’une coopération entre OCT et groupes terroristes dans des<br />
circonstances « exceptionnelles » dans les Etats faibles et faillis et sur les marchés illicites<br />
compétitifs qui sont dirigés par des groupes criminels organisés. Le plus souvent, de telles<br />
alliances sont temporaires et parasitaires où l’un vit aux dépens de l’autre plutôt que<br />
symbiotiques et sont changeantes et de courte durée. De tels échanges ne donnent pas lieu à la<br />
création de liens systématiques entre le terrorisme et le crime organisé : la conclusion la plus<br />
importante à tirer est que les groupes terroristes organisés ont déjà tous les moyens<br />
nécessaires pour mener leurs propres activités criminelles organisées.<br />
Les groupes terroristes organisés qui désirent percer les marchés illicites sous<br />
l’emprise d’organisations criminelles n’ont d’autre choix que de former des alliances avec<br />
elles, plus particulièrement dans les régions de l’Afrique, de l’Asie centrale, de l’ex-Union<br />
soviétique et des Balkans. Tel est aussi le cas dans les pays comme l’Afghanistan, le<br />
449 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002)<br />
450 CORNELL S.E. (2006), The Narcotics Threat in Greater <strong>Central</strong> Asia : from Crime-Terror Nexus to State<br />
Infiltration ?, China and Eurasia Forum Quaterly, Vol.4 No1, p37-67<br />
164
Myanmar et la Colombie où quelques groupes criminels organisés exercent un pouvoir<br />
considérable sur les marchés illicites 451 . Par exemple, le FARC et le Sentier Lumineux<br />
apportent une protection armée à certains narcotrafiquants : en échange de larges sommes<br />
d’argent ou même de drogues, les organisations terroristes fournissent une protection des<br />
espaces de production et d’acheminement de la drogue contrôlés par les narcotrafiquants. Le<br />
LTTE se serait engagé dans des activités similaires dans le Triangle d’Or.<br />
Du fait de nombreux obstacles, la réalité des alliances entre groupes terroristes et<br />
crime organisé transnational reflète donc en général une non-coopération 452 car quand<br />
coopération il y a, celle-ci est temporaire, exceptionnelle et basée sur le profit mutuel le temps<br />
pour les acteurs d’amasser des fonds. La plupart du temps, il s’agit d’une relation parasitaire<br />
dans laquelle l’organisation terroriste se « nourri » de l’OCT pour se financer mais cette<br />
relation dure tant que les deux acteurs ont un intérêt à collaborer. Aucuns cas de relation<br />
« symbiotique » entre les deux acteurs n’ont été démontrées au travers de l’histoire. Les liens<br />
économiques entre groupes terroristes et crime organisé transnational sont donc plus<br />
l’exception que la règle : la réalité de l’interconnexion entre OCT et groupes terroristes peut<br />
se résumer au titre de l’article de Louise Shelley « methods, not motives » 453 . La crainte d’une<br />
« menace hybride ne semble donc pas crédible à l’heure actuelle ni dans un futur proche.<br />
451 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007)<br />
452 DANDURAND Y. et CHIN V. (2004)<br />
453 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002)<br />
165
L’interconnexion entre la sphère criminelle transnationale, la réalisation de<br />
trafics illégaux empruntant des réseaux de plus en plus professionnalisés et le monde terroriste<br />
rend la lutte et la répression contre les relations internationales illicites complexe : en effet les<br />
différentes mesures mises en place par les gouvernements nationaux ne font que transformer<br />
les manières de faire des acteurs travaillant au sein des zones grises sans pour autant<br />
s’attaquer à la source du mal. On l’a vu, l’aspect économique est primordial dans la<br />
compréhension du phénomène des zones grises car sans le commerce de biens illégaux, les<br />
relations internationales illicites ne pourraient obtenir d’assise territoriale et donc s’inscrire<br />
dans le paysage international actuel. A l’heure où ces lignes sont écrites, les réseaux illégaux<br />
transnationaux prolifèrent toujours en marge du système économique et financier légal et les<br />
zones grises anomiques s’étendent à mesure que la mondialisation financière progresse et<br />
renforce le phénomène des relations internationales illicites. A cause de la rentrée des<br />
capitaux illégaux dans la sphère économique et financière « blanche », il est aujourd’hui à<br />
craindre un phénomène d’émergence publique des zones grises dans le sens où l’existence de<br />
« proto-États » laisse sous-entendre une capacité de se porter sur la scène internationale et<br />
faire valoir des revendications. A quand des Etats ouvertement revendiqués comme criminels<br />
qui sauront jouer de leur influence dans la sphère inter-étatique ? Il en est de l’avenir de la<br />
scène internationale telle que nous la connaissons actuellement, mélange de cette vieille garde<br />
étatique westphalienne et de nouveaux phénomènes transnationaux.<br />
A travers la création d’une typologie novatrice, l’auteur espère que ce travail permettra<br />
une prise de conscience sur le phénomène des zones grises pouvant mener à une étude plus<br />
approfondie – de terrain cette fois – sur la territorialisation des relations internationales<br />
illicites et l’interconnexion entre le monde criminel et terroriste. Comprendre les phénomènes<br />
de l’intérieur est un pré-requis nécessaire pour lutter contre eux.<br />
166
- ANNEXES -<br />
p. 168 Annexe 1 – Evolution des hectares de cocaïers plantés en Amérique andine<br />
entre 1990 et 2006<br />
p. 169 Annexe 2 – Aires de production de la cocaïne en Amérique Andine<br />
p. 170 Annexe 3 – Evolution des hectares de pavot à opium plantés dans le monde<br />
entre 1990 et 2007<br />
p. 171 Annexe 4 – Production d’opium dans le monde de 1990 à 2007<br />
p. 172 Annexe 5 – Espaces géographiques du Triangle d’Or et du Croissant d’Or<br />
p. 173 Annexe 6 – Répartition des pays producteurs de cannabis dans le monde<br />
p. 174 Annexe 7 – Les principales routes de la drogue dans le monde<br />
p. 175 Annexe 8 – Représentation schématique de la Route des Balkans<br />
p. 176 Annexe 9 – Routes de la cocaïne dans l’arc des Caraïbes<br />
p. 177 Annexe 10 – Routes de la cocaïne dans les Balkans<br />
p. 178 Annexe 11 – Routes de l’opium et de l’héroïne en Asie<br />
p. 179 Annexe 12 – Routes de l’opium et de l’héroïne depuis l’Afghanistan<br />
p. 180 Annexe 13 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains dans les Balkans<br />
p. 181 Annexe 14 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains en Afrique<br />
p. 182 Annexe 15 – Zones tribales pakistanaise – North West Frontier Province<br />
p. 183 Annexe 16 – Zone de la Tri-frontière – Tri-Border Area (TBA)<br />
p. 184 Annexe 17 – Zones de production de l’opium dans le Triangle d’Or<br />
p. 185 Annexe 18 – La zone démilitarisée (« despeje ») en Colombie<br />
p. 185 Annexe 19 – Zones de production de l’opium en Afghanistan<br />
p. 186 Annexe 20 – Représentation de la zone grise d’Afrique de l’Ouest<br />
p. 186 Annexe 21 – Routes de la drogue en Afrique vers l’Europe<br />
p. 187 Annexe 22 – Implantation territoriale des OCT en Europe<br />
p. 187 Annexe 23 – Principales activités criminelles menées par les groupes<br />
terroristes et des coûts d’entrées relatifs à ces activités<br />
p. 188 Annexe 24 – Le Crime-Terror Continuum de Makarenko<br />
167
Annexe 1 – Evolution des hectares de cocaïers plantés en Amérique andine<br />
entre 1990 et 2006<br />
Source : Drug Enforcement Administration (DEA)<br />
168
Annexe 2 – Aires de production de la cocaïne en Amérique Andine<br />
Source : Drug Enforcement Administration (DEA)<br />
169
Source : UNODC<br />
Annexe 3 – Evolution des hectares de pavot à opium plantés dans le<br />
monde entre 1990 et 2007<br />
170
Source : UNODC<br />
Annexe 4 – Production d’opium dans le monde de 1990 à 2007<br />
171
Annexe 5 – Espaces géographiques du Triangle d’Or et du Croissant d’Or<br />
Source : Pierre-Arnaud Chouvy<br />
172
Annexe 6 – Répartition des pays producteurs de cannabis dans le monde<br />
Source : Drug Enforcement Administration (DEA)<br />
173
Annexe 7 – Les principales routes de la drogue dans le monde<br />
Source : CHALIAND G. (2003), Atlas du nouvel ordre mondial, Robert Laffont<br />
174
Source : TraCCC<br />
Annexe 8 – Représentation schématique de la Route des Balkans<br />
175
Annexe 9 – Routes de la cocaïne dans l’arc des Caraïbes<br />
Source : Atelier de cartographie de Sciences Po<br />
176
Source : UNODC<br />
Annexe 10 – Routes de la cocaïne dans les Balkans<br />
177
Source : Pierre-Arnaud Chouvy<br />
Annexe 11 – Routes de l’opium et de l’héroïne en Asie<br />
178
Annexe 12 – Routes de l’opium et de l’héroïne depuis l’Afghanistan<br />
179
Source : UNODC<br />
Annexe 13 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains dans les<br />
Balkans<br />
180
Annexe 14 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains en Afrique<br />
181
Annexe 15 – Zones tribales pakistanaise – North West Frontier Province<br />
Source : <strong>Central</strong> Intelligence Agency<br />
182
Annexe 16 – Zone de la Tri-frontière – Tri-Border Area (TBA)<br />
183
Source : UNODC<br />
Annexe 17 – Zones de production de l’opium dans le Triangle d’Or<br />
184
Source : UNODC<br />
Annexe 18 – La zone démilitarisée (« despeje ») en Colombie<br />
Annexe 19 – Zones de production de l’opium en Afghanistan<br />
185
Annexe 20 – Représentation de la zone grise d’Afrique de l’Ouest<br />
Annexe 21 – Routes de la drogue en Afrique vers l’Europe<br />
186
Annexe 22 – Implantation territoriale des OCT en Europe<br />
Annexe 23 – Principales activités criminelles menées par les groupes terroristes<br />
et des coûts d’entrées relatifs à ces activités<br />
Source : GIRALDO J.K. et TRINKUNAS H. A. (2007), Terrorism Financing and State<br />
Response : A Comparative Perspective, Standford University Press<br />
CRIMES CAPABILITIES ENTRY COSTS OPPORTUNITIES<br />
Narcotics smuggling<br />
Goods smugling<br />
Expertise required for<br />
production but little to<br />
no expertise required<br />
for transportation or<br />
distribution<br />
Little expertise<br />
required<br />
187<br />
Likely barriers due to<br />
high competition<br />
Low though some<br />
types of goods might<br />
require some financial<br />
Limited for<br />
production of<br />
agriculturally-based<br />
drugs. Open for<br />
transportation and<br />
distribution<br />
Nearly unlimited
Commodity<br />
smuggling<br />
Migrant smuggling<br />
Trafficking in persons<br />
Extortion<br />
Little expertise<br />
required<br />
Some knowledge of<br />
border controls<br />
required<br />
Expertise required in<br />
the recruitment and<br />
exploitation<br />
Little expertise<br />
required<br />
Kidnapping Little expertise<br />
required<br />
Counterfeiting Moderate expertise<br />
required, depends on<br />
instruments used<br />
Little expertise<br />
Fraud<br />
required<br />
Credit card theft Little expertise<br />
required<br />
Little expertise<br />
Armed robbery required<br />
188<br />
outlays or present<br />
competition barriers<br />
Moderate to aquire<br />
commodities<br />
Low though some<br />
borders might require<br />
access to fraudulent<br />
documents or bribery<br />
Moderate costs and<br />
barriers depending on<br />
the form of<br />
exploitation<br />
Low costs and few<br />
barriers<br />
Low costs and few<br />
barriers<br />
Moderate to high<br />
costs for access to<br />
technology<br />
Low costs and few<br />
barriers<br />
Low costs and few<br />
barriers<br />
Costs related to<br />
defeating security<br />
measures<br />
Annexe 24 – Le Crime-Terror Continuum de Makarenko<br />
Limited markets and<br />
opportunities to<br />
access resources<br />
Somewhat limited due<br />
to the nature of global<br />
migratory flows<br />
Nearly unlimited<br />
Nearly unlimited,<br />
better in weak or<br />
failed states<br />
Nearly unlimited<br />
Limited by the quality<br />
of the instruments<br />
used<br />
Limited by the<br />
prevalence of targets<br />
for the fraud<br />
Nearly unlimited<br />
Limited to the range<br />
of potential victimes<br />
in the area of<br />
operation<br />
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209
- TABLE DES MATIERES -<br />
INTRODUCTION……………………………………………………………………………..8<br />
Chapitre 1 – Les zones grises infra-étatiques…………………………………………16<br />
Section 1 – Géopolitique mondiale de l’offre de drogues……………………………….……17<br />
I – Les espaces de production des drogues dans le monde……………………………….20<br />
A. Les aires de production de la cocaïne………………………………………………...21<br />
1. Historique de la filière de production de cocaïne……………………………..21<br />
2. La production de cocaïne en Amérique Latine……………………………….23<br />
B. Les aires de production de l’opium et de l’héroïne…………………………………...23<br />
1. Production d’héroïne dans le Triangle d'Or et le Croissant d’Or……………..25<br />
2. Production d’opium et d’héroïne dans le reste du monde…………………….27<br />
C. Les aires de production du cannabis et des drogues de synthèse……………………..28<br />
1. La production de cannabis……………………………………………………28<br />
2. Les aires de production des ATS……………………………………………..30<br />
II – Les routes de la drogue et les réseaux de distribution des stupéfiants……………….32<br />
A. La Route des Balkans : l’itinéraire historique au cœur de l’Europe………………….33<br />
1. La structuration d’une route de la drogue particulière………………………..33<br />
2. Les itinéraires utilisés le long de la Route des Balkans………………………34<br />
B. Les routes de la cocaïne depuis l’Amérique Latine…………………………………..36<br />
1. Les routes d’acheminement vers les Etats-Unis………………………………36<br />
2. Les routes d’acheminement de la cocaïne vers l’Afrique et l’Europe………..38<br />
C. Les routes des stupéfiants depuis l’Asie et le Moyen-Orient…………………………39<br />
1. Les routes de l’héroïne à partir du Triangle d'Or……………………………..39<br />
2. Les routes de l’héroïne à partir du Croissant d'Or……………………………40<br />
Section 2 – Géopolitique de l’offre d’armes à feu illégales et zones grises du trafic d’êtres<br />
humains……………………………………………………………………………………….42<br />
I – Le trafic d’ALPC dans le monde……………………………………………………...42<br />
A. Le marché noir et la contrebande d’armes dans le monde……………………………44<br />
1. L’ex-URSS : vaste entrepôt d’armes à l’abandon et point d’origine des routes<br />
de contrebande………………………………………………………………..45<br />
2. La contrebande d’armes à feu dans le monde………………………………...47<br />
B. Les nouvelles tendances dans l’offre d’armes illégales………………………………48<br />
1. Une offre d’ALPC renouvelée………………………………………………..48<br />
2. Les nouvelles formes de trafic d’armes………………………………………50<br />
II – Le trafic et la contrebande illégale d’être humains…………………………………..52<br />
A. Le fonctionnement de la filière du trafic d’être humains……………………………..55<br />
1. La logique économique du trafic d’êtres humains……………………………55<br />
2. Les acteurs et les modalités du trafic d’êtres humains………………………..57<br />
B. Les routes du trafic d’êtres humains………………………………………………….59<br />
1. Les routes d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient vers l’Europe de l’Ouest et<br />
les Etats-Unis…………………………………………………………………59<br />
2. Les routes d’Afrique et du Maghreb vers l’Europe…………………………..61<br />
210
Chapitre 2 – Les zones grises supra-étatiques………………………………………..63<br />
Section 1 – Les « Zones de Libre Échange illégales »………………………………………..65<br />
I – La zone de la tri-frontière…………………………………………………………………66<br />
A. Le paradis du trafiquant………………………………………………………………68<br />
1. Trafics, contrebande et commerce illégal…………………………………….68<br />
2. La TBA comme place financière illégale internationale……………………..69<br />
B. La prolifération des acteurs illégaux………………………………………………….69<br />
1. La présence de nombreux acteurs illégaux…………………………………...70<br />
2. Le cas particulier des groupes terroristes islamistes dans la TBA……………70<br />
II – Les ZLE de l’opium : le Triangle d'Or et le Croissant d'Or……………………………...71<br />
A. Des espaces géopolitiques mouvants et particuliers………………………………….72<br />
1. Des espaces en recomposition permanente…………………………………...73<br />
2. Des routes de trafic et des itinéraires adaptables……………………………..74<br />
B. Des espaces hétérogènes mais tellement similaires…………………………………..75<br />
1. Des espaces politiques et géographiques similaires…………………………..75<br />
2. Des espaces politiquement inaboutis…………………………………………76<br />
Section 2 – Les narco-Etats : quand une entité étatique devient une zone grise……………...77<br />
I – La Colombie est-elle toujours l’archétype du « narco-Etat » ?…………………………...79<br />
A. Le processus d’implantation territoriale des narcotrafiquants en Colombie…………80<br />
1. Les cartels de narcotrafiquants en Colombie…………………………………80<br />
2. Le poids de l’illégal sur l’Etat central………………………………………...83<br />
B. L’existence d’un proto-État criminel colombien……………………………………..84<br />
1. L’assise territoriale des FARC : un État dans l’État………………………….85<br />
2. Vers la faillite d’un Etat faible ?……………………………………………...87<br />
II – L’Afghanistan : un Etat faillis financé par la drogue……………………………………89<br />
A. La désagrégation politique d’un État…………………………………………………90<br />
1. Une zone grise d’ampleur nationale………………………………………….90<br />
2. Marché noir et économie de guerre en Afghanistan………………………….92<br />
B. L’Afghanistan est-il un narco-État ?………………………………………………….93<br />
1. La culture du pavot à opium en Afghanistan…………………………………93<br />
2. Les talibans et le narcotrafic………………………………………………….95<br />
Section 3 – Les regroupements d’États : les zones grises poly-étatiques…………………….97<br />
I – La zone grise poly-étatique des Balkans…………………………………………………..98<br />
A. Caractéristiques de la zone grise des Balkans………………………………………...99<br />
1. L’existence d’une économie parallèle de guerre et de subsistance………….100<br />
2. Une plaque tournante internationale de tous les trafics……………………..102<br />
B. La mafia albanophone……………………………………………………………….104<br />
1. La structuration d’une mafia atypique………………………………………105<br />
2. L’implantation territoriale de la mafia albanophone………………………..107<br />
II – La zone grise poly-étatique d’Afrique de l’Ouest………………………………………109<br />
A. Etat des lieux de la zone grise d’Afrique de l’Ouest………………………………...110<br />
1. Trafics et économie informelle en Afrique de l’Ouest………………………111<br />
2. La prolifération d’acteurs illégaux et la structuration des gangs nigérians….113<br />
B. L’Afrique de l’Ouest comme nouvelle plaque tournante internationale du trafic de<br />
drogues………………………………………………………………………………117<br />
1. Evaluation de l’ampleur du trafic de drogues en Afrique…………………...118<br />
2. La place du commerce de drogues dans la société africaine………………...120<br />
211
Chapitre 3 – Les interactions entre les acteurs et le financement des activités<br />
illégales dans les zones grises………………………………………………………….123<br />
Section 1 – Financement des OCT et des groupesterroristes………………………………..124<br />
I – La rationalité économique des OCT et les techniques financières criminelles………….125<br />
A. La rationalité économique des OCT………………………………………………...126<br />
1. Le fonctionnement économique et entrepreneurial des OCT……………….127<br />
2. Territorialisation des OCT et proto-Etats criminels…………………………129<br />
B. Les techniques économiques et financières criminelles……………………………..130<br />
1. Le blanchiment d’argent…………………………………………………….130<br />
2. Les autres techniques économiques criminelles…………………………….132<br />
II – Le financement du terrorisme au sein des zones grises…………………………………134<br />
A. Le financement du terrorisme au travers d’activités criminelles……………………135<br />
1. La dépendance aux caractéristiques organisationnelles……………………..136<br />
2. La « gangstérisation » du terrorisme………………………………………...138<br />
B. L’utilisation de réseaux économiques et financiers alternatifs……………………...140<br />
1. Le « noircissement » des fonds et les réseaux financiers parallèles………...140<br />
2. Le « narcoterrorisme »………………………………………………………143<br />
Section 2 – Les relations entre acteurs illégaux présents dans les zones grises……………..145<br />
I – Vers une « convergence d’intérêt » entre terroristes et OCT ?…………………………..147<br />
A. Les théories du « crime-terror nexus »………………………………………………148<br />
1. Les différentes théories de la convergence d’intérêt………………………...148<br />
2. Le « crime-terror continuum »………………………………………………150<br />
B. Vers une « hybridation » des acteurs ?……………………………………………...154<br />
1. La transformation des acteurs……………………………………………….154<br />
2. La politisation du crime organisé, facteur de transformation des OCT……..155<br />
II – Peut-on vraiment parler de liens entre OCT et groupes terroristes ?…………………...157<br />
A. Une divergence de nature et d’intérêt totale entre les acteurs………………………157<br />
1. Des divergences dans la raison d’être des acteurs…………………………..158<br />
2. Des divergences d’intérêt……………………………………………………159<br />
B. La réalité des liens entre OCT et groupes terroristes………………………………..161<br />
1. Des alliances sporadiques et ponctuelles……………………………………161<br />
2. Les Etats faibles et faillis comme catalyseurs des relations entre acteurs…..164<br />
CONCLUSION……………………………………………………………………………...166<br />
ANNEXES…………………………………………………………………………………..167<br />
BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………..189<br />
SITOGRAPHIE……………………………………………………………………………..209<br />
TABLES DES MATIERES…………………………………………………………………210<br />
QUATRIEME DE COUVERTURE………………………………………………………...213<br />
212
Résumé du mémoire<br />
- QUATRIEME DE COUVERTURE -<br />
Depuis quelques années, le champ universitaire des relations internationales tend à faire une<br />
place de plus en plus importante à l’étude des « zones grises », ces espaces de non-droit dans<br />
lesquels prolifèrent trafics transnationaux de biens illicites et acteurs illégaux. Cette étude sur<br />
la territorialisation des zones grises propose d’étudier le phénomène des relations<br />
internationales illicites en dressant une typologie originale prenant en compte les différents<br />
éléments constitutifs des zones grises afin de montrer que chaque zone anomique rentre dans<br />
une catégorie spécifique selon sa « nuance de gris » c'est à dire l’étendue des trafics et des<br />
espaces de production des produits illégaux ainsi que de l’implantation territoriale de la zone<br />
grise au sein des espaces infra- et trans-étatiques. On distinguera ainsi les zones grises infra-<br />
étatiques des zones grises supra-étatiques. A partir de cette typologie, il sera possible de<br />
montrer comment les acteurs illégaux – principalement les Organismes Criminels<br />
Transnationaux et les groupes terroristes internationalisés – implantés dans les zones grises<br />
interagissent entre eux pour faire littéralement « vivre » les zones grises au gré des trafics par<br />
l’intermédiaire d’échanges rationnels qu’il conviendra d’étudier sans le sens d’un marché<br />
économique de plus en plus intégré et ayant des répercussions importantes sur la sphère<br />
économique et financière légale.<br />
Mots clés<br />
Zone grise – Trafics illégaux – Terrorisme – Criminalité transnationale – États faibles et<br />
faillis<br />
213