PARTITIONS URBAINES - Artishoc
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Michel Risse, Instrument/Monument « In Cage », au Square de la Roquette, Paris, juin 2004. Photo : Pierre Schwartz. www.lefourneau.com/decorsonore.<br />
écoute interne du building réalisée à partir de fins micros de contact et de cellules<br />
photoélectriques apposées à l’extérieur. Les capteurs agissent alors comme un stéthoscope<br />
sur l’édifice. Au lendemain d’un ouragan, ils révèlent ainsi des plaintes quasi<br />
organiques, et l’audience découvre alors des crissements d’outre-tombe pareils à ceux<br />
d’un rafiot de bois nonchalamment balloté par l’océan après la tempête. Difficile de ne pas<br />
faire l’analogie avec les ruines gémissantes de l’après 11 Septembre.<br />
World Trade Center Recordings: Winds After Hurricane Floyd est maintenant une installation<br />
sonore en multipoints qui fait partie de la collection permanente du Whitney Museum.<br />
Elle a suscité quelques controverses, et Vitiello lui-même souhaitait ne pas donner suite à<br />
l’œuvre. Puis, à Paris, en janvier 2003, à la demande de l’urbaniste Paul Virilio, curateur<br />
de l’exposition Ce qui arrive à la Fondation Cartier, un prolongement inédit est venu introduire<br />
son concert avec l’Anglais Scanner. Il s’agissait du « silence » d’une cérémonie<br />
commémorative enregistrée le 11 septembre 2002 à Washington. Seuls les crépitements<br />
des flashes des photographes y venaient discrètement troubler la pesante rémission. Au<br />
même moment, au cœur de l’installation géante en forme de mikado de métal qui habite<br />
la salle principale, des mini haut-parleurs continuent à diffuser en temps réel les enregistrements<br />
de traces éclairs laissées par les visiteurs à l’entrée du hall, lorsque leurs<br />
mouvements sont saisis par des cellules photoélectriques, puis automatiquement amplifiées<br />
et équalisées par un dispositif électronique.<br />
AUDIO WALKS<br />
« La musique est un art du temps, tandis que l’art sonore en est un de l’espace », déclarait<br />
Stephen Vitiello, la veille de cette performance, sur France Culture. L’artiste canadienne<br />
Janet Cardiff, initiatrice du concept des Audio Walks, marie les deux avec une rare originalité,<br />
superposant l’art de la dérive urbaine (au sens situationniste du terme) avec celui,<br />
plus narratif, de la dramatique radiophonique.<br />
En 1999, je me dirige dans une bibliothèque publique de Whitechapel, à l’Est de Londres.<br />
Au guichet, on me remet un baladeur CD et des écouteurs en échange de ma carte de<br />
crédit que je laisse en caution, ainsi qu’un plan du quartier. J’appuie sur la touche « Play »<br />
du baladeur et j’entends pour la première fois la voix de Janet Cardiff, douce et grave, peutêtre<br />
triste aussi. Elle me guide vers les étagères du rayon « Polars » de la bibliothèque. Je<br />
m’y rends et j’entends les pas de gens qui marchent sur le parquet et des murmures indistincts.<br />
Je suis intrigué. Comment savoir si ces bruits proviennent du CD enregistré ou s’ils<br />
sont là, vivant autour de moi ? Cardiff m’oriente dans l’escalier, deux étages plus haut,<br />
jusqu’à une salle austère aux murs gris. Elle est vide, mais en son centre trône une table<br />
sur laquelle est posé un livre ouvert. « Quelqu’un vient de le signer… Il faut le suivre »,<br />
m’enjoint-elle prestement à l’oreille. Je ne demande pas pourquoi, je suis maintenant dans<br />
ses mains, dans sa voix. Janet Cardiff me presse maintenant de sortir. « Nous » arrivons<br />
au marché de Spitalfield en passant par les cantines indiennes de Brick Lane. L’activité y<br />
redouble. « Attention aux voitures ! », me dit Cardiff tandis que le moteur d’un véhicule<br />
traverse mes écouteurs. Touche « Pause » sur le Discman. Je traverse, retrouve le récit<br />
après être entré dans une église. Janet m’y parle sur le ton de la confession. Je ne suis<br />
pas sûr de comprendre la « mission » qu’elle me confie. J’exécute les mêmes regards<br />
qu’elle a posés avant moi sur les balcons verts et fleuris. Ils<br />
le sont bien. A force de détailler chaque espace urbain<br />
comme une pièce à conviction, je perds toute chronologie<br />
du récit et me heurte au terre-plein dominant Liverpool<br />
Station. Dans la cathédrale de verre ultramoderne construite<br />
à l’orée de la City, le cliquetis du tableau d’affichage<br />
des horaires des trains vient se mêler à une douce musique<br />
symphonique préenregistrée. Tout d’un coup, Janet me<br />
prévient, « notre » homme est là, en bas, vêtu d’un costume<br />
sombre et une mallette à la main. Cet homme existe<br />
bien, il en existe plus d’une centaine par jour comme lui<br />
dans le hall de Liverpool Station qui ne désemplit pas.<br />
Il monte dans un train. Je ne le retrouverai jamais.<br />
Ainsi s’achève la promenade audio The Missing Voice (Case<br />
Study B) de Janet Cardiff. Mais s’agit-il d’un dénouement ?<br />
En retournant vers la bibliothèque, on se rend compte qu’il<br />
faut moins de quinze minutes de marche pour y parvenir,<br />
tandis qu’au cours de la promenade, cela nous a pris plus<br />
d’une heure. Chaque lieu stratégique évoqué auparavant<br />
défile comme sous l’impulsion mécanique du retour<br />
accéléré d’une bande magnétique. Chacun garde la même<br />
intensité sonore et dramatique. Le scénario n’était donc<br />
pas dans les écouteurs, mais bien dans le paysage urbain<br />
qui l’entoure.<br />
A ce jeu sans règle apparente de l’écoute en espace libre,<br />
Akio Susuki, pour Oto-date 2004, choisit de gommer si<br />
ce n’est tout repère, du moins tout dispositif d’audition au<br />
profit d’une déambulation subjective au départ du musée<br />
Zadkine à Paris. Oto signifie « son » en japonais, et date est<br />
la contraction de nodate, nom donné à la cérémonie du thé<br />
en plein air. En divers endroits de Montparnasse et de<br />
Saint-Germain-des-Prés, Akio Susuki repère une cinquantaine<br />
de points d’écoute susceptibles de faire entendre un<br />
endroit, ses habitants, et peut-être une partie de leur<br />
histoire. Ces spots sont signifiés par un marquage au sol<br />
qui représente une paire d’oreilles en forme de pieds et ils<br />
sont ici les seules preuves tangibles d’un process artistique.<br />
Le long d’un immeuble Art nouveau de la rue<br />
Campagne-Première, face à un chantier en friche de la rue<br />
de Vaugirard, derrière le Jardin Atlantique où le vent s’engouffre<br />
en sifflant, sur le parvis de l’église Saint-Sulpice<br />
dont les cloches ne sonnent plus pour cause de réparations,<br />
et jusqu’aux chaises du Luxembourg qui frottent le<br />
sol et s’entrechoquent, la ville n’est plus que l’écrin à sons<br />
dont rêvait Xenakis. Mais cet écrin est entièrement partial.<br />
Plus l’on marche et plus l’expérience devient nôtre. Susuki<br />
n’est là que comme déclencheur et prétexte à l’écoute. Il<br />
est ce non-compositeur qui donne à entendre au chaland<br />
une symphonie urbaine qui l’a toujours entouré mais qu’il<br />
n’a peut-être jamais écoutée. L’instrument le plus emblématique<br />
de nos sociétés modernes serait donc celui-là :<br />
l’urbanité ? Un instrument, il est vrai, toujours accordé sur<br />
la façon dont les gens vivent.<br />
Jean-Philippe Renoult<br />
1. Voir le Manifeste pour un art sonore en espace libre,<br />
http://www.lefourneau.com/artistes/decorsonore/<br />
manifeste.htm