PARTITIONS URBAINES - Artishoc

PARTITIONS URBAINES - Artishoc PARTITIONS URBAINES - Artishoc

mutualise.artishoc.com
from mutualise.artishoc.com More from this publisher
22.07.2013 Views

Sensazione, Cies Laika et Time Circus, aux Tombées de la Nuit 2006, à Rennes. Photo : D. R. la mémoire fictive de leur environnement, restituant les pensées fantasmées du mobilier urbain, des arbres ou des voitures (Faunèmes, 1994) ou créant des situations saugrenues sur la seule sollicitation sonore, laissant libre cours à l’imagination du spectateur (passagers d’un bus attaqué par une horde de moustiques imaginaires dans Bi, 1995). La mise en relation d’un texte et d’un contexte trouve son apogée au cœur de l’Instrument/Monument de Décor Sonore (2003-2004), création in situ, avec repérages en amont et travail avec la population locale. On prend des micros et on va capter le son des objets, explique Michel Risse, pour poser la question : comment cet endroit est-il vécu par les gens, à quoi sert-il, quelle est sa mémoire ? « Monument » vient de monere – témoigner, attester, se souvenir, et enseigner. LES BRICOPHONISTES De la mémoire des monuments à celle des objets, il n’y a qu’un pas, que Décor Sonore a franchi avec sa dernière création, Le Don du son – ou comment extirper une musicalité d’objets usuels apportés par le public à l’issue d’une campagne de sensibilisation. Détourner les objets de leur fonctionnalité première ou inventer de nouveaux instruments : une fascination nourrie par Michel Risse envers la créativité musicale tous azimuts déjà explorée dans Les Monstrations inouïes (2001), où l’artiste, reconverti en conférencier bonimenteur, présentait les instruments les plus étonnants de l’histoire électronique. L’épopée des Géo Trouvetou de la musique est en effet une histoire à rallonge, qu’elle concerne les champs d’investigation électronique ou mécanique. Emergeant depuis une quinzaine d’années – notamment dans le Nord de l’Europe –, le mouvement des bricophonistes trouve une résonance sans limites en espace libre : le temps d’un parcours, à travers ville ou jardins, le public peut fureter d’une installation à l’autre, à la rencontre du concert hydraulique des Cubiténistes, du Pendule du collectif H.A.U.T., des installations organiques et percussives de Pierre Berthet ou encore des improbables machineries sonores de Frédéric Le Junter – inénarrables tourniquette à faire la vinaigrette et autres pistolets à gaufres en hommage à Boris Vian, présentés récemment au festival Musiques de rues de Besançon : « Ce qui me plaît, c’est de proposer une sorte de parcours de visite musicale, comme on peut le faire pour des expositions d’art contemporain ; c’est le public qui va à la rencontre de musiciens », commente François-Xavier Ruan, directeur du festival. L’alliance de la recherche mécanique et de la composition classique, c’est aussi le propos de Franz Clochard. Sept ans de recherches au cœur de sa structure Mécanique Vivante ont été nécessaires pour dompter le mécanisme des sirènes d’alerte et en faire un instrument capable de jouer des mélopées déchirantes à l’échelle d’une ville : « La notion de détournement est omniprésente et à double sens : produire de la musique avec une sirène d’alerte pour créer un chant unique et envoûtant. On est vraiment très proche de la légende. » Fraîchement éclos, le sirenium – instrument de lutherie mécanique de 2 mètres de haut et 6 kg et demi, se tenant comme une contrebasse – autorise les musiciens à jouer de la sirène sur scène et en direct, permettant à la compagnie de s’implanter sur diverses architectures. MUSIQUES DE RUES, MUSIQUES DANS LA RUE Si Emmanuel Vinchon œuvre à la reconnaissance et au recensement de ces bricophonistes depuis de nombreuses années avec son association Kling Klang – et le festival Les Chants Mécaniques –, ce bouillonnement et ces ramifications de la création musicale en espace libre devaient logiquement se doubler de la création d’événements dédiés. Depuis 2003 et l’arrivée à leur tête de Claude Guinard et Philip Kaufman, Les Tombées de la Nuit à Rennes ont recentré leur propos sur « une dominante musicale et sonore », souligne Claude Guinard, afin de « réfléchir à d’autres espaces de représentation et à la place du spectateur par rapport à l’œuvre ». Ce nouveau rapport au spectateur fait l’objet chaque année de commandes ou de projets spécifiques en lien avec des habitants, tels que la Tombola d’artistes en 2004 (15 concerts, 15 cuisiniers et 600 spectateurs dans 15 habitations d’un même quartier) ou encore Destiny’s car de Mathieu Delvaux et Digicay en 2006, pour un orchestre de huit tuning cars. Le dernier venu, Musiques de rues, dont la première édition a eu lieu en octobre 2006 à Besançon, cherche quant à lui à placer la musique non pas en faire-valoir du spectacle d’arts de la rue, explique François-Xavier Ruan, mais bien au centre du projet. Trois volets structurent le festival pour tenter de dresser un panel représentatif de la création actuelle : machineries sonores, musiques du monde – parce qu’« en Afrique, en Amérique du sud, en Asie, la musique est rituelle, sacrée, populaire, dans la rue, tout le temps » –, mais aussi – retour aux racines mêmes de la musique dans la rue – fanfares. De plus en plus de jeunes font de l’intervention sonore en extérieur. On prend trop souvent les fanfares pour des amuseurs publics, or il y a un réel renouveau de la fanfare dans toute sa noblesse de création ! Ils peuvent très bien faire de la musique improvisée, du jazz, des choses extrêmement pointues, de la musique contemporaine, électroacoustique… tout est adapté à l’espace public. Julie Bordenave UN RÔLE D’ÉCOUTEUR Nicolas Frize ancre sa musique dans le réel. Aux côtés de son travail de compositeur et des projets qu’il mène avec son association, Les Musiques de la boulangère, il plaide pour que le musicien puisse exercer dans la ville son sens de l’écoute. Nicolas Frize, compositeur, a été l’élève de Pierre Schaeffer au Conservatoire national supérieur de Paris, puis l’assistant stagiaire de John Cage à New York en 1978. Dès ses premières œuvres, il a cherché à ancrer sa musique dans le réel. Il a ainsi écrit des concerts de baisers, de peaux, de bébés, de pierres, de locomotives… Les compositions de Nicolas Frize répondent à une alchimie inexplicable, un mélange improbable de rigueur et de risque, d’instinct et d’intellect, de maîtrise et de lâcher prise : « J’aime dire que la musique n’existe pas parce qu’elle est écrite, mais parce qu’elle est entendue. Mon travail consiste donc non seulement à l’écrire, mais à la faire entendre. » D’où l’importance essentielle des lieux de représentation, qui ne sont jamais neutres, et toujours agissants : « Je ne commence jamais le travail d’écriture sans savoir où l’œuvre sera entendue. Je ne peux écrire une musique en soi, j’ai besoin d’être physiquement dans l’endroit où elle sera jouée, déjà en train de l’entendre. » Pour Nicolas Frize, l’art émerge de la vie et doit en retour la rendre plus intense. L’association Les Musiques de la boulangère, qu’il a fondée en 1975, met en œuvre des dispositifs de création « sur le terrain », dans des lieux publics très divers, associant la participation de musiciens amateurs ou d’interprètes non musiciens aux côtés d’interprètes professionnels. Dans ce cadre, elle a conçu et conduit des réalisations importantes en relation avec les institutions pénitentiaires (la prison), hospitalières (l’hôpital), scolaires (de l’école à l’université), urbaines (la ville, les espaces publics…), ainsi qu’avec le monde du travail (industries, tertiaire…), etc. Elle pilote par ailleurs des études (théoriques et pratiques) sur l’environnement sonore d’une part, sur la mémoire sonore d’autre part. A ce titre, il a notamment travaillé pour la Mission bruit du ministère de l’Environnement, a réalisé un audit sonore qualitatif de la vile d’Arras ou encore conçu un projet d’environnement sonore à Saint-Denis. Nicolas Frize : « Le musicien est face à une alternative : soit il écrit des objets de contemplation, qui seront entendus dans des lieux aseptisés aménagés dans la ville pour cela, espaces de recueillement, de contemplation, dans lesquels le musicien s’est autoritairement désigné pour s’exprimer (les autres n’y ayant pas accès – sauf pour écouter le musicien). Ces lieux sont bien isolés à tous les points de vue, stérilisés, protégés de tout ce qui se passe autour : au niveau de la lumière, du son, mais aussi au niveau du sens. Ce sont des lieux où la plupart du temps, il ne se passe rien. Des lieux où l’on paie une certaine somme pour s’asseoir dans le noir et où on attend de “recevoir”. […] Une deuxième attitude du musicien consiste à ce qu’il dise : “Je suis bruyant, je pense que mes bruits ont à voir avec le bruit des autres, j’ai envie de communiquer avec les bruits de tous les jours et pas seulement de m’exprimer.” Dans ce cas, le musicien participe à l’élaboration des bruits volontaires de la cité en proposant sa compétence éventuelle à celle-ci. Si l’on considère certains bruits comme importants, de plus inéluctables, alors autant qu’on ait les moyens de les penser. Les sonneries d’école, les sirènes de pompiers, les signaux divers qui sont partout, le son des jouets, etc. sont autant d’exemples. Il ne faudrait d’ailleurs pas parler que des sources mais aussi des volumes acoustiques, des résonances et des matités des lieux. Les musiciens ont un rôle à jouer comme les graphistes ou les peintres jouent un rôle dans le design depuis près de quarante ans. Il s’agit d’un travail de fourmi, d’un travail modeste. Ce deuxième travail du musicien est celui qui consisterait à se dire que le réel n’existe pas et que seule existe notre représentation des choses. Parfois, ces représentations d’une place publique, d’une usine, d’une école, sont des représentations très collectives, très partagées qui débouchent sur une idéologie, liée à des rituels, à des coutumes, à des enfermements mentaux divers. Ces choses-là, il peut être intéressant, indispensable de les “revoir”, de les penser autrement, c’est-à-dire de proposer d’autres alternatives à la perception du réel. Cela sous-entend par exemple monter des projets avec et autour de ce réel, pour qu’à un moment donné, celui-ci chancelle, se réfléchisse (non pas pour se regarder dans un miroir, mais plutôt pour faire réfléchir le monde). Là le musicien met en œuvre un processus de transformation de la réalité ; cela consiste à remettre en chantier la société : une mise au travail entre des personnes qui souvent ne se parlent pas et qui viennent à travers le projet du musicien réécouter autrement leur quotidien commun. Cette écoute, c’est le projet artistique qui la crée, questionnant le “réel”, jouant sur lui, le transformant radicalement. Le résultat artistique en l’occurrence n’est pas qu’un prétexte, sa qualité est capitale, la rigueur de son écriture déterminante. » (1) 1. Extraits d’un entretien avec Nicolas Frize, « Musicien dans la ville », mis en ligne sur son site Internet : www.nicolasfrize.com

UNE VAGUE DANS LA VILLE Eryck Abecassis compose de la musique un peu comme un écrivain remplacerait les mots par des sons et la page blanche par de l’espace et du temps. A l’enregistrement et à la captation, il préfère le surgissement sonore et la vague déferlante… Eryck Abecassis a d’abord suivi des études de cinéma. En parallèle, il menait une activité de photographe et jouait dans des groupes de rock : « A un moment donné, la musique s’est imposée de façon très naturelle, comme une évidence. Curieusement, alors que j’étais interprète, c’est l’envie d’écrire de la musique qui m’a littéralement fasciné. » Il découvre Varèse et Ligeti, leur « musique à la fois extrêmement libre et pourtant soustendue par une pensée rigoureuse ». A mesure qu’il assimilera les conventions, il se sentira toujours plus attiré par les sonorités non domestiquées. « Depuis quelques années, mes influences sont plutôt du côté de la musique expérimentale et de la “noise music”, mouvement né au Japon à la fin des années 1980, avec des artistes comme Merzbow. Une musique dite sauvage, qui a pris le contre-pied de tout ce qui se faisait ailleurs. » Le bruit nous inquiète ? Il est pourtant une composante à part entière de notre environnement : « Je prête à ce mot deux acceptions, voisines, mais différentes. D’une part, il y a le bruit pur qui n’est pas une note de musique. De l’autre, cette notion renvoie à l’accident qui se produit dans un cycle régulier. En médecine, par exemple, les pics dans un électrocardiogramme régulier sont des bruits. Toute perturbation du signal original perçu comme norme, est un “bruit-accident”. » Eryck Abecassis a répondu à des commandes de Radio France, du Gmen, du GRM, de l’Etat français… Il a été joué dans des festivals : Présences, Les Musiques (Marseille), Musiques en scène à Lyon, Amplitude au Danemark, le Computer Art Festival à Padoue, etc. Il a aussi composé de nombreuses musiques de films. Mais c’est en travaillant pour le théâtre qu’il acquiert la certitude que « la musique ne peut devenir une créature de scène à part entière que si elle est véritablement mise en jeu. Par cette mise en performance, elle pénètre dans l’ici et maintenant d’une proposition en train de se faire. Il y a une fusion naturelle qui agit à cet endroit-là ». Pour Eryck Abecassis, la transformation ne doit pas s’exercer au détriment, mais à partir de ce qui est déjà là. Cette opération de synthèse s’effectue donc avec du temps et avec de la matière réels. Concrètement, il évite les effets de différés. Il collabore ainsi avec l’ensemble Kernel (initié par le compositeur Kasper T. Toeplitz avec Wilfried Wendling, Pierre-Alexandre Tremblay et Eryck Abecassis) qui interprète une musique pour ordinateur n’intégrant ni sample ni échantillonnage préenregistrés. Il compose indifféremment pour des instruments classiques ou électroniques. « Ma problématique de départ n’est pas de choisir un instrument pour son timbre. Tout part d’une idée musicale très précise. Je parle beaucoup de la texture de la musique, de son grain, de sa durée, de son articulation, de ses nuances… Il m’arrive parfois d’écrire des choses précises en termes de hauteurs et de couleurs sans savoir avec quels instruments je vais les réaliser. » La mise en forme sera d’autant plus puissante qu’elle n’aura pas été épuisée par anticipation. C’est la rencontre avec l’événement qui est difficile à provoquer. L’espace urbain n’étant pas conditionné pour recevoir de l’imaginaire, il est peut-être finalement plus disponible pour l’accueillir. « L’espace public est un laboratoire idéal pour tester de nouvelles formes de représentation et ainsi modifier nos codes d’écoute. » PROXIMITÉ ET ÉLOIGNEMENT « Ma première expérience dans l’espace public, Psychomuz II, a été une commande de Lieux publics. Ce travail pour trois trombones, trois trompettes et un dispositif électroacoustique spatialisé a été joué en mai 2003 sur le parvis de l’Opéra de Marseille. » (1) Quatre ans plus tard, avec Saint-Ferréol [Waves] (2) , il investit quatre cent cinquante mètres d’une rue très commerçante du centre de la cité phocéenne et y compose une longue vague musicale interprétée par deux cent cinquante musiciens. « Ce n’est pas une mince affaire que de faire travailler ensemble autant de musiciens. Mais c’est passionnant. D’autant plus à notre époque où les projets collectifs sont de plus en plus difficiles à mettre en œuvre… Le public n’est pas uniquement relié par un phénomène acoustique, il est aussi sensible à ce “faire ensemble”. » L’instrumentarium ne pourrait pas être plus éclectique : flûtes, cordes, guitares, voix, trompettes, saxophones, percussions, sons électroniques… A l’inverse, la scénographie est plutôt minimale puisqu’elle ne vise qu’à favoriser la fluidité de la circulation du public, donc de l’écoute : « Avec un dispositif trop complexe, on oriente et on focalise le regard sur des temps forts. » Ici, la vague déroule et c’est spontanément que l’auditeur relie les différents climats sonores. « Saint-Ferréol [Waves] est tout, sauf du zapping. J’ai essayé de construire une forme cohérente. Je pense qu’inconsciemment, l’auditeur a une connaissance globale de la pièce. Il perçoit des sons très lointains ; il n’a peut-être pas conscience de les entendre et pourtant ils font partie de l’écoute. En tout cas, j’ai vraiment travaillé sur ces notions de proche et de lointain. La topographie des lieux, l’étroitesse de la rue et sa longueur permettaient de susciter cette impression à la fois de proximité et d’éloignement. » La proposition a touché près de deux mille personnes, un public qui, très majoritairement, n’écoute que les médias de masse et n’a jamais accès à ces sonorités : « Au départ, j’étais un peu inquiet. Cette rue est très commerçante le jour. Mais le concert s’est déroulé à 19h30, quand les commerces ferment et que la rue se vide un peu. Alors, une autre aura l’habite. En fait, cette rue possède une très belle acoustique. Tout espace qui a des qualités acoustiques est un espace de représentation musical en puissance. » Un territoire de plus à conquérir. C’est sans doute pourquoi, l’année prochaine, Lieux publics poursuivra l’investigation sensible de cette rue. La vague est passée, son onde continue à habiter les têtes. Fred Kahn 1. Dans le cadre de Sirènes et Midi net, tous les premiers mercredis du mois, Lieux publics invite des artistes à présenter une performance incluant la sirène de la ville. 2. Saint-Ferréol Waves a été présenté le 9 mai 2007 par Lieux publics, dans le cadre de l’ouverture du festival Les Musiques, organisé par le Gmem. www.eryckabecassis.com Page de droite : Saint-Ferréol [Waves], carte/partition donnée aux participants, juste avant le concert.

UNE VAGUE<br />

DANS LA VILLE<br />

Eryck Abecassis compose de la musique un peu comme un<br />

écrivain remplacerait les mots par des sons et la page blanche<br />

par de l’espace et du temps. A l’enregistrement et à la captation,<br />

il préfère le surgissement sonore et la vague déferlante…<br />

Eryck Abecassis a d’abord suivi des études de cinéma. En parallèle, il menait une activité<br />

de photographe et jouait dans des groupes de rock : « A un moment donné, la musique<br />

s’est imposée de façon très naturelle, comme une évidence. Curieusement, alors que<br />

j’étais interprète, c’est l’envie d’écrire de la musique qui m’a littéralement fasciné. »<br />

Il découvre Varèse et Ligeti, leur « musique à la fois extrêmement libre et pourtant soustendue<br />

par une pensée rigoureuse ». A mesure qu’il assimilera les conventions, il se sentira<br />

toujours plus attiré par les sonorités non domestiquées. « Depuis quelques années, mes<br />

influences sont plutôt du côté de la musique expérimentale et de la “noise music”,<br />

mouvement né au Japon à la fin des années 1980, avec des artistes comme Merzbow.<br />

Une musique dite sauvage, qui a pris le contre-pied de tout ce qui se faisait ailleurs. »<br />

Le bruit nous inquiète ? Il est pourtant une composante à part entière de notre environnement<br />

: « Je prête à ce mot deux acceptions, voisines, mais différentes. D’une part,<br />

il y a le bruit pur qui n’est pas une note de musique. De l’autre, cette notion renvoie<br />

à l’accident qui se produit dans un cycle régulier. En médecine, par exemple, les pics dans<br />

un électrocardiogramme régulier sont des bruits. Toute perturbation du signal original<br />

perçu comme norme, est un “bruit-accident”. »<br />

Eryck Abecassis a répondu à des commandes de Radio France, du Gmen, du GRM, de<br />

l’Etat français… Il a été joué dans des festivals : Présences, Les Musiques (Marseille),<br />

Musiques en scène à Lyon, Amplitude au Danemark, le Computer Art Festival à Padoue,<br />

etc. Il a aussi composé de nombreuses musiques de films. Mais c’est en travaillant pour<br />

le théâtre qu’il acquiert la certitude que « la musique ne peut devenir une créature<br />

de scène à part entière que si elle est véritablement mise en jeu. Par cette mise en performance,<br />

elle pénètre dans l’ici et maintenant d’une proposition en train de se faire. Il y a<br />

une fusion naturelle qui agit à cet endroit-là ».<br />

Pour Eryck Abecassis, la transformation ne doit pas s’exercer au détriment, mais à partir<br />

de ce qui est déjà là. Cette opération de synthèse s’effectue donc avec du temps et avec<br />

de la matière réels. Concrètement, il évite les effets de différés. Il collabore ainsi avec<br />

l’ensemble Kernel (initié par le compositeur Kasper T. Toeplitz avec Wilfried Wendling,<br />

Pierre-Alexandre Tremblay et Eryck Abecassis) qui interprète une musique pour ordinateur<br />

n’intégrant ni sample ni échantillonnage préenregistrés.<br />

Il compose indifféremment pour des instruments classiques ou électroniques. « Ma problématique<br />

de départ n’est pas de choisir un instrument pour son timbre. Tout part d’une<br />

idée musicale très précise. Je parle beaucoup de la texture de la musique, de son grain,<br />

de sa durée, de son articulation, de ses nuances… Il m’arrive parfois d’écrire des choses<br />

précises en termes de hauteurs et de couleurs sans savoir avec quels instruments je vais<br />

les réaliser. »<br />

La mise en forme sera d’autant plus puissante qu’elle n’aura pas été épuisée par anticipation.<br />

C’est la rencontre avec l’événement qui est difficile à provoquer. L’espace urbain<br />

n’étant pas conditionné pour recevoir de l’imaginaire, il est peut-être finalement plus<br />

disponible pour l’accueillir. « L’espace public est un laboratoire idéal pour tester de<br />

nouvelles formes de représentation et ainsi modifier nos codes d’écoute. »<br />

PROXIMITÉ ET ÉLOIGNEMENT<br />

« Ma première expérience dans l’espace public, Psychomuz II, a été une commande de<br />

Lieux publics. Ce travail pour trois trombones, trois trompettes et un dispositif électroacoustique<br />

spatialisé a été joué en mai 2003 sur le parvis de l’Opéra de Marseille. » (1)<br />

Quatre ans plus tard, avec Saint-Ferréol [Waves] (2) , il investit quatre cent cinquante mètres<br />

d’une rue très commerçante du centre de la cité phocéenne et y compose une longue<br />

vague musicale interprétée par deux cent cinquante musiciens. « Ce n’est pas une mince<br />

affaire que de faire travailler ensemble autant de musiciens. Mais c’est passionnant.<br />

D’autant plus à notre époque où les projets collectifs sont<br />

de plus en plus difficiles à mettre en œuvre… Le public<br />

n’est pas uniquement relié par un phénomène acoustique,<br />

il est aussi sensible à ce “faire ensemble”. »<br />

L’instrumentarium ne pourrait pas être plus éclectique :<br />

flûtes, cordes, guitares, voix, trompettes, saxophones,<br />

percussions, sons électroniques… A l’inverse, la scénographie<br />

est plutôt minimale puisqu’elle ne vise qu’à favoriser<br />

la fluidité de la circulation du public, donc de l’écoute :<br />

« Avec un dispositif trop complexe, on oriente et on focalise<br />

le regard sur des temps forts. » Ici, la vague déroule et<br />

c’est spontanément que l’auditeur relie les différents<br />

climats sonores. « Saint-Ferréol [Waves] est tout, sauf<br />

du zapping. J’ai essayé de construire une forme cohérente.<br />

Je pense qu’inconsciemment, l’auditeur a une connaissance<br />

globale de la pièce. Il perçoit des sons très lointains<br />

; il n’a peut-être pas conscience de les entendre et<br />

pourtant ils font partie de l’écoute. En tout cas, j’ai vraiment<br />

travaillé sur ces notions de proche et de lointain.<br />

La topographie des lieux, l’étroitesse de la rue et sa<br />

longueur permettaient de susciter cette impression à la<br />

fois de proximité et d’éloignement. »<br />

La proposition a touché près de deux mille personnes, un<br />

public qui, très majoritairement, n’écoute que les médias<br />

de masse et n’a jamais accès à ces sonorités : « Au départ,<br />

j’étais un peu inquiet. Cette rue est très commerçante le<br />

jour. Mais le concert s’est déroulé à 19h30, quand les<br />

commerces ferment et que la rue se vide un peu. Alors,<br />

une autre aura l’habite. En fait, cette rue possède une très<br />

belle acoustique. Tout espace qui a des qualités acoustiques<br />

est un espace de représentation musical en puissance.<br />

» Un territoire de plus à conquérir. C’est sans doute<br />

pourquoi, l’année prochaine, Lieux publics poursuivra<br />

l’investigation sensible de cette rue. La vague est passée,<br />

son onde continue à habiter les têtes.<br />

Fred Kahn<br />

1. Dans le cadre de Sirènes et Midi net, tous les<br />

premiers mercredis du mois, Lieux publics invite<br />

des artistes à présenter une performance incluant<br />

la sirène de la ville.<br />

2. Saint-Ferréol Waves a été présenté le 9 mai<br />

2007 par Lieux publics, dans le cadre de l’ouverture<br />

du festival Les Musiques, organisé par le Gmem.<br />

www.eryckabecassis.com<br />

Page de droite : Saint-Ferréol [Waves], carte/partition<br />

donnée aux participants, juste avant le concert.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!