PARTITIONS URBAINES - Artishoc

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LES APPRENTIS SORCIERS DE LUTHERIE URBAINE Faire musique des détritus de la ville ! Depuis 1999, Lutherie Urbaine fabrique des instruments merveilleux à partir d’objets jetés à la poubelle. L’idée, un peu « cinglée », a mené l’association bagnoletaise et ses Urbs jusqu’en Afrique. Une belle aventure racontée par son concepteur et directeur artistique, Jean-Louis Mechali. Le Lull (Lutherie Urbaine Le Local) s’est posé à Bagnolet en décembre dernier. A son bord : les Urbs, ces drôles d’oiseaux au chant bizarroïde, et leur fatras bigarré d’Objets Musicaux Non Identifiés – baignoires contrebasses, percussions bouteilles d’eau, batterie de cuisine. Si la base se localise dans la commune de l’Est parisien, l’aura généreuse de Lutherie Urbaine rayonne bien au-delà des frontières du « 9-3 ». L’aventure germe, il y a huit ans, dans la caboche de Jean-Louis Mechali, touche-à-tout musical, batteur de jazz, producteur, arrangeur et professeur au Conservatoire de Bagnolet. Refus de se limiter à la réalité donnée, envie passionnée de l’embellir et de s’en amuser, la recette favorise l’émergence de belles idées. Au milieu des tours fusent les doléances des gamins du quartier : batterie trop chère, conservatoire bourgeois, manque d’espace. « J’ai réalisé que je m’adressais uniquement à des jeunes qui fréquentaient l’établissement, note ce défenseur d’une certaine idée de la démocratie culturelle, à l’origine de projets réunissant solistes avertis et amateurs (spectacle Ciné-club à Banlieue Bleue en 1996). Il fallait toucher les autres. » Qu’à cela ne tienne. Et puis, au pied des immeubles, gisent ces encombrants, ces objets déglingués, inanimés, rebuts de la société de consommation. « Que pourrait-on bien construire avec ? », se demande l’artiste, revêtu des apparats du savant fou. Avec Alain Guazzelli, dessinateur industriel, il réfléchit à l’élaboration de ce projet loufoque. « Intellectuellement excité par l’idée de redonner vie aux objets, je ne savais pas comment les instruments chanteraient ; si une pure conception de l’esprit créerait du son et du sens. J’avais envie de jouer les apprentis sorciers. » Au fil des ans, ce travail d’« alchimiste avec la merde de la société » suscite des instruments féeriques, présentés lors des expositions Lutherie inouïe, des constructions aléatoires, fabuleux mécanos, juste pour le plaisir des yeux. Comme d’autres partent à la cueillette des champignons, les Urbs, ces « luthiers sauvages », écument les poubelles de la ville. Un coup sur une poêle à frire, un sifflement dans une canette : tout fait musique ! Reste à assembler, coller, visser, souder. Un peu d’huile de coude, beaucoup d’imagination et de débrouille, et l’oreille pour juge : les instruments sonnent comme des vrais, mais clament leur différence. Polyphonie de velours métallique pour symphonie en perceuse majeure, syncopes de boîtes de conserve assaisonnées de doubles coups de marteau, les créations de Lutherie Urbaine vagabondent sur un terrain inouï. « L’instrument n’existe Lutherie Urbaine. Photo : Jérôme Panconi. pas. Il faut l’inventer, découvrir le corps sonore, sa matière, le geste qui produit le son, aller à l’encontre de cette “ethnologie musicale futuriste”. La modernité de Lutherie Urbaine réside dans cette utilisation de nouveaux mots. » Jean-Louis Mechali et son équipe partent donc d’un « vide », pour aboutir à un « plein » – emplir la musique et se remplir. Pas question, pour autant, de concocter, dans leur coin, leurs petites fabrications ! « Je voulais effectuer ce parcours avec les gens. Mon but n’était pas de créer un savoir et de l’exercer, mais de le partager et de l’élaborer en commun. » Des stages, des résidences, des ateliers dans les collèges, dans les classes défavorisées, en prison : Lutherie Urbaine sort la culture de ses murs institutionnels. « Nous autres, “artistes”, ne sommes pas détenteurs de la sensibilité. Pour sortir de l’“élitisme”, il faut donner à penser à ceux qui nous entourent, façonner la culture main dans la main. » Les acteurs participent donc à toutes les étapes : de la collecte à la fabrication des instruments, pour aboutir à la scène, où se retrouve parfois un prolifique ensemble de musiciens novices, susceptible d’interpréter un art compliqué. « Je m’intéresse à la transmission musicale du Steel Band et du gamelan : un apprentissage individuel de petites cellules rythmiques. J’aime la pratique villageoise de ce genre de musique, où chacun détient une place unique. » L’art de ne rien tenir pour acquis et le désir de rencontres ont d’ailleurs amené les Urbs à parcourir le monde. Un voyage au Congo, un autre au Mozambique à l’origine de deux CD/DVD : la musique audacieuse surgit entre deux cultures. « En Afrique, j’ai essayé de sortir des rythmes indigènes, comme des occidentaux. J’inventais du coup des métriques impossibles : un terrain vague où chacun essaie de perdre ses repères pour devenir expert d’un truc créé ensemble. Ils ne doivent pas savoir les choses, et moi non plus. Les Africains nous ont enseignés de magnifiques techniques d’assemblage. Et nous leur avons montré comment fabriquer des instruments avec des ordures ! » L’échange se révèle prolixe. Du vide émerge encore un plein d’émotion, renouvelé en 2007-2008 avec le projet Chap, chap ! dans la Province du Gauteng en Afrique du Sud. Cette vaste entreprise pluridisciplinaire, construite au gré de résidences croisées, mêle musique et danse, se dote d’un instrumentarium spécifique et doit aboutir à une création présentée fin 2008 dans les deux pays. Depuis le début, le succès de Lutherie Urbaine (nom déposé) tient à l’assise de l’association soutenue par nombre de partenaires publics. Forte de son nouveau local, de son label Métal Satin et des Urbs, ses sept musiciens attitrés, Lutherie Urbaine diversifie encore ses explorations. Au menu : la formation des Lullitiens, un orchestre déambulatoire ; la création d’un pianocktail géant (le fameux instrument de L’Ecume des jours) en partenariat avec « Quai Nord », dans le Pas-de-Calais ; ou encore la série des Zinsolistes, initiée par Simon Goubert et Franck Tortillier, durant lesquels des artistes renommés tâtent des instruments de Lutherie Urbaine. Comme ses constructions diffractées, la structure possède donc plusieurs ramifications : des axes culturels, pédagogiques, sociaux, une ambition citoyenne, une vocation plastique. « Créer quelque chose de beau pour soi à partager, y mettre un peu d’énergie, relève d’un élan enthousiaste et d’une transformation personnelle. » Jean- Louis Mechali a recueilli ce compliment d’une élève de Segpa : « Je suis comme ces objets. J’étais toute cassée. On m’a recollée pour faire quelque chose de plus beau. » Par-delà la musique, Lutherie Urbaine sert aussi à cela : réenchanter la ville. Et la vie. Anne-Laure Lemancel Pour en savoir plus : www.lutherieurbaine.com

LA MUSE À L’OREILLE Puce Muse, collectif fondé par Serge de Laubier et inventeur du « méta-instrument », fête ses 25 ans. Au départ, Serge de Laubier pensait devenir ingénieur : c’est sa rencontre avec Nicolas Frize – « un musicien d’une ouverture et d’une disponibilité exceptionnelles » – qui a poussé ce « mauvais pianiste » à embrasser la carrière de compositeur, et à entrer au Conservatoire de Paris, où il suit en particulier l’enseignement de Pierre Schaeffer... Au départ, Puce Muse, créé par Serge de Laubier à la fin de ces études, n’avait vocation qu’à constituer un collectif de compositeurs (Philippe Leroux, Augusto Mannis...) désireux de faire entendre leurs œuvres, qui avaient en commun d’utiliser les techniques électroniques. C’était compter sans la rencontre, vers 1983, à l’occasion d’une collaboration avec des plasticiens, d’un monde que Laubier ignorait totalement, celui des arts de la rue : « Cette découverte magnifique m’a beaucoup troublé, et marqué. Dans les arts de la rue, le rapport avec le public est beaucoup plus libre, avec très peu d’intermédiaires, sans doute parce que mouvement a été initié et porté par des artistes, et non par des institutions. » Cette découverte place le compositeur face à un certain nombre de questions – à qui s’adresse-t-on ? et pourquoi ? – qui ont contribué à donner à Puce Muse son visage actuel : celui d’un « pôle ressource sur la M3V » (« Musique vivante visuelle virtuelle ») – en d’autres termes, une structure de référence dans le domaine de la recherche informatique liée à la création musicale. Sa dimension scientifique (Laubier a également étudié à l’Ecole Louis Lumière) a conduit à l’invention de plusieurs technologies – dont le « processeur spatial octophonique », breveté et commercialisé en 1986- 87 – qui ont permis au collectif, outre d’assurer sa survie financière, de développer, à la fin des années 1990, le « méta-instrument » : une sorte de « super télécommande » permettant d’actionner, via un système de capteurs, des logiciels de son, d’image, des robots… Le « méta-instrument », qui en est aujourd’hui à sa troisième génération, a permis de donner lieu à de multiples créations véritablement interactives (ainsi La Main vide, créé en mai dernier à Radio France, sur une musique de François Bayle). Surtout, la « méta-mallette » permet de mettre cette technologie à la disposition du plus grand nombre, et de partager instantanément l’expérience de la musique – notamment avec des franges de la population (personnes handicapées, troisième âge, écoliers...) qui n’ont pas forcément accès à la création musicale. A Igny (Essonnes), où 70 « joueurs de joystick » se retrouvent le 23 juin pour créer ensemble un vrai spectacle multimédia, comme à Aurillac, Serge de Laubier n’aime rien tant que de faire découvrir « le plaisir fou de faire de la musique ensemble. Ce qui me touche le plus, c’est lorsque des gens qui n’ont rien à voir les uns avec les autres jouent côte à côte. » Puce Muse célèbre en 2007 ses vingt-cinq ans de partage. David Sanson www.pucemuse.com « LA MUSIQUE DES MÉMOIRES » En 2000, Claire Renard réalisait une composition en forme de triptyque musical qui a pris pour terrain de jeu Athènes, Helsinki et Lisbonne. « En tant que compositeur, il m’est apparu impératif d’aller à la rencontre du réel et du vivant sonore tels qu’ils se manifestent dans les lieux de vie aujourd’hui, à savoir l’urbain, en essayant, comme le dit le poète Yves Bonnefoy, “de ne pas obéir à un savoir qu’on a du monde”, mais de nouer un dialogue avec ce réel, d’en faire l’expérience physique et consciente, comme le peintre va “sur le motif”, pour tenter d’en saisir et d’en faire partager, dans une future composition, l’immanence virtuelle. » A travers La Musique des mémoires, Claire Renard interroge le rôle de la musique aujourd’hui, notre façon d’écouter et notre expérience du temps dans un monde « où tout, y compris l’art, est devenu objet de marché ». Pour la composer, elle a choisi trois villes portuaires, aux confins des frontières de l’Europe, pour leurs configurations particulières : « Vaste espace plat en pierre dense d’Helsinki, rues géométriques et bétonnées d’Athènes, ruelles tortueuses et étroites, tapissées de céramiques, nichées de collines pour Lisbonne ». Une expérience de plus de deux ans d’immersions répétées, « le corps en alerte, autant que l’oreille, dit-elle, pour repérer une sensation sonore spécifique ou se laisser envahir par le bruit permanent et mécanique de la modernité », menée avec un double parti pris : éprouver à la fois le temps et l’espace de ces trois urbanités. Equipée d’un simple baladeur DAT et un micro stéréo, comme une « antenne du corps », elle capte les bruits, les souvenirs mais aussi la parole de l’autre « dans ce qu’elle porte de musical en tant que langue étrangère ». Au-delà du reportage, sa démarche tend à constituer un « corpus de mémoire vivante dans la chair des mots ». Elle ne s’intéresse pas tant au son, si volatil, même enregistré, qu’à l’expérience du son, qui, fondamentalement liée à la mémoire, accompagnant sa transformation en « mémoire de l’expérience » puis en création. Après cette collecte un peu particulière, vint le temps de « trier, ordonner, nommer, organiser dans une structure cohérente ». Composée en studio à l’aide du logiciel ProTools, cette œuvre utilise uniquement des sons dont la vie acoustique a été captée et pensée à la prise de son, afin de n’avoir recours à d’autres effets que les techniques traditionnelles de montage et de mixage. Déclinée en trois puis quatre villes portuaires (Saint- Nazaire), La Musique des mémoires interroge plusieurs espaces, entre parole concrète (« Du côté des mots », « Portraits ») et abstraction (« A propos du rythme », « A propos du temps », « Figures de l’Agora », « Air »). Chacun des pans du triptyque possède sa forme musicale propre, comprenant séquences musicales et récits-souvenirs. Sa diffusion a également été l’objet d’une réflexion spécifique menée avec la scénographe Esa Vesmanen : « Composer ce triptyque n’allait pas sans penser aux conditions dans lesquelles il pourrait être écouté et à l’expérience transmise. […] L’expérience de l’écoute urbaine avait été celle d’un corps aveugle mais résonant, d’une conscience intime orientée vers l’extérieur, vers ce dans quoi nounous mouvons sans le voir. Pour cette œuvre électroacoustique, un dispositif frontal scénique comme celui d’une salle de concert ne pouvait offrir des conditions d’écoute adéquates. […] Il fallait que chacun puisse se perdre intimement dans le son, pris au hasard de l’écoute mais aussi réécouté autant de fois que nécessaire pour entrer dans le temps de la contemplation ; il fallait un lieu où le visiteur aurait plaisir à rester, corps aveugle mais écoutant, où, comme dans une ville, on va, on vient à son propre rythme, on s’assoit, on passe et repasse à certains endroits pour retrouver un bonheur spécifique. » Julie Broudeur www.clairerenard-pimc.com DES AIDES INCITATIVES « La musique, toute la musique », proclame la Sacem, qui soutient des projets liés aux arts de la rue. Olivier Bernard, responsable de la Division culturelle à la Sacem, justifie le sens d’un tel engagement. Dans quel cadre la Sacem soutient-elle la création musicale liée aux arts de la rue ? Olivier Bernard : « La Sacem a développé dès les années 1970, et même antérieurement pour certaines actions, une politique d’action culturelle. Ce qui a radicalement changé la donne, c’est la loi de 1985 sur la compensation du préjudice subi par les ayants droit avec la généralisation de la copie privée. Cette loi de 1985 a instauré au bénéfice des ayants droit, auteurs, interprètes et producteurs, une redevance dont 25% doivent être impérativement affectés à des opérations d’intérêt général dans le domaine de la création musicale, du spectacle vivant et dans celui de la formation et de l’insertion des jeunes et artistes. C’est dans ce cadre que la Sacem, comme d’autres sociétés civiles, dispose de moyens pour développer des actions. Mais pour nous, la prise en considération d’un territoire particulier autour des arts de la rue est relativement récente. A la fin des années 1990, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait là une possibilité d’écriture musicale singulière, originale, inventive, transversale, parce qu’en dialogue avec d’autres disciplines du spectacle et différente des pratiques traditionnelles du concert. Cette prise de conscience a alors été facilitée par la rencontre avec Pierre Sauvageot, qui était alors responsable d’une compagnie d’arts de la rue avec une spécificité musicale forte. Sur la base de ces premiers échanges, nous avons peu à peu mis en place un certain nombre de dispositifs qui nous permettent d’apparaître comme partenaire de la création liée aux arts de la rue. Nos modes d’intervention peuvent être des aides à l’écriture ou encore des aides aux projets autour de spectacles bien identifiés. Une première convention a été signée voici quatre ans avec Lieux publics, Centre national de création des arts de la rue. Dans ce cadre, nous soutenons chaque année quatre ou cinq projets. Mais on pourrait fort bien être sollicités par d’autres lieux de fabrication et de production, mais aussi de compagnies, à condition que soient générées des commandes originales pour des projets à contenu musical fort. La Sacem peut-elle être directement sollicitée par des musiciens, des compositeurs ? « Bien sûr. Cette convention avec un Centre national a pour nous une fonction de facilitation et d’aide à l’expertise, mais la possibilité est offerte d’intervenir directement sur des projets qui nous sont adressés. Nous nous engageons également auprès d’un certain nombre de festivals ou d’événements avec lesquels nous avons multiplié des partenariats ces dernières années : Viva Cité, Chalon dans la Rue, la Nuit blanche parisienne, Musiques à la rue de Biarritz, les Tombées de la Nuit à Rennes, le festival de la Boule bleue à Amiens, etc. Il ne suffit pas de mettre une formation de rock, de jazz ou de musique classique sur une estrade ? Les projets qui vous sont présentés doivent donc comporter une dimension d’écriture spécifique ? « Bien sûr. Toutes les musiques de l’espace public ne sont pas concernées, sinon on aurait les bals, fanfares et autres… Nous ne confondons pas ce domaine traditionnel, que nous pouvons aider par ailleurs, avec le champ des arts de la rue tel qu’on le définit aujourd’hui. L’idée de soutenir la création musicale dans l’espace public, hors des espaces consacrés que sont les salles de concerts, est-elle facilement admise au sein de la Sacem ? « Absolument ! Quand on a commencé, à la fin des années 1990, à réfléchir à ces perspectives qui étaient neuves pour nous, on a organisé à La Villette une grande rencontre professionnelle, où l’on avait conviés un certain nombre de responsables de compagnies et de festivals. On avait alors lancé l’information auprès d’un panel de compositeurs de différentes obédiences, et cela avait été pour nous un bon symptôme d’un réel intérêt de ces compositeurs pour ce type d’écriture et de création. Pour moi, ça a été le déclic qui nous a amenés à réfléchir plus loin et à dégager des moyens spécifiques. Il y a encore un travail d’information à mener, aussi bien en direction des acteurs du secteur que des créateurs, et des compositeurs en particulier. Nous avons une enveloppe budgétaire annuelle, pour les arts de la rue, qui est de l’ordre de 150 000 euros. C’est relativement peu, parce que ces initiatives sont encore relativement marginales parmi les demandes et dossiers que nous recevons. Il y a encore un espace de progression dans ce type d’interventions, à condition que l’on aille vers l’exigence, la qualité et la création. » Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe

LES APPRENTIS SORCIERS<br />

DE LUTHERIE URBAINE<br />

Faire musique des détritus de la ville ! Depuis 1999, Lutherie<br />

Urbaine fabrique des instruments merveilleux à partir<br />

d’objets jetés à la poubelle. L’idée, un peu « cinglée », a mené<br />

l’association bagnoletaise et ses Urbs jusqu’en Afrique.<br />

Une belle aventure racontée par son concepteur et directeur<br />

artistique, Jean-Louis Mechali.<br />

Le Lull (Lutherie Urbaine Le Local) s’est posé à Bagnolet en décembre<br />

dernier. A son bord : les Urbs, ces drôles d’oiseaux au chant bizarroïde, et<br />

leur fatras bigarré d’Objets Musicaux Non Identifiés – baignoires contrebasses,<br />

percussions bouteilles d’eau, batterie de cuisine. Si la base se localise<br />

dans la commune de l’Est parisien, l’aura généreuse de Lutherie Urbaine<br />

rayonne bien au-delà des frontières du « 9-3 ».<br />

L’aventure germe, il y a huit ans, dans la caboche de Jean-Louis Mechali,<br />

touche-à-tout musical, batteur de jazz, producteur, arrangeur et professeur<br />

au Conservatoire de Bagnolet. Refus de se limiter à la réalité donnée, envie<br />

passionnée de l’embellir et de s’en amuser, la recette favorise l’émergence<br />

de belles idées. Au milieu des tours fusent les doléances des gamins du<br />

quartier : batterie trop chère, conservatoire bourgeois, manque d’espace.<br />

« J’ai réalisé que je m’adressais uniquement à des jeunes qui fréquentaient<br />

l’établissement, note ce défenseur d’une certaine idée de la démocratie<br />

culturelle, à l’origine de projets réunissant solistes avertis et amateurs (spectacle<br />

Ciné-club à Banlieue Bleue en 1996). Il fallait toucher les autres. »<br />

Qu’à cela ne tienne. Et puis, au pied des immeubles, gisent ces encombrants,<br />

ces objets déglingués, inanimés, rebuts de la société de consommation.<br />

« Que pourrait-on bien construire avec ? », se demande l’artiste, revêtu<br />

des apparats du savant fou.<br />

Avec Alain Guazzelli, dessinateur industriel, il réfléchit à l’élaboration de ce<br />

projet loufoque. « Intellectuellement excité par l’idée de redonner vie aux<br />

objets, je ne savais pas comment les instruments chanteraient ; si une pure<br />

conception de l’esprit créerait du son et du sens. J’avais envie de jouer les<br />

apprentis sorciers. » Au fil des ans, ce travail d’« alchimiste avec la merde de<br />

la société » suscite des instruments féeriques, présentés lors des expositions<br />

Lutherie inouïe, des constructions aléatoires, fabuleux mécanos, juste pour<br />

le plaisir des yeux. Comme d’autres partent à la cueillette des champignons,<br />

les Urbs, ces « luthiers sauvages », écument les poubelles de la ville. Un coup<br />

sur une poêle à frire, un sifflement dans une canette : tout fait musique !<br />

Reste à assembler, coller, visser, souder. Un peu d’huile de coude, beaucoup<br />

d’imagination et de débrouille, et l’oreille pour juge : les instruments sonnent<br />

comme des vrais, mais clament leur différence. Polyphonie de velours<br />

métallique pour symphonie en perceuse majeure, syncopes de boîtes<br />

de conserve assaisonnées de doubles coups de marteau, les créations<br />

de Lutherie Urbaine vagabondent sur un terrain inouï. « L’instrument n’existe<br />

Lutherie Urbaine. Photo : Jérôme Panconi.<br />

pas. Il faut l’inventer, découvrir le corps sonore, sa matière,<br />

le geste qui produit le son, aller à l’encontre de cette<br />

“ethnologie musicale futuriste”. La modernité de Lutherie<br />

Urbaine réside dans cette utilisation de nouveaux mots. »<br />

Jean-Louis Mechali et son équipe partent donc d’un<br />

« vide », pour aboutir à un « plein » – emplir la musique<br />

et se remplir. Pas question, pour autant, de concocter,<br />

dans leur coin, leurs petites fabrications ! « Je voulais<br />

effectuer ce parcours avec les gens. Mon but n’était pas<br />

de créer un savoir et de l’exercer, mais de le partager et<br />

de l’élaborer en commun. » Des stages, des résidences,<br />

des ateliers dans les collèges, dans les classes défavorisées,<br />

en prison : Lutherie Urbaine sort la culture de ses<br />

murs institutionnels. « Nous autres, “artistes”, ne sommes<br />

pas détenteurs de la sensibilité. Pour sortir de l’“élitisme”,<br />

il faut donner à penser à ceux qui nous entourent, façonner<br />

la culture main dans la main. » Les acteurs participent<br />

donc à toutes les étapes : de la collecte à la fabrication<br />

des instruments, pour aboutir à la scène, où se retrouve<br />

parfois un prolifique ensemble de musiciens novices,<br />

susceptible d’interpréter un art compliqué. « Je m’intéresse<br />

à la transmission musicale du Steel Band et du gamelan :<br />

un apprentissage individuel de petites cellules rythmiques.<br />

J’aime la pratique villageoise de ce genre de musique,<br />

où chacun détient une place unique. »<br />

L’art de ne rien tenir pour acquis et le désir de rencontres<br />

ont d’ailleurs amené les Urbs à parcourir le monde. Un<br />

voyage au Congo, un autre au Mozambique à l’origine<br />

de deux CD/DVD : la musique audacieuse surgit entre deux<br />

cultures. « En Afrique, j’ai essayé de sortir des rythmes<br />

indigènes, comme des occidentaux. J’inventais du coup<br />

des métriques impossibles : un terrain vague où chacun<br />

essaie de perdre ses repères pour devenir expert d’un truc<br />

créé ensemble. Ils ne doivent pas savoir les choses, et moi<br />

non plus. Les Africains nous ont enseignés de magnifiques<br />

techniques d’assemblage. Et nous leur avons montré<br />

comment fabriquer des instruments avec des ordures ! »<br />

L’échange se révèle prolixe. Du vide émerge encore un<br />

plein d’émotion, renouvelé en 2007-2008 avec le projet<br />

Chap, chap ! dans la Province du Gauteng en Afrique du<br />

Sud. Cette vaste entreprise pluridisciplinaire, construite<br />

au gré de résidences croisées, mêle musique et danse,<br />

se dote d’un instrumentarium spécifique et doit aboutir à<br />

une création présentée fin 2008 dans les deux pays.<br />

Depuis le début, le succès de Lutherie Urbaine (nom<br />

déposé) tient à l’assise de l’association soutenue par<br />

nombre de partenaires publics. Forte de son nouveau<br />

local, de son label Métal Satin et des Urbs, ses sept musiciens<br />

attitrés, Lutherie Urbaine diversifie encore ses explorations.<br />

Au menu : la formation des Lullitiens, un orchestre<br />

déambulatoire ; la création d’un pianocktail géant (le<br />

fameux instrument de L’Ecume des jours) en partenariat<br />

avec « Quai Nord », dans le Pas-de-Calais ; ou encore la<br />

série des Zinsolistes, initiée par Simon Goubert et Franck<br />

Tortillier, durant lesquels des artistes renommés tâtent des<br />

instruments de Lutherie Urbaine.<br />

Comme ses constructions diffractées, la structure possède<br />

donc plusieurs ramifications : des axes culturels, pédagogiques,<br />

sociaux, une ambition citoyenne, une vocation<br />

plastique. « Créer quelque chose de beau pour soi à<br />

partager, y mettre un peu d’énergie, relève d’un élan<br />

enthousiaste et d’une transformation personnelle. » Jean-<br />

Louis Mechali a recueilli ce compliment d’une élève de<br />

Segpa : « Je suis comme ces objets. J’étais toute cassée.<br />

On m’a recollée pour faire quelque chose de plus beau. »<br />

Par-delà la musique, Lutherie Urbaine sert aussi à cela :<br />

réenchanter la ville. Et la vie.<br />

Anne-Laure Lemancel<br />

Pour en savoir plus : www.lutherieurbaine.com

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