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PARTITIONS URBAINES - Artishoc

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Jeremy Deller, History of the World, 1996, collection du Frac Nord-Pas-de-Calais. Photo : D. R.<br />

Armés de l’idée que la musique n’est pas condamnée à être le passe-temps des oisifs et<br />

le délassement des aristocrates, quelques philanthropes ont encouragé, à la fin du XVIII e ,<br />

la formation des premières sociétés musicales civiles, dites orphéoniques. Cette Nuit du<br />

4 août musicale permet ainsi de sortir la musique des salles de concert, des églises et<br />

des salons privés. Comme le résume Philippe Gumplowicz, auteur d’un ouvrage sur les<br />

orphéons qui fait désormais référence : « L’idée qui émerge ici est le fruit mêlé des<br />

Lumières (version Schiller “l’éducation esthétique de l’homme”), des fêtes de la<br />

Révolution, des incantations romantiques sur “le peuple” et de l’idéologie saint-simonienne.<br />

» (1) Parallèlement, les facteurs d’instruments à vent amplifient l’échelle sonore des<br />

cuivres en faisant évoluer tubes, pistons et pavillons pour mieux affronter le plein air.<br />

A partir des années 1850, cette conquête de l’espace public est relayée par l’émergence<br />

des kiosques à musique avec lesquels l’art des jardins consacre un vaste mouvement<br />

de démocratisation de la musique. La musique va à la rencontre du peuple dans ses lieux<br />

de sociabilité et de détente.<br />

Cette mission éducative est aussi menée en direction des musiciens amateurs. Les<br />

harmonies déclenchent des vocations en favorisant l’accès à des formes artistiques plus<br />

consacrées. « La “carrière” des souffleurs est étroitement liée au monde amateur et aux<br />

formes musicales populaires. Quelqu’un comme Maurice André a découvert la trompette<br />

au sein des bandas qui animent les corridas dans le sud de la France. Il fait partie de ces<br />

générations spontanées de musiciens. » La propédeutique qu’il décrit, Guy Dangain en est<br />

lui-même un parfait exemple, ayant découvert la clarinette dans les rangs de l’Harmonie<br />

de Nœux-les-Mines (Pas-de-Calais) avant de rejoindre ceux de l’Orchestre national de<br />

France. Juste retour des choses, il est désormais président du conseil national artistique<br />

de la Confédération musicale de France, qui compte 700 000 musiciens amateurs.<br />

Des parcours similaires sont repérables dans d’autres univers musicaux, tels le jazz ou<br />

la musique contemporaine. Il faut en effet se rappeler que des grands noms comme<br />

Sidney Bechet ou Louis Armstrong ont fait leur apprentissage en défilant dans la rue avec<br />

des brass bands. Le compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels n’a-t-il<br />

pas, quant à lui, embrassé une carrière musicale en fondant au milieu des années 1970<br />

une fanfare d’agit-prop au nom aussi imprononçable (Sogenanntes Linksradikales<br />

Blasorchester) qu’intraduisible (« orchestre de cuivres soi-disant d’extrême gauche ») ?<br />

L’HARMONIEUX TÉLESCOPAGE DU SAVANT ET DU POPULAIRE<br />

Il ne manque pas d’esprits supérieurs pour stigmatiser les prodromes de la soumission de<br />

l’Art à l’idéologie de l’entertainment, et le commerce qu’entretiennent les orchestres<br />

d’harmonie avec la « grande musique » peut prêter le flanc à de tels jugements. Comme<br />

le simili par rapport au cuir ou le mousseux par rapport au champagne, ils ne proposeraient<br />

finalement que des substituts au rabais de formes plus élevées. La vérité est que<br />

l’art des fanfares a toujours lié son sort à d’autres pratiques artistiques : musique savante,<br />

opéra, danse, théâtre, etc. Les musiciens y puisent de nouvelles ressources expressives<br />

sans se soucier de la distinction entre haute culture et ce<br />

qui, selon les contextes, est qualifié d’art populaire, de<br />

culture de masse, de formes mineures, de pur divertissement.<br />

En ce début de XXI e siècle, un souffle de renouveau<br />

vient notamment des musiques actuelles, avec Youngblood<br />

Brass Band, Soul Rebels ou Pinettes Brass Band,<br />

groupes américains champions des fusions inventives avec<br />

le funk et le hip-hop. En Europe, les Allemands de Mardi<br />

Gras Brass Band slaloment allègrement entre blues, soul,<br />

funk et rock pendant que l’Autrichien Werner Puntigam<br />

s’essaie à l’électro-fanfare avec son Rave Orchestra.<br />

La rencontre la plus fameuse entre fanfare et musique<br />

techno s’est accomplie il y a dix ans à la faveur d’un projet<br />

de Jeremy Deller, artiste britannique qui jouit de l’estime<br />

générale du monde de l’art grâce à l’œuvre originale et<br />

cohérente qu’il élabore à partir des paradigmes de la<br />

culture populaire (voir Mouvement n° 43). Son intérêt pour<br />

les modes de représentation produits par les groupes sociaux<br />

« dominés » l’a conduit à faire interpréter des transcriptions<br />

de « standards » de la house music (808 State, Kevin<br />

Saunderson, KLF) par la fanfare d’une cité ouvrière de<br />

Manchester, The Williams Fairey Brass Band. Sous le nom<br />

d’Acid Brass, cette formation amateur a enregistré un<br />

album puis enchaîné les concerts dans les festivals les<br />

plus en vue (Transmusicales de Rennes, Festival de<br />

Reading). La mise en relation des composantes sociales<br />

et musicales de l’univers des fanfares et de celui de l’acid<br />

house a ainsi donné lieu à une œuvre sur « tableau noir »<br />

que Jeremy Deller a intitulée The History of the World.<br />

De telles confrontations avec la création artistique pluridisciplinaire<br />

sont de nature à renouveler le périmètre d’action<br />

des fanfares en leur offrant des perspectives d’émancipation.<br />

Il n’est ainsi plus rare désormais qu’elles fassent<br />

irruption sur une scène de théâtre. En 1994, le comédien<br />

Jean-Pierre Bodin a créé, avec la complicité de François<br />

Chattot, un spectacle au succès retentissant, Le Banquet<br />

de la Sainte-Cécile, dont le protagoniste n’est autre qu’une<br />

harmonie. En 2004, Jean-Louis Hourdin et la Fanfare du<br />

Loup se sont associés pour créer au théâtre Saint-Gervais<br />

de Genève Le Tribun, 10 marches et 9 contretemps pour<br />

manquer la victoire de Mauricio Kagel (œuvre écrite et<br />

composée en 1978). En Bretagne, la fanfare Zébaliz est<br />

devenue un partenaire artistique régulier des spectacles<br />

programmés par Le Quartz, scène nationale de Brest. En<br />

quelques années, ses musiciens ont eu l’occasion de<br />

participer à La Folle journée ou le mariage de Figaro de<br />

Jean-François Sivadier (2000), Urlo de l’Italien Pippo<br />

Delbono (2006), des concerts de Pascal Comelade (2006<br />

et 2007) et A Situation for Dancing de la performeuse<br />

canadienne Antonija Livingstone, invitée du festival<br />

Antipodes (2006). Ce dernier exemple rappelle, s’il en<br />

était besoin, que l’art des fanfares peut collaborer aux<br />

aventures scéniques les plus contemporaines, au croisement<br />

de la danse et des arts plastiques.

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